Planète sauvage
Tania Pérez Córdova
C’est dans une certaine économie d’effets et de formes que la poésie des sculptures de Tania Pérez Córdova opère. En associant des éléments disparates, parfois en opposition, l’artiste mexicaine met en place des images mentales aux multiples strates. Les techniques qu’elle utilise, qu’il s’agisse de la fonte et du moulage d’aluminium ou du verre soufflé, portent en eux l’idée d’une transformation dont la valeur symbolique n’est jamais exclue. Les cycles de production, de vie et de circulation des objets qu’elle convoque se superposent dans une grâce naturelle. Les formes géométriques et organiques sont au service de narrations aux échelles variables. Une élasticité qui fait toute la richesse du travail de l’artiste. À l’occasion de sa récente exposition personnelle à la Galerie Tina Kim (New York), Tania Pérez Córdova s’entretient avec Justin Morin et revient sur son processus de création.
Justin Morin
On pourrait définir votre travail comme une poésie visuelle, un assemblage de divers éléments, la plupart du temps considérés comme un tout, mais d’une façon très délicate et sculpturale. Pouvez-vous décrire votre processus de création ? Rassemblez-vous ces éléments dans votre atelier et cherchez-vous différentes façons de les associer pour qu’ils correspondent aux idées que vous voulez exprimer ?
Tania Pérez Córdova
Je commence souvent par faire des recherches sur un objet qui m’intéresse. Je réfléchis à sa valeur culturelle, à l’histoire de sa production, à ses propriétés physiques. Je veux simplement m’en approcher et apprendre comment il est fabriqué, comment il peut être modifié, d’où il vient. Parfois, cela suppose que je commence à travailler dans des ateliers. Puis je me concentre davantage sur le comportement de l’objet, ses interactions avec l’environnement ou les situations sociales dans lesquelles on le trouve.
J’essaie de l’envisager comme un contexte à part entière plutôt que comme une chose. Enfin, une rencontre fortuite, une découverte accidentelle viennent généralement compléter l’œuvre. Comme si je devais attendre qu’un incident imprévu se produise.
JM
Vous utilisez souvent des éléments naturels (perle, feuille),parfois dans leur forme organique originelle, parfois par le biais de répliques. La nature est-elle une notion importante pour vous?
TPC
La nature, en tant que principe, est importante dans le sens où elle me permet de considérer les matériaux comme des événements inscrits dans le temps, en suivant leur croissance, leur transformation et leur décomposition au sein d’un écosystème. L’idée de réplique est liée à une réponse à la nature transmise culturellement et aux rapports que nous entretenons avec elle, à la valeur que nous lui accordons.
JM
En poursuivant sur le thème de la nature, nous pourrions dire que vous utilisez ces éléments en tant qu’organismes vivants qui renvoient à une représentation physique du temps. Par exemple, les feuilles trouées et les chaînes pourraient évoquer l’idée de pluie, comme un arrêt sur image.
TPC
Pour la série de plantes que j’ai exposée dans Precipitation à la galerie Tina Kim à New York, j’ai voulu envisager la sculpture comme une reconstitution de processus naturels ; ainsi, au lieu de produire un objet fixe, j’ai tenté de suggérer la mise en scène de pluie qui tombe, de respiration ou de décomposition des plantes.
Tania Pérez Córdova, Aspidistra Elatior 2022. Plante artificielle, chaîne en or plaqué 14 carats, structure d’acier, 92,1 × 10,2 × 31,8 cm. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et Tina Kim Gallery. Photo : Hyunjung Rhee.
Il s’agissait de la nature, mais aussi de la création d’une image, d’une image mentale qui renvoie à un état psychologique particulier.
JM
Dans votre pratique, la météorologie – depuis les œuvres trouées précédemment évoquées, intitulées en fonction de l’origine de la feuille et du cumul de pluie, jusqu’à la sculpture Iron Rain – devient un outil de narration. Quand avez-vous commencé à vous y intéresser ?
TPC
Plus qu’à la météorologie, je dirais que je m’intéresse aux qualités narratives des matériaux. Je recherche particulièrement les rapports possibles entre leur comportement et les histoires qui les entourent. La pluie de fer m’a été inspirée par un article scientifique qui décrivait des événements météorologiques possibles dans des planètes lointaines en dehors de notre système solaire. L’auteur parlait de pluie de métaux fondus. L’histoire m’est restée et, alors que je travaillais dans une fonderie, je n’ai cessé de penser à cette image de métal fluorescent tombant du ciel. Le creuset, récipient en graphite, est un outil utilisé dans les fonderies pour recueillir le liquide en fusion. Il y avait un très vieux creuset qu’on allait jeter, alors j’ai décidé de le remplir en me rappelant les pots qu’on place dans la maison quand il y a des fuites pendant la saison des pluies chez nous. Et c’était une sorte de mise en scène de l’article que je venais de lire.
Quand je parle de raconter des histoires, ce à quoi je fais référence, c’est vraiment à la création d’une image parallèle à celle de l’existence formelle d’une œuvre, qui est une image mentale des histoires incomplètes qui circulent autour d’elle.
Pour l’exposition à Tina Kim, j’ai pensé à des précipitations plus ou moins fortes pour que l’exposition soit dotée d’une temporalité unique ; pour l’imaginer comme une occurrence particulière de pluie où il y aurait quelques gouttes dans la première salle et où, en arrivant dans une deuxième, on rencontrerait une pluie torrentielle. Cela permettait de concevoir l’exposition comme un moment dans le temps, pour la penser comme un script.
JM
L’improvisation, les accidents, les rencontres font partie de votre vocabulaire. Par exemple, la forme de vos cadres en bronze n’est pas totalement contrôlée. Des performances très simples interviennent, par exemple des personnes dont les vêtements reprennent un motif visible dans l’exposition qui apparaissent sans programmation préalable. J’admire vraiment cette liberté et cette légèreté et je m’interrogeais sur votre démarche créative. Vous rendez vous tous les jours à votre atelier ? Est-il proche de votre domicile ? Empruntez-vous toujours le même chemin ou changez-vous d’itinéraire ?
TPC
Quand j’étais plus jeune, j’évitais à tout prix la routine. Je pensais qu’il n’était pas nécessaire de se rendre au studio tous les jours, que le travail pouvait se faire n’importe où et à n’importe quel moment. C’est une idée romantique commune.
Tania Pérez Córdova, Una reja en una reja 5/A fence into a fence 5, 2022. Aluminium, plumes d’oiseaux, argile, 100 × 78 × 5 cm. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et Tina Kim Gallery. Photo : Dario Lasagni.
En général, j’ai du mal à suivre les routines, je ne suis pas très méthodique et la répétition me rend claustrophobe.
Cependant, maintenant que je suis mère, je dois organiser mon temps différemment. Ma vie est plus compartimentée et je dois être aussi efficace que possible lorsque j’ai la possibilité de travailler. J’ai mis en place une routine quotidienne au studio et des horaires de travail plus précis. Ç’a été important pour moi d’apprendre à habiter mon studio, car ça ne m’était pas naturel, j’ai dû apprendre. Pour être honnête, je ne pense pas que cela ait changé l’esprit de mon travail. Mon approche est la même aujourd’hui qu’hier. Peut-être suis-je plus productive actuellement. Pour être honnête, je ne pense pas que cela ait changé l’esprit de mon travail. Mon approche est la même aujourd’hui qu’hier. Peut-être suis-je plus productive actuellement.
JM
Y a-t-il des créateurs, dans les arts visuels ou pas, qui influencent votre travail ?
TPC
Il y a évidemment beaucoup de gens qui m’ont inspirée, souvent les personnes les plus proches de moi : mon partenaire, mes amis. Cependant, il me serait difficile de dresser une liste de noms. La plupart du temps, je vois plutôt l’influence comme une inspiration. Qui peut venir de partout. Parfois, l’énergie de quelqu’un, un détail dans sa pratique ou son utilisation du langage peut suffire à déclencher quelque chose, même si son travail est complètement différent du mien. Certains livres m’ont marquée au fil des ans. Je pense que ce qui est intéressant dans l’influence, c’est qu’elle peut provenir d’un aspect de l’œuvre que l’auteur n’avait pas soupçonné. Pour donner un exemple, j’ai récemment pensé à un recueil de poésie d’Ann Carson intitulé Short Talks que j’ai lu il y a quelques années et qui m’a vraiment marquée.
JM
Si vous n’étiez pas artiste, quelle activité exerceriez-vous ?
TPC
À un moment, j’ai envisagé d’étudier les mathématiques. Je m’intéresse aux mathématiques lorsqu’elles atteignent leur forme la plus abstraite, le genre de mathématiques qui sont loin de toute utilisation pratique et restent un discours hypothétique. J’aurais également aimé étudier la psychologie.
JM
Rêvez-vous d’un projet, en termes de taille ou de processus créatif que vous espérez réaliser à l’avenir ? Seriez-vous intéressée par une installation ou une sculpture en extérieur ?
TPC
J’aimerais utiliser l’éclairage naturel dans un espace conçu comme un cadre temporel pour différents événements. Imaginer un toit où la lumière frappe différents objets à différents moments de la journée et où des choses se produisent autour d’eux à certaines heures. Je ne sais pas à quoi ressemblerait cet espace…
Tania Pérez Córdova, Breathe in 2, 2022. Pierre ponce, respiration d’une personne, verre soufflé, 30 × 38 × 25,5 cm. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et Tina Kim Gallery. Photo : Charles Roussel.
Un certain
refus des normes
Satomi Nihongi
Née en 1947 à Yokosuka, ville portuaire de la baie de Tokyo,Satomi Nihongi a développé sa pratique photographique en publiant ses premières séries dans des revues indépendantes célébrant les cultures alternatives nippones des années 70. La scène musicale et le monde de la nuit deviennent ses sujets de prédilection. Repérée par Nobuyoshi Araki, la jeune femme ne tarde pas à quitter le Japon et s’installe notamment en Angleterre où elle photographiera la scène punk, donnant naissance au livre Punk Rock in London (Buronzu-sha, 1979). Elle délaisse par la suite peu à peu son appareil photographique, laissant derrière elle une impressionnante archive capturant une jeunesse éprise de liberté. Aujourd’hui, son travail est redécouvert, notamment avec la publication de l’ouvrage ‘70s Tokyo Transgender (Komiyama, 2021) qui montre l’intemporalité de son regard et ses talents de portraitiste.
Comment avez-vous découvert les clubs gays, sachant que ces endroits sont assez confidentiels – encore aujourd’hui – en ville ? Vous rappelez-vous la première fois où vous y êtes entrée ?
SATOMI NIHONGI
C’était à Shinjuku. Après la séance de photos pour « Long Hair », que vous pouvez trouver dans le livre 70’s Tokyo LONG HAIR INVERTED (publié également par Komiyama Tokyo). J’avais besoin de créer un impact, d’un nouveau sujet à l’essence un peu pernicieuse. Parce que les personnes aux cheveux longs, en particulier les jeunes hommes (quand j’avais un peu plus de vingt ans) étaient très amicaux et gentils, contrairement à ce qu’aurait pu suggérer leur style vestimentaire. À cette époque, il y avait dans leur communauté une symbolique forte, une espèce de résistance ou d’affirmation, une sorte de revendication de leur mode de vie. Et puis je me promenais dans Shinjuku et je l’ai remarquée.
Je n’avais aucun lien avec cette communauté et je n’avais jamais eu l’occasion de rencontrer des personnes transgenre.
Toutes les photographies sont extraites du livre ‘70s Tokyo Transgender de Satomi Nihongi, publié en 2021 par Komiyama Tokyo. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de l’éditeur.
Toute la culture underground était complètement cachée. Et je n’avais pas particulièrement essayé de les contacter ni eu l’occasion de les photographier. Peut-être parce que j’ai fréquenté une école pour filles au règlement très strict. En fait, mes amies de l’école n’ont jamais vu mes photos, et pas même ma sœur, ou mon enseignante. Je peux facilement imaginer qu’elle s’évanouirait si elle était au courant.
Pour revenir à votre question, la première fois que j’ai rencontré des personnes transgenre, j’ai ressenti un mélange de surprise et d’émerveillement. Au début je leur ai demandé si je pouvais les photographier et ils ont accepté de bon cœur. Ensuite, j’ai commencé à photographier des personnes transgenre. Mais je n’envisageais pas d’aller dans des clubs et des bars gays des quartiers où ils évoluaient, comme Shinjuku, Akasaka ou Aoyama. Alors j’étais toujours accompagnée par mon garde du corps qui entrait le premier, et jetait un coup d’œil. Ce n’était pas facile pour moi en tant que jeune femme (ha ha) de me rendre dans ce genre d’endroit. Heureusement, il était toujours derrière moi.
Vous avez aussi photographié d’autres groupes de personnes, dans la scène rock londonienne par exemple. Ses membres partagent avec la communauté transgenre un certain rejet des normes. Diriez-vous que vous êtes attirée par des sujets qui se battent pour leur liberté ?
SATOMI NIHONGI
En fait, je n’ai pas vu ces personnes comme porteuses d’une revendication particulière. C’est simplement ma curiosité et l’attrait qu’elles exerçaient sur moi qui m’ont poussée à les photographier.
J’ai aussi eu l’opportunité de travailler pour Rock Hebdo, le mensuel de Rock en Stock quand j’étais à Londres de 1970 à 1979. Pendant ces années, les journalistes m’ont amenée dans de nombreux festivals de rock, des concerts et même des pubs où les gens étaient très alcoolisés. À cette époque, j’ai pris beaucoup de photos. Vous pouvez en trouver certaines dans le livre Punk Rock in London. Mais je ne sais pas si mon nom est cité pour les photos de Rock Hebdo. C’était évidemment une expérience extraordinaire, mais il n’y avait aucune garantie quand je travaillais dans ce contexte. Tout était rude dans cette culture à l’époque. Même si je n’avais pas de raison particulière de photographier ces personnes, je dirais que tout le monde doit vivre sa vie sans crainte et sans subir de préjugés, et ce même dans la scène punk ou les communautés transgenre.
Ces photos ont été prises il y a presque cinquante ans. Avez-vous été surprise quand vous les avez redécouvertes en travaillant sur la publication avec Komiyama ?
SATOMI NIHONGI
J’ai été ravie de pouvoir publier mon travail avec Komiyama, mais je n’ai pas été surprise parce que je sais que ces photos renvoient suffisamment d’énergie pour parler à ceux qui les regardent. Et je suis très heureuse de partager ces superbes images avec des gens partout dans le monde, grâce au livre, et d’en parler dans cette interview.
Comment travailliez-vous à l’époque ? Donniez-vous des indications à vos modèles ou preniez-vous les photos de manière spontanée ?
SATOMI NIHONGI
Je travaillais de manière absolument spontanée. Parce qu’ils s’étaient déjà façonné une personnalité attirante et qu’ils savaient la présenter. C’était une incroyable expérience de passer du temps au sein de leur communauté très fermée. Chaque fois que j’allais dans leurs bars (ou clubs ou pubs gay, je ne sais pas comment définir cette atmosphère) ils portaient des superbes tenues, par exemple des robes bouffantes ou des kimonos, parfois des jupes serrées et des collants comme des employées de bureau et ils se mettaient à danser sous la lumière violette ou rose des projecteurs. Tout était poussé à l’extrême, mais il y a une esthétique dans cette communauté, surtout en ce qui concerne la mode. Des coiffures, des costumes, des ongles vernis et des maquillages extraordinaires. J’ai passé des très bons moments.
PROPOS
RECUEILLIS
PAR
JUSTIN
MORIN
&
MUGI
IDE
Satomi Nihongi, ‘70s Tokyo Transgender, ©︎ Komiyama Tokyo 2022.
Préservation passive
Fidèle à sa réputation, la Maison Paco Rabanne continue de repousser les limites des matériaux qu’elle emploie. Avec une approche quasi fétichiste, la dernière collection, ici mise en images par Luna Comte, se décline en vinyles et mailles métalliques, pour une sensualité réincarnée.
EXPLORER REVUE
Il n’y a pas de
formes simples
Courrèges
Avec son bouchon sphérique et son corps cylindrique, le flacon de parfum imaginé en 1971 par André et Coqueline Courrèges pour Empreinte, la première fragrance de la Maison, a marqué les esprits par la pureté de ses lignes et sa géométrie en résonance avec l’esthétique architecturale du couturier. Cinq décennies plus tard, sa justesse impressionne toujours. À tel point que lorsque Nicolas Di Felice, promu directeur artistique de Courrèges en 2020, décide d’étendre ses efforts au parfum, il reprend ce flacon qui s’est imposé au fil du temps – et des déclinaisons – comme la signature visuelle de la maison. Les proportions sont légèrement retravaillées sans pour autant altérer le dialogue géométrique entre la sphère et le cylindre.
Formes archétypales, on retrouve ces deux volumes à foison à travers l’histoire de l’art, qu’il soit antique ou minimal. On pense aux colonnes de marbre, élément indispensable au soutien des temples grecs. Une forme reprise notamment par l’artiste français Mathieu Mercier qui, en 2007, présentait un cylindre au sol, peint d’une matière iridescente, et accompagné de quelques tronçons par ci et par là. Cette mise en scène de ruine, aseptisée par le traitement clinique et industriel souhaité par le plasticien, rappelle à quel point le cylindre est une forme qui appelle à être érigée et à maintenir.
La sphère est aussi un motif que l’on retrouve dans le travail de nombreux artistes. Citons l’américain Walter de Maria qui n’aura eu de cesse d’explorer la perfection mathématique. C’est au début des années 1990 qu’il commence à réaliser ses premières sphères en granit, imposantes sculptures (plus de deux mètres de diamètre pour un poids avoisinant les vingt-cinq tonnes) aux surfaces si polies qu’elles reflètent et transforment l’environnement. Une maîtrise que l’on retrouve dans l’installation Time/Timeless/No Time (2004), composée d’une énorme boule noire et de vingt-sept sections de bois dorés, parfaitement présentée dans l’écrin signé Tadao Ando pour le Chichu Art Museum, sur l’île japonaise de Naoshima. Comme son titre l’indique, ces formes minimales convoquent toutes sortes de symbolismes, de la cosmogonie à l’anthropomorphie. Dans le catalogue de l’exposition Formes Simples (Centre Pompidou Metz, 2014) se trouve un très beau texte signé par l’historienne Guitemie Maldonando et intitulé « Il n’y a pas de formes simples », dans lequel elle revient sur la richesse que contiennent en eux les volumes les plus élémentaires.
Nicolas di Felice l’a bien compris et a donc décidé de conjuguer cette forme totem – on peut y lire une abstraction de corps – aux couleurs qu’il a choisi pour les rééditions des pièces vinyles de la Maison. Blanc pour Slogan, beige pour Seconde Peau, rose pour La fille de l’air, rouge pour L’Empreinte, bleu noir pour C et jaune pour L’eau de Liesse. Auparavant en verre transparent, le flacon devient opaque, brillant et lisse, comme une seconde peau. L’iconique logo AC est embossé au centre de l’objet, rappelant l’aspect sensuel et tactile du parfum. Maison en accord avec son époque, Courrèges propose désormais une bouteille fabriquée en France, composée d’un verre recyclé à 90 % et intégralement recyclable. La version mini – 30 millilitres – est tout aussi intéressante puisque le ratio cylindre/sphère s’égalise pour offrir un jeu de symétrie. Par leur simple présence sculpturale, et avant même la découverte des fragrances qu’ils contiennent, les flacons des parfums Courrèges s’imposent avec évidence.
L’EAU DE LIESSE, COURRÈGES
Photo de romain roucoules
TEXTE DE MURIEL STEVENSON
Fenêtre sur cour
Hardy Hill
Empreints d’homoérotisme, tout en tension, les dessins de l’artiste américain Hardy Hill questionnent la répresentation. Nus, seuls ou en groupe, ses éphèbes se présentent dans des poses chorégraphiées qui préfigurent des actions suspendues. Cet instant figé, où le désir semble coexister avec la violence, se matérialise sous un trait maîtrisé, puisant autant dans les codes du croquis anatomique qu’architectural. En discussion avec Justin Morin, Hardy Hill revient sur les fondements de sa pratique – de sa méthodologie à ses interprétations psychologiques – et son intérêt pour la mise en scène.
Justin Morin
Où avez-vous grandi ? Quelle a été votre première expérience de l’art ?
Hardy Hill
J’ai grandi dans une petite communauté agricole de l’ouest du Massachusetts, non loin de la tribune autrefois occupée par Jonathan Edwards, célèbre pour avoir composé et prononcé le sermon « Sinners in the Hands of an Angry God ». Dans ses écrits, Edwards est très expansif en ce qui concerne le comportement des araignées volantes ; dans « Sinners », les hommes sont fréquemment décrits comme des araignées. Pour Edwards, le paysage de l’ouest du Massachusetts semblait être un endroit approprié à la création et à la fin du monde. Je rejoins Edwards sur beaucoup de sujets.
Mon grand-père du côté maternel sculptait des nus féminins admirables, à la Riemenschneider, mais qui n’ont pas trouvé de public. Sans acheteurs, ils ont été dispersés dans les bois qui entouraient sa maison dans le Maryland. Ils créaient une présence gentiment maligne, ils étaient expressifs dans leur caractère inanimé. J’ai toujours été convaincu que l’art n’est pas vivant.
Justin Morin
Pouvez-vous nous donner votre définition de l’érotisme ?
Hardy Hill
C’est une question à laquelle il m’est difficile de répondre. J’ai lu un jour un court essai écrit par un membre de la communauté InCel (célibataire involontaire) dans lequel l’auteur soutenait que – depuis l’arrivée de la pornographie photo et vidéo – le rapport sexuel est devenu impossible. Il y affirme que la pornographie instaure un régime de fantasme qui subordonne tous les corps de notre réalité tangible. L’acte sexuel en tant que tel se résume alors à un simple moyen au sein du système fantasmatique, et la virginité devient presque endémique.
Je pense que l’auteur de cet essai doit être très seul et, surtout, qu’il n’a pas vraiment raison. Mais je le rejoins lorsqu’il déclare que l’érotisme doit faire face au fait que « l’érotique » ne transcende pas l’économie de l’image.
Je préfère une lecture klossowskienne de l’érotisme : l’érotique comme principe économique interne de l’échange qui permet à l’image (qu’elle soit vivante ou artéfactuelle) d’« être considérée comme » ou de « se substituer à » l’objet éblouissant et incommunicable de la libido.
L’érotique est ce qui permet au désir d’être flexible et réitérable. C’est à la fois la structure qui oriente l’image aimée en lui conférant un sens que l’on doit chercher et le principe par lequel cette influence se détache de ses objets (c’est pourquoi il pourrait être utile de penser à cela en termes de répétition d’une même erreur, ou au fait de tomber amoureux de la même sorte de personne).
Hardy Hill, 3 Figures in Doorway (Examination 3; Theater 5), 2021.Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de 15 Orient, New York.
Hardy Hill, Figure in Vestibule, 2021. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de 15 Orient, New York.
Ainsi, pour moi, l’érotique est fondamentalement figuratif (parce qu’il permet à une chose « d’en représenter » une autre) et c’est aussi un principe d’abstraction (parce qu’il dénature le particulier).
Justin Morin
Avec très peu d’éléments (un décor, une action, un titre), vos pièces fonctionnent comme des énigmes qui incitent le spectateur à déchiffrer votre intention et à élaborer ses propres réponses. Est-ce là votre ambition ?
Hardy Hill
À mon sens, toutes les images sont énigmatiques ; sans un « avant » ou un « après » perceptible, elles sont par nature insaisissables. Ceci dit, lorsque l’on fait référence à l’aspect « énigmatique » de mon travail, je pense qu’il s’agit d’une réaction à la représentation implicite d’une action suspendue ou figée.
Deleuze décrit l’action figée comme la marque du masochisme. Il explique cela en suggérant que ce dernier émerge d’un désaveu primaire de la réalité en faveur de l’idéal, qui remonte au moment où l’absence de phallus maternel a été reconnue. L’ultime moment qui précède cette prise de conscience devient un objet de jouissance voluptueuse, il est prolongé, pétrifié, conservé comme anticipation perpétuelle d’un événement impensable. Le fétiche masochiste est donc un retour et une prolongation du dernier moment où l’on peut penser que réalité et idéalité ne font qu’un. Je pense que c’est ce que les gens remarquent lorsqu’ils font des commentaires sur le caractère énigmatique de mes œuvres : le désaveu du réel en faveur de l’intelligible, la préférence pour la froide inertie des images au détriment de la vie en tant que « vivant », une jouissance voluptueuse du non consommé. Il y a une tension dans mes dessins : les solécismes du geste, la menace omniprésente de la violence, mais je comprends cette tension comme contenue dans l’instant du désaveu ou de la négation, plutôt que comme une tension strictement narrative ou interprétative.
Justin Morin
Vos titres ont-ils une fonction ?
Hardy Hill
Je n’utilise ni photographies ni modèles lorsque je dessine, donc je fais beaucoup appel à mon imagination. Mes titres sont généralement le genre de minima descriptifs que j’utilise lorsque je conceptualise une nouvelle œuvre. En ce sens, je suis une sorte d’Hollywood à l’ancienne : je commence par les titres et je travaille à rebours.
Justin Morin
Vos personnages sont généralement représentés en intérieur, confrontant leur nudité à l’espace domestique, et mettent le spectateur dans une position de voyeur. En peu de traits, vous créez un espace structuré et codifié très clair. Quelle est votrerelation avec l’architecture ?
Hardy Hill
En général, je conçois les intérieurs de mes dessins sous forme de plans.
Hardy Hill, Figures in Studio 2, 2021. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de 15 Orient, New York.
J’aime à dire que la peinture est amoureuse, elle implique des caresses. Les gravures, à l’inverse, doivent être « commises » comme un crime. Les plans font partie de ma préméditation.
Justin Morin
Vos compositions présentent souvent l’action d’un point de vue frontal, comme sur une scène de théâtre. Un de vos dessins montre un homme nu derrière une caméra. Cette idée de mise en scène est omniprésente dans votre travail. On la retrouve dans vos photos qui comportent des poupées de papier. Envisageriez- vous de quitter le papier et de présenter votre travail sur une scène ?
Hardy Hill
Je m’intéresse beaucoup au théâtre. Il est, pour moi, un moyen d’éprouver le réalisme en le confrontant à la dynamique de la représentation en soi. Par exemple, dans Entretiens sur le fils naturel, Denis Diderot ajoute une postface étrange à sa pièce, suggérant que le jeu des acteurs sur scène « remplace » la dernière des interprétations annuelles dans lesquelles la famille de Clairville rejoue les événements qui ont conduit au mariage des quatre personnages principaux. Le public voit ainsi des acteurs qui se font passer pour des personnes qui interprètent elles-mêmes un drame basé sur des événements réels de leur vie. Diderot ajoute un dernier rebondissement lorsqu’il révèle que – dans cette supposée interprétation annuelle –, tous les personnages jouent leur propre rôle, excepté Lysimond qui, mort depuis l’inauguration du rituel, a été remplacé par un acteur.
Tous ces syllogismes et ces moyens termes entament notre perception d’un théâtre qui donnerait à voir un objet réel. Ainsi, la représentation finit par se dédoubler, le réel s’efface, et nous nous retrouvons avec une image et une multitude de symétries et d’asymétries référentielles étranges qui s’entrechoquent autour d’elle. Il devient évident que l’objet théâtral est mélancolique : une chose perdue, mais que nous n’avons peut-être jamais possédée.
C’est une des raisons pour lesquelles j’aime le théâtre, même s’il m’est difficile de dire si je pourrai un jour monter une pièce. Je m’intéresse peut-être trop à l’immobilité.
Justin Morin
Pour compléter la question précédente, je sais que vous êtes également écrivain. Pouvez-vous nous parler un peu de votre pratique ? Est-elle liée à vos recherches en tant qu’artiste ? La théologie tient également un rôle important dans votre pratique.
Hardy Hill
J’écris un peu, bien que moins récemment. J’ai fait de la recherche universitaire en littérature ancienne et j’ai préparé ma thèse sur un théologien des IIe-IIIe siècles, Origène d’Alexandrie. Pendant que je vivais à Los Angeles, j’ai fait de la critique d’art et j’ai écrit un peu de fiction. En ce moment, je travaille sur quelques essais que l’on pourrait qualifier de réflexions théoriques sur l’art.
En ce qui concerne ma pratique, elle passe par très peu de médiums : gravure, photographie, une sorte d’hypnose érotique audiovisuelle que j’ai réalisé en janvier dernier, et enfin écriture.
J’ai lu un jour l’histoire d’un couple qui résolvait ses conflits en jouant les rôles de personnages du Seigneur des anneaux. Je trouvais intéressant qu’ils aient besoin de personnages ; que pouvaient-ils exprimer en tant que Frodon Sacquet qu’ils ne pouvaient pas exprimer autrement ? Mais cela me semblait également logique : l’amour a besoin de ses accessoires, et certaines choses ne peuvent être exprimées qu’en deux dimensions. C’est un peu comme cela que je conçois ces différentes façons de travailler.
Quant à la théologie, elle dépasse peut-être le cadre de cet entretien (ha ha). Je peux peut-être dire brièvement qu’elle est un moyen de contourner les marécages de la référence : le prosôpon (visage ou masque) divin est le visage d’une entité qui n’a pas de visage ; cela abolit la hiérarchie des formes. La relation du temps à l’éternité est une image et toutes les images sont brisées.
Hardy Hill, Figure on Camera, 2020. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la galerie Hannah Hoffman, Los Angeles.
Justin Morin
Afin de vous connaître un peu mieux, pouvez-vous nous dire quels sont les artistes qui vous inspirent ?
Hardy Hill
J’adore cette question. Même si je ne peins pas, je suis féru de peinture. Je m’intéresse particulièrement au début de la Renaissance (Piero, Mantegna, Fra Angelico, Masaccio). Dans leurs œuvres, la réalité est toujours défigurée par sa sur-articulation formelle et spirituelle, comme si leurs sujets gémissaient sous le poids de ce qu’ils sont obligés d’exprimer.
Je suis également un grand fan du « long-modernisme » français : Poussin, Courbet, Manet. Ils semblent tous avoir compris la pulsion théâtrale et contre-théâtrale à l’œuvre dans la peinture. J’aime particulièrement Courbet car il montre que la violence peut exister dans l’acte pictural lui-même ; une ombre bien placée peut être une amputation.
Si je devais avoir une idole, ce serait Pierre Klossowski. Sa vie en quatre parties (novice dominicain, philosophe, romancier et artiste « muet ») m’inspire beaucoup. J’accorde une grande importance à l’interdépendance de ses différentes productions, et à sa monomanie.
Hardy Hill, 3 Figures, 2 in Diagnostic Posture (examination 2), 2021. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de 15 Orient, New York.
Mais surtout, je trouve charmant que tout son travail soit un peu médiocre parce qu’il croit sincèrement à ce qu’il veut exprimer . Ses romans sont presque illisibles – on peut dire la même chose de ses écrits philosophiques – et ses dessins manquent étrangement de naturel. Il y a là une véritable poétique théologique, la beauté spirituelle ne peut s’exprimer que dans une nature brisée.
Justin Morin
Du dessin à l’écriture, votre pratique peut s’effectuer sur un bureau. Je me demandais si vous aviez un atelier. Si oui, que peut-on y trouver ?
Hardy Hill
Je travaille dans la moitié de mon très petit appartement. J’aime travailler à cette échelle, c’est un peu comme épingler des papillons. Je suis aussi un fantaisiste malin et cela m’aide de travailler dans l’endroit où je dors.
Mon objet préféré dans mon atelier/appartement est une statue fabriquée par mon grand-père. C’est une femme grandeur nature représentée de trois quart et couchée dans une extase indéterminée. Mon ami, l’artiste Henry Belden, m’a aidé à l’accrocher au-dessus de mon lit.
Justin Morin
Enfin, y a-t-il un projet que vous n’avez pas encore réalisé et que vous aimeriez concrétiser ?
Hardy Hill
Une sorte de romance métaphysique sombre : une chasse à l’amour/la beauté/la vérité absolue par la désorganisation systématique de ses incarnations particulières.
Ce qui brûle guérit
João Pedro Rodrigues
Présenté comme une « fantaisie musicale », Feu Follet, le nouveau long-métrage du réalisateur portugais João Pedro Rodrigues ne ment pas sur son programme. Entre passages chorégraphiés, scènes érotiques entrecoupées de discussions philosophiques et jeux initiatiques, il fait souffler une douceur euphorisante. Mais sa légèreté ne l’empêche pas de toucher à des sujets importants, tout en se concentrant sur cette histoire d’amour et de désir. Sixième long-métrage d’une carrière rythmée par de nombreux courts et documentaires, Feu Follet est l’occasion de revenir sur une œuvre exigeante et polymorphe, peuplée de personnages hors normes. Avec un goût prononcé pour la frontière ténue qui sépare le réel de la fiction, João Pedro Rodrigues aime les points de bascule. Rencontre avec un réalisateur prolifique et inclassable.
JM Feu Follet est un film qui change constamment de registre. Il mute de film d’anticipation à fable politique, puis il devient une comédie musicale qui se développe en romance… Et cette richesse se concentre en soixante-sept minutes, une durée atypique. Est-ce que ces métamorphoses et cette concentration faisaient partie de vos premières intentions ?
JPR Changer de registre au sein d’un même film est effectivement quelque chose qui me tient à cœur. C’est peut-être plus visible avec Feu Follet car il est plus court que mes précédents long-métrages. Cela change plus vite. J’aime l’idée qu’un film évolue. Quand j’écris, je ne pense pas de manière consciente à ces ruptures de genre, c’est quelque chose qui se met en place de manière organique.
JM Feu Follet est aussi surprenant car c’est la première fois dans votre filmographie que vous vous engagez sur le terrain l’humour de manière aussi affirmée. Était-ce pour vous une manière de lutter contre les dernières années que l’on vient de traverser ? Ou est-ce que cela n’arrive que maintenant, car la comédie reste un registre très compliqué à maîtriser et qui demande d’autres codes ?
JPR Je pense que la comédie est le genre le plus difficile. Je n’en vois pas assez, surtout dans ce que l’on appelle le cinéma d’art et essai. La plupart se prenne trop au sérieux. Pour Feu Follet, mon but était de faire une comédie. Nous l’avons écrit avec João Rui Guerra da Mata et Paulo Lopes Graça avant la pandémie. Je ne me souviens plus très bien si c’était en 2018 ou 2019.
Photogramme extrait du film O Fantasma, avec Ricardo Meneses, Beatriz Torcato et Andre Barbosa, réalisé par João Pedro Rodrigues en 2000.
Photogramme extrait du film Odete, avec Ana Cristina de Oliveira, Nuno Gil et João Carreira, réalisé par João Pedro Rodrigues en 2005.
Pendant le confinement, je l’ai modifié et le Covid a été introduit dans l’histoire. J’ai pensé qu’il était impossible d’ignorer cette pandémie que nous avons traversé et que nous vivons encore. Certes, le film a été écrit comme une comédie, mais son tournage a vraiment été très heureux. On a passé un bon moment, même si c’était court. Je n’avais jamais fait un long-métrage dans un si court espace : deux semaines et deux jours.
JM Un tournage en novembre 2021 et une sélection au Festival de Cannes 2022, tout a été très rapide.
JPR Oui, mais je dois dire que tout était très bien préparé. Mes idées étaient claires et nous avions commencé à répéter avec les acteurs il y a longtemps déjà, dès 2020. Puisque tout était déjà en place, le film a pu se faire vite.
JM Pour en revenir à la comédie, quel type d’humour appréciez-vous au cinéma ?
JPR Je pense à des réalisateurs classiques américains comme Ernst Lubitsch ou Billy Wilder. Il y a chez Wilder une truculence, c’est un humour assez caustique. Dans la comédie musicale, je pourrais citer Jacques Demy.
JM La musique, plus particulièrement le chant, est un élément que l’on retrouve dans plusieurs de vos films, de Feu Follet à Mourir comme un homme (2009). Quelle place prend la musique dans votre vie ?
JPR J’utilise la musique avec parcimonie dans mes films. Je trouve qu’il y a toujours trop de musique au cinéma, mais aussi en général dans la vie. Nous nous trouvons actuellement dans cet hôtel qui diffuse cette radio alors qu’il n’y avait rien quand je me suis installé un peu plus tôt… Il me semble que désormais les gens ont du mal à vivre dans le silence. Et c’est quelque chose que je ne comprends pas vraiment. Chez moi par exemple, je suis dans le silence, particulièrement quand je travaille. Lorsque j’écoute de la musique, c’est vraiment pour l’écouter, pas pour passer le temps.
Photogramme extrait du film Odete, avec Ana Cristina de Oliveira, Nuno Gil et João Carreira, réalisé par João Pedro Rodrigues en 2005.
Au cinéma, je pense que la musique doit avoir un sens. Elle doit apporter quelque chose de supplémentaire au film et ne pas se contenter d’être là comme fond sonore. Elle est souvent trop illustrative. Selon moi, tous les éléments d’un film doivent être là pour une raison. Il s’agit d’une question d’équilibre autour du récit qui dicte les règles du jeu.
JM Votre avant-dernier film, L’Ornithologue (2016) fait figure d’exception sur ce point.
JPR Effectivement, il y a sur ce film une bande originale au violoncelle composée par Séverine Ballon. Mais ça n’est plus vraiment une exception car j’ai depuis retravaillé avec elle sur un autre projet qui a été présenté en août 2022 au festival de Locarno. C’est un documentaire coréalisé avec João Rui Guerra da Mata – mon compagnon avec qui j’ai co-réalisé d’autres films –, et qui est basé sur un autre long-métrage, à savoir le premier film de ce qu’on appelle la nouvelle vague portugaise, Les vertes années (The green years, 1963) de Paula Rocha. Notre documentaire s’appelle Où est cette rue ? Ou sans avant et après (Where Is This Street? or With No Before And After, 2022). Nous avons revisité les lieux des vertes années car j’habite dans le quartier où ce film a été tourné. J’ai toujours habité là, dans l’appartement qui appartenait à mes grands-parents, dans ce même bâtiment construit par mon grand-père. Nous nous sommes demandé si mes grands-parents avaient vu le tournage de ce film ? C’est le point de départ du projet. C’est un film que nous avons tourné pendant le confinement et qui lui aussi a été infecté par le Covid, car la pandémie a pris une présence qui n’était pas prévue.
JM Il y a dans ce film quelque chose du dispositif de La dernière fois que j’ai vu Macao(2012), qui est un portrait de la ville à travers une fiction dont les personnages principaux n’apparaissent pas à l’écran.
JPR Oui, mais c’est moins narratif. Il y a moins de romanesque. Dans ce documentaire, on note seulement la présence d’Isabel Ruth, la seule actrice des vertes années qui est encore vivante.
JM La dernière fois que j’ai vu Macao montre justement une facette plus expérimentale de votre travail. Au-delà de vos longs-métrages, vous avez réalisé de nombreux courts et documentaires, toujours avec cette volonté de ne pas vous répéter. Qu’est-ce que représente le cinéma pour vous ?
JPR Je suis obsédé par cette idée de ne pas me répéter et de ne pas refaire le même film. Certains réalisateurs que j’apprécie se sont souvent répétés et je n’aime pas cette idée de trouver une place confortable dans le cinéma.
Je ne cherche pas une recette qui serait la mienne, j’essaie de me remettre en question. J’ai commencé à aller au cinéma quand j’étais adolescent à l’âge de 15 ans, j’ai vu beaucoup de films et mon désir de réaliser vient sans doute de là. Initialement je voulais être ornithologue, j’ai même étudié la biologie avant de me consacrer au cinéma.
J’ai l’impression de devoir oublier le film précédent pour pouvoir passer au suivant. Les courts-métrages me permettent d’essayer de nouvelles choses.
JM Chacun de vos films est une plongée dans l’intimité de vos personnages. Est-ce que l’on peut dire que votre statut de réalisateur vous a transformé d’ornithologue à anthropologue ?
JPR L’anthropologie reste une discipline scientifique, et je ne pourrais pas avoir la prétention de me présenter en tant qu’anthropologue. Mais je pense que mes films sont souvent des documentaires, même lorsqu’ils sont des fictions. O Fantasma (2000) est une sorte de documentaire sur Lisbonne. Les lieux sont vrais. Tout part du réel. J’essaie avec mes films d’arriver à une sorte de sublimation de ce réel à travers le romanesque et le récit.
JM Vous parlez un français parfait. L’avez-vous appris par le cinéma ?
JPR J’aime beaucoup parler les langues. J’ai appris le français à l’école, mais j’ai eu plus de cours d’anglais que de français. Je viens souvent en France, ce qui me permet de le pratiquer. J’ai aussi du plaisir à lire en langue originale. Lorsque j’étais jeune, à la cinémathèque portugaise, les copies des films projetés venaient d’autres cinémathèques, notamment la française, et n’étaient pas sous-titrées. Je pense que j’ai aussi appris le français par ces projections, car il fallait comprendre !
JM Travaillez-vous déjà sur d’autres projets ?
JPR Je prépare un autre film qui sera peut-être tourné l’année prochaine. Il se passe durant la révolution des œillets, en 1974 et s’appelle Le sourire d’Alfonso. C’est l’histoire d’un adolescent qui découvre sa sexualité. La révolution des œillets a représenté un moment de liberté, mais cette liberté n’était pas pour tous. Je me souviens avoir entendu à la télévision à l’époque que le 25 avril, jour de la révolution, n’était pas fait pour les putes et les pédés. Ce futur film parle de ça.
JM Ce numéro de Revue traite du désir. C’est un thème qui parcourt votre œuvre, d’O Fantasma à Feu Follet, qui abrite en son cœur une histoire d’amour. Vous considérez-vous comme un cinéaste du désir ?
JPR Le « cœur » de Feu Follet, comme vous le dites justement, c’est cette histoire d’amour. Ce qui fait que ce film existe c’est que l’on croit à ces personnages. Leur choix a été fondamental. Si je n’avais pas trouvé ces acteurs, ce projet n’aurait pas pu se faire. Il y a cette radicalité dans ma démarche. Mauro Costa, qui joue le prince, n’avait jamais fait de cinéma mais a fait une école de théâtre. Quant à Andre Cabal, le pompier, il a une formation de danseur. Mais j’ai senti que ça allait marcher quand j’ai commencé à les mettre ensemble et à les faire répéter.
Photogramme extrait du film O Fantasma, avec Ricardo Meneses, Beatriz Torcato et Andre Barbosa, réalisé par João Pedro Rodrigues en 2000.
Photogramme extrait du film Odete, avec Ana Cristina de Oliveira, Nuno Gil et João Carreira, réalisé par João Pedro Rodrigues en 2005.
Quant au désir, c’est ce qui fait bouger la vie. C’est ce qui fait que l’on se trouve et l’on se quitte. C’est quelque chose qui est très humain. Je pense que j’essaie d’être près de cette humanité, de cette idée de chercher quelqu’un, de toucher l’amour.
joão pedro rodrigues
entretien avec justin morin
EXPLORER REVUE
C.Q.F.D. (encore)
du sexe
Luca Marchetti
Les définitions du mot « sexe » données par les dictionnaires courants commencent généralement par des phrases telles que « La conformation particulière qui distingue l’homme de la femme en leur assignant un rôle. » Il y a de quoi se demander si les compilateurs de ces entrées savent vraiment de quoi on parle… Heureusement, il suffit de lancer une recherche d’images sur n’importe quel navigateur, pour constater à quel point les représentations visuelles de ce terme sont variées, surprenantes et visiblement indénombrables.
Cet écart se produit parce qu’il n’y a jamais de correspondance directe entre les « concepts » et leur imaginaire. Ce dernier est infiniment plus fluide et multiforme, il se dilate, se comprime et change perpétuellement suivant la sensibilité des individus, selon le moment historique et en fonction de la culture spécifique à chaque société. L’imaginaire contemporain du sexe sera donc déterminé par ce que nous avons hérité du passé et par des expériences encore en train de se faire, étroitement liées à ce qui se passe dans notre présent.
L’attention que le sens commun donne aujourd’hui à la singularité des individus, à la sensibilité des minorités ethniques, culturelles ou de genre, en plus de l’importance accordée au corps, à la perception sensorielle et à l’affect en général, met en lumière des aspects de la sexualité traditionnellement relégués dans l’ombre de « l’exception » ou de la « banalité », parce qu’elles ont été considérées en dessous de ce seuil minimum d’intensité sans lequel il ne peut y avoir ni excitation ni plaisir. Le psychiatre Gaëtan Gatian de Clérambault en parlait déjà dans son ouvrage La Passion érotique des étoffes chez la femme de 1908, où il décrit le lien orgasmique que certaines de ses patientes entretiennent avec certains tissus, comme le velours. Au début du XXe siècle un tel phénomène était considéré comme une « déviance » voire une « pathologie ». En revanche, il est plus surprenant de constater qu’à l’ère Tinder ou Grindr, où on imaginerait un débridement sexuel extrême et sans limites, des communautés entières d’individus s’identifient en tant qu’adeptes du yiff (le contact intime avec la fourrure animale), woolies (fétichistes de la laine) et s’épanouissent par l’abstinence programmée ou par d’autres stimulations charnelles habituellement considérées comme non érogènes.
Parmi les multiples raisons (certaines bien mystérieuses) à l’origine de ces évolutions dans l’imaginaire sexuel de notre temps, l’attention que la culture contemporaine porte aux questions de transition de genre et d’identité ne doit pas être sous-estimée. À travers les témoignages, les écrits et les expériences de ceux qui sont ou ont été en transition, on rencontre souvent une sexualité poly-perceptive, pas strictement génitale, dans laquelle le corps est ressenti comme «un champ de bataille» – selon les mots du romancier amérindien canadien trans et queer Billy-Ray Belcourt (A History of My Brief Body, (2021) – dont chaque partie doit être réinventée, explorée, et peut être érotisée. De même, l’artiste musicale trans Arca milite pour un nouvel érotisme où tout est exploration sensuelle, bien au-delà du bon vieux coït.
Tout cela existait bien sûr avant même les années 2000, mais il est probable que la sensibilité collective ne soit pas encore suffisamment mûre pour inclure de telles pratiques dans l’imaginaire commun du sexe.
C’est ce que note, également, le philosophe et journaliste trans français Paul Preciado, étonné qu’il ait fallu attendre 2020 pour que l’autobiographie de John Giorno (Great Demon Kings, A memoir of poet, sex, art, death, and lighting, McMillian, 2020) révèle au grand public les expériences sexuelles du poète-star américain avec de célèbres artistes des années 1970 et 1980, tels qu’Andy Warhol ou Jasper Johns, fanatiques du sexe avec les pieds, les tétons ou la bouche…
Ce qui par le passé aurait pu nous apparaître comme de simples ragots ou des « confessions scabreuses » est considéré maintenant comme un aspect de l’expérience sexuelle tout à fait encouragé par nombre d’experts, sociologues, psychologues et philosophes du bien-être, comme Alexandre Lacroix (Apprenons à faire l’amour, Allary Éditions, 2022).
Boutique Balenciaga, Mount Street, Londres, 2022. ©Balenciaga
Le philosophe décrit une relation sexuelle exempte de clichés sociaux et culturels, une expérience bien plus vaste que la banale pénétration. Entre deux (ou plusieurs) partenaires, celle-ci pourrait même ne jamais exister, si le moment sexuel est capable de solliciter tous les sens et de créer de la beauté sous d’innombrables autres formes de partage.
On doit à un autre philosophe, l’italien Mario Perniola, l’anoblissement des relations charnelles entre nos corps animés et d’autres inanimés, tels que les machines, les objets et les vêtements. Dans sa conception visionnaire du sexe, c’est la contiguïté entre le corps et son environnement qui se trouve au cœur même du principe du plaisir charnel, jusqu’à imaginer le monde tel un « vêtement ressentant » dont on s’habille et sur lequel on se frotte pour en tirer de la jouissance. C’est certainement à ce « sex-appeal de l’inorganique » – comme Walter Benjamin définissait au début du XXe siècle la sensorialité typiquede la mode – que Demna Gvasalia a pensé lorsqu’il a imaginé le design d’intérieur de la boutique Balenciaga de Mount Street à Londres. Cet espace aux formes utérines, entièrement tapissé de fausse fourrure rose, a été conçu pour que le visiteur soit en fusion sensuelle avec le contexte et s’empreigne de l’essence mêmedu produit que la boutique entend promouvoir : le Cagole Bag (dont le seul nom suffirait à évoquer une sexualité polymorphe et pas si conventionnelle).
En poussant plus loin la réflexion de Perniola, encore un philosophe italien, Emanuele Coccia suggère qu’il existe une relation profonde, existentielle entre notre espace et notre plaisir charnel. Il remarque que la relation que de nombreux humains « écologiquement éveillés » entretiennent avec une Terre « en danger », a une intensité comparable au sentiment érotique. Mais loin d’être une déviance, ou une pathologie, il la qualifie de nécessité. D’après ce penseur du monde vivant, ce ne sera pas l’écologie militante qui transformera le genre humain en une forme de vie durable, mais son appétit charnel du monde qui le poussera à le préserver pour continuer à assouvir sa soif de plaisir. Et l’on parle déjà de sextainability…
Texte de Luca Marchetti
La nature des choses
Marcin Rusak
Toutes les choses, organiques et inorganiques, se dégradent naturellement avec le passage du temps. Nature of Things est l’une des nombreuses œuvres de Marcin Rusak, artiste et designer polonais, qui tente d’analyser précisément l’idée exprimée dans son titre : l’impact inévitable du temps sur la vie d’un objet ou d’un être vivant. En utilisant principalement des fleurs fanées pour exprimer sa vision, Marcin Rusak aborde le caractère éphémère de la vie, les questions de durabilité, de mondialisation, les conséquences à venir pour les fleurs et les multiples possibilités qu’elles présentent.
Ilaria Trame
Pour lancer notre discussion, je voulais commencer par votre histoire. Vous êtes issu de cinq générations d’horticulteurs, mais j’ai cru comprendre que l’entreprise familiale a fermé ses portes à votre naissance. Ce passé a-t-il influencé votre méthode de travail en tant qu’artiste ?
Marcin Rusak
Quand j’étais enfant, dans les années 1990, l’économie polonaise vivait une transition pour devenir un marché totalement ouvert, libéral et international. C’est à ce moment-là que l’entreprise de ma famille a connu des turbulences, car il est devenu possible d’importer des fleurs exotiques directement des plus grands marchés des Pays-Bas à des prix plus compétitifs que ceux des fleurs cultivées localement. Par conséquent, mon grand-père maternel a décidé de fermer ses serres à Varsovie et de déménager au bord de la mer Baltique pour y cultiver une espèce de sapin qui ne pouvait survivre que dans le microclimat de cette région. L’activité que ma famille exerçait depuis cinq générations a donc été arrêtée, et les serres qui entouraient la maison familiale ont été abandonnées.
Ilaria Trame
Et quand avez-vous commencé à vous sentir à nouveau attiré par le monde floral ?
Marcin Rusak
Ce n’est qu’à l’âge de 26 ans, pendant mes études au Royal College of Art à Londres, que j’ai pris conscience de l’influence qu’exerçaient sur moi la curiosité et la persévérance de mon grand-père, ainsi que celle de ce paysage post-industriel négligé. L’un de mes professeurs m’a demandé de travailler sur un objet qui suscitait en moi de fortes émotions. Je me suis souvenu d’une énorme armoire, de style baroque du Nord, qui appartenait à mon grand-père. C’était un meuble en bois massif, très lourd et décoratif, orné de motifs floraux. Elle est devenue non seulement une pièce qui m’a permis de renouer avec mon héritage, mais aussi le point de départ de mes recherches sur l’histoire et le potentiel de la décoration botanique. C’est à partir de là que j’ai commencé à fréquenter les marchés aux fleurs de Londres et que j’ai découvert les mécanismes de cette industrie qui mènent au gaspillage.
Dès lors, je me suis intéressé aux valeurs émotionnelles, symboliques et économiques de quelque chose d’aussi éphémère et périssable que les fleurs, et j’ai créé des objets qui tenteraient de saisir leur processus de décomposition, en évoquant le principe d’obsolescence intégrée, courant dans le design industriel produit en masse. Dans un autre ordre d’idées, j’ai également exploré le désir de préserver l’éphémère et de protéger ce à quoi nous accordons de la valeur – en créant des objets qui seront plus tard au centre des séries Flora, Protoplasting Nature ou Tephra.
Marcin Rusak, Perma 07, [détail], 2020. Photo: Mathijs Labadie.
L’équilibre entre la volonté de préserver l’éphémère et d’expérimenter inlassablement de nouvelles formes, de nouveaux processus et de nouveaux matériaux est quelque chose que je crois avoir hérité de la personnalité de mon grand-père. Cela n’aurait pas été possible sans mes origines.
Ilaria Trame
Vos œuvres sont empreintes d’une certaine mélancolie, puisque vous utilisez des fleurs séchées et mourantes, prolongeant ainsi leur durée de vie. Ce processus peut également nous en apprendre beaucoup sur les pratiques durables : avez-vous toujours pris cet aspect en compte lorsque vous avez commencé à développer vos techniques ?
Marcin Rusak
Dès le début, les natures mortes ont joué le rôle de memento mori mélancolique. Utiliser de vraies fleurs et les immortaliser à différents stades de floraison et de décomposition est en effet une démarche romantique aux connotations souvent symboliques. Mais ce qui m’intéresse également, c’est le fait que les fleurs, une fois jetées, acquièrent une nouvelle vie avec les matériaux que je crée : recouvertes de métal ou immergées dans la résine, elles acquièrent de nouvelles significations et de nouvelles fonctions. La durabilité est en effet au cœur du processus : d’abord, parce que nous utilisons des fleurs qui seraient invendables et finiraient dans les bacs à compost, et ensuite, parce que les processus expérimentaux, les matériaux et les objets que nous développons sont mis en œuvre à très petite échelle, toujours sur commande individuelle. C’est comme ça que je perçois le design durable : il s’attaque à la culture consumériste en limitant autant que possible la surproduction.
Je consacre également des efforts considérables à la recherche de méthodes de production durables.
Je souhaiterais préserver mes œuvres pour les générations futures, le propriétaire étant le gardien des objets de valeur,mais je veux aussi voir comment mettre fin à ce cycle en offrant la possibilité de les « retourner à la terre », en les recyclant et en les désintégrant lorsqu’ils ont rempli leur fonction ou se sont cassés. Ce type de réflexion semble naturel quand il s’agit de matériaux entièrement biosourcés tels que le bois ou les bioplastiques de pointe, mais pour moi, il s’agit plutôt d’un projet utopique, même si l’on entrevoit sa réalisation dans un avenir proche.
Ilaria Trame
Comment vos œuvres peuvent-elles informer le public sur l’industrie et les implications du marché floral mondial ? Beaucoup de gens ne connaissent pas les « moyens durables » d’acheter des fleurs.
Marcin Rusak
La plupart des gens ne savent pas que les fleurs sont cultivées et génétiquement modifiées pour répondre à certaines exigences spécifiques du marché. Par exemple, il faut tellement d’énergie à la plante pour produire son parfum que les producteurs ont décidé de renoncer à l’aspect olfactif, pour permettre une meilleure conservation en vase. On cultive par exemple des roses aux tiges longues et droites pour pouvoir en expédier davantage dans un même conteneur. Chaque plante possède également un passeport international qui indique son lieu d’origine. La plupart des fleurs « produites en masse » sont exportées depuis les Pays-Bas, plaque tournante internationale du commerce des fleurs, un empire créé il y a plusieurs siècles. Avec le temps, les fleurs que nous achetons se sont transformées en produits inodores, fabriqués à la chaîne.
Mon projet Monster Flower portait justement sur ce point : il s’agissait de représenter les différentes attentes des producteurs et des vendeurs concernant les fleurs en tant que marchandises. Selon moi le marché mondial des fleurs est un sujet fascinant.
Ilaria Trame
Passons à l’aspect pratique : dans vos œuvres, l’art rencontre souvent la science. Vous êtes même arrivé à développer de nouveaux matériaux pour vos créations. Pouvez-vous nous parler des différentes techniques que vous utilisez (et développez) dans votre atelier ?
Marcin Rusak
Expérimenter de nouvelles applications et créer des matériaux est au cœur de ma pratique. La plupart des matériaux avec lesquels je travaille évoluent et se transforment, comme ç’a été le cas pour les premières versions de la résine Flora. Au départ, je souhaitais que le matériau vieillisse et se transforme avec le temps – j’ai injecté des bactéries qui consommaient les fleurs immergées dedans. La version finale que j’utilise actuellement dans mes projets est cependant entièrement stable.
Comme je l’ai mentionné, les thèmes qui me préoccupent se situent à la croisée de la préservation et de la décomposition. Si la première est représentée par Flora, ainsi que par Protoplasting Nature et Tephra, qui résultent de mes expériences de métallisation de fleurs et de feuilles réelles, j’aborde la seconde dans la série Perishable, et plus loin, dans les recherches que j’appelle Nature of Things. Là, je travaille avec des matériaux biosolubles et solubles comme la gomme-laque, diverses résines naturelles et des liants tels que la farine ou le sucre, ou des bouts de métal que je récupère et que j’incorpore à des sculptures, des objets décoratifs et des installations entières, parfois présentées dans des incubateurs spécialement conçus pour accélérer et observer le processus de décomposition.
Ilaria Trame
Pouvez-vous nous en dire plus sur votre atelier ? Quelle importance accordez-vous au fait de travailler dans un environnement stimulant ?
Marcin Rusak
Mon atelier est situé dans un quartier industriel pas très loin du centre-ville. L’atelier principal est divisé en plusieurs ateliers où nous nous concentrons sur le modelage, le moulage de la résine et le travail du métal. C’est un endroit plutôt bruyant où l’on se salit les mains. Nous écoutons de la musique très fort et nous utilisons des machines bruyantes.
Il y a aussi un bureau à l’étage, où nous exerçons des activités qui demandent du calme et de la concentration : écrire, dessiner, mettre au point des enduits, etc. Au total, dix personnes travaillent dans l’atelier et le bureau, auxquelles s’ajoutent plusieurs proches collaborateurs et entrepreneurs qui travaillent à distance, en free-lance, sur des projets individuels. Il y a aussi deux chiens – très appréciés pour leurs capacités de communication inter-espèces.
Lorsque je travaille, j’écoute généralement de la musique, ce qui m’aide à me concentrer. Je n’aime pas être dérangé lorsque je dessine ou que je modélise. En revanche, j’apprécie les séances de remue-méninges avec mon équipe, qui me donnent l’occasion de remettre mes idées en question. Avec le développement de l’atelier, j’ai commencé à apprécier les aspects collaboratifs de ma pratique.
Ilaria Trame
Sur quels critères choisissez-vous les fleurs à incorporer dans une nouvelle pièce ? Est-ce pour leurs caractéristiques physiques ou les regroupez-vous d’une autre façon ?
Marcin Rusak
Dans la série Flora, je choisis les fleurs avec lesquelles je travaille pour leurs qualités esthétiques : formes sculpturales et couleurs nuancées. Lorsque je travaille sur une nouvelle pièce, je considère plutôt la surface comme une toile de peinture, en réalisant diverses compositions jusqu’à ce que je sois satisfait du résultat. C’est à ce stade que la composition est pétrifiée dans la résine.
Dans les séries Protoplasting Nature et Tephra, les fleurs et les feuilles deviennent le bois de construction de la pièce elle-même – les grandes feuilles de Thaumatococcus Daniellii des objets Protoplasting Nature sont traditionnellement utilisées en Afrique pour recouvrir les toits. Je m’intéresse depuis peu à cet aspect vernaculaire – pour un projet particulier, je pourrais utiliser des fleurs qui proviennent d’une zone ou d’une région spécifique, en réfléchissant au contexte local, au genius loci.
Ilaria Trame
Lorsque l’on parle de fleurs, on pense forcément à leur parfum, ou à leur odeur. Est-ce quelque chose que vous souhaitez développer pour vos pièces ? Vous arrive-t-il de concevoir votre travail de manière synesthésique ?
Marcin Rusak
Je suis heureux que vous le mentionniez. La création de parfums est, après tout, une autre façon de préserver la beauté éphémère des fleurs. Pour mon exposition personnelle à Milan l’année dernière, j’ai développé trois parfums uniques en collaboration avec Barnabé Fillion, un parfumeur talentueux qui a la chance d’être synesthète. Ils ont été présentés comme des interprétations olfactives de mes collections, avec les notes de Decay (qui rappelle la série Perishable), Protoplasting Nature et Flora.
Cet automne, nous lançons une nouvelle collaboration avec la marque de Barnabé : Arpa. L’idée repose sur le principe synesthésique de la fusion de l’architecture (ou de la perception de l’espace), de l’alchimie et de la fiction, inspirée par des personnages parisiens transgressifs moins connus, tant fictifs qu’historiques, et par notre lecture déconstructiviste de l’architecture historique française.
Marcin Rusak, Tephra Vase 001, [détail], 2021. Photo: Marcin Rusak Studio.
Marcin Rusak, Flora, 2014. Une des premières itérations du matériau Flora injecté de bactéries. Photo: Marcin Rusak Studio.
En conséquence, nous avons développé une série de sculptures de forme organique et odorantes, que nous traduisons dans de nouveaux matériaux, dans lesquels nous fusionnons des thermoplastiques biodégradables translucides imprimés en 3D avec la technique de métallisation largement utilisée par le studio dans des projets récents. Le projet sera lancé à Vienne, dans le légendaire magasin de bougies Retti créé par Hans Hollein en 1965-66.
Ilaria Trame
Pour conclure notre entretien, avez-vous un « projet impossible » que vous aimeriez pouvoir réaliser à l’avenir ?
Marcin Rusak
Nous avons travaillé à un schéma directeur pour le vieux manoir de Swidno, situé à une heure de route au sud de Varsovie, que je conçois comme une extension de l’atelier. C’est déjà un lieu où l’on observe et expérimente nos œuvres à long terme, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, sur le terrain, au sens propre. Je rêve de construire un nouveau pôle culturel dans le parc de style anglais qui entoure le bâtiment, un lieu où nous expérimentons nos processus, mais où nous invitons également le public à créer de nouvelles valeurs. J’étudie les possibilités de collaboration avec des fondations locales, axées sur l’art et l’éducation et, à l’avenir, j’aimerais en diriger une moi-même :organiser des ateliers pour les enfants, en présentant à la fois l’artisanat traditionnel et les nouvelles méthodes de production et de recherche ; inviter des designers et des artistes de renommée internationale à donner des conférences et à venir en résidence. Je tiens particulièrement à entretenir le lien souvent négligé entre les modes de pensée conceptuels et commerciaux – je pense que l’on ne s’est pas encore complètement penché sur le sujet en Pologne. J’ai eu la chance de faire l’expérience de différents modèles éducatifs et je rêve de rendre la pareille aux générations futures en accueillant les nouvelles opportunités, en favorisant de nouvelles collaborations et en encourageant de nouveaux talents.
Marcin Rusak, Flora Monolith 190, [détail], 2020. Photo: Marcin Rusak Studio.
entretien avec ilria trame
Odorama
Chapitre quatre
Teddy Lussi-ModesteJean-Marie Binet
Le réalisateur et scénariste Teddy Lussi- Modeste continue son exploration olfactico-cinématographique débutée il y a trois numéros déjà. Avec Odorama, il associe une fragrance à un film, faisant se rencontrer ses souvenirs de spectateur et les ingrédients qui composent cette collection de parfums. Entre western d’auteur, biopic et anticipation, entre notes de jasmin, d’oud ou de cuir, ce quatrième chapitre raconte au-delà des formules.
Recedere
Arpa Studio
Nez : Barnabé Fillion
Il n’est pas sûr d’être Kane. Elle n’est pas sûre d’être Lena non plus. Que sont-ils devenus après avoir pénétré la zone délimitée par le miroitement, cette paroi moelleuse et iridescente ? Qu’ont-ils trouvé dans ce phare à partir duquel se déploie la lumière prismatique ? Plus ils s’en sont rapprochés, lui et son équipe masculine de militaires, elle et son équipe féminine de scientifiques, plus leur ADN s’est mêlé à celui des fleurs et des animaux dont l’ADN lui-même s’était déjà mêlé à toutes les espèces environnantes. Dans cet écosystème, les cerfs ont des bois fleuris, les crocodiles des dents de requin, les ours la voix des êtres humains qu’ils ont dévorés. Kane et Lena sont restés homme et femme mais ils sont devenus autres, Adam et Ève d’une nouvelle espèce, ni bien ni mal intentionnés, mais voulant simplement persévérer dans son être. Recedere est un parfum qui nous vient du futur. Il est si puissamment fougère qu’il semble devenir minéral. Certaines notes sont si poussées qu’elles semblent quitter leur famille olfactive pour en épouser une autre. La fragrance a l’odeur d’un rocher chu d’un autre monde, ou d’un désastre obscur, sur lequel sont venus pousser de l’armoise et de la sauge, de l’hiba et de l’iris. Autorité et austérité exhalent de ce parfum résolument vert et pointu.
Inspiré par Annihilation d’Alex Garland
Bourrasque
Le Galion
« Marcel ! MARCEL ! » La grand-mère est inquiète. La santé de son petit-fils est si fragile. Marcel trouve pourtant son bonheur en barbotant dans les vagues qui viennent lécher la côte normande, là où se dresse, splendide, ce lieu de villégiature de la bonne société parisienne, le Grand Hôtel de Balbec. Répondant à l’appel angoissé, voici Marcel qui sort de l’eau, innocent et naïf, des ancres brodées sur son maillot de bain, pour rassurer l’aïeule. C’est là que surgit le baron de Charlus qui attendait, tel un fauve, la possibilité d’un échange retors et fielleux : « Mais on s’en fiche bien de sa grand-mère, hein, petite fripouille. – Mais comment, Monsieur, je l’adore ! » C’est alors qu’a lieu une leçon de mondanité, leçon suffisamment cuisante pour qu’elle forge une personnalité : ne jamais parler avant d’avoir pénétré le sens caché de toute chose. Le frêle adolescent écoute subjugué l’arbitre des élégances dont les mots autant que le parfum l’impressionnent. Le si bien nommé Bourrasque vous parvient par vagues poussées par le vent. Tour à tour cuiré, chypré, animal, épicé, floral, c’est un parfum aux multiples facettes. Toutes les notes sont si bien mêlées les unes aux autres qu’il est difficile de les identifier. C’est un parfum complet et complexe, ou plutôt : qui dissimule sa complexité derrière sa complétude. Marcel saura désormais ce qu’il risque quand il parle avec un monsieur aussi bien parfumé.
Inspiré par Le Temps retrouvé de Raul Ruiz
Bourrasque
Le Galion
Cuir de Russie
Chanel
Olivier Polge
« Where the fuck I am ? » Elle ne croit pas si bien dire cette femme qui a tant de mal à trouver sa place. Elle roule dans la campagne anglaise et ne trouve plus sa route alors qu’elle a grandi ici, près de Sandringham House, et que l’épouvantail croisé sur le chemin porte toujours la veste de son père. Elle sera en retard pour les célébrations de Noël et ce ne sera que le début d’une longue liste d’impairs impardonnables aux yeux de la famille royale. L’étiquette est pesante : on a décidé pour elle quelle robe elle devait porter à chaque moment de la journée. Même les beaux tuyaux de la douche dessinent autour d’elle une prison cuivrée. Si cette femme portait un parfum, ce serait Cuir de Russie dont le chic ne cesse de briller à partir de sa formule ancienne. L’ouverture du parfum, résolument hespéridée, puis florale, contraste avec une assise grasse et obscure. Difficile d’imaginer sans l’avoir éprouvé soi-même, sur sa peau, ce chemin que la fragrance va parcourir. Le bouleau, le cuir et le tabac recouvriront la bergamote et la mandarine, puis le jasmin, la rose et l’ylang-ylang, laissant sur la peau une épaisseur cuirée et légèrement fumée, parfois piquée de notes plus fraîches. Présenté comme une eau de toilette, ce parfum est dense comme un extrait. Cuir de Russie réconcilie puissance et élégance, esprit vintage et modernité.
Inspiré par Spencer de Pablo Larraín
Cuir de Russie
Chanel
Habdan
Parfum de Marly
Il lui faut remonter la rivière pour être véritablement seul et se baigner à l’écart des jeunes garçons de ferme qui batifolent dans l’eau claire. Là, il pourra sortir ce bout d’étoffe blanche siglé des initiales de Bronco Henry. Comme la selle qu’il cire et lustre chaque soir, ce tissu hérité du maître est une relique. « Phil et son frère sont les Rémus et Romulus de ce loup qui les a faits hommes », dit fièrement cet ancien étudiant en lettres classiques devenu cow-boy viriliste et toujours recouvert d’une crasse honnête. Qu’il sent bon ce bout de tissu dont il caresse son visage, qu’il porte à son torse et à sa nuque lors de ce bain lustral. Il porte l’odeur puissante de cet homme qu’il a aimé et auquel il fut lié comme l’éromène à son éraste. C’est un parfum de cavalier, à la fois ultra-masculin et ultra-sensible. C’est une fougère puissante orientalisée par les notes de safran et d’oliban, par celles aussi de myrrhe et de caramel. Monte parfois de ce tourbillon boisé une odeur de pomme – parfois crue, parfois cuite – parfois chaude, parfois froide. C’est cette odeur que Phil aimerait laisser en héritage à Peter, ce garçon sensible qu’il a commencé par humilier avant d’en tomber amoureux.
Inspiré par Le Pouvoir du chien de Jane Campion
Habdan
Parfum de Marly
Santal Pao Rosa
Guerlain
Nez: Delphine Jelk
Jamais spectateur ne fut aussi bien accueilli par un film. Cette indienne exécute pour nous, à même le sol, après avoir délayé de la farine de riz dans de l’eau,un rangoli fait de points et de pétales. Puis le récit commence sur ce fleuve qui prend sa source dans l’Himalaya et vient se jeter dans le Golfe du Bengale. C’est ici que vivent, dans une belle maison, Harriet et toute sa famille. Leur vie à tous est bouleversée par l’arrivée du capitaine John, ancien militaire ayant perdu une jambe à la guerre. Trois jeunes filles tomberont amoureuses de John : Harriet, mais aussi Stephanie et Melanie. Mais pourtant aucune ne l’épousera. Il ne sera question pour toutes que d’un premier amour. « Toutes les histoires d’amour se ressemblent mais ici elle a un parfum particulier dit la voix off », Elle a ce parfum jailli de Melanie lorsqu’elle danse en sari pour Krishna, devenue elle-même Lady Radha, dans le conte inventé par Harriet sur son petit cahier. La densité de Santal Pao Rosa est aussi enthousiasmante et prodigieuse que cette danse séculaire. Tout ici est en surdose : le santal, bois indien aussi doux et lacté qu’un lassi, la cardamome et ses éclats de fraîcheur, le oud, la myrrhe, mais aussi la figue qui semble mieller le jus déjà bien épais. Porter ce parfum est un délice, pour les autres et pour soi.
Inspiré par Le Fleuve de jean renoir
Santal Pao Rosa
Guerlain
Nero Oudh
Tiziana Terenzi
Nez: Paolo Terenzi
Il n’en est pas le protagoniste et pourtant c’est son nom à lui que porte la série. Il faut attendre quelques scènes dont Will Graham, profiler empathique, est le héros, avant de le voir apparaître enfin. La caméra filme le dessous de la table en verre, saisit une grenade et des fraises – nature morte – puis remonte lentement vers le visage d’Hannibal Lecter. Gourmet, il apporte à sa bouche un morceau de viande délicatement coupée et sur lequel il pose une pointe d’agrume. « Vous et moi sommes pareils,il n’y a rien de terrifiant en nous », ose-t-il dire à Will qu’il est censé aider, lui le plus doué des psychiatres de Baltimore. Au visage de Will, traversé par des émotions contradictoires et douloureuses, Hannibal oppose un visage parfaitement granitique. Le dandy cannibale, toujours en costume trois pièces et cravate en soie, ne peut porter qu’un parfum puissant et vénéneux. Nero Oudh – Oudh Noir en italien – nous fait plonger dans la noirceur et l’humidité de l’ingrédient éponyme qui,parfois, laisse éclore et mûrir des notes plus vives de fleurs et de fruits. Mais le oud indien reste le soleil noir qui brille d’un éclat terreux et animal au fond de la fragrance. Comme Hannibal, Nero Oudh, imposant et mystérieux, en dit – mais en cache aussi – beaucoup.
Inspiré par la série Hannibal développée par Bryan Fuller
Nero Oudh
Tiziana Terenzi
Oud Satin Mood
Maison Francis Kurkdjian
Nez: Francis Kurkdjian
Elle a une réputation à tenir. À Rome, ses bains, ainsi que ses mœurs, sont célèbres. Quand l’aveugle qui lui récite des vers de Catulle lui annonce l’arrivée imminente de César, elle fait de la mise en scène. Allongée lascive sur une méridienne, ses servantes affairées autour d’elle – l’une lui peint les ongles, l’autre la coiffe, l’une danse devant elle, l’autre joue de la harpe –, elle reçoit le général romain avec nonchalance alors qu’elle doit négocier avec lui sa place sur le trône d’Égypte. César, revêtu de sa plus belle armure, s’approche, conquis par la beauté de la fille d’Isis. Le parfum de la déesse-femme est si puissant que César en est cueilli dès qu’il pénètre dans le gynécée. Oud Satin Mood est un parfum royal où se mêlent la rose de Damas et celle de Turquie, la violette et l’ambre, la vanille et cette matière autour de laquelle toutes les notes s’assemblent : le oud. Francis Kurkdjian est allé chercher aux quatre coins du monde les plus belles matières qui soient. Ce parfum est aussi doux et épais que cette étoffe – du satin ? – qu’une servante replace sur la cuisse adorable et laiteuse de la reine. Il fallait en effet la dissimuler aux yeux séduits du futur amant qui récite à son tour quelques vers de Catulle : « Donne-moi mille et mille baisers… ».
Inspiré par Cléopâtre de Joseph L. Mankiewicz
Oud Satin Mood
Maison Francis Kurkdjian
Photographe: Jean-Marie Binet
Décorateur: César Sebastien
Faux-semblant
Brice Dellsperger
Se plonger dans l’œuvre de Brice Dellsperger, c’est revisiter un pan de l’histoire du cinéma à travers les films fétiches de l’artiste. S’il a consacré certaines de ses pièces à David Lynch, Gus Van Sant ou encore Paul Verhoeven, son réalisateur de prédilection reste Brian de Palma, cinéaste de l’outrance et de la citation dont la filmographie fait d’incessants allers-retours avec celle d’Alfred Hitchcock. En récréant des scènes qui ont marqué sa mémoire de spectateur, l’artiste français leur rend hommage tout en soulignant les thèmes qui les traversent, dessinant ainsi les contours de sa propre réflexion. Identification, genre, artifice, les sujets de réflexion sont nombreux sans pourtant être convoqués solennellement puisqu’ici, tout s’apprécie à travers le plaisir pop du cinéma.
C’est en 1995 que Brice Dellsperger signe la première vidéo de sa série Body Double. D’une durée de quarante-huit secondes, diffusée en boucle, il y rejoue le rôle de Kate Miller, interprété par Angie Dickinson dans Dressed to Kill (1980) de Brian de Palma. En se travestissant pour se glisser dans la peau de cette femme au foyer, le vidéaste place le je et le jeu au cœur de sa pratique. C’est à la fois sa mémoire de spectateur et ses interprétations qui seront traitées à travers ces re-créations tout aussi rigoureuses dans leur mise en œuvre que ludiques dans leur réception. En 2020, Brice Dellsperger présentait son 37ème Body Double (de nouveau consacré à l’inépuisable Dressed to Kill).Ce nombre conséquent permet d’affirmer une chose : si le principe du remake est la ligne directrice qui sous-tend son travail, Brice Dellsperger ne s’impose aucune règle qui viendrait étouffer sa créativité. Dans Body Double 31, célébrant le Basic Instinct (1992) de Verhoeven, le personnage de Catherine Tramell affirme : « I don’t make any rules, I go with the flow. » (Je ne fixe aucune règle, je prends les choses comme elles viennent.) Une prise de position que l’artiste semble s’approprier. Y aurait-il pourtant quelques éléments qui viendraient contrarier cette liberté ? Brice Dellsperger répond :
Brice Dellsperger, Body Double 5, 1996, 5’40. Acteur : Brice Dellsperger. Production : Brice Dellsperger. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et des galeries Air de Paris (Paris) & Team Gallery (New York).
« Le travail se construit sur les relations avec les gens avec qui je collabore, et bizarrement, j’ai parfois plus de retenue envers eux que l’inverse. Mais la limite la plus importante reste matérielle. Dans mes films, je ne construis que ce que l’on voit dans l’image. »
Évoquer l’œuvre de Dellsperger amène à aborder la question de l’interprète. S’il a commencé à jouer lui-même dans ses vidéos pour des raisons pratiques, il a également fait appel à d’autres comédiens, professionnels ou non. On retrouve notamment l’artiste Jean-Luc Verna, connu pour sa pratique décomplexée du dessin : « Il fait partie de mon cercle d’amis. Et puisqu’il est en permanence en train de jouer des personnages,cela me semblait assez naturel de lui demander. Contrairement à moi qui n’avait aucune dextérité, Jean-Luc se maquillait tout le temps, ce qui facilitait les choses ! Nous étions dans une communauté d’esprits ce qui a rendu la collaboration très naturelle. En parallèle, j’ai réalisé quelques castings sauvages en demandant à des personnes rencontrées dans la rue ou dans des clubs s’ils voulaient jouer pour moi. C’est un exercice particulier car contrairement à un casting classique où les gens viennent car ils souhaitent tourner pour toi, il faut là aller vers eux, se présenter et les convaincre. Aujourd’hui, je choisis des personnes qui sont déjà professionnellement engagées, mais je continue parfois de me mettre en scène, car je pense qu’il est toujours bien de revenir aux sources. » Il est pertinent également de s’attarder sur le titre même de la série de Dellsperger. Body Double est un thriller érotique de Brian de Palma sorti en 1984 dont l’intrigue, se déroulant à Hollywood, repose sur l’utilisation d’une doublure, ces acteurs anonymes employés lors de cascades ou autres scènes de nu. Si le vidéaste devient la doublure des personnages qu’il incarne, alors les autres interprètes avec lesquels il collabore sont quant à eux les doublures de l’artiste. Certains Body Double (le 8, d’après Return of the Jedi (1983) de Richard Marquant, ou encore les 9, 10 et 12, de nouveau consacrés au cinéma de Brian de Palma) se présentent sous la forme de triptyque. Les vidéos sont diffusées simultanément et on y voit trois interprètes différents rejouer la même scène. C’est dans cette substitution que se révèlent les singularités de ces acteurs – leur physique, leur gestuelle,mais aussi le caractère commun des personnages qu’ils incarnent, à travers les histoires archétypales qu’offre le cinéma. À propos de cet effet d’écho, Brice Dellsperger commente :
« Je pense que mon travail parle effectivement de cette universalité. Elle est difficile à accepter car elle n’est finalement qu’une banalité. Mais il s’agit aussi de la question de l’identification au cinéma. De quelle manière l’inconscient travaille lorsque l’on s’identifie à un personnage ? Comment se met en place cette possibilité de se reconnaître sans pour autant connaître ? Cependant je ne cherche pas vraiment à livrer une interprétation psychologique de mon travail. J’y vois plutôt une formule mathématique que j’applique et qui produit des effets variables en fonction des individus. Moi-même je ne peux pas voir mes films comme les autres les découvrent. »
Le cinéma célèbre l’artifice, que ce soit par son utilisation du maquillage – le plus rudimentaire des effets spéciaux – ou le principe même de mise en scène. En se travestissant, l’artiste utilise donc l’un des principaux fondamentaux du 7e art. Si la philosophe américaine Judith Butler questionne l’identité à travers le genre depuis les années 1990, la démocratisation et la vulgarisation de sa réflexion, digérée par la culture pop, est plus récente. Lorsqu’on demande à Dellsperger si son travail est politique, il répond : « Mes œuvres n’ont pas cette forme de radicalité qui était caractéristique de l’art politique tel qu’on le concevait lorsque j’ai débuté ma carrière. Ma pratique veut passer pour quelque chose qu’elle n’est pas, elle veut se faire accepter. C’est l’idée d’un rapprochement, de la séduction. Mais puisque cela fait un moment que je développe cette approche, et que tout est politique aujourd’hui, alors je pense que l’on peut dire que mon travail l’est également. Ma manière d’être politique se situe peut-être ailleurs et dépasse la question du genre. Isoler au sein d’un film un élément plutôt qu’un autre me permet d’apporter un éclairage nouveau. »
À travers la série des Body Double, on ressent la passion cinéphile du plasticien. Nous vient forcément l’envie de lui demander quels sont les derniers longs-métrages qu’il a vu. « J’ai apprécié After Blue (2022) de Bertrand Mandico, c’est un objet totalement incroyable. J’ai compris que je l’avais aimé car j’ai envie de le revoir. Dans un autre registre, j’ai revu Buffet Froid (1979) et Tenue de soirée (1986) de Bertrand Blier qui sont extraordinaires. Je ne sais même pas si on pourrait refaire des films comme ça aujourd’hui. Je reste très attaché à la période 1970-80 mais je continue à explorer et à chercher des films qui pourraient faire de nouveaux Body Double. » Les pronostics sont donc ouverts quant à l’inspiration de la 38ème doublure…
Brice Dellsperger, Body Double 12, 1997, 2’18. Acteurs : Alexia, Joy Falquet & Jean-Luc Verna. Images : Brice Dellsperger. Montage & effets spéciaux : Béatrice Marianni. Production : FIACRE. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et des galeries Air de Paris (Paris) & Team Gallery (New York).
entretien avec muriel stevenson
De terre et d’or
Daniel Kruger
La sculpture de Daniel Kruger se développe autour de deux pratiques qui peuvent sembler éloignées : la céramique, plus particulièrement l’art de la table, et la joaillerie. Toutes deux fonctionnelles, elles questionnent le rapport à l’ornement et au décoratif. Si les expérimentations menées depuis plus de quarante ans par l’artiste Sud-Africain, aujourd’hui installé à Munich, ont donné naissance à un corpus d’œuvres extrêmement variées, elles témoignent d’un goût prononcé pour l’humour et d’une sensibilité « camp ». En conversation avec Florian Champagne, Daniel Kruger discute de ses idéaux de beauté, et de son rapport aux corps – ceux évoqués, représentés, parfois même moulés dans la céramique, mais aussi les corps de ceux qui entrent en relation avec ses créations.
Florian Champagne
Sur vos céramiques comme sur vos bijoux, on retrouve le corps humain et certaines de ses parties. Considérez-vous que le corps vous sert de simple « motif », ou tient-il aussi un autre rôle ? Certaines formes que vous utilisez dans votre travail font-elles aussi consciemment référence au corps ?
Daniel Kruger
Je fais référence au pénis de manière indirecte, par exemple avec des pommes de pin et d’autres images dans lesquelles on peut voir une référence aux organes génitaux masculins – si on veut les voir de cette manière. Mais j’utilise aussi des moulages de pénis. Les formes phalliques se retrouvent aussi souvent dans mes bijoux, de manière implicite. Les bijoux sont manipulés et flexibles, ce qui leur confère une dimension supplémentaire de sensualité. Il y a aussi une différence entre avoir un objet phallique posé, détaché de soi, sur une table, ou le porter sur soi.
Les ossements font référence à un memento mori. Il s’agit de moulages d’os d’animaux provenant d’articulations prélevées sur de la viande déjà cuite et consommée. Il y a une série d’assiettes qui contiennent, ou présentent, des pierres, des brindilles et des os, comme des collections. Ces objets sont également attachés à des vases de la même forme que ceux présentant des images de garçons, de sportifs enlacés, de produits de la nature ou de la civilisation.
Florian Champagne
Les parties du corps que nous voyons sur votre céramique racontent-elles une histoire particulière ?
Daniel Kruger
Les moulages sont bien sûr réalisés sur des personnes, mais les céramiques ne racontent pas l’expérience vécue avec les modèles ou celle de la réalisation des moulages.
Daniel Kruger, Vase Sponges, 2005. Biscuit de porcelaine et dorure, 30 × 21 × 21 cm. Collection D.K. Photographie d’Udo W. Beier. Avec l’aimable autorisation de la galerie Caroline Van Hoek.
J’utilise les moulages de façon très littérale : quand c’est un pénis, c’est un pénis et quand c’est une pomme de pin, c’est une pomme de pin. Si vous voulez voir un pénis dans la pomme de pin, je le comprends parfaitement parce que je le fais aussi.
Ils racontent une histoire intemporelle, si ce n’est que de nos jours nous attachons moins d’importance à la fertilité et davantage au plaisir, à la séduction et aux prouesses. Exhiber ses organes génitaux est considéré comme un acte obscène : ça ne se fait pas. C’est donc aussi une provocation.
Florian Champagne
Il y a parfois quelque chose de presque répugnant dans votre façon de faire référence au corps – avec la série d’assiettes Manneken Pis, ou la table d’appoint d’où jaillissent des pénis bleus… Ces pièces contrastent beaucoup avec celles à l’imagerie plus classique. Voulez-vous montrer comment le corps peut être à la fois charmant et dégoûtant ou s’agit-il d’humour ?
Daniel Kruger
Un dicton veut que lorsque quelque chose a très bon goût, c’est comme si un ange vous pissait sur la langue. Le Manneken est un petit garçon dans lequel on pourrait voir un ange, mais aussi un vilain petit garçon qui pisse dans la soupe. Pour moi, ces assiettes relèvent de l’humour et de la provocation. Elles sont destinées à être utilisées, par les moins impressionnables d’entre nous.
Florian Champagne
En regardant des photos de votre atelier, on remarque quelques statues d’hommes, classiques de l’époque gréco-romaine. Les objets en céramique – l’un des deux principaux médiums avec lesquels vous travaillez – font partie des productions artistiques antiques les plus célèbres. Votre travail fait-il référence à ces normes de beauté antique, ou s’agit-il d’inspirations plus abstraites ?
Daniel Kruger
Pour un de mes services de table, j’ai peint un athlète au corps magnifique dans des poses qui rappellent des sculptures gréco-romaines disposées dans un paysage. C’est une référence à l’Arcadie, avec un personnage idéalisé se déplaçant dans une nature idéalisée. Les nuages dorés et le ruban bleu sous-tendent une idée de beauté et de sérénité.
Daniel Kruger, Desserte, 1992. Argile et vernis, 30 × 30 × 32 cm. Collection D.K. Photographie d’Udo W. Beier.
J’utilise également des représentations d’hommes à l’apparence très banale qui ne reflètent en aucun cas un idéal mais plutôt l’« homme ordinaire ». Il y a une série de vases avec des motifs de garçons, un maigrichon ou un gros, un joli garçon etc. qui expriment le charme et la fragilité de la jeunesse.
Florian Champagne
Les motifs figuratifs dans vos céramiques semblent apparaître dans les années 1990. Les avez-vous intégrés dans vos créations pour une raison particulière ?
Daniel Kruger
Quand j’ai commencé à travailler la céramique, j’ai expérimenté des formes décoratives. Je cherchais des formes qui me fourniraient des surfaces sur lesquelles dessiner et peindre. J’ai décidé de travailler sur de la porcelaine produite en Europe : la porcelaine de Dresde. Ce qui m’a attiré et inspiré dans cette première période, c’est la recherche d’une interaction avec des formes et des décors asiatiques, la manière dont ils ont été réinterprétés dans un style européen et le défi technique quand on explore un nouveau support aussi indocile que la porcelaine. C’est ce que je faisais aussi : créer des formes et des décors et, comme dans les exemples historiques que je regarde, utiliser des motifs figuratifs. Dans la phase ultérieure de mon travail avec la céramique, les motifs figuratifs sont des photos ou des moulages d’objets réels.
Florian Champagne
La dimension homoérotique des sculptures et des céramiques antiques est, la plupart du temps, invisible pour le spectateur contemporain ; alors que je dirais qu’on la retrouve souvent lorsque l’on regarde des céramiques plus contemporaines représentant des hommes – qu’il s’agisse de joueurs de football ou de jeunes hommes dénudés. Jouez-vous avec cette idée consciemment ?
Daniel Kruger
L’aspect homoérotique est très présent dans mes céramiques. C’est délibéré. Je suis cependant certain que les hommes et les femmes hétérosexuels peuvent également apprécier la sensualité des corps masculins et apprécier l’humour.
Florian Champagne
Quelle est votre relation avec la masculinité représentée dans vos céramiques ? Est-ce un idéal personnel, ou y voyez-vous l’idéal de la société dans laquelle vous vivez ? Ou bien cela ne se rapporte-il pas à un idéal, mais tente d’aborder un autre aspect ?
Daniel Kruger
Il y a le « féminin », il y a le « masculin » et j’étudie un aspect de cette question de mon point de vue d’homme gay. C’est un point de vue personnel, mais je pense que d’autres le partagent et qu’il reflète des attitudes présentes dans notre société actuelle.
Le contact physique entre hommes est naturel dans certaines sociétés et tabou dans d’autres. Les images de sportifs qui s’étreignent sont de simples instantanés qui s’inscrivent dans un contexte particulier et n’impliquent pas une relation érotique entre eux. C’est là où je veux en venir : représenter le contact physique désinhibé entre hommes en tant qu’expression d’une certaine intimité et de l’amitié, leur sexualité réelle étant secondaire et pas nécessairement figée.
Florian Champagne
Le transfert d’images sur de la céramique pose la question de la mémoire. ces images sont-elles en quelque sorte élevées au rang d’icônes de notre époque ou sont-elles simplement des moments fugaces de la vie de ces hommes, qui cherchent à être préservés et honorés ?
Daniel Kruger
Les figures masculines sont utilisées comme des icônes, certaines héroïques, d’autres non.
Daniel Kruger, Vase Jet Fighters, 2000. Porcelaine, vernis et dorure, 30 × 19 × 19 cm. Collection D.K. Photographie d’Udo W. Beier. Avec l’aimable autorisation de la galerie Caroline Van Hoek.
Les sportifs sont des icônes, les héros de notre temps. Ils sont agiles et rapides, rusés et ingénieux, admirés et enviés pour leur corps, mais aussi pour leur intelligence. On reconnaît certains de ces sportifs, mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Il s’agit d’une idéalisation de l’époque, mais aussi d’une évocation et d’une réinterprétation du passé.
Puis il y a les photos d’hommes anonymes au physique ordinaire. Elles racontent elles aussi des histoires, ou bien on peut y trouver des échos de sa propre histoire.
Florian Champagne
Bien que peu de vos bijoux soient anthropomorphes, il existe une relation évidente entre un bijou et le corps de celui qui le porte. Cet aspect vous intéresse-t-il et le prenez-vous en compte dans vos créations ?
Daniel Kruger
Je créé principalement des bijoux, mais la céramique me donne l’occasion de travailler à plus grande échelle, d’exprimer des idées différentes, de dessiner et de peindre. Comme pour les bijoux, il est important que les pièces soient utilisées, dans le sens où elles font partie de notre vie et de notre environnement, des choses avec lesquelles on vit et interagit régulièrement : les bijoux portés sur soi, les assiettes dans lesquelles on mange et les vases dans lesquels on peut mettre des fleurs.
Florian Champagne
Même question pour les pièces en céramique : les avez-vous toujours considérées avant tout comme des objets destinés à être utilisés et touchés, ou y a-t-il dès le départ autre chose en jeu lorsque vous les créez ?
Daniel Kruger
Je m’inspire d’idées du passé que l’on observe sur des objets et des images et je les repense en les adaptant au présent.
Je souhaite exprimer la vénération, l’ironie, l’humour, l’enthousiasme, l’amusement, l’envie, le désir. C’est ce qui est sérieux dans tout cela.
Florian Champagne
Votre travail balaie un large spectre de la création. Y a-t-il des artistes dont vous vous sentez proche, qui seraient de la même « famille artistique » que vous ?
Daniel Kruger
Je ne me sens proche d’aucun artiste en particulier, contemporain ou ancien. Mais j’ai beaucoup de petites sources d’inspiration, des œuvres que j’admire et qui m’inspirent. Il m’arrive aussi de voir une œuvre d’art et de l’ « utiliser » à des fins personnelles. Mais ensuite, en réfléchissant à l’objet que je veux créer, puis en le créant, elle change du tout au tout. C’est notamment le cas des pièces qui font référence aux premières porcelaines de Meissen. Je visite le passé et je les repense dans le présent, telles que je les comprends – je me les approprie.
Florian Champagne
Vos céramiques peuvent avoir un côté humoristique, voire irrévérencieux. Avez-vous des anecdotes à ce sujet, des réactions qui vous ont surpris ou amusé ?
Daniel Kruger
Je trouve le côté humoristique très important. Je ne parlerais cependant pas d’irrévérence, à moins qu’il s’agisse d’irrévérence ludique. On peut se moquer de quelqu’un ou de quelque chose tout en lui portant de l’admiration et de l’estime. Je ne méprise ni ne ridiculise rien. Si l’on rit, c’est que l’on prend du plaisir et que l’on s’amuse.
Intérieur jour
Justin Morin
Une chaise à l’acier froid et chromé pour une salle d’interrogatoire. Un papier peint psychédélique comme métaphore des névroses d’un personnage. Un luminaire réduit à une forme minimale pour préfigurer le futur. Les éléments de mobiliers sont autant d’indices narratifs, précieux éléments muets qui dévoilent l’histoire qui se joue dans les films. Qu’il s’agisse de récits d’anticipation, de drames contemporains ou de long-métrages d’horreurs, chaque genre a développé ses propres codes en matière de design d’intérieur. Et il arrive que le décor devienne un acteur à part entière, renouvelant ainsi les règles d’usage. Retour sur sept films à l’approche singulière.
Mon oncle
Jacques Tati
1958
Troisième film du réalisateur français Jacques Tati, et premier essai en couleur, Mon oncle est une satire sociale qui met en parallèle Monsieur Hulot (interprété par le réalisateur), aussi doux rêveur que gaffeur, et la famille de sa sœur. Cette dernière vit en compagnie de son mari, industriel ayant fait fortune dans le plastique, dans une somptueuse villa moderniste qui fait leur fierté. « Toutes les pièces communiquent », lance-t-elle fièrement à tous les visiteurs. La maison, remplie de gadgets technologiques, semble pourtant peu attirer le petit Gérard, 9 ans, et son chien, qui préfèrent tous deux faire les quatre cents coups dans le terrain vague de la ville. Au générique de Mon oncle sont crédités Henri Schmitt et Eugène Roman pour les décors, mais aussi Jacques Lagrange, peintre et proche collaborateur du réalisateur.
Hautement chorégraphié, le film fait se succéder les trouvailles visuelles. L’action passe de l’usine et de sa logique fordiste à la place animée du village, de l’immeuble foutraque de Monsieur Hulot à la maison cubique de sa sœur. Et le jugement de Tati sur l’architecture moderniste est sans appel : cette dernière manque cruellement d’âme. Et pourtant, en voyant aujourd’hui cette comédie, on ne peut que sourire en constatant que certaines de ses formes, qu’il s’agisse du plan de la villa Arpel – du nom de ses habitants – ou de son mobilier, sont aujourd’hui célébrées, voire reprises par certains designers. Ultime ironie, trois pièces iconiques de ce décor ont été reproduites et réalisées par la Maison Domeau & Pérès. On retrouve donc le sofa de Madame Arpel, composé de deux cylindres de mousse, l’un pour l’assise, l’autre pour le dossier. Tapissés d’un vert sapin graphique, ils reposent sur des pieds métalliques noirs. Dans la même couleur, le banc de M. Hulot amuse par ses proportions et sa forme de haricot. Enfin, une chaise à bascule jaune aux piètements métalliques blancs revisite ce classique du mobilier à la sauce moderniste. Dévoilées en 2007 à Paris dans un décor récréant la Villa Arpel, exposé au Pavillon français de la Biennale d’architecture de Venise en 2014, ces pièces au statut hybride, entre sculpture et design, font aujourd’hui partie de collections publiques et privées, témoignant à la fois de l’histoire du cinéma et du design.
Mon oncle, Jacques Tati, 1958
Dolor y gloria
Pedro Almodovar
2019
Si l’on doit résumer les décors des films qui jalonnent la carrière de Pedro Almodovar, on pensera certainement à des bibelots accumulés dans des intérieurs aux couleurs criardes. Après tout, le réalisateur fut le fer de lance de la Movida, courant culturel et artistique célébrant l’exubérance et la joie de vivre dans l’Espagne des années 1980, tout juste sortie du régime dictatorial de Franco. Si son cinéma s’est assagi esthétiquement, il n’en reste pas moins inventif et fort en rebondissements. Son vingt-et-unième film, Douleur et gloire, met en scène Antonio Banderas dans le rôle de Salvador Mallo, réalisateur empêtré dans ses douleurs physiques et morales. Difficile de ne pas y voir une dimension autobiographique tant les similitudes entre Almodovar et Mallo sont nombreuses. Bien évidemment, on pense à la métamorphose physique de Banderas. Mais d’autres détails, bien moins explicites, sont présents. L’appartement de Mallo est une copie de celui d’Almodovar – il en reprend du moins les éléments de mobilier les plus singuliers. Signé Antxón Gómez, collaborateur de longue date, ce décor est un mélange de quotidienneté et d’exceptionnalité. Ainsi, les yeux aguerris des amateurs de design pourront reconnaître la lampe Eclisse créée en 1967 par Vico Magistretti. Un cabinet signé Piero Fornasetti, reconnaissable par son motif de papillons multicolores, est posé dans le salon, non loin d’un ensemble de chaises 637 Utrecht de Gerrit Rietveld, elles-mêmes à proximité de la lampe Pipistrello de Gae Aulenti. À quelques pas d’une fausse affiche d’un film de Salvador Mallo, un poster sérigraphié signé Enzo Mari, célèbre designer italien dont le travail a infusé tout un pan de la culture populaire, ajoute une touche colorée et graphique. Les clins d’œil se succèdent et pour autant, nul effet de showroom. Ici, le décor n’est pas là pour être ostentatoire mais pour raconter l’intime. Dans sa banalité, il est un témoin d’une histoire personnelle qui s’est construit dans le temps, au fil des objets et du mobilier glanés ici ou là.
Dolor y gloria, Pedro Almodovar, 2019
Evangelion : 3.0 + 1.0
Thrice Upon a Time
Hideaki Anno
2021
Légende de l’animation japonaise, la franchise Neon Genesis Evangelion déchaîne les passions depuis 1995, année de diffusion des 26 épisodes de la série originelle, déclinée par la suite en deux long-métrages, puis revisitée avec la tétralogie cinématographique Rebuild of Evangelion. Débutant comme une série d’action classique mettant en scène des adolescents pilotant des robots en charge de repousser une invasion extraterrestre, l’anime surprend par la place qu’il accorde à l’introspection de ses personnages, abordant frontalement le thème de la dépression. Au fil des formats – le titre est passé d’épisodes de 25 minutes réalisés sur celluloïds peints à la main à des long-métrages exploitant les possibilités offertes par les nouvelles technologies –, Evangelion impressionne par ses qualités techniques en termes de réalisation. Initialement prévu pour 2008, le film final Evangelion: 3.0+1.0 Thrice Upon a Time sort finalement en 2021, surmontant ainsi la dépression de son réalisateur, les embrouilles juridiques autour de la licence, une pandémie mondiale et l’impossibilité de conclure une œuvre devenue prisonnière de sa propre histoire. Les décors, à l’image de la complexité de l’œuvre, sont magistraux. Ils oscillent entre abstraction graphique et hyper-réalisme architectural. Le film s’ouvre sur une séquence épique de dix minutes se passant à Paris, montrant l’étonnante transformation de la ville lumière, où les immeubles Haussmanniens se surélèvent pour abriter du matériel de combat. Un peu plus tard, les protagonistes se retrouvent dans la campagne japonaise, dans un village de fortune qui abrite une société en pleine reconstruction. Dans le documentaire Hideaki Anno: The Final Challenge of Evangelion, sorti en parallèle du film, on découvre qu’une immense maquette a été réalisée afin de reconstituer cette ville. On y voit le réalisateur déplacer et replacer minutieusement les habitations, poteaux électriques et autres containers afin de leur trouver leur juste place. On pense évidemment à l’art de la maquette, grand classique du cinéma d’anticipation, notamment brillamment exploité dans le Metropolis de Fritz Lang. Avec cette même démarche avant-gardiste, Anno injecte dans son film d’animation des scènes réalisées à partir de motion capture pour trouver le cadrage le plus innovant. Le réalisateur multiplie les expérimentations graphiques sans pour autant renoncer à son récit. En vingt-cinq ans, Evangelion a mis en place un univers d’une créativité folle tout en témoignant de l’évolution de l’animation japonaise. Une saga méta à la richesse inouïe.
Evangelion : 3.0 + 1.0 Thrice Upon a Time, Hideaki Anno, 2021
Suspiria
Dario Argento
1977
Thriller surnaturel, Suspiria raconte l’histoire de Suzy Banyon, jeune ballerine américaine qui s’installe en Allemagne, à Fribourg, afin d’intégrer l’une des meilleures écoles de danse au monde. Très vite, l’héroïne va comprendre que celle-ci abrite des secrets plus terrifiants les uns que les autres. Avec ce récit aux allures de conte, Dario Argento, maître du giallo – ce genre cinématographique italien à la frontière du policier, de l’horreur et de l’érotisme, particulièrement en vogue dans les années 1960 à 1980 –, a mis en place un univers visuel détonnant. L’école est un personnage à part entière. Ici, la photographie saturée signée Luciano Tovoli se met au service de décors d’une gamme chromatique affirmée. Argento le dira à plusieurs reprises : l’une des inspirations esthétiques est le Blanche Neige (1937) de Walt Disney aux couleurs si particulières dues au procédé Technicolor. Suspiria est d’ailleurs l’un des derniers films tournés selon cette technique, perçue comme dépassée et contraignante, mais qui permet de réaliser un travail minutieux sur les couleurs primaires. Celles-ci viennent donc souligner les styles des différentes pièces de l’école : motifs géométriques qui habillent les sols et murs, vitraux et portes façon Art nouveau et peinture murale inspirée par les énigmes graphiques de Maurits Cornelis Escher. Ce mélange bigarré produit un effet saisissant. D’autres détails, moins évidents, sont à noter. Argento souhaitait initialement faire se dérouler son récit dans un pensionnat pour enfants, mais a renoncé à cette idée au vu des complications commerciales. Pour conserver cet aspect enfantin, il décide de faire surélever les poignées de portes du décor, afin d’amener les actrices de Suspiria à recréer la gestuelle si spécifique d’un corps confronté à un obstacle trop grand. Quarante et un ans plus tard, en 2018, Luca Guadagnino réalise un remake de ce classique de l’horreur. Grand amateur de décoration d’intérieur, ayant réalisé plusieurs projets de rénovation et d’aménagement sous cette casquette, son Suspiria se révèle également une somptueuse proposition en termes de décors. Mais là où Argento joue sur la saturation des couleurs, Guadagnino va à l’opposé et développe une palette muette révélant l’architecture même de l’école, suggérant la lecture du bâtiment comme celle d’un corps. Deux visions opposées, hallucinées et complémentaires.
Suspiria, Dario Argento, 1977
Speed Racer
Lana & Lilly Wachowski
2008
Des Wachowski, les amateurs de cinéma retiennent principalement la saga Matrix, désormais totem de la culture pop. Moins connu et pourtant tout aussi inspirant, leur cinquième film derrière la caméra est l’adaptation d’un dessin animé japonais datant des années 1960. De courses en courses, Speed Racer, jeune prodige de la course automobile, va déjouer les plans de la Royalton Industrie et restaurer l’honneur de sa famille. Si Matrix repose sur un univers visuel fait de nuances de gris et de touches vertes, alors Speed Racer est une bombe colorée survitaminée, assumant la saturation de ses images. Au générique, pour les décors, on retrouve Owen Paterson déjà à l’œuvre sur les précédents films du duo. Mais Speed Racer est un film qui révolutionne le genre – une affirmation simple mais qui pourrait résumer la philosophie globale des Wachowski – et propose donc une approche inédite. Entièrement filmées sur fond vert, les images que l’on voit à l’écran sont factices. Si la technique n’est pas nouvelle, l’application est ici différente. En répliquant les effets de plan inhérents aux techniques d’animation traditionnelles (un décor peint sur lequel sont apposées des feuilles de celluloid figurant les personnages), Speed Racer joue avec les superpositions. Ici, la question du focus est totalement éludée, ce qui crée des « incohérences visuelles » qui font le style du film. Générés par ordinateur, les décors proviennent de photographies prises aux quatre coins de la planète par l’équipe du film. Pour ce faire, les ingénieurs ayant travaillé sur Speed Racer ont développé une technique baptisée « Quicktime Virtual Reality Sphere ». Celle-ci permet de photographier un environnement sous forme de bulle, à 360 degrés, et de plaquer les images sur n’importe quel volume, recréant ainsi des espaces de manière précise tout en permettant des axes de caméra impossibles dans le réel. Autre point notable de Speed Racer, le décor devient un élément de montage à part entière. Puisque les images qui composent l’arrière-plan sont en constante transformation, elles peuvent également faciliter le découpage de l’action. Ainsi un personnage pourra séparer l’écran en deux et créer deux fonds différents, sans aucune cohérence, de part et d’autre. Les possibilités offertes par ce procédé, là aussi héritées du dessin animé, sont infinies. D’ailleurs, malgré son scénario simpliste destiné aux enfants, Speed Racer est un film visuellement complexe, presque éreintant. Échec au box-office international, il est de ces ovnis visionnaires qui méritent une seconde chance.
Speed Racer, Lana & Lilly Wachowski, 2008
Mishima: A Life
in Four Chapters
Paul Schrader
1985
Cinquième film de Paul Schrader en tant que réalisateur, Mishima : Une vie en quatre chapitres est un joyau de sophistication. Sur une bande originale signée Philip Glass, on découvre la vie de l’écrivain japonais Yukio Mishima, géant de la littérature et figure controversée. Plutôt que de suivre un déroulé chronologique linéaire, Schrader décide de faire le portrait de l’auteur en adaptant trois de ses nouvelles, comme autant de facettes autobiographiques. Pour donner forme à ce parti pris original, il collabore avec Eiko Ishioka. De sa formation de graphiste, cette dernière a gardé un sens des couleurs et des formes. Très rapidement, elle œuvre pour le grand magasin nippon Parco dont l’avant-gardisme publicitaire n’est plus à prouver. Pour Schrader, elle réalise costumes et décors. Elle imagine des environnements stylisés proches de scénographies pour le théâtre ou l’opéra. Elle attribue à chaque roman une gamme chromatique précise : Le Pavillon d’or se distingue par son utilisation de l’or et du vert, La Maison de Kyoko se pare d’un rose acide, Chevaux échappés ponctue le noir et le blanc de notes rouges. Fort de cette direction artistique singulière, le film sera récompensé au Festival de Cannes en 1985 par le prix de la meilleure contribution artistique (tant pour sa photographie, sa musique que ses décors et costumes). Par la suite, Eiko Ishioka sera notamment créditée en tant que costumière, même si son influence sera souvent plus large. Citons notamment Bram Stoker’s Dracula (1992) de Francis Ford Coppola, chef d’œuvre gothique qui modernise le mythe du célèbre comte. Impossible également de ne pas souligner la fructueuse collaboration qui la lie au réalisateur Tarsem Singh : The Cell (2000), thriller horrifique offrant un rôle à contre-emploi à Jennifer Lopez, The Fall (2006), fresque onirique à la démesure inégalée, Immortals (2011), péplum mythologique et enfin Mirror Mirror (2012), exubérante relecture de Blanche Neige pour laquelle Ishioka décrochera une nomination aux Oscars. Décédée en 2012, Eiko Ishioka laisse derrière elle un passionnant corpus d’œuvres, récemment présenté au MOT Museum de Tokyo lors de l’exposition monographique Blood, Sweat, and Tears – A Life of Design.
Mishima: A Life in Four Chapters, Paul Schrader, 1985
Cleopatra
Joseph L. Mankiewicz
1963
Film de toutes les démesures, Cléopâtre est un monument à plus d’un titre. D’une durée de quatre heures (alors que Mankiewicz, son réalisateur, souhaitait sortir deux long-métrages de trois heures chacun !), le récit retrace la vie tumultueuse de la célèbre reine d’Égypte. Difficile de ne pas faire de parallèle avec son tournage étalé sur deux longues années, interrompu à cause d’importants soucis de santé d’Elizabeth Taylor, son actrice principale, ou encore suite à la relocalisation de son décor ! Les jeux Olympiques d’été de 1960 se passent alors à Rome, obligeant la production à changer son projet initial et à s’installer en Angleterre. Mais le climat britannique est bien différent de celui du bassin méditerranéen, et la pluie et le brouillard peinent à simuler la ville d’Alexandrie. Le décor et les palmiers importés supportent mal les intempéries. La Twentieth Century Fox prend alors la décision de démonter les plateaux et de les reconstruire dans les studios italiens de Cinecittà. C’est ainsi que le forum romain reprend des couleurs ! Mankiewicz demande à John de Cuir, en charge des décors, de construire la fameuse place en gonflant ses proportions de deux à trois fois par rapport à l’originale, afin de la rendre plus impressionnante. Lors de l’arrivée de Cléopâtre à Rome, la reine arrive sur un trône d’or porté par des serviteurs, suivi d’une réplique de Sphynx de dix mètres de haut sur vingt mètres de long. Quant aux intérieurs, ils ne manquent pas non plus de panache. La chambre de la protagoniste principale est synonyme d’opulence, avec ses palmiers dorés, ses colonnes, ses drapés et sa vaisselle sertie de (fausses) pierres précieuses. Souvent cité par Andy Warhol comme l’un de ses films favoris, Cleopatra raflera quatre Oscars lors de la cérémonie de 1964, récompensant son esthétisme (meilleure photographie, meilleure direction artistique, meilleure création de costumes, meilleurs effets visuels), laissant bredouille les acteurs et Mankiewicz. Longtemps considéré comme le film le plus cher d’Hollywood, éreinté par la presse à scandale en raison de la liaison des deux acteurs principaux (tous deux mariés par ailleurs, offrant à Taylor son quatrième divorce), l’histoire rocambolesque de Cléopâtre est généreusement commentée dans le documentaire Cleopatra: The Film That Changed Hollywood (2001), parfait complément à cette fresque épique.
Cleopatra, Joseph L. Mankiewicz, 1963
Texte de Justin Morin
EXPLORER REVUE
Cultivons
notre jardin
Justin Morin
À la direction artistique de Loewe depuis 2013, Jonathan Anderson a mis en place, saison après saison, une identité forte pour l’historique maison espagnole. Subtile mélange d’expérimentation stylistique et de savoir-faire artisanal, les collections dessinées par Anderson cultivent leur singularité et ne cessent de surprendre. Si, du fait de ses références artistiques, certains classent le designer dans la catégorie des intellectuels, il faut souligner son sens du décalage, glissant ici ou là quelques notes d’humour qui parfont sa signature. Ainsi, il est intéressant de voir comment le créateur anglais s’empare du parfum, domaine généralement régi par de nombreuses règles commerciales. Entre identités visuelles radicales, audaces olfactives et goût pour l’objet, les parfums Loewe ne font aucune concession. Analyse.
Fondée en 1846, la maison Loewe a bâti sa réputation sur la qualité de ses articles en cuir, avant de se lancer dans le prêt-à-porter féminin dans les années 1970. Suivant cette politique de diversification, le premier parfum, sobrement intitulé L Loewe, verra le jour en 1972. En 2013, Jonathan Anderson est nommé directeur artistique de l’institution espagnole acquise par le groupe LVMH en 1996. Si la marque est respectée pour son histoire, son style n’est pas clairement défini. Le créateur anglais devra donc mettre en place une vision globale, des collections de prêt-à-porter à l’identité visuelle des produits et des espaces de vente. Déjà à la tête de sa propre marque, Jonathan Anderson a débuté en tant que visual merchandiser, en travaillant notamment sur les vitrines de Prada. Un exercice de mise en scène régi par des contraintes d’espace, de lisibilité et de créativité. Assurément, cet apprentissage aura été bénéfique au reste de sa carrière. C’est en 2016, trois ans après son arrivée à Loewe, qu’Anderson lance sa première fragrance. Son nom est explicite. Bien loin du champ lexical des fleurs et autres synonymes de féminité si appréciés par l’industrie du parfum, 001 joue la sobriété et annonce un programme. Ici c’est le jus qui prime, et non le décorum qui l’entoure.
Réalisé en collaboration avec Emilio Valero, qui fut le nez de la maison pendant plus de deux décennies, 001 combine notes de jasmin, lin et musc. Sa composition résume les intentions du britannique : sophistiquée mais facile à porter, légère mais jouant les contrastes. Quant à son écrin, il sera la matrice du projet visuel pensé par Anderson. Là où la stratégie la plus répandue consiste à développer un flacon pour chaque parfum, afin de l’identifier, de le différencier et de le rendre désirable, Jonathan Anderson décide de réunir les créations de Loewe Parfums sous la forme d’une collection reprenant le même flacon. Sa forme est celle d’un rectangle debout. En verre transparent, il est décoré d’un autocollant blanc qui reprend le nom de la fragrance. Chaque flasque est fermée par un bouchon de bois cylindrique. Seul signe distinctif visuel : la couleur des flacons, allant du transparent neutre au rouge, déclinant le spectre chromatique avec quelques surprises comme l’effet « coup de pinceau » métallisé pour Aura Floral et Aura Pink Magnolia. Classiques de la maison et nouvelles créations se retrouvent donc dans cette gamme joliment baptisée Botanical Rainbow.
Placés côte à côte, ces blocs de verre forment une palette de couleurs à l’irrésistible simplicité. Ils séduisent le regard avant d’intriguer l’odorat. On retrouve dans ce kaléidoscope chromatique toute la sensibilité d’Anderson, grand amateur d’art. Cet arc en ciel botanique évoque les sculptures en résine de Roni Horn. L’expérience visuelle ne s’arrête pas là. Ou plutôt, elle débute en amont, dès le packaging. Avant de révéler leur couleur, les flacons reposent dans des boîtes au design sobre. Chacune d’entre elles reproduit une nature morte signée Karl Blossfeldt, figure majeure de la photographie, célébré depuis plus d’un siècle pour son inventaire des formes et structures végétales fondamentales.
Tout en affirmant les références artistiques du créateur anglais, ces images rendent hommage à la richesse de la nature.
Dans la continuité de cette démarche, Jonathan Anderson a imaginé une collection destinée à l’espace domestique. Celle-ci décline les fragrances en bougies, savons, parfums d’intérieur en spray ou sous forme de bâtonnets diffuseurs. Si les parfums sont communément des créations qui mettent en avant des combinaisons d’odeurs complexes, cherchant à brasser les univers à travers une formule unique (magique ?), ici le parti pris est à l’exact opposé. Plutôt que de mélanger les senteurs, chaque création met à l’honneur une plante. Ainsi la gamme se compose de Beetroot [betterave], Oregano [origan], Tomato Leaves [feuilles de tomate], Ivy [lierre], Honeysuckle [chèvrefeuille], Luscious Pea [pois de senteur], Liquorice [réglisse], Juniper Berry [baie de genévrier], Scents of Marihuana [senteur de marijuana], Coriander [coriandre] et Cypress Balls [cônes de cyprès]. Réalisés par Nuria Cruelles, actuel nez de la maison Loewe depuis 2018, ces parfums font le pari de l’ingrédient unique :
« Nous n’avons jamais été tentés de combiner ces senteurs avec d’autres fragrances. De la même manière que Blossfeldt a montré la beauté des fleurs et des plantes à travers leurs structures apparemment simples, mais étonnantes, nous avons voulu recréer le plus fidèlement possible les parfums des plantes dont nous nous sommes inspirés. C’était d’ailleurs l’idée de Jonathan Anderson pour cette collection de parfums d’ambiance d’éviter toute fioriture lors du mélange des essences. Alors que nous traversons un moment où nous avons besoin de nous sentir proches de la nature, nous nous en sommes inspirés et l’avons apportée à l’intérieur de chaque maison avec l’idée que ces parfums puissent transporter à la campagne ou dans une serre. »
Les flacons reprennent la forme rectangulaire de la gamme Botanical Rainbow, en y ajoutant des bouchons cylindriques en céramique vernie au toucher propre d’un cuir. Les visuels des packagings, signés Erwan Frotin, sont des natures mortes mettant en avant la beauté de chacune des plantes sélectionnées, dans un chatoyant jeu de couleurs. Simples, par l’unicité de leur senteur, mais sophistiqués, par leurconception globale – de l’image qui décore les boîtes au design de leur flacon, en passant par le vocabulaire employé pour les décrire – ces parfums jouissent d’un double statut : à la fois senteur intangible et objet aux qualités hybridant artisanat et industrie. Ce rapport à l’objet, on le retrouve très clairement dans les bougies parfumées de la collection de parfums d’intérieur. S’il existe des bougies présentées, assez classiquement, dans des pots de terre cuite émaillée, une version tautologique complète la collection. Moulée sous la forme d’un chandelier d’inspiration Louis XIV, la sculpture de cire est à la fois support et matière. Dès lors qu’il se consume, le bougeoir disparaît progressivement en laissant un effluve parfumé. On pense aux œuvres en cire d’Urs Fischer, commentaire doux-amer du temps qui passe inexorablement. À noter que Loewe propose également un coffret d’échantillons de cire de ces senteurs végétales. La proposition est si atypique qu’elle a, elle aussi, tout le potentiel pour devenir un objet de collection. Présentées sous forme de disque de cire coloré, frappées du logo de la maison, ces galettes servent à identifier les onze fragrances existantes. Blocs de couleurs pures, n’ayant aucune autre fonction hormis celle de présenter une odeur, elles rappellent le travail pop de Damien Hirst et ses Spot Paintings.
Bien évidemment ces interprétations et ces parallèles avec l’histoire de l’art ne sont pas au centre du discours des parfums Loewe, mais il est certain que les intérêts et la curiosité de Jonathan Anderson infusent ses propositions. À ce sujet, nous avons demandé à Nuria Cruelles comment naissaient les nouvelles fragrances qu’elle mettait au point. « Nous commençons à travailler à partir d’un briefing de ce que Jonathan souhaite créer pour chaque projet. Ensuite, j’essaie de recueillir des essences qui pourraient s’inscrire dans ce cadre tout en enrichissant la palette d’ingrédients lors de promenades ou de recherches approfondies. En parallèle, je collecte des senteurs de ma mémoire olfactive et j’expérimente en laboratoire pour voir si elles conviennent. Ce sont généralement des ingrédients utilisés en parfumerie que j’aime amener dans le contemporain en proposant de nouvelles structures. C’est le cas du galbanum que l’on retrouve dans la composition de Paula’s Ibiza. » Car au-delà de ces collections à l’approche sérielle, les parfums Loewe continuent de proposer de nouvelles fragrances comme autant d’histoires individuelles et satellitaires. C’est le cas de Paula’s Ibiza, lancé en 2020. Nuria Cruelles commente : « Nous avons fait beaucoup de fragrances depuis mon arrivée, mais Paula’s Ibiza a été particulièrement importante en raison de la dimension du projet : c’est la première dédiée à une collection de mode. Pour celle-ci, le briefing était de traduire l’île d’Ibiza en senteur : son côté bohème, l’odeur de ses côtes et son aspect irrévérencieux. Jonathan m’a montré l’histoire de Paula’s Ibiza, boutique de l’île, ainsi que la collection Loewe qu’il a imaginée en hommage à ce magasin historique. » Le flacon cylindrique en verre affichant un dégradé façon coucher de soleil, coiffé d’un bouchon bleu ciel, se loge dans un écrin reprenant l’imprimé de sirènes crée dans les années 1970 par Amin Heinemman et Stuart Rudnick, les fondateurs de Paula’s Ibiza. Unisexe, la fragrance mise donc sur une interprétation moderne du galbanum, sur laquelle se superposent eau de coco, huile de mandarine malgache, bois flotté, lys des sables et fleurs de frangipanier. Alors que Cruelles et Anderson développent actuellement de nouvelles créations qui devraient voir le jour en 2023, leur collaboration témoigne d’une richesse sensorielle – de l’odorat à la vue en passant par le toucher – galvanisante. Un parti pris qui démontre que l’industrie du parfum peut faire le pari de la singularité tout en restant accessible et désirable.
C.Q.F.D. du cinéma
à l’ère des séries
Luca MarchettiThibaut de Saint-Maurice
Cinéma et séries télévisuelles, on pourrait croire qu’il s’agit plus ou moins de la même chose. L’un se regarde en salle, les autres se consomment potentiellement partout. Le film est compact, tandis que la série nous entraîne dans une narration itinérante. Mais il est toujours question d’images en mouvement, d’histoires, d’acteurs… et de gros budgets. J’en ai discuté avec Thibaut de Saint-Maurice, philosophe, afin de comprendre pourquoi, d’après lui, ces deux spécimens culturels n’ont rien à voir l’un avec l’autre.
Luca Marchetti
Depuis maintenant deux décennies on ne cesse de questionner le futur du cinéma, mis à mal par l’engouement global pour les séries. Comment un genre si proche du cinéma a pu s’imposer comme forme narrative incontournable dans notre présent ?
Thibaut de Saint-Maurice
Avant de s’incarner en un produit télévisé de grande consommation, le « mode sériel » est depuis la nuit des temps une façon pour les humains de « raconter la vie » et d’en transmettre la mémoire. La généalogie des séries remonte aux histoires orales et aux contes populaires anciens. Puis il y a eu le feuilleton… La période qui va de la fin des années 1970 aux années 2020 n’est, pour les spécialistes, que le troisième âge (d’or !) de la série. On pourrait l’appeler le « tournant ethnographique » ; lorsque les séries ont commencé à documenter la vie ordinaire en se penchant sur des univers professionnels singuliers qui génèrent des formes de pouvoir sur la vie réelle des gens, comme le commissariat, l’hôpital… Et d’autres milieux peu accessibles au regard des gens communs.
Luca Marchetti
Pourtant ces milieux ont aussi été l’objet de nombreux films. D’où vient donc la spécificité des séries vis-à-vis du langage cinématographique ?
Thibaut de Saint-Maurice
Comme le cinéma, la série a fourni un traitement critique, ou alors une célébration de ces lieux de pouvoir. Mais pour le faire de manière percutante et efficace elle a de son côté le « long terme » et la possibilité de raconter des situations complexes en les découpant en épisodes successifs, ce qui permet aussi une incroyable flexibilité scénaristique… tout peut évoluer, voire s’inverser au fil du temps. Ce sont des aspects essentiels pour investir les coulisses de réalités peu accessibles au plus grand nombre.
Un autre facteur de réussite, d’ordre stratégique, tient au fait que la plupart des séries a été portée par des chaînes du câble qui ont incessamment besoin de nouveauté et de pousser de plus en plus loin le curseur des intrigues, de la caractérisation des personnages et des formats.
Luca Marchetti
Le cinéma a depuis sa naissance essayé de donner une interprétation du réel et, dans certain cas, il a carrément souhaité proposer une version alternative de certains faits historiques. Peut-on s’attendre à ce que la série en fasse de même ?
Thibaut de Saint-Maurice
Absolument. La « grammaire communicationnelle » de la série décrite plus haut s’insère toujours dans un contexte social spécifique. Aujourd’hui on a le sentiment que les mécanismes qui font tourner le monde ne cessent de se complexifier. Et la compréhension de ses rouages demande souvent des compétences que nous n’avons pas. Il suffit de penser à la crise de confiance politique au sein des grandes démocraties analysée par le sociologue Anthony Giddens.
La Femme sans visage (Kvinna utan ansikte), film de Gustaf Molander, scénario d’Ingmar Bergman, 1947.
Extrait du livre Ingmar Bergman et ses films de Jean Béranger, édité par Le Terrain Vague, Paris, 1959.
Bibliothèque Alexandru Balgiu
En mettant en scène les coulisses du système, la série a une fonction pédagogique et même sans le vouloir, elle aide à réparer la confiance en l’institution. Elle transforme le spectateur en expert !
Luca Marchetti
Il y a une dizaine d’années, en constatant l’impact des grands blockbusters chinois sur le marché cinématographique international, certains se demandaient si le cinéma était en passe de devenir le « nouvel opium du peuple ». Est-ce que ce ne sont pas les séries qui auraient dû être pointées du doigt ?
Thibaut de Saint-Maurice
Pas du tout. Les séries, quoi qu’on en dise, développent chez le spectateur des compétences et des points de vue très divers, et inclut une expertise d’ordre démocratique et citoyen. Elles peuvent également stimuler un certain sens critique et une pensée individuelle qui n’est pas sans impact sur les questionnements existentiels et métaphysiques de chacun.
Luca Marchetti
Peut-on voir des emprunts linguistiques entre série et cinéma ?
Thibaut de Saint-Maurice
Pas beaucoup en fait. La série télé s’est construite indépendamment du cinéma : des éléments comme le générique, des pauses dans la narration censées accueillir les coupes publicitaires, le résumé des épisodes précédents qui suggère toujours une interprétation des événements racontés, mais aussi la technique de réalisation qui se fait souvent en présence d’un public face à deux-trois plateaux de tournage en intérieur qui se succèdent, les cadrages serrés… Tout ça confère à la série un langage tout à fait original. J’ajouterais aussi la présence cruciale de la figure du showrunner. Ce n’est pas un scénariste, ni un réalisateur, mais plutôt le « directeur artistique » de la série. Au cinéma cela n’existe pas. Le profil le plus proche est l’auteur-réalisateur dans le domaine des films d’essai. Dans le showbusiness contemporain, le showrunner a une légitimité et une « autorialité » que le réalisateur n’a pas…
Luca Marchetti
Il y a quand-même eu une filiation esthétique entre le cinéma et les séries, notamment au niveau de la photographie et de l’esthétique générale des images…
Thibaut de Saint-Maurice
Games of Thrones est souvent citée parmi les séries les plus proches de l’esthétique cinématographique, avec beaucoup de plans larges et beaucoup de tournages en extérieur. Ceux-ci restent quand-même limités en nombre et l’effet spectaculaire final tient surtout aux effets spéciaux numériques ajoutés en phase de post-production. Je citerais plutôt le jeu vidéo que le cinéma en tant que référence.
Dès les années 2010 on a vu arriver une génération de nouvelles séries avec une qualité esthétique remarquable, comme Mad Men. Ces séries qu’on rapproche le plus souvent du cinéma, visent la reconstitution historique ou la recréation « d’ambiances » typiques d’une époque ou d’un lieu… comme le néo-western Dead Wood. Mais il reste toujours une différence fondamentale entre les deux genres : la série est toujours portée par les dialogues, par la dynamique entre les personnages et non pas par la mise en image ou le récit, contrairement au cinéma. Ce qu’on valorise vraiment dans les séries c’est la vie ordinaire, la reconstitution des formes de vie d’une époque, d’un lieu, d’une famille comme dans Downtown Abbey, jusqu’au « normal de l’extraordinaire » quand il s’agit de dévoiler au monde le protocole royal dans The Crown.
Luca Marchetti
Et inversement alors ? Quels sont les apports de la série au cinéma contemporain, par exemple au niveau de la définition du film et du design des personnages ?
Thibaut de Saint-Maurice
Sur le plan de la conception même du film, le format de la série a systématisé au cinéma la logique des franchises « à thème » telles que les réactualisations de Superman ou Batman en y incluant le principe peu orthodoxe de sequels et de prequels bien que ceux-ci ne soient pas toujours justifiés par les sources originales de ces histoires (livres, bandes dessinées etc.). En deuxième lieu, la série a familiarisé le public avec des personnages aux vies complexes et des intrigues à rallonge même pour des blockbusters très populaires. Le personnage idéal de la série, à la fin du récit, a peu en commun avec ce qu’il était au début. De même, en ce qui concerne les intrigues, la série raconte des histoires de transformation, de révolution et de mutation. C’est essentiellement l’inverse de ce sur quoi le cinéma s’est construit, à savoir la définition d’un type humain,d’un état d’esprit, d’un caractère, d’un moment singulier de l’histoire. Le cinéma « fige » et définit un mode narratif statique, dans la série tout est mobile.
Luca Marchetti
Peut-on imaginer que le « grand saut » du cinéma dans le futur se produira lorsque le film se détachera du contexte de sa diffusion, notamment la salle : à l’image des séries qui vivent aussi bien à télé – pour laquelle elles sont nées – que sur un smartphone, sur un écran home cinéma 4K, ou encore dans une salle…
Thibaut de Saint-Maurice
Oui probablement. Mais le pas à franchir n’est pas anodin car le cinéma est le résultat d’un médium (le dispositif que vous décrivez), alors que la série est le résultat d’un nouveau « regard », notamment celui qui a été porté sur l’ordinaire, sur l’intime.
Carolien Niebling, The Sausage of the Future, 2017. Projet soutenu par l’ECAL et publié par Lars Müller Publishers.
Un autre obstacle à cela est le fait que le cinéma est né comme un art de l’image tandis que la série est un art de la conversation et du dialogue. Paradoxalement elle est plus proche de la radio que du cinéma !
Quand les talons
pour hommes
s’ensanglantent
Antoine Bucher
Si aujourd’hui un homme en perruque, talons et maquillage a de grandes chances d’appartenir à un programme télévisé de RuPaul, au XVIIe et XVIIIe siècles, ce type de description correspond facilement à un membre masculin de l’aristocratie européenne.
Au XVIIe siècle, les nobles prennent notamment de la hauteur grâce à leurs chaussures et c’est d’abord aux pieds des hommes que les talons hauts s’installent dans les cours royales. La fréquentation diplomatique des ambassadeurs de Perse au début du XVIIe siècle cultive la curiosité pour ce qu’on appelle alors l’Orient et la mode des souliers à talons gagne progressivement les courtisans inspirés par ceux des cavaliers perses qui leur permettent de caler les pieds dans les étriers. Alors que sous Louis XIV, les représentations de mode masculine abondent avec le développement de la gravure de mode sous l’impulsion notamment des éditeurs d’estampes Jean Dieu de Saint-Jean et la famille Bonnart, de nombreuses eaux-fortes représentant les tenues en vogue n’oublient pas de représenter ces souliers qui rajoutent de la hauteur aux grands du monde sur les centaines d’images qui sortent des presses de la rue Saint-Jacques, haut lieu de l’estampe française (cf. illustration). Si ces gravures de mode imposent à partir de 1670 un format vertical standardisé présentant un personnage en pied dont la parure est détaillée avec soin, mais au visage indifférencié, la paternité des tendances de mode peut être attribuée à certains personnages de la cour. Ainsi, le duc d’Orléans, le frère du roi, qu’on appelle alors Monsieur est croqué par Saint-Simon dans ses Mémoires en 1701 comme un amateur portant à ses pieds les modèles de talons les plus importants : « C’était un petit homme ventru, monté sur des échasses tant ses souliers étaient hauts, toujours paré comme une femme, plein de bagues, de bracelets et de pierreries partout, avec une longue perruque tout étalée devant, noire et poudrée et des rubans partout où il pouvait mettre, plein de sortes de parfums, et, en toutes choses, la propreté même. »
Monsieur, alors l’un des personnages les plus important du royaume, mais aussi un expert en débauche, ajoute une touche de couleur aux talons de l’aristocratie. Lors d’une nuit de fête de 1662, le frère du roi finit avec son entourage sa soirée dans l’anonymat des tavernes du cœur de Paris et traverse notamment le quartier de la Grande Boucherie près du Châtelet. Le sang des animaux colore les talons du fêtard et le roi s’en inspire en commandant à son cordonnier des talons rouges. Ils deviennent alors une mode à Versailles puis à la cour d’Angleterre par l’entremise du cousin de Louis XIV, le roi Charles II. Un rare exemplaire d’une version habillée d’une estampe des années 1690 représentant le souverain français met l’accent sur cette nouvelle tendance. Publiée par l’éditeur Antoine Trouvain, la gravure finement découpée comporte des parties ajourées habillées de morceaux de textile. Ce type d’objet réservé aux collectionneurs les plus fortunés de la fin du XVIIe siècle voit ici les talons royaux laisser apparaître un morceau de tissu rouge. Ce montage réalisé dans ce cas à l’époque diffère de la version originale de l’eau-forte qui ne différencie pas le talon et le corps de la chaussure. Pour les clients de ce type d’œuvres, plus chères encore que les versions rehaussées en couleurs à la main, il semble alors important de mettre l’accent sur les pieds du roi. Quelques années plus tard, le peintre Hyacinthe Rigaud ne manque pas de souligner de rouge les talons du roi dans son magistral portrait de Louis XIV en costume du sacre qu’il réalise en 1702. La tendance dure et ouvre la voie à l’utilisation aux XVIIIe et XIXe siècles de l’expression « les talons rouges » pour décrire les nobles et notamment les courtisans. Le Dictionnaire Universel de 1896 décrit un talon rouge comme « un homme de la cour qui avait des talons rouges à ses souliers ce qui était une marque d’élégance et de distinction », mais la synecdoque sous-entend également de grandes manières et une affectation certaine, à l’image des plus importants courtisans du royaume. En 2019, le Metropolitan Museum associe d’ailleurs Monsieur, l’inventeur de ces talons colorés, au développement du « camp » lors de l’exposition Camp Notes. La mode des semelles rouges couplées à des talons aiguilles est, elle, une histoire d’un autre genre…
Jean dieu de Saint-Jean, Homme de Qualité en Surtout, 1683. Librairie Diktats
La voyageuse
contemplant
une mer de nuages
Simone Rocha
La collection Printemps 2022 de Simone Rocha a conduit le public dans l’église médiévale de St Bartholomew-the-Great à Londres dont l’atmosphère lugubre et sinistre, mais également sublime et sacrée, offrait une ambiance parfaite pour les silhouettes de la créatrice. Pendant que les mannequins défilaient sur le podium, le spectateur avait l’impression d’assister à un baptême allégorique, les vêtements évoquant les tenues revêtues pour une cérémonie chrétienne qui semble devenir, d’une certaine manière, troublante et poignante. En jouant avec la thématique de l’enfance, de la naissance, mais aussi de la maternité, Simone Rocha parvient à célébrer le corps féminin dans l’expérience de l’accouchement et de l’adaptation au rôle de mère. Nous avons rencontré la créatrice pour parler de ses inspirations pour la collection et de sa méthodologie de travail.
Lorsqu’on lui a demandé s’il existait un lien entre ses expériences personnelles et ses créations – au moment de la présentation de la collection, elle venait d’avoir son second enfant – Simone Rocha a répondu :
« Je trouve difficile de concilier les deux, donc je suppose que ma situation authentique de maternité s’est naturellement infiltrée dans mon travail. »
Cette « infiltration naturelle » n’est donc pas simplement une inspiration fugace, mais doit être considérée davantage comme une évolution organique de la vie de la créatrice et de son approche des créations.
Le printemps 2022 marque en effet le 10e anniversaire de sa première collection griffée Simone Rocha. Tout au long de la décennie, elle est parvenue à développer certaines caractéristiques clés qui sont restées des constantes dans chaque collection. Parmi les détails qui définissent l’identité de la marque on retrouve l’exagération des dimensions de certains éléments tels que les cols et les manches, l’utilisation impulsive de volumes démesurés sur des silhouettes classiques et enfantines et celle de symboles irlandais et catholiques comme ornements. Après avoir obtenu une licence en mode au National College of Art and Design de Dublin, Simone a suivi le Master de mode du Central Saint Martin’s College de Londres, dont elle est sortie diplômée en 2010. C’est là qu’elle a pu travailler sur différents textiles et découvrir les possibilités qu’ils offrent pour créer un vêtement :
« Je me suis toujours intéressée aux silhouettes et aux volumes, j’ai toujours aimé les déplacer, jouer avec les proportions, exagérer les détails et travailler avec les tissus dans les mains. Il faut être mis au défi et bousculé, l’expérimentation est donc cruciale. Mais les créations en elles-mêmes résultent toujours de la collaboration avec mon équipe et nous avons maintenant une signature qui résonne dans chaque collection. »
Le jeu avec les possibilités offertes par le studio de mode fait partie de l’ADN de la créatrice. En effet, son père, John Rocha, est un créateur installé à Dublin qui travaille dans l’industrie de la mode depuis les années 1980. En grandissant, elle a baigné dans le design de mode en accompagnant son père au studio et en l’aidant à développer ses collections. Sa mère, Odette, travaille également aux côtés de son mari depuis ses débuts à Dublin et accompagne aujourd’hui Simone dans ses prises de décisions pour sa marque solo. Rocha reconnaît cette dynamique quand elle affirme :
« La plus grande chance que j’ai eue en grandissant dans un environnement aussi créatif, c’est que ma créativité n’a jamais été remise en question, elle a toujours été acceptée. »
Par conséquent, sa famille et ses racines irlandaises ont toujours joué un rôle central dans sa vie de créatrice, d’abord avec ses parents à Dublin, puis aujourd’hui avec la famille qu’elle a fondée à Londres. D’une certaine manière, ses collections sont un moyen de réinterpréter et d’analyser ses expériences personnelles, par exemple la maternité lors du défilé du printemps 2022. Il est difficile de concilier ces deux activités, et elles se déroulent donc, biologiquement, en parallèle. À ce sujet, Simone ajoute :
« Avec chaque collection, je peux mettre le doigt sur ma vie, le contexte et les événements à ce moment précis. Mes collections naissent d’abord de mes émotions et, avec elles, j’explore de nouvelles idées, des récits multiples et des sensations diverses. »
Ces sensations ne doivent pas nécessairement être toujours brillantes et éblouissantes. Ce qui ressort de l’expérience dans la collection est souvent un fil conducteur, en partie sombre, troublant :
« Je pense qu’il y a toujours un contraste, et un élément sous-jacent. »
La maternité, par exemple, apporte aussi avec elle le dérèglement du sommeil, l’insomnie, et est indissociable du corps qui a dû se transformer, presque se disloquer, pour accueillir un autre être humain. Les vêtements de Simone Rocha parviennent à célébrer avec brio cette transformation primitive et nécessaire dans laquelle de nombreuses femmes peuvent se retrouver. En ce sens, sa vision de la féminité est précise. Il était donc presque naturel de lui demander si, après une décennie, elle pourrait transposer cette vision en parfum. La créatrice pense qu’un éventuel parfum Simone Rocha sentirait « le bois brûlé et la tubéreuse. »
Sa vision personnelle s’inscrit également dans le contexte plus large de ses collections. Le cinéma, par exemple, joue un rôle important dans leur élaboration. Pour la collection Automne-Hiver 2020, par exemple, Simone a travaillé en collaboration avec le réalisateur Hugh Mulhern. Elle a utilisé le support du clip pour contextualiser davantage les silhouettes en se concentrant sur les mouvements, les effets textiles et des détails particuliers.
« J’adore travailler avec les réalisateurs de films, surtout lorsqu’ils sont comme Hugh et qu’ils ont une vision personnelle si forte. J’aime amener mes pièces dans un nouveau monde. Un peu comme lorsque j’ai fait un film avec Petra Collins et que mon travail est presque devenu un personnage du récit. »
Les réalisateurs sont capables de ré-imaginer ses vêtements et de les recontextualiser, en analogie ou en contraste avec l’idée originale. L’ensemble du processus devient un échange fertile entre les deux créateurs.
D’une manière générale, les films que Simone a cités comme sources d’inspiration alternatives sont en adéquation avec sa personnalité. En tête de liste, le grand classique Chambre avec vue, de James Ivory, un drame romantique complexe qui se déroule à Florence au début du XXe siècle. Vient ensuite In the Mood for Love de Wong Kar-Wai, une histoire d’amour située dans les années 1960 à Hong Kong, d’où le père de Simone est originaire. Elle ajoute ensuite deux films dans lesquels on peut voir des symboles internationaux du cinéma irlandais : Le Cheval venu de la mer et The Field. Plus tard, son intérêt se portera vers Londres, avec Les Chaussons rouges, une histoire d’amour tragique racontant les péripéties d’une ballerine dans les années 1940. Enfin, elle ajoute à sa liste Fish Tank, un film de la réalisatrice britannique Andrea Arnold, l’histoire de l’enfance troublée d’une jeune fille tiraillée entre famille et amants.
On est également surpris de constater que lorsqu’on lui demande si sa dernière collection – automne 2022 – pourrait être traduite en film, elle choisit précisément Andrea Arnold comme scénariste pour adapter ses vêtements en récit cinématographique. Une collaboration entièrement féminine pour repenser dans un contexte plus large les femmes Simone Rocha, personnages principaux de son récit. Elle précise qu’elle y verrait une adaptation de la légende irlandaise des Enfants de Lir. Ce mythe, qui a inspiré Le Lac des cygnes, raconte l’histoire de quatre frères et sœurs condamnés par leur belle-mère, jalouse de l’amour et de l’attention que leur accorde leur père, à passer 900 ans sous la forme de cygnes. Ainsi transformés, les enfants ne parviennent à conserver leur voix humaine que pour chanter des mélopées susceptibles d’attirer l’attention de leur père qui découvrirait enfin la vérité sur sa nouvelle épouse. Le charme n’est rompu que lorsqu’il entend sonner une cloche, la première cloche chrétienne à sonner en Irlande. À partir de là, ils peuvent mourir sous leur apparence humaine tandis que leur mémoire sera conservée grâce à ce mythe. Quand on écoute cette histoire ancienne, on remarque bien sûr la métaphore entre les élégantes créatures blanches des quatre cygnes, fascinantes à première vue mais au destin tragique,
TEXTE D'ILARIA TRAME
Ed cetera
Ed Atkins
Présentées sous forme d’installation déployée dans l’espace, les vidéos d’Ed Atkins sont immédiatement identifiables. On y retrouve le plus souvent un avatar dont l’aspect joue avec les limites de l’hyper-réalisme des images générées par ordinateur. Les errances de ses personnages sont l’occasion pour l’auteur de questionner le sens de la vie, et plus particulièrement de l’inévitable déclin. Ses monologues révèlent un sens du rythme singulier, à la fois à travers l’écriture textuelle – Ed Atkins a publié deux recueils de textes, A Primer for Cadavers (2016) et Old Food (2018) – et cinématographique. Cadrages et montages montrent une maîtrise du langage du cinéma et de ses effets. L’artiste britannique, né en 1982, développe donc depuis plusieurs années une œuvre complexe et fascinante, alternant entre ombre et lumière. En discussion avec le critique Piero Bisello, il revient sur les interprétations de son travail et ses productions les plus récentes.
Piero Bisello
Une de vos œuvres de 2017 (en collaboration avec Contemporary Art Writing Daily), du bois découpé au laser, indique : « Le terme de nourriture périmée [Old food] est bien sûr impropre. Il n’y a pas de périmé dans le numérique. Pas de négligence de réfrigération. On décide de lui donner cette apparence. » Old food est aussi le titre d’un de vos poèmes en prose, « un rien épique » selon vos mots. On peut y lire : « … un tas de mouches l’ont dégradé avec leurs vomissures répétées et il s’est presque liquéfié sur son support. Même s’il était devenu marron et avait fait des flaques de latex dans les poubelles, nous l’aurions sans doute quand même mangé… » Ces deux passages me rappellent que quand on y réfléchit bien la nourriture est dégoûtante, peu importe à quel point on la rend attrayante. Même le pain n’est qu’une chose morte transformée, sans parler des saucisses et du caviar. Pouvez-vous nous en dire plus sur votre intérêt récurrent pour la nourriture périmée ? Y a-t-il une volonté de repousser le lecteur/spectateur avec un produit censé être désirable ?
Ed Atkins
Une grande partie de mon travail est liée aux limites de la représentation du médium ; une grande partie de mon travail traite plus ou moins de lui-même – même et surtout si ce qu’il pourrait hypothétiquement comprendre de lui-même est en conflit assez évident avec sa vraie nature. Il s’agit souvent d’un type particulier d’anthropomorphisme délirant, qui suppose, d’une manière ou d’une autre – et cela demande d’opérer un raccourci – que l’œuvre d’art est une personne qui s’inquiète de son identité. Ou s’inquiète de savoir si elle est convaincante en tant que personne. Pour les autres et pour elle-même. Ce qui constitue un autre type de spécificité du médium, je suppose. Tout ceci n’est qu’une expérience imaginative, mais elle engendre un type particulier de relation avec le média, qui détermine la capacité à approcher un niveau élevé de fidélité dans sa représentation, quel qu’il soit. La nourriture a sûrement quelque chose de grotesque, mais en réalité, il s’agit là des processus de la vie et du numérique, de la vie et de la mort ou de la non-mort, de la rémanence et de la mortalité ; de l’aspect immortel du numérique, par opposition à sa réalité physique et à ses conséquences, ainsi qu’à l’existence mortelle et sensationnelle des individus. La nourriture est fondamentale. Il n’est pas vraiment question de désir et de répulsion, mais dans la mesure où je ne m’intéresse ni à l’apparence lisse des images ni à la cohérence lisse des phrases et de la grammaire – ou à la perte facile de toute sorte de certitude – les approches du grotesque, de l’immonde et de l’abject en tout genre font partie intégrante de mon travail.
Piero Bisello
Dans une interview de 2014, une table ronde sur l’art et le cinéma organisée par le magazine Mousse, vous avez déclaré que vous adhérez à « l’idée d’un anti-illusionnisme structurel/matérialiste, jusqu’à ce que nous ne puissions plus distinguer l’illusion de la réalité. » Pendant de nombreuses années, j’ai vu dans cette déclaration un résumé de votre philosophie de l’art, notamment celle appliquée dans vos vidéos et vos textes. Cependant, vos dessins les plus récents, que je reçois chaque jour par e-mail, semblent moins rigoureux quant à cette velléité anti-illusionniste. Pour moi, il s’agit davantage de dessins en tant que tels plutôt que de dessins sur le dessin. Pour moi, ils invoquent plus directement les émotions. Par leur biais, avez-vous tempéré votre « appel à révéler le médium », comme l’écrit Hal Foster dans son récent essai sur votre travail ?
Ed Atkins
Tout d’abord, je clarifierais cette première citation et je soulignerais le fait que mon intérêt pour le cinéma structurel/matérialiste s’oppose assez clairement à celui que je vois dans le fait de ne plus pouvoir distinguer l’illusion de la réalité. J’entends par là que le cinéma anti-illusionniste part du postulat que l’illusion est politique et éthique. Ainsi, bannir l’illusion reviendrait à bannir la possibilité de voir la vérité au-delà de l’illusion. Je pense que ce que je voulais dire, c’est que les aspirations de la technologie, et de ceux qui propagent son avenir, semblent tendre vers un point de convergence entre l’illusion et la réalité. Ce qui est intéressant en soi. Cependant, ce qui m’intéresse en premier lieu, c’est d’exposer le médium. Ce qui implique souvent d’utiliser délibérément des médias contemporains qui manifestent ouvertement leur volonté d’aboutir à une sorte de transcendance technologique, et de leur demander d’accomplir des prouesses qu’ils ne peuvent évidemment réaliser qu’imparfaitement, divulguant ainsi leur essence – ou du moins leurs aspirations. Les dessins sont une toute autre chose. Je trouve important de souligner que mes théories sur les médias et autres ne sont qu’un pan de ce que j’essaie de créer.
Piero Bisello
Vous participez à la gestion du site Web Contemporary Art Writing Daily, qui vient de publier un ouvrage intitulé Anti-Ligature Rooms. C’est une plongée dans la critique. Par exemple, le chapitre consacré au surréalisme débute par un commentaire sur une installation de Chris Burden, et se poursuit par des commentaires sur le surréalisme, le capitalisme, la société, la peinture, l’image, etc. Pouvez-vous préciser les conditions de votre participation au site Web et au livre ? J’ai entendu dire que vous écriviez plus que vous ne lisiez. Comment avez-vous abordé l’écriture d’Anti-Ligature Rooms par rapport à d’autres projets d’écriture ?
Ed Atkins
En fait, je n’ai rien à voir avec les créateurs de CAWD. J’ai travaillé avec eux à plusieurs reprises et j’ai également publié leur livre, Anti-Ligature Rooms. Mais je ne sais pas qui ils sont, et je ne suis l’auteur de rien de ce qu’ils publient. Je partage des informations et des idées avec eux, à peu près en toute impunité, et ils écrivent ce qu’ils veulent, plus ou moins. Je vous recommande cependant de les contacter. Ils sont bien meilleurs correspondants que moi.
Piero Bisello
Deux de vos projets récents ont pour sujet la famille. Dans la vidéo The Worm une femme converse avec son fils, ou disons plutôt qu’il l’écoute. Elle y parle de son passé, de sa mère en particulier. Le second projet est un ouvrage réunissant vos dessins pour enfants, dédié à votre fille – vous y mentionnez que vous avez réalisé des dessins chaque matin et les avez cachés dans sa lunch box. Comment avez-vous commencé à intégrer le thème de la famille dans votre travail ? N’est-il pas parfois gênant d’inclure des sujets personnels dans une œuvre destinée à un large public ? La fiction permet-elle de surmonter cette gêne, le cas échéant ? Dans The Worm, le fils déclare à un moment donné que « la réalité ou le réalisme est triste ».
Ed Atkins
Dans ce passage – à moitié retenu –, ce dont parle le fils c’est de la tendance de sa mère à affirmer que la réalité est triste. Que la vie est triste, que l’expérience est par essence déjà appauvrie. Et qu’il a hérité de cette tendance, mais qu’il se rebelle contre elle. L’œuvre aborde les questions d’hérédité, les traumatismes, la façon dont on se perçoit ou dont on imagine que les autres nous perçoivent, et des dégâts que cela peut causer. J’ai toujours inclus ma famille dans mon travail. De manière moins ostensible, mais elle est présente depuis le début. Tout comme l’effet de la présomption familiale, la répulsion de l’intimité, la distance, la perte, le détachement, tout cela. Il n’y a donc là rien de nouveau. Le livre de dessins rend compte d’un processus entamé sans aucune aspiration artistique, si ce n’est le processus en lui-même, et de l’existence d’un public aimant. J’ai la quasi-certitude que je ne ferai jamais mieux que les dessins. Il y a une idée d’excès, sans doute. Une intimité détournée ? Une impression de se conformer à une définition indisponible ? Une sorte de machine qui se construit chaque jour ? Imaginez-en des dizaines de milliers ; il y en a déjà quelques milliers.
Piero Bisello
Pour des raisons familiales, je n’ai pas pu assister à votre performance, Mutes, à Knokke, il y a quelques mois, mais j’ai appris que vous aviez tenté de proposer une lecture pertinente du poème The Morning Roundup de Gilbert Sorrentino. Je suppose que votre but n’était pas de parvenir à le lire correctement. Qu’est-ce qui vous a attiré vers ce poème?
Ed Atkins
Le fait est qu’il n’y a aucun moyen de l’appréhender correctement : le poème en lui-même traduit son incapacité à évoquer quoi que ce soit de vaguement réparateur qui pourrait exprimer « correctement » les sujets qu’il aborde. Quelque chose dans le langage, le ton exclamatif et la mention de la parole et des radios, m’a évoqué un mantra pour la fragilité qui s’extériorise après le deuil. J’ai utilisé le poème comme refrain d’une vidéo que j’ai réalisée il y a longtemps, Warm, Warm, Warm Spring Mouths.
Piero Bisello
Vous avez récemment écrit et mis en scène une pièce de théâtre (en collaboration avec Steven Zultanski). Elle s’intitule Sorcerer, et traite de l’amitié. Le rapport entre l’amitié et la sorcellerie me laisse perplexe. Pouvez-vous nous dire quelques mots sur la pièce et cette étrange juxtaposition qui apparaît dans son sujet et son titre ? Dans votre ouvrage A Seer Reader, « un recueil de prophéties écrites au futur » comme vous l’avez défini dans une interview pour Frieze, vous mettez également en scène un personnage magique et surnaturel. Dans quelle mesure le Seer Reader est-il un précurseur du Sorcerer ?
Ed Atkins
Il ne l’est pas encore. Le Sorcerer, je veux dire. Il n’y a pas de mystère à résoudre dans le titre en tant que descripteur. Je ne pense pas avoir jamais créé une œuvre qui soit une énigme à résoudre. Il n’y a pas de sujet, non plus. Il y a de la magie, mais aussi du réalisme, de l’onanisme spécifique au médium et bien d’autres choses encore. En ce qui concerne A Seer Reader, il exprime une sorte de fascination de longue date pour l’aspect magique du langage. Ou pour la magie en tant que langage. Crowley a dit : « La magie est une maladie du langage. » Mais peu importe.
Ed Atkins, Refuse.exe, (still), 2019-2020.
Simulation 3D en temps réel sur 2 écrans avec son — boucle de 15 minutes.
Avec l’aimable autorisation de l’artiste, de Galerie Isabella Bortolozzi (Berlin),de Cabinet Gallery (Londres), de dépendance (Bruxelles) et de Gladstone Gallery (New York).
Ed Atkins, Refuse.exe, (still), 2019-2020.
Simulation 3D en temps réel sur 2 écrans avec son — boucle de 15 minutes.
Avec l’aimable autorisation de l’artiste, de Galerie Isabella Bortolozzi (Berlin),de Cabinet Gallery (Londres), de dépendance (Bruxelles) et de Gladstone Gallery (New York).
Ed Atkins, Untitled, (still), 2018.
Vidéo avec son, boucle de 5 minutes et 30 secondes.
Avec l’aimable autorisation de l’artiste, de Galerie Isabella Bortolozzi (Berlin),de Cabinet Gallery (Londres), de dépendance (Bruxelles) et de Gladstone Gallery (New York).
Ed Atkins, Good smoke, (still), 2017.
Vidéo avec son surround, boucle de 16 minutes et 40 secondes.
Avec l’aimable autorisation de l’artiste, de Galerie Isabella Bortolozzi (Berlin),de Cabinet Gallery (Londres), de dépendance (Bruxelles) et de Gladstone Gallery (New York).
Ed Atkins, The worm, (still), 2021.
Vidéo avec son, boucle de 12 minutes et 40 secondes.
Avec l’aimable autorisation de l’artiste, de Galerie Isabella Bortolozzi (Berlin),de Cabinet Gallery (Londres), de dépendance (Bruxelles) et de Gladstone Gallery (New York).
Je voulais écrire quelque chose qui pointe directement vers le futur. Donc tout a été rédigé au futur simple. Tout y est une promesse inébranlable. Sorcerer aurait pu s’intituler autrement. Mais ce n’est pas le cas. Il s’intitule Sorcerer, et si vous avez besoin d’une baguette magique, c’est d’une baguette fantastique à tenir en regardant la pièce.
Les goûts et les couleurs
Carolien Niebling
En utilisant la nourriture et la nature pour proposer des perspectives alternatives dans le domaine du design, Carolien Niebling élargit notre approche des pratiques alimentaires en faisant de la saucisse une métaphore de la nécessité de repenser notre attitude vis-à-vis de l’alimentation quotidienne. La saucisse est abordée comme un véritable objet de design, à réimaginer et à conceptualiser. La particularité du travail de Carolien Niebling réside dans l’échange constant entre les domaines de l’alimentation et de la recherche scientifique, équilibrant élégamment innovation et imagerie délicate pour incarner son concept. Grâce à l’utilisation astucieuse de la photographie et des images en mouvement, la nourriture peut être décontextualisée et se présenter comme un produit évocateur dans son essence pure. En étudiant ses apparences et ses formes diverses, Carolien Niebling évoque des perspectives visionnaires pour l’avenir de l’alimentation et du design de produits.
Ilaria Trame
Sur votre site web vous vous définissez comme une « Food Futurist ». Pouvez-vous nous expliquer ce que vous entendez par là ?
Carolien Niebling
« Food Futurist » est simplement une formule pour manifester mon intention de travailler sur l’alimentation sans perdre de vue l’avenir. J’ai une formation en design de produits et, à ce titre, je réfléchis aussi en tant que designeuse de produits. C’est une sorte de jeu de mots sur le lien entre les deux identités.
Ilaria Trame
Votre ouvrage The Sausage of the Future [la saucisse du futur] est votre œuvre la plus connue. La saucisse y est considérée comme une métaphore de la multitude de possibilités qui s’offrent à nous en matière de nutrition si nous voulons réduire notre consommation de viande. J’aimerais connaître votre méthodologie de travail lors de l’étape de réflexion et lorsque vous envisagez les différents ingrédients qui pourraient se présenter et nourrir votre concept. Avez-vous voyagé, vous êtes-vous inspirée de différents lieux et cultures, avez-vous expérimenté différentes alternatives alimentaires ?
Carolien Niebling
Pour être tout à fait honnête, lorsque j’ai commencé le projet, je n’étais pas une mangeuse incroyablement « téméraire ». J’aimais simplement essayer de nouveaux plats par curiosité. Avec ce projet j’ai vraiment réussi à réunir ma passion pour le design et mon intérêt pour la nourriture.
J’ai commencé à faire des recherches sur la saucisse parce que j’ai toujours pensé qu’elle était, en un sens, un aliment incompris. Les gens disent souvent : « Je n’en mange pas parce que je ne sais pas ce qu’il y a dedans. » Mais cette crainte est injuste car les bouchers ne cherchent pas à cacher les ingrédients qu’ils utilisent. Il s’agit simplement d’utiliser les restes de viande et d’en faire quelque chose de bon. Si vous avez peur de la saucisse, vous devriez avoir peur de son producteur et de tous les autres aliments qu’il confectionne. En menant des recherches, j’ai acquis un grand respect pour cet aliment.
Carolien Niebling, The Sausage of the Future, 2017. Projet soutenu par l’ECAL et publié par Lars Müller Publishers. Collage d’Emile Barret.
La saucisse a en fait été créée il y a 5 000 ans grâce à une maîtrise efficace de la boucherie, à une époque où il ne fallait gaspiller aucun aliment. On mettait dans une peau les restes de la production de viande et on les assaisonnait de sel pour qu’ils se conservent mieux. Par conséquent, elle a réussi à changer un mode de vie, car à l’époque, elle permettait d’emballer les sources de nourriture, de voyager plus loin et de rester à l’étranger beaucoup plus longtemps, pour l’exploration.
Au départ, j’ai commencé par m’intéresser à différentes saucisses venues du monde entier. Chaque région du monde a la sienne ; cela me fascine et m’inspire. En même temps, je me suis promis d’essayer tous les types de saucisses que je trouverais au cours de mes voyages ; le résultat a été très surprenant. La forme est la même, mais l’expérience est à chaque fois complètement différente. En ce sens, elle s’apparente pour moi à un élément de design ; elle est fabriquée comme une chaise ou une lampe. Il faut qu’elle ait un look, qu’elle soit constituée d’éléments qui répondent à une certaine logique et qu’elle ait une durée de vie, tout comme un produit.
Ilaria Trame
Comment le public a-t-il réagi à votre projet ? A-t-il compris les différentes possibilités que peut offrir la saucisse ?
Carolien Niebling
Les réactions ont été très différentes selon les publics. À New York, par exemple, l’accueil a été incroyablement impressionnant, pour ne pas dire hostile. D’un côté, il y avait des gens qui venaient directement me parler pour remettre en question ma théorie, comme si je leur proposais une réponse unique à un problème. D’autres, en revanche, étaient beaucoup plus enthousiastes à l’idée de voir le projet évoluer. En Europe, c’était assez différent. En Allemagne et aux Pays-Bas, au départ, le public était un peu méfiant, il ne comprenait pas l’intérêt de ma recherche. En revanche, en Italie, en Suisse, en France, en Espagne et au Royaume-Uni, il s’est montré très enthousiaste. En Nouvelle-Zélande, il a vu en moi une visionnaire. Je ne sais pas pourquoi mon travail a suscité des réactions aussi diverses. Pour moi, c’est presque naturel, puisque de toute façon il existe des saucisses différentes de par le monde. J’ajoute simplement davantage de légumes et je propose des modifications de la recette.
Ilaria Trame
Je suis également curieuse de savoir, compte tenu de votre formation de designer de produits, comment votre langage visuel a évolué du design de produits à l’alimentation.
Carolien Niebling
J’ai réalisé à quel point il est important de présenter une alternative aux aliments existants. Lorsque vous concevez un produit, vous effectuez d’abord quelques tests, puis vous présentez les différentes étapes de réalisation. En revanche, lorsque vous concevez des aliments, vos tests se perdent. Une fois qu’ils ont disparu, il vous reste seulement des images ou des recettes. C’est pourquoi dans l’ouvrage sur les saucisses j’ai tenté de prendre la partie visuelle très au sérieux. J’ai apporté une grande attention à ce sur quoi je voulais que le public se concentre, dans la photographie comme dans le dessin.
Mais à l’origine, c’est par la saucisse que s’est opéré le passage du design de produit à l’alimentation. Dès le début de mes études à l’ECAL, mes projets ont tous été liés à l’alimentation, malgré moi. C’est seulement lorsque j’ai conçu mon portfolio que je me suis aperçue que tous mes projets étaient d’une manière ou d’une autre liés à la nourriture. J’ai mis au point des ustensiles pour manger des insectes, une machine à fumer les aliments et une boîte à lunch. C’est seulement quand j’ai obtenu mon diplôme que j’ai réalisé que je voulais créer des objets plus explicites. C’est à ce moment-là que j’ai envisagé d’inclure la nourriture dans le processus de création. Et mon approche a également changé. J’envisageais de concevoir des systèmes et des nouvelles façons de penser plutôt que des objets.
Carolien Niebling, The Sausage of the Future, 2017. Projet soutenu par l’ECAL et publié par Lars Müller Publishers.
Pour cela, j’ai travaillé avec un boucher et un chef spécialisé en cuisine moléculaire. Le premier m’a aidée dans le processus de fabrication des saucisses, qui a pris la forme d’un échange constant d’idées et d’expériences multiples. Le second m’a plutôt aidée à comprendre les processus chimiques à l’œuvre dans la transformation de la viande et m’a montré par quoi la remplacer en l’absence de protéines animales.
Ilaria Trame
Aviez-vous des connaissances en biologie avant de vous pencher sur votre sujet ou les avez-vous développées au fil de votre travail ?
Carolien Niebling
Aussi stupide que cela puisse paraître, j’ai toujours voulu étudier les sciences au lycée, mais je pense que j’aurais été trop jeune pour cela à l’époque. Je ne les comprenais pas encore. Mais maintenant, j’adore ça. Apprendre ce qu’est une protéine, par exemple, la raison pour laquelle nous en avons besoin et en quelle quantité, et pourquoi il existe des protéines qui permettent de remplacer la viande (et d’autres qui ne le permettent pas). Je voulais étudier le sujet et être capable de l’expliquer en une seule page, car les explications scientifiques sont souvent très longues et le lecteur se déconcentre facilement. Il est important de rendre le sujet accessible à un large public, c’est le plus pertinent selon moi.
Ilaria Trame
Ce qui est fascinant dans votre travail, c’est qu’il ne propose pas seulement un produit, mais aussi une vision alternative et un mode de pensée innovant. Avec The Sausage of the Future, vous faites la lumière sur une solution à la surproduction de viande. Mais ce faisant, vous présentez aussi votre projet sous une forme incroyablement esthétique, en accord avec l’expression créative d’un designer.
Carolien Niebling
J’aime les livres, même si cela peut sembler démodé de nos jours. En créant le mien, je me suis rendu compte de ce qui me plaît tant chez eux : le fait que, dans leurs pages, un concept est saisi dans un cadre temporel spécifique. Lorsque vous lisez des articles en ligne sur le sujet auquel je m’intéresse – par exemple l’avenir de l’industrie alimentaire – vous ne pouvez jamais savoir à quel moment ils ont été écrits, les choses ont pu évoluer depuis. En revanche, dans les livres, un concept est formulé à un moment précis, et les photos sont éternelles. Ce sont des images que vous pouvez saisir. Et en faisant cela, vous créez un autre objet de design.
Ilaria Trame
Beaucoup de vos œuvres s’intitulent « The Beauty of… » – par exemple le film The Beauty of Edible Things et les vases que vous avez conçus pour The Beauty of Water Plants – comme si votre travail de designer ne consistait pas à produire des objets nouveaux, mais essentiellement à mettre en valeur et à accentuer la beauté naturelle de vos sujets. Quel rôle la nature a-t-elle joué dans votre processus de création ?
Carolien Niebling
Elle a été déterminante. Avec The Beauty of Water Plants, j’avais pour objectif d’exposer un problème réel en conservant une note positive.
Carolien Niebling, The Sausage of the Future, 2017. Projet soutenu par l’ECAL et publié par Lars Müller Publishers. Collage d’Emile Barret.
Par exemple, la culture des plantes et des fleurs est aussi peu naturelle que certaines productions alimentaires. Nous ne nous rendons pas compte que les fleurs que nous achetons viennent de loin alors qu’elles pourraient être cultivées localement. Ou que les fleurs ne fleurissent que pendant de courtes périodes et ne devraient pas être disponibles toute l’année. C’est devenu un commerce, tout tourne autour de l’industrie, puisque de nos jours on assiste à une surproduction et à une surconsommation des produits de la nature.
Pour le projet The Beauty of Edible Seaweeds, j’ai réfléchi à l’importance des algues dans l’avenir de l’industrie alimentaire et je me suis demandé pourquoi on ne généralisait pas leur utilisation. Pour moi, les algues sont des plantes incroyables qui poussent de manière improbable sans substrat et flottent généralement dans l’eau, tout en étant robustes et résistantes pour pouvoir supporter les courants forts et les marées. Pour moi, c’est ce qui les rend vraiment fascinantes. Mais comment se fait-il que cette beauté ne se traduise pas dans l’assiette ? J’ai eu l’idée de sonder la beauté de ces plantes comestibles en me concentrant sur des algues disponibles en supermarché. Je les ai réhydratées, puis je les ai projetées sur une assiette de manière à ce qu’elles ressemblent exactement à ce qu’on pourrait manger. Le concept sous-jacent consistait vraiment à prendre un moment pour observer les aliments qu’on pourrait manger et s’émerveiller de leur beauté.
Ilaria Trame
Comment pensez-vous que votre vision du design, bien plus axée sur le lien qui existe entre la nature et la beauté, pourrait s’appliquer aux secteurs de la mode et des cosmétiques ?
Carolien Niebling
C’est une question à laquelle il est difficile de répondre. Lorsqu’on s’inspire directement de la nature, par exemple de la façon dont les végétaux ont poussé, et qu’on crée des structures à partir de là, que ce soit dans le domaine du design, de l’architecture ou de la mode, j’ai l’impression que c’est un peu forcé. On peut assurément s’en inspirer, mais je préfère la prendre simplement telle qu’elle est. Les plus belles choses sont aussi simples que cela. Je préfère prendre de bonnes photos et zoomer, sortir la nourriture du contexte de la cuisine ou du supermarché et la placer dans un univers où l’on peut apprécier la beauté essentielle du sujet, sans essayer de le reproduire. En la décontextualisant, nous pouvons la contempler.
EXPLORER REVUE
Héros
Camille Moulin-Dupré
Auteur du Voleur d’Estampes, manga en deux volumes publié chez Glénat, Camille Moulin-Dupré est un passionné de cinéma. À travers ces illustrations et ce texte qui retrace son histoire, entre souvenirs intimes et plaisirs cinéphiles, il revient sur les films et personnages qui ont façonné son identité d’auteur.
Je suis auteur de manga. Avec un père peintre et une mère qui fut bibliothécaire, on pourrait voir une certaine logique à ce que je sois auteur de bande dessinée : le mélange entre le texte et les images.
Pourtant faire du manga n’était pas une évidence. Si j’en suis venu là, c’est que je voulais faire des films. Aussi loin que je me souvienne, je suis toujours allé en salle. Dès l’âge de trois ans, j’y ai accompagné ma mère durant les week-ends et les vacances. Adolescente, elle séchait les cours pour aller au ciné. Elle était passionnée par Truffaut et avait une fascination sans borne pour Christopher Walken. Assez naturellement, elle m’a emmené avec elle. Petit, j’ai pu voir toutes les daubes que je voulais (j’ai vu toutes les adaptations des Tortues Ninja). On pouvait aller en salle deux fois par jour, voir cinq à sept films par semaine. Du cinéma Hollywoodien. Du cinéma d’auteur. Du cinéma asiatique. Bref tout. Sans compter les cassettes vidéo.
Avec mon père, qui peignait avec la télévision en fond sonore, j’ai découvert les polars, la science-fiction et les films d’action, que l’on voyait sur Canal + ou en magnétoscope. J’ai une très grosse culture vidéoclub. Pourtant le cinéma n’était qu’un divertissement… Ce que je voulais, c’était faire les Beaux-Arts.
À cette époque, fin 90, début 2000, le Graal pour les étudiants était de posséder une caméra DV. Un caméscope numérique, une Sony de préférence, avec un Mac pour faire du montage. Tout le monde voulait faire des installations vidéo… Moi j’avais tout claqué dans un PC. Ni mes parents ni moi ne pouvions m’offrir de caméra.
Pourtant je sentais que je voulais faire de la narration en vidéo. Et peu importe si c’était en basse résolution. Pendant un temps, j’ai utilisé une webcam avec un dictaphone couplé à un micro de PC. On ne peut pas faire plus cheap. Tout le monde me le rappelait sauf mon professeur de vidéo qui m’encourageait. De l’image et du son: c’est tout ce qui compte sur un écran quand on a les bonnes intentions.
Mais très vite, je me suis heurté à deux réalités. Le cinéma est un art collectif et moi j’étais seul. Et j’ai compris que lorsque l’on ne sait pas cadrer avec un caméscope, comme c’était mon cas, alors il était compliqué de faire un film. Pourtant deux ou trois ans plus tard, un producteur me signait pour réaliser un premier court-métrage, avant même que j’obtienne mon diplôme. Et ça, c’est en grande partie grâce à Satoshi Kon.
Satoshi Kon le réalisateur qui m’a donné envie de faire du cinéma
Les amateurs de cinéma d’animation connaissent tous Satoshi Kon. Pourtant, le jour où j’ai découvert son premier film, j’étais seul dans la salle. Tout juste bachelier, avec un appétit délirant autour du Japon, Perfect Blue m’a mis une grande claque. En voyant ce thriller psychologique où une ancienne chanteuse de girls band sombre peu à peu dans la schizophrénie, je comprends que les films d’animation peuvent être pour adultes. Je suis fasciné par la façon dont Kon mêle le réel, l’imaginaire, l’onirisme, les cauchemars ou les visions délirantes. Et si j’utilise le fantastique et les cauchemars dans mon œuvre, c’est probablement du fait de son influence. Quelques années plus tard, je découvre sa série Paronaïa agent (2004), que je considère comme son chef d’œuvre. Il y a notamment un épisode qui se passe lors de la création d’un dessin animé. L’occasion pour le réalisateur de décrire tous les métiers : animateur, réalisateur, décorateur, coloriste. Cet épisode, c’est le déclic. À partir de là, c’est décidé, je peux faire de l’animation chez moi, seul, en autodidacte. Il me suffit juste d’enfiler toutes les casquettes. Je ne sais pas animer ? Pas grave, je filmerai au caméscope et je décalquerai plan par plan à la palette graphique. Je ne sais pas cadrer ? Là, désormais avec un ordinateur, j’ai tout le temps de peaufiner mon plan. Je réalise alors en autodidacte sept minutes d’animation, avec mon petit frère de sept ans comme interprète principal. L’animation vaut ce qu’elle vaut, par contre je soigne le découpage, le montage, le jeu avec la musique, et surtout le style graphique.
Quand Bruno Collet, un réalisateur de films d’animation passe à mon école des Beaux-Arts, je lui montre mon film, histoire d’avoir un avis. Une semaine plus tard, son producteur me laisse un message sur mon répondeur. Ils seraient très heureux que je réalise un court métrage pour eux.
Camille Moulin-Dupré, Mima, l’héroïne angoissée et son double maléfique du film Perfect Blue de Satoshi Kon.
Jean-Paul Belmondo, l’acteur pour lequel j’ai réalisé un film
Quand Jean-François le Corre, le producteur du studio Vivement Lundi! me propose de faire un film sur Belmondo, j’ai du mal à être enthousiaste. Bébel a beau être une icône du cinéma, pour moi c’est un vieil acteur qui n’est pas de ma génération. Mais faire un film n’est pas une occasion qui se refuse.
J’ai alors en tête un autre chef d’œuvre de Satoshi Kon : Millennium Actress (2001). La vie fictive d’une actrice qui a traversé tout le cinéma japonais. Avec Belmondo, je mesure bien que je peux faire la même chose avec le cinéma français. En regardant cinq films de Jean-Luc Godard et de De Broca, je me rends compte que l’acteur français a joué tous les genres : polar, aventure, comédie, drame, action… Et aussi, qu’il court toujours après une fille : Anna Karina, Jean Seberg, Ursulla Andress, Françoise d’Orléac… L’idée du film Allons-y! Alonzo! (2009) me vient instantanément : Bébel qui part à la poursuite d’une jeune femme, en explorant sa filmographie, le tout dessiné comme le journal de Tintin.
Camille Moulin-Dupré, Jean-Paul Belmondo en Pierrot le fou, extrait de mon film ALLONS-Y ! ALONZO !
Wes Anderson, le réalisateur par lequel je suis arrivé au manga
C’est en voyant Fantastic Mister Fox (2009) que m’est venue l’idée du Voleur d’estampes. En sortant de la salle, je me suis mis à raconter ma propre histoire de cambrioleur. Mais je voulais la transposer dans le Japon du XIXe siècle, avec une esthétique fidèle aux maîtres de l’ukiyo-e : Harunobu et Hiroshige.
Et voici comment m’est apparu mon nouveau film d’animation ! Un projet hybride que je voulais aussi transposer en livre. Au final le film ne s’est jamais fait.Il est devenu un manga en deux tomes édités chez Glénat. Aucun regret, bien au contraire : en quatre cents pages on peut raconter bien plus de choses qu’en quinze minutes d’un court-métrage.
Pourtant ce projet je l’ai vraiment pensé comme un film d’animation. Chaque case est un plan, chaque chapitre est une scène. Je compose mes doubles pages comme si elles étaient un cadre de cinéma. Le cinéma, c’est avant tout raconter en image plutôt qu’en mot. Aussi pour chaque tome, je dessine d’abord toutes les planches et ce n’est qu’une fois les images terminées que j’y ajoute les dialogues. Si une image se suffit à elle-même, pas la peine de rajouter du texte.
Le premier tome a été un succès inattendu, en grande partie par son style visuel, et aussi grâce à la passion grandissante du public envers le Japon. Cela allait faire un an jour pour jour que le livre était sorti. La veille, j’ai dit à ma fiancée à quel point j’étais heureux de fêter l’anniversaire du Voleur d’estampes, mais que le plus beau des cadeaux serait un coup de téléphone pour du travail. Et ç’a été le cas. Octavia Peissel, la co-productrice de Wes Anderson m’appelle pour me dire qu’il avait lu et aimé mon manga, et qu’il souhaiterait que je travaille sur son prochain film qui se déroule au Japon : Isle of Dogs (2018). Moi qui était autodidacte, j’allais travailler pour un grand cinéaste ! Comble de la chance, je me suis retrouvé dès le départ à travailler sous les ordres directs de Wes Anderson, avec Octavia comme relais entre nous deux. Wes est la personne la plus intelligente que j’ai rencontrée. Il a un regard terriblement affûté, il voit tout, la moindre erreur, instantanément. Avec lui, il n’y a pas de place pour l’imperfection. Il faut aussi accepter qu’on est là pour nourrir son imagination. Une imagination que je pressens comme perpétuellement en mouvement, et derrière laquelle on court toujours. Produire pour lui est long et exigeant mais il y a une véritable satisfaction à passer autant de temps sur une simple image. À la perfectionner. Surtout quand le résultat est là.
Camille Moulin-Dupré, Mon Voleur d’estampes, face au loup de Fantastic Mister Fox, de Wes Anderson. Le Voleur d’estampes, tomes 1 & 2 édité chez Glénat manga.
Mad Max Fury Road, mon film préféré
Immortan Joe, Furiosa. Un univers qui me transporte instantanément. Pourtant esthétiquement, c’est assez éloigné de mes goûts. Mais la fascination est bel et bien là. Mad Max Fury Road (2015) est tout ce que j’aime dans le cinéma. La première fois que je l’ai vu, c’était en après-midi. J’ai enchaîné ensuite avec une soirée spéciale qui projetait les deux premiers Mad Max, pour finir à nouveau sur Fury Road.
La nuit qui a suivi, j’ai rêvé en boucle des visages d’Immortan Joe et Furiosa. Puis j’ai été incapable de faire quoi que ce soit pendant une semaine. Même chose, toutes les fois où je l’ai revu. En réalisant cette illustration, j’ai de nouveau commencé à rêver du film…
Camille Moulin-Dupré, Immortan Joe et Furiosa, les héros de Mad Max Fury Road
Baby Rock
and Doll
Nicolas di FeliceCaroline PoggiJonathan Vinel
Après de nombreuses années à travailler dans l’équipe du designer Nicolas Ghesquière, et un rapide passage dans le Dior de Raf Simons, Nicolas di Felice a tout récemment été nommé directeur artistique de la maison française Courrèges. Enfance dans un petit village belge, non loin de néons de maisons closes, puis études à la Cambre à Bruxelles, qu’il ne termine pas pour rejoindre Paris, et Balenciaga.
Jonathan Vinel et Caroline Poggi font des films, le plus souvent ensemble, parfois séparément. L’un est né dans une banlieue proche de Toulouse, l’autre dans une des grandes villes de Corse. On peut notamment citer Bébé Colère, court-métrage sorti en 2020, commandé par la Fondation Prada ; Martin Pleure, réalisé intégralement sur le jeu vidéo Grand Theft Auto V, ou encore à leur premier long-métrage Jessica Forever.
Décrire les travaux des uns comme des autres en quelques mots serait réducteur, tant les mondes qu’ils proposent sont denses. Leur échange, une fin d’après-midi, en face du parc des Buttes-Chaumont, dessine les contours de leurs univers.
Nicolas di Felice
Je suis encore en train de prendre le rythme chez Courrèges. J’ai commencé il y a un an et demi. C’est la première fois que j’ai ce rôle de directeur artistique. J’ai tendance à être assez control freak : le rapport que j’ai aux vêtements est extrêmement précis. Je pense que jusqu’à présent, je donnais des directions très précises à mon équipe. Pour la collection qui défile en mars, je me suis forcé à lancer un genre de brief, et ne faire qu’un seul dessin. Je suis parti une semaine, et puis j’ai vu ce que mon équipe proposait. C’était très enthousiasmant de voir ce qu’ils comprenaient. Un certain nombre de pièces sont des propositions, des dialogues avec certains des stylistes – j’apprends à travailler avec cette nouvelle équipe.
Caroline Poggi
Après avoir travaillé avec Prada sur notre court-métrage Bébé Colère, Jonathan et moi avions pu assister au développement d’une collection : elle n’était prête que deux ou trois jours avant le défilé.
Jonathan Vinel
C’est tellement différent du cinéma, cette temporalité.
Caroline Poggi
En tout cas, c’est différent de notre façon de faire du cinéma. On est dans quelque chose de très préparé. Nos envies de scènes demandent beaucoup d’acteurs, de la lumière… On ne peut pas arriver et dire : on verra sur le moment. En assistant à ça, je ne comprenais pas.
Nicolas di Felice
Je connais vraiment ce genre de choses… Quand j’ai commencé chez Balenciaga en 2008, c’était encore très petit. Dans les vieilles collections, les vêtements sont parfaits – aussi parfaits que ce dont ils avaient l’air. On croirait qu’ils sont photoshoppés, mais non. On avait une équipe pour le défilé, et puis une équipe pour la pré-collection. Des stylistes travaillaient six mois sur cinq pièces. On les refaisait, encore et encore, jusqu’à ce qu’elles soient parfaites. Si la surpiqûre était un peu trop large, on recommençait tout le vêtement. De nos jours, on peut lancer un vêtement en patchwork de cuirs colorés cinq jours avant un défilé, alors qu’on n’avait pas commandé ces matières encore trois mois avant. Il faut alors, en un temps record, trouver le motif du patchwork, les cuirs, il faut lancer la pièce, la faire fabriquer… C’est un peu fou.
Revue
Vous pensez que les méthodes de travail ont changé entre 2008 et aujourd’hui ? Ou c’est quelque chose d’autre ?
Nicolas di Felice
Je pense que c’est une question de moyens… Aussi, je ne trouve pas ça confortable de faire les choses dans la précipitation. Même si j’ai déjà fait un certain nombre de choses, je me sens – peut-être comme Caroline et Jonathan – toujours en construction. On a envie d’être fier de ce qu’on fait, d’être sûr.
Caroline Poggi
Il y a un temps qu’on est obligé d’avoir, de mûrissement, pour laisser les idées grandir, avoir du relief. Même quand on cherche des pages d’illustration, que l’on pense à la façon dont on va les montrer à des gens, on pèse quelle image arrive en premier, en deuxième…
Extrait du livre d’H.R. Giger, Alien Diaries / Alien Tagebücher, Edition Patrick Frey, 2013 (première édition). Avec l’aimable autorisation des éditions Patrick Frey.
Tout ça a un équilibre, que tu ne peux pas trouver en deux jours. C’est dur d’arriver à quelque chose qui a du relief, une profondeur, une histoire, quand tu es dans la pression. Tu as tendance à marcher plus à l’instinct – même si ça peut être bien.
Nicolas di Felice
Ça peut être beau aussi… Une pièce à laquelle tu n’avais pas pensé, une scène que tu n’avais pas voulue…
Caroline Poggi
Je pense qu’il faut les deux. On peut garder cette notion d’instinct sur un temps plus long. C’est quand tu retravailles trop quelque chose que tu perds le désir.
Jonathan Vinel
Nicolas, est-ce que tu as une histoire de marque à respecter, ou est-ce que tu es totalement libre ? Est-ce que tu peux tout changer ?
Nicolas di Felice
J’ai hérité de la maison dans l’état dans lequel elle était, il y a un an et demi. Je n’ai eu aucune exigence de qui que ce soit. La famille Pinault, à qui Courrèges appartient, ne savait pas ce que j’allais présenter : je n’ai fait aucun dossier d’images, de croquis… J’ai été engagé sur une lettre, où je racontais ma vie. Ils ont parié sur moi, ne sachant absolument pas ce que j’allais faire. Je n’ai jamais rêvé d’avoir ma marque, avec mon nom. Ce qui me plaisait dans le projet, c’est de faire revivre une maison que j’affectionne beaucoup, et qui m’a toujours inspiré.
Jonathan Vinel
Mais qui a aussi un héritage.Nicolas di Felice C’est pour ça que, dès le début, j’ai voulu que l’on fasse des rééditions. Personne au marketing ne m’a rien demandé.
Quand j’ai repris la maison, il me semblait primordial de réfléchir à ce que je voulais proposer, et produire. On parle tout le temps d’écologie... Je voulais réfléchir à ce qui allait être produit, pour ne pas gaspiller. Formellement, mais aussi dans mes idées. Faire un hommage à la maison, ne pas arriver en détruisant tout à grands coups de massue. De manière générale, je n’aime pas trop ce genre d’entrée.
Je trouvais cette marque super belle, comme un petit symbole de quelque chose que je ne retrouvais plus autour de moi. Même le fait que ce soient des vêtements très géométriques, des à-plats de couleurs, des matières absorbantes, très nettes… Dans le flot d’images que je voyais, les images de Courrèges : tout à coup, juste une forme colorée. C’était une respiration très inspirante pour moi, que j’avais envie d’honorer.
Jonathan Vinel
Je me dis que parfois tu dois avoir des idées qui te plaisent, qui te semblent justes, mais qui ne le sont pas par rapport à Courrèges…
Nicolas di Felice
Oui, bien sûr… Mais ça ne me brise jamais le cœur de faire un choix.
Jonathan Vinel
Où vont tous ces trucs que tu ne peux pas faire ?
Nicolas di Felice
Je les transforme pour que ce soit Courrèges, je ne laisse pas tomber l’idée.
Caroline Poggi
Ç’a à voir avec la réception de ton travail : comment ça va être reçu, qui regarde… Comment tu montres un film, c’est pareil.
Jonathan Vinel
Quand on a une commande, on se positionne toujours par rapport à comment ça va être perçu, et comment on dialogue avec ça. Quand tu arrives dans une maison qui a une certaine histoire, j’ai l’impression qu’il y a forcément cette question de comment tu vas te positionner par rapport à elle : parfois, le fait que ça ne corresponde pas à la maison, ça peut aussi créer d’autres envies…
Nicolas di Felice
Les idées rentrent toutes, d’une manière ou d’une autre. Même si c’est seulement du point de vue de l’idée, ce que racontait la pièce… On lui fera raconter la même chose, mais différemment. Il y a ce truc d’opposés qui se rencontrent. Mes inspirations ne sont pas du tout des petites dames des années soixante : je suis inspiré par des choses qui sont sans doute similaires aux vôtres. C’est comme si ça passait très naturellement par un filtre, et que je les remélangeais.
Jonathan Vinel
À chaque collection, tu as une idée un peu globale ou tu la trouves au fur et à mesure ?
Nicolas di Felice
Je me dis tout en une seconde. La musique, le défilé, le lieu, le style… Ça vient comme un flash. Je vois les choses très vite. Le reste du temps, c’est pour tout traduire.
Jonathan Vinel
Pour moi, j’ai l’impression que c’est l’inverse. Au début, c’est plein de petites envies ; et il faut travailler pour qu’elles sortent de quelque chose de purement fétichiste, qui ne veuille pas dire grand-chose… Trouver l’histoire de ces envies en les montant ensemble.
Caroline Poggi
Il y a des images dont tu sais au fond de toi que ce sont des premières images.
Jonathan Vinel
Le totem, un peu.
Caroline Poggi
Ce ne sont pas forcément des images qui restent, au final. Mais c’est l’origine, le battement de cœur… Si tu as l’impression de te perdre, tu reviens à cette image et bon, c’est bon, tu peux repartir. Après, forcément, tu creuses, tu donnes des formes, du relief… Ça part de quelque chose d’intuitif, qui le devient de moins en moins. Tu es obligé de formuler tes idées en permanence, encore plus en étant deux : on passe notre temps à parler, à verbaliser. Petit à petit, il y a des codes, des genres, des ambiances, des sons, des musiques qui viennent héberger ces images initiales.
Nicolas di Felice
Quand je m’emballe dans les belles surprises que je rencontre dans le processus, j’essaie de me rappeler, me remettre dans ces images du début. Ou bien, quand on n’a pas le lieu que l’on veut pour faire un défilé, il s’agit quand même de trouver la manière de raconter l’histoire que l’on avait en tête. Heureusement, il y a une évolution au cours du processus : tout ce qui en fait partie est intéressant, même parfois certains incidents.
Jonathan Vinel
Est-ce que tu te racontes une histoire quand tu crées une collection ? Ou bien est-ce que ce sont des choses visuelles, sensorielles ?
Nicolas di Felice
Je ne me raconte que des histoires. À la Cambre, c’était assez troublant, parce qu’ils tenaient quand même à l’art en général. Tu découvres des artistes, des expositions qui résonnent un peu en toi. Mais j’avais du mal à venir avec des documents d’inspiration. Caroline, je t’avais entendu parler de votre court métrage After School Knife Fight, et je me reconnais dans cette idée de tenter de représenter un sentiment – c’est la fin de l’adolescence, ce film. Je n’étais inspiré que par ce genre de choses. Une fille que j’avais croisée à un festival de musique, qui dansait devant un mur de speakers… Mais va trouver cette image !
Caroline Poggi
Et même si tu en avais une image, elle ne représenterait pas le moment.
Nicolas di Felice
Pas vraiment.
Caroline Poggi
C’est un état.
Nicolas di Felice
Ce sont des moments, des sentiments, des rencontres. Après, heureusement, à trente-huit ans, j’ai eu la chance de trouver des artistes…
La première fois que j’ai vu des photos de John Divola, je me suis dit mais c’est exactement tout ce que j’aime. J’avais l’impression de comprendre totalement ce qu’il faisait, mais aussi d’être compris. Il y a aussi des photos de Mapplethorpe...
Maintenant, je peux faire des moodboards, mais pendant mes années d’école c’était problématique… Jonathan, Caroline, est-ce que vous fonctionnez avec des moodboards ?
Caroline Poggi
Je n’aime pas ce mot.
Nicolas di Felice
C’est vrai, moi non plus
Caroline Poggi
Mais je vois évidemment ce que tu veux dire. Moi aussi je dis comme ça, parce que c’est difficile d’appeler ça autrement. Et puis, nous en faisons.
Jonathan Vinel
Énormément. Le problème, c’est que souvent, dans les images, je cherche à montrer le sentiment qu’elles m’évoquent. Quand tu les montres, les gens vont voir des formes, des couleurs… Alors que c’est quelque chose d’intime qui te rattache à cette image. Souvent, ce n’est pas dans l’image elle-même.
Caroline Poggi
On a beaucoup de retours, en commission – alors que moi j’adorais nos moodboards, que j’étais contente de l’effet que ça produisait sur moi, que ça me donnait envie de faire le film – « C’est dommage, car les images ne correspondent pas trop à l’imaginaire qu’on s’en fait. » Et c’est vrai que ce n’est pas collé, ce n’est pas illustratif. C’est un état, quelque chose d’un peu plus large. C’est tellement dur à transmettre.
Jonathan Vinel
C’est déjà du montage. Les images ne sont pas là pour aiguiller une fabrication précise, mais pour donner un sentiment global de ce que l’on veut dans le film – de l’ordre de la sensation. C’est dur à capter. Souvent, les gens s’arrêtent précisément à ce que l’on voit dans l’image.
Caroline Poggi
« Mais il n’y avait pas cette scène dans le moodboard ? »
Jonathan Vinel
Parfois, on n’en fait pas, comme ça chacun projette ce qu’il veut.
Caroline Poggi
C’est dur de trouver la balance, surtout lorsque l’on fait un travail qui n’est pas naturaliste : arriver à transmettre l’atmosphère, l’univers, de tes plans, de tes scènes. Le problème c’est que ceux à qui s’adressent nos moodboards, qui souvent doivent financer le film, en voient tellement que c’est difficile de leur demander de faire un effort. Il faut que les choses soient simples, faciles à prendre.
Image extraite du livre d’H.R. Giger, Alien Diaries / Alien Tagebücher, Edition Patrick Frey, 2013 (première édition).
Avec l’aimable autorisation des éditions Patrick Frey.
Nicolas di Felice
Je vois très bien. Ce qui motive une collection, c’est souvent quelque chose que j’aurais du mal à exprimer par une image. Quand je fais les premiers briefs de collection, je parle à mon équipe, je leur raconte des histoires. J’ai l’impression – et c’est ce que je ressens aussi dans votre travail – que mes projets demandent beaucoup d’énergie, donc j’ai besoin d’être motivé par quelque chose qui me touche.
Jonathan Vinel
S’il n’y a pas déjà une image qui résume parfaitement, c’est peut-être là aussi que ça vaut le coup de le faire.
Caroline Poggi
Ce qui est difficile pour moi, c’est que je suis la dernière spectatrice de mes films. Je fais un film que j’aimerais voir au cinéma, que j’aime profondément, mais je suis tellement dans le process que je suis incapable de le voir. Jessica Forever, sorti en 2018, on l’a seulement revu dernièrement – quatre ans plus tard. Et encore, on le voit avec du recul – c’est notre film. Je trouve ça quand même fou comme métier.
Nicolas di Felice
Ce sont des films que vous faites avant tout pour vous ?
Caroline Poggi
Non, je les fais pour partager quelque chose que je n’arrive pas à retransmettre autrement.
Jonathan Vinel
Je les fais quand même pour moi, à la base. Quand j’ai commencé, c’était dans l’idée de m’amuser. Il y avait quelque chose de puéril à se dire cette image, avec cette musique, je n’ai jamais vu, j’ai envie de voir ce que ça fait. C’était de l’ordre du test : se dire que quelque chose n’a pas l’air possible, le faire, en être content, et voilà, c’est ça le film. J’ai toujours gardé ce rapport instinctif, de désir, de joie. Au début, j’arrive à les revoir ; mais après, avec toutes les critiques… Tout abîme ton film. Quand j’en fabrique un nouveau, je n’arrive plus à voir celui d’avant.
Nicolas di Felice
Tu as peut-être aussi des regrets, liés aux compromis nécessaires sur le tournage…
Jonathan Vinel
Oui. Parfois je me dis : comment j’ai pu faire ça ? J’ai envie de me couper la tête. Mais je suis toujours content de l’énergie dans laquelle on a travaillé. On a l’impression, quand même, d’être allé au bout de l’idée de ce qu’on voulait raconter.
Caroline Poggi
Mais alors toi, Nicolas, c’est quoi qui t’a fait commencer ? Tu savais que tu voulais faire des vêtements ?
Nicolas di Felice
Je n’étais pas prédestiné à faire ça. J’ai fait des études générales, les jésuites… Vient le moment où tu as 17 ans, et il faut choisir ce que tu fais. J’ai dit : la mode. On me demande tout le temps quels sont mes premiers souvenirs de mode. Je viens de la Belgique profonde, il n’y avait pas vraiment de magazines de mode. Mes parents n’achetaient pas Vogue. J’ai compris ce qu’était la mode par la musique, les clips : pouvoir être qui tu veux par le vêtement, la coiffure… Construire une image. Ensuite, quand j’ai découvert ce que c’était, j’ai vite été happé par le côté manuel de la chose. J’adore fabriquer des vêtements. Je prenais beaucoup de temps, à la Cambre, pour faire les vêtements.
Jonathan Vinel
Tu faisais tes vêtements, jeune ?
Nicolas di Felice
Dès que je suis arrivé à Bruxelles, oui. Je customisais tout.
Jonathan Vinel
Mais plus jeune ?
Nicolas di Felice
Non, je n’avais pas de machine à coudre. Mais je me déguisais tout le temps. Mes parents n’ont qu’une seule photo de moi habillé comme ils m’avaient habillé le matin. Sinon, il n’y a que des photos de moi déguisé.
Caroline Poggi
Moi aussi j’avais la malle aux déguisements, que je sortais le weekend. C’était un panier à linge blanc. On avait une petite caméra. Avec mes copines, on la posait, en mettant le petit écran devant nous pour voir le retour, et on se déguisait, on racontait des histoires.
Nicolas di Felice
Tu faisais déjà des films… Toi, Jonathan, tu faisais aussi des images, petit ?
Jonathan Vinel
Non, j’ai commencé assez tard. Je ne savais pas trop ce que je voulais faire. J’aimais bien les films, mais je n’en regardais pas trop quand j’étais petit. À un moment, j’avais un pote qui voulait faire des films : j’étais chaud, j’ai acheté une caméra. J’y ai pris goût en faisant. C’est comme ça aussi que j’ai pris goût au montage : essayer de fabriquer des films en chopant des images sur Internet, et en voyant ce que ça racontait en les mettant ensemble. J’aurais voulu faire un BTS montage, mais je n’ai pas été pris. Alors je suis allé à la fac de cinéma. J’avais le sentiment d’être en retard, d’avoir zoné. J’avais redoublé ma seconde, puis j’avais arrêté un IUT qui me soûlait, donc je travaillais à l’usine à côté… Je me disais que si je choisissais le cinéma, il fallait que je travaille dur, que je me lance. C’est pour ça qu’on a commencé tôt à faire des films, même en étant à l’école. C’est quelque chose que j’ai vraiment appris. Je n’étais pas prédestiné à ça. Je pense aussi qu’on m’a montré les bons films aux bons moments, qui m’ont fait des chocs assez forts.
Nicolas di Felice
Quels films ?
Jonathan Vinel
Le premier c’était Elephant de Gus van Sant, que mon oncle m’avait emmené voir. J’ai pris un énorme kick. Deux mois après, j’ai vu Mulholland Drive de David Lynch. Ces deux films ont été très fondateurs : je me suis dit que c’était ce que je voulais faire. C’était aussi lié à la musique. À la base, j’étais bassiste dans un groupe de métal, et je voulais faire ça. Mon premier choc esthétique, c’était Slipknot et Korn. Caroline et moi, on parlait récemment du micro du chanteur de Korn, qui a été fait par HR Giger, celui qui a créé la créature et le vaisseau dans Alien.
Nicolas di Felice
Cette idée de musique est toujours importante dans vos films : vos choix de soundtrack…
Caroline Poggi
On travaille tout le temps avec la musique.
Jonathan Vinel
C’est même sans doute une des choses qui nous a donné envie de faire des films…
Caroline Poggi
… écouter certaines musiques au cinéma.
Jonathan Vinel
Ce sont des musiques liées à un univers, un sentiment.
Il y a ce truc ado, emo : je ne suis pas bien dans ce monde-là. On choisit des musiques agressives, un peu extrêmes. Des musiques qui essaient de tout casser.
After School Knife Fight, c’est le film qui en parle le plus. Pourtant, c’est le plus doux qu’on ait fait. On était en train d’essayer d’avoir les financements de Jessica Forever, un film avec beaucoup d’armes, qui traite de la violence. On a aussi fait Martin Pleure en attendant, celui qui a été fait dans Grand Theft Auto.
Nicolas di Felice
Habituellement, les jeux vidéo ne me touchent pas du tout esthétiquement. J’aime y jouer, mais en terme d’esthétique, j’aime plutôt les choses avec du grain, délavées, les VHS… Quand c’est trop en HD, ça me tend. Pourtant, je trouve que Martin Pleure est très beau. C’est ce contraste entre ce truc complètement froid de la super technologie, et Martin qui dit des choses touchantes.
Jonathan Vinel
C’est un film qui s’est fait très simplement, qui n’était pas écrit. Ce n’est même pas en le faisant que c’est devenu un film. Ça le devient parce que, à force, tu en as envie. Sur le moment, on ne savait pas.
Caroline Poggi
Tu attendais, on attendait, tu me disais : je ne sais pas ce que je vais faire, donc je vais filmer GTA, faire un avatar… De fil en aiguille, tu as écrit un texte. Comme Bébé Colère, notre dernier film : il y a eu les images, l’idée du Bébé, puis la commande de la fondation Prada. On a inclu le film dans leur commande.
Jonathan Vinel
Pendant le confinement, Prada est venu nous voir. Nous avions déjà commencé le film, mais leur commande y correspondait.
Caroline Poggi
Le début de l’idée de ce film, c’est de partir exclusivement d’images d’archives. Nous nous sommes dit que ces archives, nous les avions déjà – sauf que c’était nous qui les avions tournées. On est arrivés avec des images de la Corse, de Toulouse… Et après on a créé le Bébé, qui est un peu une archive aussi : c’est un asset qu’on a acheté, pimpé et animé.
Jonathan Vinel
Il existait déjà.
Caroline Poggi
Et c’était chouette que le film se retrouve sur YouTube. Il parlait avec le moment, avec les un an et demi que l’on venait de vivre, enfermés chez nous à se demander à quoi bon, et il y avait ce bébé qui se demandait exactement la même chose.
Revue
Et vous Nicolas, comment avez-vous envisagé ce moment des confinements, et notamment la production de défilé sous forme de vidéos ?
Nicolas di Felice
Une vidéo d’un défilé de mode, je trouve ça très compliqué. Le premier film, on l’a tourné en une seule prise, comme un vrai défilé. Et c’était diffusé une heure et demie après. J’ai l’impression que cette énergie se voit. Il manquait juste le public.
Jonathan Vinel
Même si un projet ne se passe pas exactement comme on aurait pu l’espérer, on garde toujours des choses des idées que l’on a eues.
Nicolas di Felice
J’ai l’impression que toutes les discussions que l’on a, les rêves que l’on s’échange, même si ça ne se fait pas, ça laisse toujours quelque chose que l’on peut ressortir le lendemain. Les grosses looses aussi, d’ailleurs.
Caroline Poggi
Il y a des personnages que l’on fait sauter de projet en projet. On se dit toujours : la prochaine fois, ce sera la bonne !
Nicolas di Felice
J’ai une robe, aussi, qui est là depuis le premier défilé. Et qui a un peu changé, mais finalement je l’ai trop changée… J’ai revu sa première version, et je me suis rendu compte qu’il fallait que je m’en rapproche à nouveau. Je pense que ça va être son moment, là.
Jonathan Vinel
Pour chaque collection, tu repars de zéro ? Ou il y a des idées, des fils que tu tires de collection en collection ?
Nicolas di Felice
Je tire des fils non-stop. Je ne repartirai jamais de zéro.
C’est une histoire que j’écris petit à petit. Qui a commencé depuis que l’on m’a donné l’opportunité de parler en mon nom. Je pense que je fais ça pour que ça ait un sens pour moi. Tout ce que je fais a été une évolution.
Le premier défilé, c’était la boîte blanche. Puis, le suivant, on était uniquement dans la nature, mais le carré blanc était peint sur l’herbe. Et la dernière campagne, ce sont les mêmes personnes qui étaient dans le carré blanc, endormies dans le métro. Et ensuite, le défilé de mars arrive.
Jonathan Vinel
Ça se déploie, comme des échos.
Nicolas di Felice
J’essaie de laisser quelques surprises, mais la trame est écrite. Je ne peux pas recommencer à zéro. Je fais un métier où on ne sait jamais quand ça va se terminer, et j’en ai conscience. Si ça se termine demain, j’ai envie de regarder ce que j’ai fait, et me dire que j’ai écrit une histoire qui a un sens pour moi.
Caroline Poggi
Quand je vois que nous on travaille sur un scénario pendant quatre ans… Ça correspond à ce que tu dis. Tu pars avec tes totems, tes images de cœur, et puis tu les fais grandir. Mais tu grandis aussi avec…
Rose poussière
Karla Black
Décrire les sculptures de Karla Black est un exercice proche de la poésie, tant leurs qualités s’épanouissent dans les contrastes. Délicates et pourtant brutes, matérielles et néanmoins évanescentes, puisant dans l’intime autant que dans l’abstrait, elles se lisent comme de sublimes énigmes. Couleurs pures, formes froissées et transparences composent le vocabulaire esthétique de l’artiste écossaise, nominée en 2011 au Turner Prize et à l’honneur de son pavillon national lors de la Biennale de Venise cette même année. Son universchromatique se décline dans de douces gammes pastel. Pour ce faire, elle utilise divers éléments : matériaux de construction – comme l’enduit ou le plâtre – ou produits de beauté – talc et autres fards à paupières –, sans pour autant les hiérarchiser ou les conceptualiser. Début 2022, lors de sa quatrième exposition personnelle à la galerie londonienne Modern Art, Karla Black a présenté un ensemble de nouvelles pièces. Sculptures de papiers imbibées d’encres, elles signent un retour vers une forme d’absolu, témoignage de ses deux dernières décennies de pratique, mais aussi conséquence de la pandémie. En discussion avec Justin Morin, l’artiste évoque ici les coulisses de son travail, sa relation avec le monde de la cosmétologie et les limites du marché de l’art.
Justin Morin
Ma première question porte sur l’aspect matériel de votre travail. Vos pièces dépendent du monde physique, du poids ou de la légèreté des matériaux que vous utilisez et de la lumière qui va révéler toutes les nuances de leurs couleurs. Je n’ai jamais assisté à la réalisation de vos pièces, mais je suppose qu’elle est liée à votre corps, comme pour une chorégraphie. J’imagine que vous devez vous rapprocher du sol ou tourner autour des pièces suspendues. Je me demandais si cet aspect de performance, bien que non documenté, vous intéresse.
Karla Black
C’est une bonne question, car mon travail est aux antipodes de la performance. Ce qui m’intéresse, c’est la forme finie que je donne à regarder. J’ai le sentiment que si je savais que quelqu’un m’observe ou me photographie pendant que je réalise une pièce, je serais paralysée et incapable de travailler, ou du moins de bien travailler. En fait, cela s’est déjà produit et j’ai eu l’impression d’être complètement paralysée. J’aime tout simplement travailler, bouger, créer et utiliser les matériaux, je n’aime pas réfléchir pendant que je réalise une pièce car ça gâche le moment de la création.
Justin Morin
Votre gamme de couleurs s’inspire des cosmétiques au sens large, du maquillage aux articles pour bébés… Mais beaucoup de couleurs sont absentes de vos sculptures. Par exemple, le bleu Klein, un ton très séduisant, mais référencé… Au cours des dix dernières années, l’industrie du maquillage a créé de nombreux produits aux couleurs vives et pop. Êtes-vous attirée par ces teintes et leurs vibrations ? Ou ne sont-elles pas appropriées à votre travail ?
Karla Black
J’utilise la couleur comme j’utilise la forme. D’une certaine manière, je la considère comme un matériau. C’est vraiment la teinte qui m’importe.
Karla Black, Apart From Itself, 2022. Papier à dessin, encre d’aquarelle, 47 × 56 × 29 cm. Avec l’aimable autorisation de Modern Art, London & Capitain Petzel, Berlin. Photo : Tom Carter.
Tout comme les sculptures ne sont presque que des objets ou seulement des objets, la couleur n’est que de la couleur. Je n’utilise jamais de couleurs primaires parce que j’essaie avant tout de ne me rapprocher de rien d’existant, ou de tendre vers le blanc.
Justin Morin
J’ai découvert avec plaisir votre installation à Dhondt-Dhaenens en 2017. Pourriez-vous partager avec nous votre processus de création pour ce type d’exposition destinée à un site spécifique ? Travaillez-vous à partir d’une maquette de la galerie ? Ou employez-vous un vocabulaire préexistant une fois sur place ? Combien de jours consacrez-vous à l’installation d’une exposition comme celle-ci ?
Karla Black
Une grande partie de la préparation sedéroule dans l’atelier, mais l’œuvre est seulement « terminée » sur place. J’adapte les sculptures, certaines plus que d’autres – parfois elles sont même réalisées in situ – pendant que je travaille dans la galerie. De nombreux paramètres physiques participent à leur création : ma réalité physique, mes limites, mon énergie, etc., les matériaux et l’environnement – l’action de la gravité, en particulier – et enfin la taille, la forme, l’accès et les différents points de vue possibles dans la galerie. Je travaille généralement entre quatre et sept jours pour réaliser ce genre d’exposition.
Justin Morin
Une autre question très pragmatique concerne les coulisses de votre travail. Vous avez parfois utilisé de grandes quantités d’un même produit. Lorsqu’un produit vous intéresse, qu’il s’agisse d’un type de revêtement particulier ou d’un papier toilette pastel, l’achetez-vous en grande quantité en prévision des travaux à venir ?
Karla Black
J’achète juste la quantité de matériel nécessaire à la réalisation de l’exposition sur laquelle je travaille, je ne fais pas de stock à l’avance. Souvent, l’institution ou la galerie finance les matériaux et fait en sorte qu’ils soient expédiés directement sur place, car cela peut représenter un budget conséquent et s’avérer compliqué sur le plan logistique.
Justin Morin
Je sais que cet aspect ne fait pas partie de vos priorités, mais je suis curieux de connaître les instructions que vous fournissez aux acquéreurs de vos pièces. Ce protocole est bien connu quand il concerne des artistes de performance, mais il est moins courant pour la sculpture (bien que vos créations se situent quelque part entre sculpture, performance et peinture). Je voulais vous demander si vous aviez senti une certaine réticence dans le monde de l’art (qu’il s’agisse de collectionneurs, de conservateurs ou de galeristes) concernant l’aspect « vivant » de votre travail ?
Karla Black
Oh oui, bien sûr. La sculpture est plus excitante pour moi lorsqu’elle reste proche de la réalité physique qui fait de l’objet une illusion. J’aime penser à la façon dont tout dans le monde physique s’assemble ou se sépare, comme si la masse devenait de l’énergie, puis redevenait masse avant de redevenir énergie. Notre perception limitée du temps ne nous permet pas de voir ce qui se passe, mais cela ne change rien au fait que les choses se passent. J’aime que le matériau conserve le plus longtemps possible son énergie et sa capacité de transformation.
Plus précisément, cela signifie qu’il faut en quelque sorte permettre aux matériaux de conserver leur capacité de transformation à une très grande échelle. C’est l’ambition que j’ai pour mon travail en général : forcer l’institution à présenter la fonction première de l’art : donner à voir l’aspect difficile, désordonné, chaotique du comportement humain, qu’il faut absolument permettre et préserver. J’espère atteindre cet objectif avec mon travail – il oblige cette fonction première de l’art à apparaître dans l’arène de l’institution et dans les canons historiques, car c’est quelque chose qui a beaucoup manqué ces derniers temps, avec les foires d’art et les galeries, qui proposent des objets transférables.
Karla Black, Turner Prize, Baltic Centre for Contemporary Art, 21 octobre 2011 — 8 janvier 2012. Avec l’aimable autorisation de Modern Art, London & Capitain Petzel, Berlin. Photo : Colin Davison.
Le public devrait être confronté à des objets réels. Je veux créer un objet réel, pas seulement une sorte d’objet historique, mort et immuable.
Justin Morin
Vous est-il facile de donner un titre à vos œuvres ?
Karla Black
Une fois l’œuvre terminée, j’y réfléchis davantage et je lui donne un titre. Je la considère d’un point de vue psychanalytique et le processus de création est un peu comme un « jeu » de passage à l’acte, comme lorsqu’on agit et qu’on se demande ensuite « Qu’est-ce que j’ai fait ? ». J’agis, puis j’y pense après coup et j’essaie de traduire en titre mon comportement.
Justin Morin
Pour finir, j’aimerais conclure avec quelque chose que j’ai lu dans votre entretien avec Veronica Simpson pour le site de Studio International. Vous avez expliqué qu’à un moment de votre vie, les cosmétiques vous ont apporté un sentiment de paix (je fais référence à votre anecdote concernant les produits Clinique que vous aligniez chez vous). Il est assez rare que des artistes soient à l’aise avec quelque chose qui est considéré comme superficiel. C’est ce qui me plaît vraiment dans votre travail. Dans son minimalisme, il comporte une couche complexe de références à l’histoire de l’art, à la sensorialité, à l’expérimentation, aux questions de hiérarchie et aux interprétations personnelles. Aussi vaste soit-elle, quelle serait votre définition de la beauté ?
Karla Black
Je n’ai jamais considéré que les cosmétiques, les produits de toilette ou les « produits de beauté » étaient superficiels. On peut aspirer à les utiliser, ils peuvent représenter un signe de réussite sociale, tant pour soi qu’aux yeux des autres.Pour moi, il n’y a pas de hiérarchie de matériaux. Dans un magasin, des pigments en poudre sont vendus en tant que « matériel d’art » et dans un autre, des pigments en poudre sont vendus pour être étalés sur la peau. Tout vient de la terre. Tout ce que je peux dire, c’est que je fais ce que je veux faire. C’est le plus important pour moi. Pour moi, créer est une question de liberté. J’ai décidé très tôt de m’autoriser à être libre quand je crée. En pratique, cela signifie que si une couleur me plaît, je l’utilise, et que si j’ai envie de travailler avec un matériau particulier, je le fais. Créer est déjà assez difficile, alors autant m’amuser le plus possible en faisant ce que j’aime. Quand je travaille, je ne réfléchis pas trop au processus de création, sinon je me paralyserais. Si je me focalisais dessus, ça me tuerait, surtout au début.
Malheureusement, je ne peux pas vous donner ma définition de la beauté, je n’ai pas les mots pour cela. Je crois que tout ce que je peux dire, c’est que pour savoir comment j’essaie de la définir, il faut regarder mes sculptures.
Karla Black, Museum Dhondt-Dhaenens Deurle, Belgique, 23 avril — 18 juin 2017. Avec l’aimable autorisation de Modern Art, London & Capitain Petzel, Berlin. Photo : Rik Vannevel.
EXPLORER REVUE
Charade
Martine ReidCary Grant
Cary Grant est né en 1904 à Bristol, au Royaume-Uni. Il s’appelle alors Archibald Leach. Sportif, proche des milieux de théâtre, il devient acrobate. C’est au sein d’une troupe qu’il arrive en 1920 aux États-Unis, à bord de l’Olympic, l’un des transatlantiques réalisant la liaison Southampton-New York. En 2021, Martine Reid, universitaire française ayant étudié et enseigné à l’Université Yale, a publié aux Éditions Gallimard Être Cary Grant. Il s’agit d’un essai questionnant la construction de ce personnage public, et les liens étroits qu’elle entretient avec sa personnalité privée. Ensemble, nous discutons de la genèse de l’ouvrage, et de la création de cette illusion qu’est Cary Grant, mais aussi de ses failles, ses limites : le moment où elle vacille.
Florian Champagne
Quand et comment avez-vous découvert Cary Grant ?
Martine Reid
Je pense que je l’ai découvert quand j’étais adolescente, parce que sa photo devait circuler régulièrement dans les magazines. Ensuite, quand je suis allée aux États-Unis, j’ai beaucoup fréquenté les ciné-clubs de l’université dans laquelle je faisais ma thèse et où j’ai enseigné ensuite. Là, je l’ai vu très régulièrement. Il me semble que ça s’est passé en deux étapes : la première fois par la photo, la deuxième fois en le voyant au cinéma.
Florian Champagne
Quand avez-vous découvert l’existence d’Archibald Leach, cet homme que l’on connaîtra plus tard sous le nom de Cary Grant ?
Martine Reid
Il y a une quinzaine ou une vingtaine d’années, je suis tombée, un peu par hasard, sur une biographie en anglais. La seule qui faisait référence à l’époque, celle de Marc Eliot. J’ai découvert à ce moment – là qu’il était anglais, ce que j’ignorais – et qu’il y avait eu une affaire de pseudonyme – ce qui est assez habituel dans le monde du cinéma. Dans son cas, néanmoins, c’est tout à fait singulier. Il prend un nom de scène, et à partir de ce nom, il va se réinventer. Au moment où la Seconde Guerre mondiale est déclarée, il décide de prendre la nationalité américaine, et souhaite également que son nom légal, son état civil, soit transformé en Cary Grant. À l’occasion de ses mariages successifs, y compris quand il sera père d’une petite fille, il portera ce nom-là.
Cary Grant, La Mort aux trousses (North by Northwest), Alfred Hitchcock, MGM, 1959.
Florian Champagne
Quels sont les éléments qui déclenchent l’écriture de votre essai, Être Cary Grant ?
Martine Reid
Il y a d’abord un intérêt littéraire pour les écrivains, les écrivaines, qui ont changé de nom, et se sont construit une identité à partir d’un monde de fantaisie. Ce processus-là, je l’avais bien considéré en littérature, et il m’intéressait beaucoup. Un des points de départ a aussi été mon grand intérêt pour les classiques américains. Je sortais de mes habitudes de littéraire ; d’un autre côté, j’avais une grande familiarité avec la capacité qu’ont certains, certaines, à exister ailleurs, à s’auto-engendrer, à devenir un autre par l’utilisation d’un autre nom. C’était le cas de Cary Grant.
Florian Champagne
D’où vient la nécessité pour Archibald Leach de devenir Cary Grant ?
Martine Reid
C’est une nécessité que l’on peut croire consciente et inconsciente. Quand il arrive dans les bureaux de la Paramount en 1932, et qu’on lui propose un contrat, on lui explique que, pour l’honorer, il aura un nom de scène, qu’il peut choisir. Il choisit Cary car il s’était déjà appelé comme ça dans une fiction dans laquelle il avait joué à Broadway, et puis il choisit un patronyme au hasard – enfin, pas tout à fait, puisque c’est le nom d’un président américain. Il crée un nom facile à retenir, trois syllabes au total. La Paramount est d’accord, et le voilà devenu Cary Grant.
Inconsciemment, les choses sont sans doute plus complexes. C’est quelqu’un qui a eu une enfance particulièrement difficile. Il a été un enfant des rues, plus ou moins abandonné par son père, ce dernier lui ayant fait croire que sa mère était morte quand il avait dix ans, alors qu’elle avait en réalité été internée dans un hôpital psychiatrique. On trouve dans son enfance une suite d’éléments de cette nature, qui expliquent peut-être son souhait d’oublier son passé anglais, son histoire particulièrement douloureuse, de se transformer en autre. Le métier d’acteur convient idéalement pour cette transformation.
Florian Champagne
Connaître la vie intime de cet acteur, l’identité presque cachée de cet homme, nous permet-il de lire différemment sa carrière et son travail de comédien ?
Martine Reid
Logiquement, oui. Pour ma part, j’ai été soucieuse de ne pas essayer, ni de psychanalyser Cary Grant, ni d’essayer de dire : voilà ce qu’il est réellement. Ce qui m’a intéressée, c’est de penser l’image de Cary Grant au cinéma à partir de ma position de spectatrice. Je ne suis pas, dans ce cas, historienne de la littérature, encore moins critique de cinéma. Je pense avoir un certain nombre d’outils à disposition pour penser les choses de manière satisfaisante ; mais au bout du compte, on ne sait pas qui est Cary Grant, et on ne le saura jamais. C’est pourquoi j’ai volontiers utilisé le terme de leurre : c’est une sorte d’illusion, de fantôme créé par Hollywood, dans lequel la réussite de Cary Grant est majeure, épatante.
Florian Champagne
Au cinéma, Cary Grant incarne ce qu’on pourrait appeler le gendre idéal : séduisant, viril, agréable. Cette figure dit-elle quelque chose de l’époque qu’elle fait rêver ?
Martine Reid
Oui, parce que l’on a un cinéma qui doit être extrêmement consensuel. Il faut présenter des images tout à fait irréprochables d’un point de vue moral : le masculin en gloire, le féminin en gloire. Les stars, chacune dans leur genre, et dans les multiples sens de ce terme, incarnent le masculin et le féminin. Cary Grant ne déroge pas du tout à l’image qu’on lui a collée à la peau : la Paramount cherchait un acteur avec ce type de physique, qui soit européen, parce qu’il y avait une sorte de prestige du physique européen. Au départ, c’est un mauvais acteur qui n’a jamais suivi de cours d’art dramatique. Il est grand, unanimement considéré comme très beau. C’est une figure idéale.
Florian Champagne
Vous venez de le dire : au départ, ce n’est pas un très bon acteur. Pourtant, il devient celui que tous veulent imiter. Comment passe-t-il de l’un à l’autre ?
Martine Reid
Le travail, le temps. Les critiques ont très justement fait remarquer qu’il est maladroit dans ses premiers films. Il doit probablement suivre des indications plus ou moins précises, et ne fait que ce qu’on lui demande. Au moment où on imagine de lui faire jouer un rôle à la fois sentimental et comique, dans une sorte de distanciation avec le personnage qu’il joue, il devient meilleur. Lorsqu’il commence à jouer avec Hitchcock, ce dernier voit que derrière cette façade élégante, qui n’est au fond qu’une coquille vide, il y a probablement un homme capable de rages formidables, et qu’il faudrait qu’il puisse les manifester à l’écran. Ça, c’est Soupçons : le génie de Hitchcock est d’avoir été capable de comprendre que, derrière cette façade en smoking, ce sourire figé, il y avait quelqu’un avec un caractère beaucoup plus complexe, qu’il pouvait faire passer à l’écran. Petit à petit, les choses se sont mises en place. Ainsi, il a fini par être ce grand acteur, que tout le monde a rêvé d’être.
Florian Champagne
Vous parlez d’Être Cary Grant comme d’un essai, plus que comme d’une biographie. Y-a-t-il une part de spéculation dans ce que vous y écrivez ?
Martine Reid
C’est un essai, ce n’est pas une biographie. Il y a une biographie que j’aurais aimé faire, c’est celle de Scott Eyman. Il a été dans les archives, a retrouvé les carnets de jeunesse de Cary Grant… Il aurait fallu être sur place six mois. Ça aurait été agréable, mais ça n’a pas été possible. Je me suis contentée de ma place de spectatrice : je suis cinéphile, j’ai vu une très grande partie des soixante-quinze films dans lesquels il a tourné, je peux raisonner sur sa personne, par ailleurs j’ai des informations biographiques, et je peux essayer de mettre une chose avec l’autre pour poser des questions, plus que d’y répondre. Cary Grant est un leurre magnifique : on ne peut pas dire exactement qui il est. Sans doute ne peut-on le dire pour personne.
FLORIAN CHAMPAGNE
Ajoutez-vous de la fiction à la fiction, de l’illusion à l’illusion ?
MARTINE REID
On pourrait dire ça : ma réaction à sa figure maintient l’illusion.
FLORIAN CHAMPAGNE
Dans cette idée d’une quête de la vérité derrière l’illusion, je pense aux prétendues relations homosexuelles que Grant aurait entretenues, et dont il semble que nous n’ayons aucune preuve formelle.
MARTINE REID
Là, je n’ai pas voulu trancher. Je pense que l’on ne sait pas, et qu’il faut maintenir ce fait. On peut interpréter et interroger. On peut voir qu’il y a eu,
de sa part, un déni systématique durant toute son existence. Le plus vraisemblable est qu’il était bisexuel. Ce que l’on sait, c’est qu’il est difficile dans ses rapports affectifs avec les autres – quelle que soit leur nature. Dans sa vie, il y a des ratages sentimentaux à répétition : marié cinq fois, le dernier mariage étant le plus court.
Dans ce registre, il est intéressant de noter que, dans certains films, on le voit travesti. Certes, le travesti est une habitude du cinéma burlesque, et du théâtre burlesque. Mais cette situation ne s’observe pas pour d’autres acteurs contemporains de Cary Grant. On ne voit pas James Stewart, auquel on l’a souvent comparé, avec des vêtements de femme…
Florian Champagne
Le livre évoque les rapports que Cary Grant entretient avec Archibald Leach, tout au long de sa vie, sur les troubles et les croisements que cause cette double identité. Pensez-vous que les rapports entre son identité et son personnage évoluent tout au long de son existence ?
Martine Reid
Oui, ça évolue, mais à la différence de certains autres cas que je connais, notamment en littérature, on voit que chez Cary Grant, au fond, les deux noms restent en tension l’un vis-à-vis de l’autre. Il abandonne son nom anglais pour un nom de fantaisie, créé à des fins de rôles cinématographiques ; mais cette sorte de double identité reste problématique jusqu’à la fin de sa vie. C’est quelqu’un qui a eu des problèmes récurrents à ce sujet. Lui-même, au moment où il prend la nationalité américaine, et se fait appeler Cary Grant, dit : « Ça y est, cette fois, je suis débarrassé de mon premier nom. » Sauf que ça n’est pas si simple. Alors qu’il a une cinquantaine d’années, il passe chez un psychiatre qui va lui recommander de prendre du LSD à des fins thérapeutiques pendant un an et demi, pour essayer de dénouer cette sorte de difficulté existentielle qui le caractérise.
Florian Champagne
À quel point pensez-vous qu’il a conscience de cette illusion qu’il façonne, au fur et à mesure de sa carrière ?
Martine Reid
Cette illusion, il y tient : son identité est celle-là. C’est Hitchcock qui a, au fond, imaginé cette sorte de paradoxe, d’inversion de la situation : puisque Cary Grant existe au cinéma, il existe dans la réalité. C’est l’illusion qui crée Cary Grant. Et, dans la réalité, il se débrouille avec ça. Il est Cary Grant.
Florian Champagne
Est-ce que le succès qu’il obtient, lié à la création de son personnage, est quelque chose qu’il désire ? Dans ce que vous expliquez, on dirait presque que les choses lui arrivent comme par accident.
Martine Reid
J’ai eu ce sentiment, oui. Au fond, on dirait qu’il se laisse faire, se laisse porter par les différents rôles qu’il va occuper, et qui vont construire sa personnalité, film après film. À un moment donné, il décide de s’arrêter, après soixante – quinze films. Il arrête de jouer alors qu’il a une soixantaine d’années. Mais ensuite, quand il a quatre – vingt ans – ça c’est tout à fait extravagant et sans équivalent – il décide de faire des sortes de one man shows où il va raconter sa carrière cinématographique.
Florian Champagne
Pensez-vous que cette série de spectacles naît de son désir de profiter de son succès, du personnage qu’il a créé ?
Martine Reid
On peut se le demander, parce que ce n’est certainement pas pour des raisons financières : il est riche à millions. Peut-être est-ce pour mesurer sa popularité : il veut que les gens soient là, qu’ils viennent pour voir Cary Grant. Quand il commence à faire ça, il a arrêté le cinéma depuis une vingtaine d’années. Et il présente – chose très étonnante – des extraits de ses films dans lesquels il est beaucoup plus jeune et beau qu’il n’est à quatre-vingts ans : on le sent à bout de souffle, un vieux monsieur boursouflé, l’alcool et la drogue n’aidant pas. Il fait le tour des États-Unis comme s’il était un vieux clown, qui avait besoin de se montrer.
Florian Champagne
Comme s’il était attaché à Cary Grant tel qu’il est dans les films.
Martine Reid
Il a besoin de renouer avec ce Cary Grant-là, qui n’est, jusqu’à un certain point, plus. En même temps, c’est son identité. Quand on regarde dans l’histoire du cinéma, je n’ai pas trouvé d’acteurs qui aient fait des choses semblables – se produire pour raconter leur vie. Cet exercice est tout à fait curieux… Surtout que c’est fatigant. Il fait une crise cardiaque avant d’entrer en scène dans un endroit perdu des États-Unis, et va mourir dans ces circonstances. Qu’avait-il besoin de faire cela ? Il devait, assurément, y trouver satisfaction.
Florian Champagne
Cary Grant ne serait-il finalement que le symptôme parfait d’une industrie – celle du cinéma – destinée à produire de l’illusion, faire rêver le public ?
Martine Reid
Quand on regarde ses quatre premiers mariages, on peut croire qu’effectivement, c’est l’image d’un Cary Grant de cinéma qui est apparue extrêmement séduisante. Dans la réalité, quatre de ses femmes l’ont quitté. Comment peut-on quitter une icône si extraordinaire ? Toutes invoquent les mêmes raisons. Elles décrivent un homme obsessionnel, jaloux, infidèle, violent, profondément dépressif. Ce n’est plus l’image de cinéma, mais celle d’un homme torturé, instable ; mais sans doute content de lui, pour toutes sortes de raisons.On revient à l’idée de l’illusion : c’est le miracle, le mirage, de l’écran de cinéma, qui projette des êtres qui paraissent exceptionnels, parce qu’ils sont parfaitement fabriqués par l’image, par l’éclairage, par la façon dont ils sont cadrés à l’écran. Le cinéma est de l’ordre du merveilleux, de l’opération magique, de la perfection. Pendant une heure, une heure vingt, une heure quarante, on a quelqu’un qui est « parfait ».
Dans la réalité, personne n’est parfait – et, sans surprise, les choses sont plus compliquées. Dans son cas, les choses le sont particulièrement, parce que l’illusion a été particulièrement efficace. Il y a un grand écart, entre, d’un côté, l’illusion créée au cinéma, avec un savoir-faire remarquable, et de l’autre, un homme limité dans ses capacités affectives, qui a eu toutes sortes de difficultés. Un critique avait dit : « Avec l’enfance qu’il a eue, Cary Grant aurait simplement dû être un adulte névrosé. » Il a réussi à transcender cela, grâce au cinéma, à l’illusion. D’ailleurs, nous, en miniature, sans être de grands acteurs, nous pouvons également faire l’expérience de l’illusion que nous pouvons arriver à créer, par opposition à la réalité de notre situation. Heureusement que l’illusion existe : je suis pour l’illusion, résolument.
Faux-semblant
Gaetano Pesce
Artiste prolifique, tour à tour designer, architecte ou sculpteur, Gaetano Pesce est l’auteur d’une œuvre éclectique et engagée. Depuis ses premières créations, réalisées dans les années 1960, jusqu’à ses objets édités par les plus prestigieuses des maisons, son style est toujours surprenant. Questionnant les émotions humaines, la perception et les modes de production, son approche déjoue les standards et les conventions. Anthropomorphique, s’inspirant du corps humain, de la faune et de la flore, son travail est aussi ludique que militant. À l’occasion de l’exposition Different Tendencies, Italian Design 1960-1980, organisée par la galerie new-yorkaise Superhouse, la curatrice Kristen de la Vallière, fondatrice de la plateforme Say Hi To, s’est entretenue avec cet iconoclaste.
KRISTEN DE LA VALLIÈRE
Vous faites partie des rares designers qui prennent vraiment position par leur pratique. On peut affirmer que vous êtes féministe. Si je ne me trompe pas, vous êtes allé dans une école pour filles quand vous étiez enfant ?
GAETANO PESCE
C’est vrai. Je crois que j’avais sept ans. À ce moment-là, j’ai eu un problème avec un instituteur qui était vraiment stupide. J’ai été renvoyé de cette école publique. Le seul établissement qui m’a accepté a été cette école privée pour jeunes filles. J’étais le seul garçon, j’observais mes camarades. J’ai commencé à comprendre comment les femmes pensent. Elles ont un esprit élastique, il n’est pas rigide comme celui des hommes.
KRISTEN DE LA VALLIÈRE
Vous deviez être une attraction pour ces petites filles ! J’imagine que vous étiez populaire.
GAETANO PESCE
En un sens, oui. C’était une école religieuse, il y avait une petite ferme avec toutes sortes d’animaux. Ma joie était de pouvoir m’occuper d’eux au petit matin. Plus particulièrement des vaches. Je me souviens que lorsque l’on m’a demandé ce que je voulais faire comme métier, j’ai répondu « bovaro ». En italien, ce mot désigne la personne qui prend soin des vaches. Ces animaux ont une douceur particulière qui me touche énormément. Je suppose que tous ces paramètres m’ont formé en tant que personne. Enfant, entouré de femmes et d’animaux, j’ai commencé à être sensible aux problèmes. J’ai toujours considéré mon travail comme une expression qui peut aider. Je déteste faire les choses pour rien. La plupart de mes collègues travaillent sans but, ils ne font que de la décoration. Il m’est difficile de comprendre ce genre d’approche. Je crois que le monde a besoin de gens créatifs qui peuvent prendre position contre certains problèmes, ou au moins, qui peuvent déclarer que les problèmes existent, les rendre visibles. Je pense que le design aujourd’hui est une forme de non-expression coincée dans une répétition. Rien ne semble authentique. Peu de personnes font des recherches, il y a beaucoup de copies du passé. Il m’est douloureux de voir ça. Lorsque l’on crée une chaise, cela ne devrait pas être un simple objet sur lequel on s’assoit mais une chaise qui exprime un point de vue.
Gaetano Pesce, UP 7 (Il Piede), 1969. Prototype unique produit par C&B Italia. Avec l’aimable autorisation de Superhouse & Gaetano Pesce. Visuel de Duyi Han.
Gaetano Pesce, Prototype no. 000-F pour la lampe Moloch. Produit par Bracciodiferro, Italie, 1971.
Avec l’aimable autorisation de Superhouse & Friedman Benda Gallery. Visuel de Duyi Han.
KRISTEN DE LA VALLIÈRE
Au fil de votre carrière, vous avez travaillé dans plusieurs disciplines, du design à l’architecture en passant l’aménagement urbain. Peut-on dire que le cœur de votre pratique repose sur l’exploration de différentes idées à travers différents médiums ?
GAETANO PESCE
J’ai l’habitude de dire que mon travail provient de l’observation de la réalité. Il peut s’agir d’une situation qui me rend heureux ou triste. J’essaie d’exprimer ce que je pense à travers mon travail. La réalité n’est jamais la même, elle est en constant changement. À l’âge de dix-sept ans, j’ai exposé des dessins dans une galerie à Padoue, en Italie. Et depuis je garde cette idée de liberté. Je suis libre d’utiliser tous les médiums que je souhaite. Si demain je veux faire de la musique, écrire un poème, développer une architecture politique, je suis libre de le faire. Les objets doivent parler de l’individualité de leur auteur. Ceci devrait être l’objectif de toute école : former une personne qui pense plutôt que quelqu’un qui réalise des choses plus ou moins banales.
KRISTEN DE LA VALLIÈRE
Si les écoles ne remplissent pas cette mission, quelles questions les jeunes designers doivent-ils se poser afin de développer leur pratique ?
GAETANO PESCE
Lorsque j’enseignais l’architecture, qui est plus ou moins équivalent à l’enseignement du design, je demandais à mes étudiants de dessiner le palais de justice de Moscou au temps de Staline. Par cet exercice, ils devaient prendre position : «Je suis pour ou contre Staline. » Cette provocation est une manière de dévoiler ce qu’ils ont à l’intérieur d’eux-mêmes et de le traduire sous une forme architecturale. Les professeurs ont une énorme responsabilité. La plupart d’entre eux transmettent ce qu’ils ont appris lorsqu’ils étaient jeunes. Mais s’ils ne suivent pas leur temps, ce qu’ils transmettent risque d’être obsolète.
KRISTEN DE LA VALLIÈRE
Comment cette évolution constante a impacté votre travail au fil du temps ?
GAETANO PESCE
Depuis trois ans, j’ai découvert que je ne peux pas définir mon travail. Je n’ai pas de style à proprement parler et j’imagine que c’est ce qui arrive lorsque l’on suit son temps.
KRISTEN DE LA VALLIÈRE
Que conseillez-vous aux designers pour qu’ils puissent cultiver ce goût de la liberté ?
GAETANO PESCE
La curiosité est très importante, ils doivent être curieux ! Pas de ce qui s’est passé hier mais de qui se passera demain.
KRISTEN DE LA VALLIÈRE
Vous êtes devenu un maître dans l’expérimentation des matières. Comment avez-vous commencé à jouer avec elles ?
GAETANO PESCE
J’ai passé tellement de temps et dépensé beaucoup d’argent dans des choses qui ne fonctionnaient pas ! Mais grâce à cette manière de faire, j’en ai aussi découvert d’autres qui semblaient vraiment intéressantes. Quand cela arrive, j’appelle quelqu’un de l’industrie et j’explique que j’ai trouvé une idée à développer. Lorsque vous commencez un projet, vous ne devez pas être rigide et vous cramponner à votre idée de départ. Vous commencez avec une feuille de papier et un crayon. Puis vous faites une maquette, et en faisant cela, vos mains découvrent quelque chose qui est directement communiqué au cerveau. La discussion entre la main et le cerveau va changer votre projet. Ce n’est jamais nécessaire d’être rigide. Il faut être ouvert aux signes et aux suggestions de la matière. La nature des matériaux nous dit ce qui est le mieux pour le projet.
Gaetano Pesce, UP 2, fauteuil. Produit par C&B Italia (B&B Italia), 1969.
Avec l’aimable autorisation de Superhouse & Nilufar Gallery Digital. Visuel de Duyi Han.
KRISTEN DE LA VALLIÈRE
Comment avez-vous expérimenté dernièrement ?
GAETANO PESCE
J’ai fait une table qui représente un homme qui perd son énergie. Je crois que les hommes ont fait beaucoup de belles choses dans le passé. Mais de nos jours, ils sont fatigués et sont principalement à l’origine de nombreux problèmes à travers le monde. C’est ce que cette table exprime. C’est une pièce impressionnante car elle est translucide. C’est difficile de la décrire avec des mots mais elle est très belle. Elle est actuellement dans mon atelier. J’ai une une équipe fantastique qui comprend immédiatement mes idées. Mon atelier peut être perçu comme un endroit étrange car il est composé de personnes qui viennent de pays différents, avec des compétences et des personnalités très différentes. Mais j’adore ce mélange.
KRISTEN DE LA VALLIÈRE
Quel est votre position par rapport à la fonctionnalité du design ?
Le design devrait toujours être fonctionnel. Les radicaux, mes vieux amis, pensaient différemment : « Oh, ça n’est pas très important si une lampe ne donne pas de lumière ou si un canapé n’est pas confortable ». Si, c’est important ! Mais nous devons aussi ajouter autre chose. L’objet ne doit pas simplement être fonctionnel. Comme je l’ai dit précédemment, nous devons prendre position et exprimer un point de vue.
KRISTEN DE LA VALLIÈRE
Qu’est-ce que vous pensez des problèmes liés à la durabilité ?
GAETANO PESCE
La destruction de la nature et de ses ressources est à reprocher à l’être humain et de son manque de respect pour la planète. En même temps, nous ne pouvons pas attendre que la planète soit identique à ce qu’elle était il y a des millions d’années. La situation a changé. Je crois fermement que nous devons éduquer les gens. Ne jetez pas de plastique dans l’océan. Ne jetez pas d’acide dans l’évier. Les messages sont simples. Par le passé, il m’est arrivé de réutiliser des morceaux de tissus qu’une entreprise jetait. J’en ai fait de très belles chaises. C’est une bonne chose évidemment mais je crois aussi qu’il est important de ne pas freiner le progrès. Beaucoup considèrent le plastique comme quelque chose de négatif, mais ça ne l’est pas ! Le plastique est une découverte importante. Les tubes que l’on utilise pour les transfusions sanguines dans les hôpitaux en sont faits !
KRISTEN DE LA VALLIÈRE
Y a-t-il un projet inachevé que vous souhaiteriez terminer ?
GAETANO PESCE
Lorsque j’ai une idée, je la concrétise généralement en quelques heures ! J’ai été très chanceux dans ma vie car je l’ai passée à combler mes désirs. Je n’ai jamais été riche mais j’ai eu de l’argent. Et je l’ai dépensé, car l’argent est parfois nécessaire pour satisfaire sa curiosité.
Égérie
Mathilde Fernandez
Il n’aura fallu que quelques mini-albums – Live à Las Vegas (2015), Hyperstition (2018) et le récent Sensible (2021) – pour que Mathilde Fernandez dessine un univers aussi vaste et surprenant que le sont ses références. Dès la première écoute, c’est son chant lyrique qui interpelle. Couplée à une production électro pop, sa voix joue les contrastes et rappelle l’extravagance de chanteuses anglophones comme Lene Lovich ou Kate Bush. Du côté des artistes françaises, peu ou pas de filiation, si ce n’est Mylène Farmer que la jeune chanteuse cite volontiers, tant pour sa musique que pour ses vidéoclips. Tout comme son ainée, Mathilde Fernandez développe une œuvre plurielle, où les images dialoguent avec le son. Cette approche pluridisciplinaire s’explique sans doute par ses années d’études aux beaux-arts et ses expériences du côté des arts scéniques. Adepte des collaborations, elle s’est associée avec la plasticienne Cécile Di Giovanni pour une série de performances autour de la notion de rituels contemporains. Elle est aussi la moitié du projet musical Ascendant Vierge, où elle pose sa voix sur les rythmes gabber et techno du producteur Paul Seul. Là aussi, ce mariage inattendu brille par son énergie. Puissamment évocatrice, la musique de Mathilde Fernandez se nourrit de tout, qu’il s’agisse de mode, de littérature, de cinéma ou d’arts visuels. Nous avons demandé à l’artiste de partager les images qui l’ont marquée, comme autant de clés de lecture de ses mondes intérieurs.
Images de musique
Enfant, j’ai très vite appris à insérer les compact-discs dans la chaîne HI-FI de mes parents. Il y a beaucoup de pochettes qui m’ont intriguée. La première qui me vient est celle de Passion: Music for the Last Temptation of Christ de Peter Gabriel. C’est la bande originale du film éponyme de Martin Scorsese. Je trouvais l’image sur ce disque très mystérieuse, elle me mettait assez mal à l’aise. C’est un dessin abstrait, sale, qui laisse apparaître un profil christique. Cette pochette me fait penser à une image de fièvre, quelque chose qui n’est pas réaliste, quelque chose d’étrange. Je me souviens que la musique me transportait complètement, je faisais des spectacles de danse complètement mystiques que j’imposais à mes parents ! Aujourd’hui encore, ce disque me touche énormément.
J’ai grandi dans une petite ville dans le sud de la France. Adolescente, j’ai vécu une véritable fascination pour le gothique, mais je n’avais pas vraiment d’amis qui partageaient cette passion et avec qui échanger et découvrir de nouveaux artistes. C’est en parcourant les rayonnages de la médiathèque que j’ai découvert de nouveaux groupes, en étant attirée par les pochettes. Je me suis ouverte à la musique métal. Il y a eu Korn, et la pochette dessinée de l’album Untouchables. J’ai aussi découvert le groupe Nightwish dont j’aimais le côté kitsch des illustrations que l’on retrouve sur chacun de leurs disques. En allant de pochette en pochette, je me suis intéressée à la musique électronique. J’ai été marquée par les couvertures d’Aphex Twin qui mettent en scène son visage avec un sourire proche de la grimace. Ce rictus est devenu comme un masque, ou un logo qu’Aphex Twin a appliqué sur ces différents disques. Et puis, impossible d’évoquer les images de musique qui m’ont marquée sans parler de Mylène Farmer. Plus que ses pochettes, je suis très admirative de ses clips. Je me souviens de publicités qui passaient à la télévision et qui montraient des extraits de ses vidéos. Avant la musique, ce sont ses visuels qui m’ont donné envie de l’écouter. C’est comme ça qu’a commencé mon histoire d’amour avec Mylène Farmer. Qu’il s’agisse de rock, de pop ou d’électro, j’aime quand les artistes ont un univers visuel cohérent avec leur musique. Je trouve ça fondamental.
Images de cinema
Chez mes parents traînait une cassette vidéo de L’histoire sans fin (1984) de Wolfgang Petersen, c’est un film que j’ai vu de nombreuses fois, fascinée par son imagerie fantastique. Dans le cinéma pour enfant, j’ai aussi aimé Les Aventures du baron de Münchausen (1988) de Terry Gilliam. C’est un réalisateur que j’apprécie beaucoup. Même si je ne suis pas toujours convaincue par les choix esthétiques de ses derniers films, j’aime ce qu’il propose. C’est un réalisateur qui expérimente avec les nouvelles techniques qu’offrent le cinéma contemporain, comme la 3D par exemple, sans pour autant perdre son essence. Il y a d’autres cinéastes qui ont plus de mal à ne pas tomber dans la caricature d’eux-mêmes. Je pense à Tim Burton… L’Étrange Noël de Mr Jack (1993) et ses personnages sublimes ont complètement bercé mon enfance. Malheureusement, je n’ai pas retrouvé cette magie, cette touche si particulière, dans ses récents long-métrages. Toujours dans le monde de l’enfance, je me suis récemment intéressée aux différentes interprétations cinématographiques d’Alice au pays des Merveilles. Le réalisateur tchèque Jan Švankmajer a sorti une version incroyable, mélange d’images filmiques et d’animation. Le résultat est singulier et assez angoissant. Son film s’appelle Neco z Alenky (1988), littéralement « Quelque chose d’Alice ». Le point commun de tous ces films ? Leur aspect fantastique. C’est un genre qui m’attire. De manière générale, je suis plutôt attirée par les films de genre. J’adore aussi le film Black Moon (1975) de Louis Malle. Je trouve aussi qu’il y a une nouvelle vague de films d’horreur très intéressante, comme Midsommar (2019) d’Ari Aster, qui mélange fantastique et horreur. C’est bien plus effrayant que les films ketchup que sont les séries comme Conjuring et les autres titres du même acabit.
Images d’art
Je suis une très grande admiratrice du travail de Pierre Huyghe. Je trouve que ce qu’il fait est magnifique. J’ai vu son installation à la Documenta 13, en 2012 à Kassel. J’ai été étudiante en école d’art, et à cette époque, je voyais beaucoup d’expositions. C’est un peu moins le cas aujourd’hui, mais je découvre des artistes par le biais d’Instagram. Ce que je trouve intéressant, c’est qu’on y trouve des pratiques qui sont à la frontière de l’art, de la mode et du design. J’aime notamment le travail de l’artiste Jenna Kaes. J’ai aussi été marquée par des images anciennes. J’adore notamment la peinture médiévale. Je me souviens avoir eu un choc en découvrant la collection de la Kunsthaus de Zürich. Évidemment, les proportions des corps ne sont pas réalistes, mais je trouve ça terriblement charmant. La peinture flamande est aussi fascinante. Les représentations de l’enfer par Jérôme Bosch sont folles.
Jérôme Bosch, Le Jardin des délices, entre 1494 et 1505.
Huile sur bois, tryptique, 220 × 386 cm, Musée du Prado, Madrid (Espagne).
Détail, panneau central, L’Humanité avant le déluge.
Images de littérature
Adolescente, j’ai beaucoup lu Didier Van Cauwelaert, qui a un rapport au fantastique qui me transportait complètement. C’est un auteur très populaire, certains peuvent s’en moquer mais je m’en fiche, j’ai aimé le lire quand j’étais jeune. Parmi mes livres préférés, il y La Danse de la réalité (2001) d’Alexandro Jodorowsky. C’est une autobiographie qui m’a beaucoup marquée et a changé ma perception des choses. Jodorowsky a une façon d’aborder la réalité, l’objectivité, qui est intéressante car loin d’être commune. Si je dois conseiller un de ces ouvrages, ça serait celui-ci car il se répète beaucoup par la suite. Je ne suis pas forcement convaincue par l’adaptation cinématographique qu’il a réalisée, c’est toujours délicat de passer d’un récit écrit, nourri d’images personnelles, à un film qui traduit ces images à sa manière. Dans un autre registre, j’adore les bandes dessinées de l’australien Simon Hanselmann. Elles me font beaucoup rire et c’est quelque chose dont on a besoin en ce moment. Je conseille aux personnes qui ne le connaissent pas de le suivre sur Instagram, il met en ligne son travail et c’est un véritable bonheur. Et puis, aux antipodes, la poésie est un genre qui me touche énormément. Les textes de Sylvia Plath, malgré leur atmosphère suicidaire, sont sublimes.
Texte de Justin Morin
La forme et le fond
Justin Morin
Avec son premier parfum Éponyme, lancé en 1994, Comme des Garçons a mis en place un univers fidèle à l’anti-conformisme de Rei Kawakubo. Si la singularité olfactive des nombreuses fragrances éditées par la marque japonaise n’est plus à démontrer, il est intéressant de s’attarder sur les codes visuels qui les accompagnent, tout aussi novateurs et à contre-courant des tendances dictées par l’industrie. Analyse de l’art du flaconnage et du packaging selon Comme des Garçons Parfums.
Pour comprendre la radicalité mise en place par Rei Kawakubo, il est nécessaire de se replonger dans l’histoire du parfum. Elixir précieux aux nombreuses vertus, le parfum a, depuis l’antiquité, bénéficié d’un flacon reflétant son importance. Au fil des siècles et des cultures, ce dernier a été décoré de motifs peints, serti de coquillages ou de pierres précieuses. Sous l’égide de François Coty, parfumeur et entrepreneur français né en 1874, il devient un objet bénéficiant à la fois du raffinement artisanal et du savoir-faire industriel de l’époque. En effet, en collaborant avec le joaillier et maître verrier René Lalique, Coty invente la première bouteille commerciale de parfum. Avec L’effleurt – dont la version finale date de 1912 –, le duo réalise un flacon décoré d’une silhouette féminine au milieu d’effluves vaporeuses, magnifique témoignage du style Art nouveau alors en vogue. Avec ce nom rappelant autant la séduction de l’effeuillage que le mondefloral, les deux hommes ont pensé cet écrin de verre comme l’illustration directe de la fragrance qu’il contient, là où contenu et contenant étaient jusqu’alors dissociés. Dès lors, dans une logique commerciale, noms et flacons vont devenir des allégories féminines, des plus romantiques aux plus sexuelles, de la fleur jusqu’au poison. La bouteille de parfum est un mini-monde que l’on expose fièrement au milieu de ses produits de beauté. Son architecture est verticale. Ses déclinaisons sont innombrables et reposent sur la même formule : une base solide et un corps, le plus souvent élancé, qui se conclut par un bouchon bijou. Implicitement, par son flacon, le parfum symbolise l’élévation.
Photographie de Justinas Vilutis
En créant le parfum Comme des Garçons en 1994, la créatrice japonaise Rei Kawakubo balaie cette histoire du flaconnage. Son premier flacon est horizontal. Il ne cherche pas à émerger et affirme d’emblée sa différence. Semblable à un galet, ses lignes sont courbes et sensuelles, sans pour autant chercher un quelconque rapport anthropomorphique. Si l’on perçoit l’endroit de l’envers – la surface sur lequel il repose est plate – , il peut être posé dans toutes les directions. Il tient aisément dans une main. Seule excroissance, son bouchon, qui dissimule la tête du vaporisateur, trouve parfaitement sa place entre les doigts. Créé par le designer français Marc Atlan, son emballage va également à l’encontre des standards, et surtout, met en place un système graphique qui ne cessera d’être revisité par Comme des Garçons. Plutôt que de cultiver le secret autour des ingrédients qui composent la fragrance, stratégie entretenue par de nombreux concurrents dans une entreprise de mythification, ceux-ci sont clairement indiqués : « Alcohol Denat., Fragrance (Parfum), Amyl Cinnamal, Benzyl Alcohol, Cinnamyl Alcohol, Citral, Eugenol, Hydroxycitronellal, Isoeugenol, Benzyl Salicylate, Cinnamal, Coumarin, Geraniol, Linalool, Benzyl Benzoate, Citronellol, Limonene ». Une liste dont l’enjeu est double. La transparence bien évidemment, mais surtout un rapport concret à la composition. La parfumerie moderne, dans sa communication visuelle et textuelle, use et abuse de ses origines ancestrales en énumérant toutes les fleurs dont elle dispose pour ses créations. Elle entretient ainsi un imaginaire selon lequel les parfums seraient aujourd’hui des concentrés de nectar, des créations directement connectées à la nature. A contrario, Comme des Garçons Parfums explicite la réalité scientifique de l’industrie de la parfumerie. Un terrain de jeu immensément riche créativement parlant, mais bien loin des prairies fleuries si souvent mises en scène dans les publicités.
En 1998, Rei Kawakubo présente Odeur 53, la nouvelle création de la maison, selon ses mots: « un anti-parfum abstrait ». Le flacon est d’une sobriété absolue : rectangle massif de verre transparent et bouchon chromé. Son originalité se situe ailleurs. Là où les flacons classiques sont muets, annonçant au mieux leur nom, celui-ci est extrêmement bavard. Il affiche un série d’informations factuelles parmi lesquelles adresse, composition et closes légales. Plus insensé encore, il accueille un code barre et un sigle de recyclage, ces embarrassants symboles que l’on cherche habituellement à cacher par tous les moyens. La typographie devient habillage. Lorsque l’on ouvre la boîte en carton – qui affiche elle aussi la liste de ses ingrédients à la manière d’une fiche technique –, on découvre un papier argenté, froissé et métallisé, poche sous vide qui moule le flacon. Sur cette enveloppe, on peut lire :
To create around you
the smell that you like
The freshness of oxygen
La fraicheur de l’oxygène
Nail Polish
Vernis à ongles
Flash of Metal
Eclat du métal
Cellulosic Smell
Odeur Cellulosique
Pure air of the
High mountains
Air pur de haute montagne
Sand dunes
Dunes de sable
Fire Energy
Energie du feu
Ultimate Fusion
Fusion ultime
Wash Drying in the wind
Linge séchant dans le Vent
Burnt Rubber
Caoutchouc brûlé
Mineral intensity of Carbon
Intensité minérale
du carbone
Flaming Rock
Roche ignée
Autour de vous
l’odeur que vous aimez.
Ou comment l’art de la synthèse, tant en terme de fragrance que de mot, devient poème. Disponible en 200ml, Odeur 53 a bénéficié pendant plusieurs années d’un flacon 15ml, parfait pour les voyages. Au lieu de réduire selon un principe homothétique les proportions du contenant comme l’usage le veut, cette version de poche, aujourd’hui introuvable, est un simple cylindre coiffé du même bouchon chromé. Dans cette version minimale, la référence au flacon neutre utilisé dans les laboratoires de parfumerie est évidente. Ce sont ces atomiseurs standards qui accueillent généralement les fragrances en cours d’élaboration. Kawakubo s’approprie ce non-design et révèle ses qualités fonctionnelles.
Toujours dans cette logique de prise de position forte, le galet du premier parfum de la marque a été décliné au gré des nouvelles senteurs éditées. Actuellement, treize autres parfums emploient le même flacon, lui offrant des variations toutes trouvées : blanc opaque pour White, effet cuivre givré pour Copper ou béton pour Concrete, sans compter les expérimentations typographiques pour 2. Cet effet de duplication, développé dans le temps mais aussi à travers quelques éditions limitées a un double avantage. Le premier est pragmatique : en réutilisant le moule du parfum éponyme et en travaillant uniquement l’habillage du flacon, les coûts de fabrication sont considérablement diminués. Le second concerne l’identité de la marque. En répétant cette forme, elle affirme qu’il n’y pas besoin de changer une création qui fonctionne et place la fragrance au cœur
de la discussion. Elle instaure également un code facile à identifier et fait de ce contenant un logo, un volume que l’on associe instantanément au label japonais.
Photographie de Justinas Vilutis
Autre exemple particulièrement significatif de l’inventivité formelle des parfums Comme des Garçons, la fragrance titrée CDG présente un flacon aux antipodes de ceux précédemment évoqués. Ressemblant à une poire, il est irrégulier et asymétrique. Jeu optique reposant sur les propriétés physiques du verre, la tige en plastique du vaporisateur disparaît dans le jus. Celle-ci apparaît au fur et à mesure que la bouteille se vide. Au-delà de cette anecdote visuelle, ce flacon n’est rien d’autre qu’un verre soufflé qui s’affale sur lui même, une erreur de production comme on en trouve tant dans les cristalleries, un rebut qui aurait dû finir à la casse. Rei Kawakubo contredit cette affirmation imposée par l’histoire de l’artisanat verrier et investit cette forme impure d’un questionnement sur la norme. Le parfum CDG est présenté ainsi : « Nous pouvons trouver des belles choses inconsciemment. Une fragrance qui ne pourrait pas exister dans un flacon qui ne devrait pas exister. Qu’est-ce qui qualifie ce qui a le droit d’exister ? Qui a le droit de décider ce qui doit être rejeté ? Prendre délibérément un flacon qui a été disqualifié de l’existence et lui donner délibérément le droit d’exister. » Une prise de position forte et en adéquation avec la mode inventée par la créatrice japonaise.
Précurseur dans sa manière de penser le parfum comme un produit aussi technique que créatif, Comme des Garçons Parfums édite ses fragrances par série. Certaines ne sont aujourd’hui plus disponibles. Ainsi en 2008 paraît la Series 6 Synthetics qui présente cinq anti-parfums aux noms évocateurs : Dry Clean, Garage, Skai, Soda et Tar. Ils sont tous présentés dans des cylindres de plastique contenant une poche opaque de liquide, produisant un effet sculptural saisissant. À nouveau, ces tubes sont rehaussés de typographie, renforçant la cohérence graphique du label. Aujourd’hui, Garage, Soda et Tar sont disponibles dans la ligne Olfactory Library qui réédite certaines créations iconiques, toutes réunies sous le même flacon opaque blanc. Disruptive, l’approche de Rei Kawakubo ne s’enferme pas pour autant dans un modèle puisqu’elle propose des bouteilles et packaging différents au gré de ses nombreuses collaborations, comme le flacon très naïf de Grace par Grace Coddington – dont le bouchon représente une tête de chat, animal fétiche de la célèbre rédactrice – ou la réinterprétation de l’œuvre You’re in d’Andy Wahrol de 1967 – qui décline six citations de la superstar pop et autant d’atomiseurs pour cette unique fragrance –. Parmi les récentes nouveautés, on peut également citer ERL Sunscreen, dont l’emballage est une poche d’air gonflée, qui rappelle les coussins de plage et les notes estivales de cette fragrance.
Enfin, si cet article se concentre principalement sur les flacons et autres emballages de Comme des Garçons Parfums, il est bon de rappeler que toutes ces créations sont réunies au sein de la boutique parisienne Dover Street Parfums Market, qui elle aussi propose une expérience inédite dans sa manière de les présenter. Nichés dans une forêt de colonnes, les parfums se découvrent au gré d’une déambulation dans l’espace. À nouveau une façon d’affirmer que la manière dont Rei Kawakubo conçoit la parfumerie n’est pas frontale mais bien englobante, de la fragrance à son emballage jusqu’à l’environnement qui les dévoile.
Rêve américain?
Buck Ellison
Avec ses fresques photographiques, le Californien Buck Ellison dresse un portrait de l’Amérique blanche et fortunée et questionne la structure du privilège. Ses mises en scènes, nourries autant de la facticité des images de stock que du symbolisme des portraits de famille des peintures flamandes du XVIIe siècle, produisent un effet de trouble. Lors d’un entretien avec Hamid Amini, l’artiste dévoile les enjeux de sa pratique et sa méthodologie de travail.
HAMID AMINI
Ce que je constate, c’est qu’il y a une tension dans vos photos. Elles ont l’air sereines et paisibles, elles dégagent une crispation de choix entre hyper-visibilité et discrétion . Ces gens ne veulent ni n’ont besoin d’être vus. Vous ne vous moquez pas de votre sujet. Vous avez d’ailleurs dit que vous ne voulez pas porter de jugement. Il se dégage cependant un certain malaise, un sentiment étrange qui semble être le résultat de votre intervention. Ce trouble est à la fois surprenant et dérangeant.
BUCK ELLISON
Si le travail m’emmène dans des endroits étranges, inconfortables ou – je déteste ce mot– problématiques, cela signifie probablement que je fais quelque chose de bien. L’ambivalence, au sens d’être intensément attiré et repoussé par un même sujet, motive tout mon travail. J’entends souvent dire que cela se ressent dans le travail.
Buck Ellison, Only the horse knows how the saddle fits, 53 × 66 cm, 2013. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.
HAMID AMINI
Il est également intéressant de voir comment vos sujets aspirent à l’authenticité. Est-ce une illusion que vous vouliez transmettre ?
BUCK ELLISON
Comme vous l’avez dit, je n’ai jamais voulu pointer du doigt les individus. Je veux examiner les manières, les gestes et les comportements qui perpétuent les inégalités. Avec un tel effort concerté pour être aussi modeste ou inoffensif que possible, une certaine partie de l’Amérique blanche semble très investie pour couvrir ses traces. Le défi de représenter ce sujet qui s’efface lui-même me fascine, je me suis donc tourné vers la mise en scène pour les rendre visibles, en empruntant le modèle d’une séance photo commerciale – en sélectionnant acteurs, vêtements, accessoires, lieux.
Buck Ellison, Sierra, Gymnastics Routine, 122 × 140 cm, 2015. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.
HAMID AMINI
La notion de classe moyenne est assez biaisée dans le monde, et la richesse est également un concept très flou. Est-ce quelque chose dont vous voulez parler dans vos images ?
Je veux voir comment, en tant qu’Américains vivant dans une société démocratique, nous ignorons les inégalités. Lorsque nous jugeons les riches parce qu’ils travaillent dur ou sont paresseux, qu’ils donnent de l’argent ou le gardent, nous passons à côté de l’essentiel. Dire que quelqu’un habite l’inégalité à tort implique qu’il pourrait être possible de l’habiter correctement, ce qui n’est pas possible. C’est un terme frustrant, car il détourne l’attention des processus sociaux dont nous pourrions parler.
HAMID AMINI
Certaines de vos références me rappellent les peintures des cours royales des familles européennes, est-ce quelque chose que vous avez étudié de très près et exploré ?
BUCK ELLISON
Je ne suis pas un érudit, mais j’ai passé beaucoup de temps à les regarder, oui.
HAMID AMINI
Vous engagez souvent des acteurs locaux pour faire partie de vos photos, je suis curieux de connaître votre processus de casting, de tournage et de repérage ?
BUCK ELLISON
Bien sûr. Parlons de l’image Sunset (2015). Les autocollants pour pare-chocs étaient très populaires au lycée ; ils offraient un moyen de se différencier au sein d’un environnement homogène. Je voulais faire une photo à ce sujet. J’étais attiré par le sacrilège de ruiner la peinture d’une voiture chère avec des autocollants bon marché. Mais j’aime aussi la tendresse de ce moment où l’autocollant était collé pour la première fois, de l’identité littéralement en train de construire.
J’ai donc recherché l’emplacement, choisi les modèles, payé pour que le modèle se fasse couper les cheveux, et j’ai passé beaucoup de temps à chercher des autocollants (Patagonia, The North Face et Save Tibet) et des vêtements (une chemise Ralph Lauren, un débardeur Red Stripe, une bague de Thaïlande). Ces choix d’accessoires et de style étaient importants parce que je voulais suggérer qu’une série de décisions avaient précédé le moment que nous voyons. Ces choix semblent insignifiants, mais dans le microcosme de ce monde, où la richesse et le progressisme sont si proches, où les enfants détestent le capitalisme mais ne savent pas encore ce qu’il implique, ces affiliations ont un poids énorme. Un débardeur de la marque de bière Red Stripe est un débardeur, mais ce n’est pas un débardeur Budweiser. Il y a donc quelque chose d’un peu mondain là-dedans, ce vêtement provient peut-être de vacances en Jamaïque, une possibilité soulignée par la bague du mannequin, qui vient de Thaïlande.
La prise de vue a duré environ deux heures. Je prends tellement de photographies que cela en devient routinier ; les modèles mettent vraiment les autocollants sur la voiture, ils ne font pas semblant. La décision de photographier au coucher du soleil a été initialement inspirée par le drapeau sur l’autocollant «Save Tibet», qui présente un coucher de soleil. Mais j’aime que cela donne une lumière héroïque à ce moment banal.
Buck Ellison, Strenuous Life, 55 × 44 cm, 2013. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.
Buck Ellison, Sunset, 102 × 127 cm, 2015. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.
Odorama
Chapitre Trois
Teddy Lussi-Modeste
Troisième chapitre de la série Odorama où cinéphilie rencontre parfumerie. Le réalisateur et scénariste Teddy Lussi-Modeste conjugue l’histoire du cinéma à celle du parfum en associant films cultes et fragrances, dans une mise en scène où les sens occupent les premiers rôles.
Rouge
COMME des GARÇONS
Nez : Nathalie Cetto
Vaillante. Vulnérable. Vraiment belle. Il y a de beaux mots dans le dictionnaire à la lettre V. Depuis qu’une machine lui a redonné vie à partir de sa main arrachée, Leeloo doit se mettre à jour et étudier, dans l’ordre alphabétique, tout ce que les hommes ont fait depuis 5000 ans. Vêtue de bandelettes blanches, elle s’enfuit et tombe dans le taxi conduit par Korben Dallas. S’ensuit une course-poursuite dans le Brooklyn du XXIIe siècle. Son toit est défoncé, il a perdu son dernier point, son véhicule est arrimé à celui de la police, mais quelque chose dit à Korben que son destin est lié à cette fille aux cheveux rouges parlant une langue inconnue et dont la plainte lui fend le cœur. Entre l’avant et l’arrière du taxi, quelque chose de chimique, quelque chose d’alchimique, a lieu. Rouge est la chevelure de la jeune femme, Rouge est son parfum. C’est une symphonie qui lui parvient avec toutes ses notes qui sonnent en même temps : poivre rose, gingembre, menthe, encens, ciste, patchouli et cette betterave tour à tour sucrée et terreuse, chaude et froide, délicieuse, qui signe la fragrance et lui donne son épaisseur et son originalité. Parfaite. Elle est vraiment parfaite.
Inspiré par Le Cinquième élément de Luc Besson
Female Christ
19-69
Rien de pire qu’un fâcheux quand on est amoureux. Encore plus quand on est une femme amoureuse d’une autre femme dans l’Amérique des années 50. Le fâcheux a reconnu Thérèse et l’a hélée dans le restaurant feutré. Elle s’est retournée, embarrassée. Mais Carol, elle, a donné le change. Rompue à la mondanité, la gentlewoman aux cheveux blonds et aux lèvres rouges salue l’homme en souriant, prend son sac et s’en va avec élégance. Carol pose alors la main sur l’épaule de Thérèse. Le mouvement de son corps et des étoffes qui le ceignent, manteau en cashmere crème, gants en cuir chocolat, envoient vers sa maîtresse l’odeur de son parfum. Elle le portait lors de leur premier déjeuner dans un restaurant de la Septième Avenue. Carol le porte depuis son mariage avec l’homme dont elle est en train de divorcer. Thérèse : « Oh ! Votre parfum… » Carol : « Quoi ? » Thérèse : « Il sent bon. » Female Christ sent bon, mais il n’est pas qu’un sent-bon. Il se construit sur un contraste totalement maîtrisé entre des notes chaudes et épicées, ocres et dorées, benjoin, vanille, cannelle, et des notes froides et camphrées, eucalyptus, gaulthérie, géranium. Au centre, faisant la jonction, matière centrale de la fragrance, un patchouli dense impose un sillage sophistiqué. Carol est partie. Le fâcheux part lui aussi. Il pose la main sur l’autre épaule de Thérèse. La sensation, et le sentiment, ne sont plus les mêmes. Il faut tourner la tête vers l’autre épaule et y respirer la présence-absence de l’être aimé.
Inspiré par carol de Todd Haynes
Female Christ
19-69
Twilly d’Hermès
Hermès
Nez : Christine Nagel
Clara Baumann a le même âge qu’elle :
13 ans. Mais sa vie est plus belle que la sienne. Elle est pianiste, et même virtuose. Quant à Charlotte, elle vit dans une maison modeste et maudit son existence. En rêvant d’ailleurs, cette grande seringue exaspère Léone et désespère Lulu. La petite fille vient souvent dormir à la maison et toutes les deux regardent par la fenêtre les couples qui entrent et sortent du RouleRoule. Charlotte s’incruste chez Clara et choisit même dans son dressing la robe qu’elle portera pour la soirée. Sur cette robe de tulle rouge flotte le parfum de Clara. Twilly d’Hermès Eau ginger est léger et fruité comme une bulle de savon. Il a en son cœur un gingembre solaire et insolent, espiègle, un gingembre qui pétille, qui trépigne. De part et d’autre une pivoine aux accents hespéridés et un cèdre si délicat qu’il se cache. Puis la fragrance semble s’horizontaliser sur la peau et la couvre d’un baume délicieux. L’odeur fleurit, puis mûrit. Emportée par la nuit d’été, Charlotte en vient à croire Clara qui lui propose de vivre dans son sillage, désinvolture et inconséquence de la petite fille riche. Mais le film venge Charlotte qui espérait beaucoup, qui espérait trop. C’est son histoire à elle qu’il raconte.
Inspiré par L’Effrontée de Claude Miller
Twilly d’Hermès
Hermès
Rozu
Aesop
Nez : Barnabé Fillion
À cheval sur son chowka roux, Ashitaka fonce à l’ouest pour trouver le Dieu-Cerf. Lui seul pourra le délivrer de cette blessure au bras qui le consume. Le dieu se trouve dans une forêt menacée par les forges de Dame Eboshi et, de part et d’autre, on prépare la guerre. Accidentellement blessé à l’arquebuse par une ouvrière de la forge, Ashitaka est conduit par la Princesse aux loups sur l’île où paît en journée le dieu. Les premiers rayons de soleil percent la canopée et dans le trou de verdure le dieu métamorphe apparaît, tout nimbé d’or, entre deux arbres millénaires. Chacun de ses pas génère autour de son sabot divin mille floraisons – treille, pampre, lierre, rose. Deux notes émergent dès le premier spray de Rozu : un santal moelleux duquel éclot un buisson de roses fraîches. Autour de ce santal rozé s’enroule tout un florilège de notes à l’intensité volatile. D’autres bois assurent l’assise de la fragrance : vétiver mais aussi gaïac qui, associés à la myrrhe, assèchent le sillage, le fument très légèrement. Percent en même temps les notes aiguës de bigarade, de bergamote et de shiso. Le jour se lève. Ashitaka ouvre les yeux. Rozu est le parfum de ce moment, celui d’Ashitaka, et du matin, ressuscités.
Inspiré par Princesse Mononoké de Hayao Miyazaki
Sans Merci
Givenchy
Il est l’héritier d’une famille de la noblesse balte mais il a atterri dans une prison de Baltimore. Il est tout au bout, dans la dernière cellule. Et il ne voit plus personne. Il ne peut se nourrir que de ses souvenirs. Il repense souvent à ses anciens patients du temps où il était un psychiatre estimé et parvenait à les déchiffrer. Il les dévorait au sens figuré avant de les dévorer au sens propre. Il se souvient avec émoi de la seule femme qu’il n’a jamais réussi à soumettre. Quand elle entrait dans son cabinet et qu’elle s’allongeait sur son divan, le sillage de son parfum lui parvenait comme un bouclier inexpugnable. Il constituait autour d’elle une aura autant défensive qu’offensive. Quel délice pour un homme dont l’odorat est si développé, lui qui peut sentir derrière une vitre percée de quelques trous que l’agent Starling porte une crème de jour et parfois un parfum. Vêtue de ces molécules, sa patiente devenait l’allégorie de l’autorité. Sans Merci n’est pas autoritaire : il est l’autorité même. Le davana et son odeur veloutée de fruits blets se fond rapidement dans un vétiver sec, un patchouli humide et un whisky tourbé à souhait. L’odeur crayeuse devient presque palpable et fait mettre un genou à terre à l’esthète cannibale qui entre en fascination.
Inspiré par Le Silence des agneaux de Jonathan Demme
Rozu
Aesop &
Sans Merci
Givenchy
Orphéon
Diptyque
C’est la nuit. Elle avance dans les petites rues de Rome alors que résonnent de cristallins arpèges, de ceux qui ponctuent les contes de fées. Elle le cherche, elle l’appelle : « Marcello ! Marcello ! » Elle entre dans l’eau telle une naïade et tombe sous le charme de l’ancien monde. Marcello, pourtant tiré à quatre épingles, son éternel costume de dandy sur le dos, rejoint la star aux belles boucles qui a fermé les yeux, extatique. Ce moment restera dans leur mémoire comme dans la nôtre et peut-être dans celle de Neptune et de ses divinités adjacentes, la Salubrité et la Prospérité. Marcello entre dans la fontaine et s’approche de Sylvia Rank. Ils sont seuls, enfin seuls. Sans journalistes, sans mari jaloux et sans fiancée suicidaire. Lui qui passe ses nuits dans la capitale romaine, évoluant entre ses borgate et ses clubs branchés, entre ses prostituées et ses aristocrates, Orphéon est son parfum. Marcello transporte avec lui cette odeur de nuit où se superposent lieux et rencontres, bars enfumés et femmes effleurées, fumée des cigarettes et fauteuils en cuir. L’odeur sombre et boisée naissant du cèdre et de ses effluves de crayon de papier, s’enrésine et se poivre avec les baies de genévrier. La fève tonka pralinise le fond et l’épaissit tandis que fleurit un jasmin délicat, presque imperceptible, comme si en se frottant au cou de Sylvia, le chroniqueur mondain, bientôt écrivain, prenait avec lui un peu de son odeur, blanche et indolée, à elle.
Inspiré par La Dolce Vita de Federico Fellini
Ocean Leather
Memo
Nez : Alienor Massenet
Fruit d’un amour interdit – puisque fils d’un modeste gardien de phare et de la reine de l’Atlantide – Arthur est destiné à réunir deux mondes, celui des Surfaciens et celui des Atlantes. La guerre est proche et Orm, le demi-frère d’Arthur, tente de réunir les peuples sous-marins pour liquider l’humanité, violente et pollueuse. Formé par Vulko qui lui apprend la maniement des armes, aidé par Mera et ses pouvoirs hydrokinétiques, le sang-mêlé doit faire valoir son droit d’aînesse et s’imposer comme l’héritier légitime du trône. Sur – et sous – toutes les mers du monde, voilà qu’Arthur part à la recherche du trident forgé avec l’acier de Poséidon, autant arme que sceptre. Échouant sous l’eau, Arthur vaincra son frère à l’air libre. Ocean Leather respire cette victoire. C’est un parfum qui donne aux autres l’envie d’être à vos côtés. C’est un parfum qui réconcilie la terre – le cuir – et la mer – l’eau salée. C’est un parfum qui respire le grand large et les bassins pélagiques. Chacune de ses vagues charrie trois notes comme les fourches du trident légendaire. La grande fraîcheur du parfum – fraîcheur hespérido-aromatico-résino-florale – mandarine, basilic, violette, sauge, élémi – flotte sur un fond iodé et salin. Un roi est né et son territoire va des abysses au sommet des montagnes.
Inspiré par Aquaman de Ron Howard
Ocean Leather
Memo
Peau d’Ambrette
Atelier Materi
Nez: Marie Hugentobler
Les grandes maisons sont nombreuses à convoiter Arrakis. La planète n’est que sable et chaleur, d’immenses vers engloutissent hommes et machines au moindre mouvement, mais elle est la seule planète de l’univers connu sur laquelle se trouve l’épice. Elle se mêle au sable, aussi fine que ses grains, mais plus brillante qu’eux. Elle vole dans l’air quand le vent souffle sur la planète brûlante. Si pour les Fremen elle est une substance sacrée, dont Paul Atréides expérimente les vertus psychotropiques, pour les civilisations avancées elle permet le voyage interstellaire. Colonisée hier par les Harkonnen, Arrakis doit l’être désormais, sur ordre de l’Empereur, par les Atréides. Le piège se referme sur le Duc et sa famille. Seuls survivent son épouse et son fils qui rejoignent la résistance des Fremen qui vivent dans leurs sietch. L’épice, ocre et dorée, a rendu bleus leurs yeux. Peau d’Ambrette présente en surdose un ingrédient rare : les graines d’ambrette. Sur Arakis, l’épice est passée au tamis. Au Pérou, le procédé est le même pour les graines d’ambrette. Les notes qui entourent ces graines viennent renforcer ses effluves tour à tour floraux, ambrés et musqués, tels la mandarine, l’angélique, le santal ou l’ambroxan. Quand le parfum touche la peau, une impression de grande fraîcheur, légèrement poivrée, parvient à l’odorat. Mais le parfum évolue à une vitesse folle, comme un fruit qu’on écosse, vers sa beauté chaude et moelleuse. Le parfum se révèle alors à nous comme Paul à son destin.
Inspiré par Dune de Denis Villeneuve
Peau d’Ambrette
Atelier Materi
Photographies Justinas Vilutis
Décoratrice Aurore Piedigrossi
Les coiffures
à l’échelle
Antoine Bucher
OU QUAND LES ARISTOCRATES AVAIENT
ENCORE TOUTE LEUR TÊTE ET BIEN PLUS
Au cours du dernier tiers du XVIIIe siècle, la coiffure féminine connaît une période d’extravagances capillaires durant laquelle la taille de la tête et des cheveux peut représenter près du tiers de la silhouette d’une élégante. La hauteur des créations conduit à les baptiser coiffures à l’échelle.
C’est au règne de Louis XVI que la vogue des coiffures hautes est généralement associée, mais il convient de noter l’existence de quelques précédents dans l’histoire de France. L’un d’eux, et sans doute le plus fameux est l’apparition de la Fontange. Décoiffée au cours d’une partie de chasse en 1680, la duchesse de Fontanges invente sur le vif une coiffure verticale à partir de sa jarretière. Le roi approuve, le succès est au rendez-vous et la coiffure prend à la fois plus de hauteur et le nom de cette maîtresse de Louis XIV. La poussée de croissance est toutefois limitée dans le temps et le règne de Louis XV reste, pour sa part, mesuré quant à l’ornement de la tête des femmes. C’est sans compter sur la dernière favorite du roi… Madame du Barry arbore en effet une coiffure toute en hauteur agrémentée de dentelles, plumes et fleurs naturelles lors de sa présentation à la cour en 1769. À cette occasion, le coiffeur dissimule même dans les cheveux des fines bouteilles d’eau dans lesquelles trempent les tiges des fleurs.
Les années 1760, 1770 et 1780 sont alors marquées par la puissance grandissante des coiffeurs grâce au développement de structures verticales. Les images de coiffures se multiplient alors comme jamais auparavant. Le naturel n’est pas à la mode et les têtes se vêtent de compositions de plus en plus architecturées. Construites souvent avec un coussin nommé pouf, elles sont gonflées à l’aide de crin et de faux cheveux. Ces véritables pièces montées se parent de rubans, de dentelles, de perles, de fleurs, de pierres, et parfois même de petits personnages de cire, d’oiseaux empaillés ou de maquettes. Les références à l’antique mais surtout aux actualités deviennent le sujet de ces coiffures. Le dernier opéra, une pièce de théâtre, la vaccination du roi ou une victoire militaire se transforment en sculptures capillaires. L’une des plus célèbres de l’époque est la Belle Poule, créée en hommage à la victoire navale du navire français éponyme contre la flotte anglaise en 1778.
Coeffure au chien couchant, gravure d’une suite de 31 Coiffures, inspirées de la Gallerie des Modes et Costumes Français (Allemagne, circa 1780). Librairie Diktats.
Elle comporte au sommet du crâne une maquette de bateau. En cette période d’extravagances, les coiffeurs se revendiquent comme de véritables artistes et utilisent la gravure pour faire connaître leurs créations et asseoir leur autorité. Legros fait ainsi paraître un traité illustré, Davault des almanachs et Depain des estampes. Ce dernier publie trois suites d’eaux-fortes représentant des coiffures entre 1777 et 1790. La première, Au Beau Sexe se compose de douze planches présentant des créations qui n’ont rien à envier à celles que Léonard, le coiffeur de Marie-Antoinette réalise pour la reine de France. Wartell immortalise d’ailleurs en 1777 « l’Autrichienne » dans un portrait dédié à la Comtesse de Polignac. Les cheveux de l’élégante jeune femme sont coiffés pour former quatre boucles sur les côtés et surmontés au sommet de trois plumes qui surplombent des couronnes de fleurs et des rubans.
La correspondance entre Marie-Thérèse d’Autriche et Marie-Antoinette ne manque pas d’ailleurs d’évoquer les cheveux de la jeune souveraine. L’impératrice appelle alors sa fille à plus de sobriété dans ses coiffures dont elle condamne la taille et les ornements. Copiées dans les différentes cours, les coiffures hautes deviennent un sujet de caricature dans toute l’Europe. Les gravures exagèrent la hauteur des compositions et le caractère impraticable de ce type d’ornement. Malgré leur coût élevé, un encombrement non négligeable et des démangeaisons fréquentes dues à l’hygiène limitée et à l’utilisation de pommades pour fixer l’ensemble, les coiffures hautes restent à la mode jusqu’à la Révolution. Et même, un petit peu au-delà. Les coiffeurs tentent en effet de les adapter au goût révolutionnaire. Depain est ainsi l’un des rares à publier des gravures de mode au moment de la Révolution et les planches de sa troisième suite parue vers 1790 reproduisent des coiffures aux noms évocateurs : sans Redoute, à l’Espoir, aux Charmes de la Liberté, à la Nation. Portant encore la mention « avec privilège du roi », elles constituent de précieux témoignages des toutes premières années postrévolutionnaires. Trop associées avec l’aristocratie, les coiffures hautes ne survivent toutefois pas longtemps à la décapitation de la clientèle.
Bonnet au Levant, gravure d’une suite de 31 Coiffures, inspirées de la Gallerie des Modes et Costumes Français (Allemagne, circa 1780). Librairie Diktats.
La Belle Poule, gravure d’une suite de 31 Coiffures, inspirées de la Gallerie des Modes et Costumes Français (Allemagne, circa 1780). Librairie Diktats.
C.Q.F.D. de l’ambiance
Une conversation
avec Emanuele Coccia
Luca Marchetti
LUCA MARCHETTI
On ne peut pas discuter d’ambiance sans aborder la question du « sensible » qui occupe aujourd’hui une place inédite dans la culture. Commençons en observant que les aspects de l’expérience qui relèvent de la sensibilité sont devenus fondamentaux pour définir notre identité. Ainsi, pour préciser son statut social, l’individu affiche plus volontiers ses compétences esthétiques, ses goûts gastronomiques ou ses connaissances en œnologie, que son appartenance à une classe sociale ou alors une situation socio-économique. Qu’en pense l’auteur de La Vie Sensible?
EMANUELE COCCIA
C’est tout à fait le cas. C’est très important de montrer des compétences sensibles pour se présenter à l’autre.
La sensibilité a été graduellement arrachée à son statut traditionnel de phénomène d’apparence. Ce n’est plus une interface entre nous et le monde, elle fait tout à fait partie des mécanismes de construction du réel et de la vie de chacun dans la société. Débattre de choses sensibles ou esthétiques – comme les vins et spiritueux – est un moyen de montrer sa « valeur » individuelle et son mode d’être dans le monde.
Pour le comprendre, il faut rappeler que tout cela a été possible parce que notre société a graduellement adopté une vision de l’esthétique ancrée dans le « jeu ». Et la culture digitale n’y est pas pour rien. Comme le dit, entre autres, l’écrivain Alessandro Baricco, la logique au cœur de la société digitale est une logique de gaming et celle-ci définit de plus en plus notre rapport à la société. Ce qui fait écho aux idées bien plus anciennes du philosophe Friedrich Von Schiller qui, dans ses considérations sur l’appréciation esthétique, affirme qu’elle est en mesure de transformer les qualités de l’objet en prouvant que la beauté n’est pas une simple qualité de l’objet, ou de l’œuvre d’art, mais que le jeu esthétique entre humains qui révèle le beau est quelque chose qui est en mesure de perfectionner la vie sociale dans son ensemble… Ce même jeu est ce qui nous permet d’affirmer notre liberté et notre autonomie. Ainsi, on peut élargir la logique du gaming jusqu’au cosmos, car nous le construisons de manière sensible, comme dans un jeu, parce que cela nous permet de mettre en scène notre liberté d’individu. C’est pour la même raison qu’on se définit en discutant de vins et de nourriture : on ne se cantonne pas à une contemplation de la réalité, on en débat pour mettre en scène notre liberté aux yeux des autres…
LUCA MARCHETTI
Certains considèrent cet engouement pour le sensible comme une mode, surtout dans les domaines créatifs comme l’art, la création de vêtements, le design ou la décoration d’intérieur… Pourtant l’étude des ambiances, du goût, de l’éphémère et bien d’autres phénomènes sensibles gagnent également de l’importance dans des domaines bien plus sérieux comme l’étude de la cognition et les sciences humaines. La philosophie s’y intéresse particulièrement, probablement en raison de sa capacité de s’attaquer à ce qui n’est pas quantifiable ou mesurable. Quelle place tient l’ambiance dans ta recherche ?
EMANUELE COCCIA
J’ai beaucoup travaillé sur ça. Dans La Vie Sensible bien évidemment mais aussi dans La Vie des Plantes où j’ai consacré un chapitre entier à l’idée d’atmosphère. C’est pour moi un concept central dans la réflexion sur l’esthétique qui le plus souvent a été traité comme un phénomène cognitif, c’est à dire quelque chose qui nous transmet une information. Au contraire, je tiens à mettre en valeur le caractère « génétique » du sensible.
Olafur Eliasson, Life, 2021. Vue de l’installation à la Fondation Beyeler. Photo: Pati Grabowicz. Avec l’aimable autorisation de l’artiste, de neugerriemschneider, Berlin et de Tanya Bonakdar Gallery, New York / Los Angeles. © 2021 Olafur Eliasson
Le sensible n’est pas un moyen d’accéder à la connaissance. C’est ce par quoi les êtres se construisent réciproquement… Notre manière d’exister est telle que nous la connaissons en raison de notre nature sensible ! Le sensible, et donc les ambiances, sont à la base de notre relation à l’autre et à notre contexte de vie.
LUCA MARCHETTI
D’ailleurs ton confrère philosophe Bruce Bégout (Le Concept d’Ambiance, Paris, Seuil, 2020) décrit l’ambiance comme un aspect fondamental de l’existence qui se manifeste autant dans l’environnement qui nous entoure que dans notre dimension affective. Ce serait donc tout ce qui est alentour et qui nous affecte.
EMANUELE COCCIA
C’est vrai, mais l’ambiance détermine aussi notre mode d’être. Ce n’est pas juste « ce qui nous affecte » et qui nous communique des informations, c’est quelque chose qui structure notre être, une condition de notre existence. Ça peut paraître un peu abstrait, mais les manifestations en sont tout à fait banales et quotidiennes. Le manque de coolness nous fait abandonner un lieu, un groupe, tout comme l’absence d’empathie peut nous amener à interrompre une relation… Il ne s’agit pas d’un manque d’information mais d’une impossibilité d’être « comme ça ».
LUCA MARCHETTI
Et la mode dans tout ça ? Tu t’en es beaucoup occupé dans ton parcours. Récemment il a été question d’aborder l’espace de vente de la mode – notamment le premier concept-store de l’histoire, le milanais 10 Corso Como. Tu en as donné une lecture éclairante, loin des interprétations visuelles et des déchiffrages des codes culturels souvent empruntés par les sciences humaines et sociales pour étudier ces mêmes phénomènes. Tu parles de mode comme d’un « intensificateur » de l’existence. La dimension affective y est donc cruciale, tout comme la nature affective de l’ambiance peut expliquer en grande partie le sens d’un lieu comme le concept-store…
EMANUELE COCCIA
Sûrement. D’ailleurs Carla Sozzani rappelle que sa principale motivation lors de la conception de 10 Corso Como était sa volonté de transformer les pages d’un magazine en un espace en trois dimensions. Si on considère que sur les pages d’un magazine de mode on retrouve un agencement sensible de formes, d’idées et de propos, sa version en 3D consiste à transposer dans l’espace une « portion » de monde. 10 Corso Como a fait de l’ambiance la condition même du lieu.
Ann Veronica Janssens, Ciel, 2003. Retransmission visuelle du ciel en temps réel, vue d’installation, Belgacom, Bruxelles. Extrait du catalogue Ann Veronica Janssens : 8’26’’, édité par MAC, École nationale supérieure des beaux-arts, 2004. Design de M/M (Paris). Bibliothèque Justin Morin
La possibilité d’engendrer « du sensible » est au cœur de sa réalité, car le sensible y contamine tout : son économie, la manière d’y manger, de regarder, d’y respirer… C’est tout un monde sensible !
LUCA MARCHETTI
On sait que l’un des usages sociaux de la mode parmi les plus connus est de nous définir, autant individuellement que collectivement. Penses-tu que grâce la mode on pourrait se définir, se reconnaître et se faire reconnaître en termes « ambianciels » aussi ? C’est à dire, de manière éphémère, intangible ?
EMANUELE COCCIA
Oui c’est certainement le cas. La mode est une force anti-destin. Elle arrache les gens à leur destin et en ouvre d’autres à coup d’inventions et de réinventions. De ce point de vue, la mode a décidément besoin d’ambiances. Elle doit déterminer des ambiances, des environnements ; c’est sa force. L’aspect essentiel des ambiances, des atmosphères, est leur caractère précaire et éphémère. L’essence de la mode est la capacité d’accepter la précarité de l’être. D’une part, c’est la forme la plus démocratique qui soit, mais c’est aussi l’espace le plus précaire que notre culture a pu créer, ce qui complique les choses. Elle envisage la précarité comme une chance et non pas comme un aspect de vulnérabilité. Si elle a autant d’attrait, c’est qu’elle a horreur des identités stables, et cette vision de l’identité ne peut être qu’une ambiance.
LUCA MARCHETTI
Traditionnellement, on manifeste l’appartenance à un genre, à une culture ou même à une « ethnie » à partir de l’apparence, jusqu’à exhiber des signes visuels précisément codés. Pouvons-nous voir dans le caractère précaire et éphémère de la mode, dans sa nature « ambiancielle » une occasion de construire l’identité de l’individu de manière plus fluide, voire diverse et inclusive ?
EMANUELE COCCIA
Je ne suis pas sûr que le problème aujourd’hui soit le « signe visuel ». Je le vois plutôt dans une étrange volonté d’essentialiser l’identité… Une vision morale qui relie l’identité au tangible et au visible. J’y vois aussi un désir de pureté,qui considère que se définir sur la base du ressenti serait « impur ». L’une des conséquences est qu’on finit souvent par revendiquer l’affiliation à une communauté pour se définir. Alors que l’identité existe par sa nature atmosphérique et ambiancielle, elle est ancrée dans le ressenti le plus profond…
LUCA MARCHETTI
Nous avons parlé du concept-store, mais il me semble que le défilé et l’événement de mode tirent leur sens de ce qu’on pourrait appeler le « design d’ambiances », bien que cet aspect ne soit pas fréquemment considéré. Je pense par exemple aux défilés de Balenciaga visant à recréer l’ambiance de certains lieux politiques (en reprenant leur proportions exactes), ou l’atmosphère des archives historiques de la maison avec l’aide de créations d’odeurs par l’artiste Sissel Tolaas…
EMANUELE COCCIA
Ces projets montrent de manière encore plus claire la vocation de la mode à envisager le monde comme entièrement dé-constructible. On revient à la logique esthétique propre au gaming et à la capacité de la mode à tirer sa force de la précarité. Le défilé construit tout un monde ambienciel pour le brûler sous nos yeux en quelques minutes. En ce sens,la mode est ce qui permet d’amener les principes de l’art au plus près du corps et de nous les faire vivre grâce à une forme de sensibilité immédiate et incarnée.
LUCA MARCHETTI
Dans l’art on retrouve aussi un intérêt grandissant pour l’éphémère et l’intangible, n’est-ce pas? De l’art relationnel à l’installation, de la performance jusqu’à des œuvres très différentes les unes des autres, mais toutes hautement immersives. Je pense au travail d’Anne Veronika Janssen, d’Olafur Eliasson, de Sarah Sze, certains projets de Diller & Scofidio ou la pratique de Philippe Rahm entre art et architecture… Peut-on parler d’une esthétique des ambiances ou carrément d’art ambianciel ?
EMANUELE COCCIA
Grande question ! Probablement oui, ça existe déjà en partie. L’art aussi tend de plus en plus à devenir « construction de mondes », et tout y devient ambiances et atmosphères… C’est cela qui définira la construction du monde une fois que l’art aura pris le dessus sur le monde !
Body double
Alexandra Bachzetsis
Questionnant autant l’intimité que la surexposition, le rapport au langage ou encore la mise en scène de soi, le travail chorégraphique d’Alexandra Bachzetsis multiplie les axes de réflexion. Sa danse se traduit aussi bien dans un espace nu qu’investi par des accessoires sculpturaux, comme autant de prothèses à même de transformer le corps. Puisant autant dans l’histoire de l’art que dans la culture pop, et s’appuyant sur les gender studies, ses pièces passent d’un registre à l’autre, en rupture rythmique ou en harmonie. Une gymnastique à la fois conceptuelle, plastique et en constant mouvement.
MS Votre travail explore de nombreux thèmes, les mélangeant de manière très libre et inattendue, afin de créer des collisions aussi théoriques qu’esthétiques. Par rapport à la scène, vous arrive-t-il de vous contraindre ? Y a-t-il des lignes que vous ne souhaitez pas traverser ?
AB La scène dans sa meilleure version est un espace non censuré, une anthologie d’inspirations, d’expressions, d’histoires et de fictions. Ce n’est pas un simple cadre spatial, mais une analogie ou un moyen de transposer notre construction du désir dans le domaine des sens, juste devant nous. Je crois fermement dans le besoin de repousser les frontières à l’intérieur et à l’extérieur de la structure du théâtre et de ses conventions. J’aime traverser les frontières d’un genre. Ne pas respecter les conventions du théâtre quand je fais une pièce de théâtre, mais plutôt travailler d’une manière cinématographique. Lorsqu’il s’agit de réaliser un film, penser à la composition et à l’aspect théâtral de la mise en scène des corps pour la caméra,
Je repousse les limites de la pensée binaire et tente de les révéler à travers des gestes précis d’échange entre le masculin et le féminin vers un corps qui change constamment de genre. Je travaille avec la perception sociale de la différence de genre et la débarasse de sa connotation conventionnelle, la mets en mouvement à travers un travail chorégraphique.
Par exemple, dans Chasing a Ghost (2020), je me concentre sur la structure et le thème du double et du duo – entre toutes les constellations de genre. J’essaie de formuler une étude physique du comportement de l’étrange à travers l’« échangeabilité » des gestes en répétition et l’irrésistibilité des corps. Le corps, considéré dans sa pleine physicalité, est mon matériau autant que la mémoire du corps et de ses représentations à travers les cultures et les histoires. Je suis intéressée par la nature liquide du corps humain, ses multiples passages à travers les rôles de genre, les différences d’âge et la manifestation factuelle de chaque moment singulier dans le temps à travers sa propre présence.
MS Vos performers ont une place très importante dans votre processus de création. Quels sont les qualités que vous recherchez chez eux lorsque vous écrivez une pièce ?
AB La capacité à retranscrire le réel est une qualité importante que je recherche. La capacité à être réaliste est une qualité importante que je recherche. Je pense que c’est artistiquement la façon la plus aboutie de travailler sur la construction de l’identité. Je pense qu’il est important de laisser les interprètes explorer leur interprétation individuelle lors de l’engagement dans mon processus artistique, ce qui nécessite bien sûr une définition et une clarté de la recherche dès le départ, afin d’entrer dans un processus chorégraphique qui engage toutes les parties impliquées. Il y a une fine ligne à parcourir entre la liberté et le contrôle, mais une ligne très importante à conserver et à redéfinir dans le processus de collaboration. Les concepts performatifs ne sont jamais statiques – ils bougent et changent dans le temps et doivent être réexaminés à tout moment.
Je m’intéresse à la présence subversive d’une personne – et je recherche donc des interprètes capables de s’engager dans la tâche complexe d’être à la fois eux-mêmes tout en étant dans le fantasme de quelqu’un d’autre.
MS Les nouvelles technologies, des smartphones aux réalités augmentées, introduisent de nouvelles habitudes et de nouvelles formes de mouvement. Selon vous, comment cela se traduit-il dans notre relation à nos corps et à la manière dont les percevons ?
AB L’utilisation intensive des technologies à travers lesquelles nous expérimentons, produisons et transmettons constamment des représentations du corps se traduit par un sentiment de platitude, de stagnation, de paresse, de projection du corps, d’être hors du corps. Des désirs multiples et parallèles d’expériences corporelles finissent par être totalement enfermés et piégés dans l’idée du corps à l’écran, et non dans l’expérience du corps. La politique de l’anxiété traite de la gestion de ces projections. Les applications de rencontre et les plateformes de communication sur les réseaux sociaux deviennent une extension et un remplacement des expériences physiques. La construction du fantasme et du désir en tant qu’analogues visuels distants, virtuels – au-delà de l’idée de corps dans l’espace qui peuvent se rencontrer de manière aléatoire, fortuite, urgente et dangereuse – est devenue très dominante dans nos habitudes et routines de la vie quotidienne. La pornographie permet aux utilisateurs de regarder sans engagement, juste pour suivre, fantasmer, exploser, observer. Je perçois notre époque comme un gros plan majeur, une réalité zoomée au-delà de la notion de rencontre intime avec l’autre, mais plutôt avec l’idée ou la projection de notre imaginaire sur les autres ou avec les autres.
MS Votre collaboration avec Paul B. Preciado prend plusieurs formes. Pouvez-vous nous dire comment vous vous êtes rencontrés et comment se passe votre travail ?
AB Nous nous sommes rencontrés en 2015 lors de notre participation à la Documenta 14, à Athènes. En raison de notre intérêt commun à questionner l’identité de genre à travers la performance, nous avons commencé à travailler ensemble – Paul en tant que curateur de recherches et moi en tant qu’artiste – sur l’ensemble intitulé Private (2017) que j’ai conçu à l’occasion de la Documenta 14. Plus tard, nous avons continué à travailler ensemble sur ma pièce Escape Act, pour laquelle Paul a offert le poème intitulé « Love is a Drone » comme matériel d’instruction et partition de la pièce. Nous avons utilisé le texte comme paroles pour les chansons qui ont été faites et interprétées dans Escape Act. Notre collaboration est un dialogue artistique à travers différentes pratiques au point de rencontre du langage et du geste – finalement, le corps.
MS On peut faire l’expérience de votre travail à travers des pièces dansées mais aussi dans des expositions. Comment concevez-vous le dialogue entre la scène et la galerie ?
AB Pour moi, les deux contextes sont des environnements de travail. Ils ont des besoins différents, des publics divers et demandent des approches individuelles. J’ai l’impression de les aborder comme des espaces singuliers de représentation. L’héritage de leurs différents langages est important quant à la manière de façonner le processus chorégraphique en un choix esthétique formel.
Je prends plaisir à réinventer l’idée de forme et de support par rapport à son hôte.
Le cinéma et la vidéo, l’installation ou la photographie ont un rayonnement différent de celui du spectacle vivant. Ils exigent chacun une approche particulière en matière de mise en scène d’intimité.
Alexandra Bachzetsis, Gold by Alexandra Bachzetsis. © Alexandra Bachzetsis
Alexandra Bachzetsis, Anne Pajunen & Gabriel Schenker, From A to B via C, © Alexandra Bachzetsis en collaboration avec Julia Born et Gina Folly. Photo: Arion Doerr. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de Performance Space 122.
Les expositions et les chorégraphies ont leur propre vie. elles fonctionnent ponctuellement ou de manière suspendue selon leur chronologie. Je pense qu’une exposition est une installation permanente pour une rencontre avec un public, en mouvement, sur une plus longue période, tandis qu’une chorégraphiesur scène est une apparitionponctuelle et une confrontation avec un public majoritairement immobile sur une courte durée. En tant qu’artiste de performance, il m’est plus facile de m’adresser au public tout en perfomant avec mon propre corps une partition ou une de mes œuvres, plutôt que de me tenir à côté de mon œuvre d’art dans une de mes expositions et de devoir engager une conversation avec des spectateurs.
MS Revue est à la fois un magazine d’art et de mode, ce qui m’amène à m’interroger sur votre relation avec l’imagerie de mode. Vous avez notamment travaillé avec les photographes Blommers & Schumm pour une série d’images qui présentent plusieurs de vos pièces. Pouvez-vous me dire comment vous percevez les photographies de mode ?
AB Je pense que les images créent un récit, ce sont des moments figés dans le temps et il émane d’elles une ambiance. La plupart des images que vous avez mentionnées ont été produites comme matériel promotionnel pour mon travail de performance.
Au fil du temps, j’ai travaillé avec un certain nombre de grands photographes, parmi lesquels Blommers & Schumm, Mathilde Agius, Melanie Hoffman, Derek Stierli, Melanie Bonajo,mettant en scène le corps pour des séances photo. La photographie de mode en tant que genre apparaît en fait assez peu dans ce processus. Ce qui reste, ce sont des corps, des vêtements et un ensemble d’instructions pour les mettre en scène en fonction de projets individuels.
Ma longue et importante collaboration avec la graphiste Julia Born transcende la présence spatiale du corps sur scène, dans le musée, la galerie ou dans la photographie, car elle est structurée et remise en scène dans des imprimés, des flyers aux livres, dans l’espace d’une page.
Nous aimons distiller l’essence d’un projet dans un ensemble de photographies qui fonctionnent comme une présence énigmatique, créant un monde parallèle de perception de l’œuvre. Souvent, nous créons des objets imprimés qui accompagnent les performances comme des recueils de chansons, des manuels de désir ou des livrets d’instructions.
Mon regard sur la mode est sincère. Je m’intéresse aux expressions de notre temps. Je travaille avec les modes de traduction des langues, l’interprétation des corps et la marchandisation du désir et j’examine comment ceux-ci trouvent leurs apparitions matérielles dans la musique, la littérature, les vêtements, la mise en forme du corps – et le langage du mouvement qui accompagne ces formats.
J’aime travailler avec des designers tels que Cosima Gadient d’Ottolinger, Christian Hersche de Christoph Lemaire pour Uniqlo, Léa Dickely et Hung La de Kwaidan Editions, Ulla Ludwig, Priska Morger, Eva Bühler et Patrizia Jaeger.
Porter des vêtements est une transformation.
Les vêtements sont des éléments de performance qui demandent une approche autoérotique quand on joue avec eux. Ce sont des outils pour reformuler le vocabulaire d’une convention dans une nouvelle langue.
MS Cette dernière question est très large, mais pouvez-vous nous dire quelle est votre conception du beau ?
AB Dans mon travail, je ne suis pas concernée par la beauté mais plutôt par la réalité. La beauté apparaît et périt. Ce n’est pas que je pense que nous pouvons l’atteindre, l’acheter, la former ou la préserver de quelque manière que ce soit. C’est plutôt un sentiment exprimé par des gestes, des actions, des mouvements et un sentiment d’appartenance qui finit par se rapprocher de l’idée même de beauté lorsqu’on pense à la performance.
Alexandra Bachzetsis & Sotiris Vasiliou, Chasing
a Ghost by Alexandra Bachzetsis, © Mathilde Agius
Je travaille avec des conventions, des archétypes et des formes esthétiques établies comme éléments de performance, mais pas dans le but de créer un langage conséquent d’une doctrine esthétique. Plutôt pour discuter de manière critique des tendances de notre temps qui nous entourent et nous informent, et qui finalement provoquent et façonnent nos corps.
Ma méthodologie est celle d’utiliser des codes existants afin d’atteindre une nouvelle liberté – une réalité.
Propos recueillis par Muriel Stevenson
Psychedahlia
Richard Quinn
On pourrait présenter la mode de l’Anglais Richard Quinn en évoquant ses volumes extravagants et ses imprimés audacieux. Il ne faudrait pourtant pas oublier sa maîtrise du trompe-l’œil. En jouant sur un motif qui se répand de la tête aux pieds, il cisèle des silhouettes qui se révèlent dès lors qu’elles se mettent en mouvement. L’endroit devient envers, l’image se déploie et le volume s’anime. Un art de la métamorphose qui rappelle que les fleurs, signatures graphiques du créateur, peuvent être aussi romantiques que psychédéliques. Rencontre avec l’auteur de la plus excitante des hallucinations collectives.
Lorsque l’on demande à Richard Quinn s’il est en mesure d’expliquer ce que l’on perçoit comme une fascination pour le monde floral, tant il emploie ce motif à travers ses collections, la réponse sonne comme l’affirmation de son amour pour la mode : « Quand on observe ce qui a été fait dans le passé par les maisons de couture parisiennes, on retrouve toujours un imprimé floral. Vous pouvez l’utiliser de manière stricte ou alors avec beaucoup de douceur, et je trouve ça particulièrement intéressant. Tout dépend de l’intention que vous souhaitez insuffler. Je trouve que c’est une bonne base. » Assurément, le créateur a profité de ses études à la Central Saint Martins School pour explorer l’histoire de la mode et de la couture, des années 1950 à nos jours, de la femme-fleur célébrée par Christian Dior avec la silhouette New Look aux robes gladiateurs de Nicolas Ghesquière pour Balenciaga qui composent l’iconique collection printemps-été 2008. Né en 1990 à Londres, dans le quartier d’Eltham dans le sud-est de la ville, Richard est le plus jeune d’une fratrie de cinq enfants. Son parcours à Saint Martins fait rêver : diplômé en 2016, sa collection remporte le H&M Design Award, qui se concrétise par une aide financière et la commercialisation de plusieurs pièces disponibles dès l’automne 2017. On y retrouve déjà ce qui fait le style Richard Quinn : des imprimés floraux de la pointe des talons jusqu’au bout des doigts gantés pour un collage graphique et survitaminé. Quelques mois plus tard, il fait défiler sa première collection dans le calendrier officiel de Londres. Pour la seconde, dédiée à l’automne 2018, les mannequins traversent un décor fait de papier peint, clin d’œil aux origines de ces fameux motifs végétaux. On a beaucoup parlé de la présence de la Reine Elizabeth II dans le public, un événement en soi puisqu’elle assistait ainsi à son tout premier défilé. Mais au-delà de cet adoubement royal, les vingt-neuf looks présentés ont impressionné par leur maîtrise.
Les volumes, semblables à des carrés de soie surdimensionnés, s’enroulent autour des corps. Les imprimés sont comme désynchronisés et jouent la confrontation, faisant se rencontrer les époques et les styles. Les fleurs graphiques dessinées façon années 1970, les compositions végétales tout en arabesque, les pois blancs sur fond noir – de différentes tailles –, tout se superpose et se mélange. Une telle surenchère pourrait faire basculer ces silhouettes dans le costume, et pourtant, il n’en est rien.
Richard Quinn a le sens de l’équilibre. Sa mode est fantasque tout en étant crédible. De quoi convaincre Moncler de lui proposer de collaborer à la ligne Moncler Genius, succédant ainsi à ses camarades Craig Green ou JW Anderson.
Rares sont les jeunes designers à avoir impressionné avec leurs premières collections. Sortir du lot est déjà une épreuve. Pourtant, les difficultés s’intensifient dès lors que le studio doit grandir. Contrôler sa croissance sans trahir son identité, respecter un calendrier fait de logistiques industrielles, gérer une économie fragile… Plus rares encore sont ceux qui réussissent ce tour de force. Face à ce challenge, Richard Quinn a décidé d’investir dans son indépendance : « Tout est imprimé dans nos ateliers. Cela nous permet d’être réactifs et de tester directement les idées en ajustant les échelles et les couleurs. » Justement, lorsqu’on le questionne sur son processus créatif, il répond : « Il n’y a pas vraiment de règles, je mélange les approches. Parfois nous assemblons les éléments à la manière d’un collage, d’autres fois j’ajoute un nouvel élément sur une ancienne toile précédemment utilisée pour un essayage. Si nous travaillons sur un très gros volume, on va le draper sur le mannequin, ou alors, on va se servir d’essais qui se trouvent dans l’atelier. L’idée est de traduire les intentions rapidement à partir de ce que l’on a. Évidemment, faire des croquis est important, mais je pense que le fait de travailler concrètement le volume offre beaucoup plus. » Cette méthodologie permet au créateur d’étendre son univers tout en perfectionnant son langage.
Il suffit d’ailleurs de voir le court-métrage qu’il a proposé pour dévoiler son automne 2021 afin de constater l’évolution – mais aussi les ambitions – de Richard Quinn. On y suit les pérégrinations d’une héroïne évoluant parmi des hordes de chats et de chiens incarnés par des silhouettes humaines outrageusement moulées dans du latex noir, clin d’œil à la Catwoman de Tim Burton et à la culture BDSM. Celle-ci est choisie par les chats pour devenir leur nouvelle reine. Pour avoir une idée plus précise de l’ambiance, pensez à Fritz the Cat, le matou imaginé par Robert Crumb catapulté entre les songes d’Alice au pays des Merveilles et les pas de deux de Black Swan. Le film est un délire en technicolor qui bénéficie de chorégraphies signées Dane Bates, rappelant les extravagances des comédies musicales de l’âge d’or d’Hollywood.
Photographie de Thibaut Grevet
Mais surtout, tout cela suinte de sensualité, voire de sexualité. Il y a un paradoxe dans les récentes propositions du créateur. En habillant l’entièreté du corps, il occulte totalement la peau, et par extension la nudité, mais révèle totalement la silhouette. Le corps est anonyme mais devient un objet de fascination.
Il le confirme : « L’idée de cette collection était d’explorer cette hypersexualité de manière très frontale tout en gardant un regard artistique. Par exemple, on peut y voir Lily Cole qui tient deux chiens en laisse, chiens incarnés par deux mannequins. Je recherchais ce genre d’images très assumées, qui ne cherchent pas à s’excuser, tout en restant très belles. Une beauté sombre. » Le film regorge de références provenant de différences disciplines artistiques. Le cinéma, bien évidemment, avec des citations de cadrages empruntés à Pulp Fiction : « Dans le long-métrage de Tarantino, les personnages ouvrent une boîte et le spectateur découvre un angle de vue particulier que nous avons repris. La scène d’ouverture de notre film est aussi un pastiche de cinéma noir. Il y a plein d’éléments qui proviennent de choses que j’ai affectionnées quand j’étais enfant, comme le Charlie et la Chocolaterie de Mel Stuart. Chaque scène change de décor mais l’histoire se poursuit. Je voulais vraiment que ce projet soit l’occasion de mettre en place une narration autour des vêtements, et de ne pas se contenter de filmer des mannequins en train de défiler sur un podium. Chromatiquement, le film joue les contrastes en termes de couleurs, passant du rose au gris pour aller ensuite au rouge et se conclure dans le blanc et bleu. Tout est très graphique et assumé. Nous avons profité de la pandémie pour construire quelque chose d’ambitieux. »
Ce soin apporté aux décors se traduit par des objets tapissés des imprimés de la collection : du papier peint, des parapluies, un piano et même un taxi accueillent les fleurs du designer. Et cette profusion fonctionne ! Se pourrait-il que Richard Quinn envisage de diversifier ses activités en ajoutant la décoration d’intérieur à la mode ? « C’est tout à fait possible. L’un des objectifs de cette vidéo était de mettre en place un monde immersif. Tout ce qui est visible dans le court-métrage, nous l’avons imprimé nous-même. Nous réfléchissons à cette idée d’un univers à 360 degrés. Plus qu’à de la décoration intérieure, je pense à un lifestyle. »
Impossible de parler de Richard Quinn sans évoquer Leigh Bowery, éternelle référence de la scène londonienne de la fin des années 1980, performer aux looks spectaculaires. Le maquillage se faisait masque quand les cagoules ne cachaient pas son visage. Lui aussi était un adepte du vinyle et n’hésitait pas à jouer les caméléons en se camouflant, en imprimé pied de poule. Pour Bowery, le vêtement est essentiel. Questionnant le genre et la norme, il n’a cessé de brouiller les frontières entre masculin et féminin. Trois décennies plus tard, Richard Quinn propose une mode dans la continuité de cette vision hybridant sens de la fête, de la beauté et du politique. Récemment, il a introduit dans ses collections ses premières pièces masculines avec des propositions qui cultivent le même goût pour l’extravagance et assument leur part de féminité. Cette revendication pour un corps libre trouve de nombreux échos dans la culture pop contemporaine, plus spécifiquement dans le hip-hop. Parmi les adeptes de Quinn, on peut citer les superstars Megan Thee Stallion et Cardi B qui ont toutes les deux fait de l’hypersexualisation un argument féministe, ou encore Lil Nas X qui détourne quant à lui les codes de la virilité. L’industrie musicale raffole de cette mode spectacle et subversive. Et puisque l’on parle de musique, on fait remarquer à Richard Quinn que son film offre une playlist impeccable, allant d’Underworld à Strauss en passant par Sam Smith. Ce à quoi il répond : « C’est ce que nous écoutions à l’atelier pendant la création du projet. Le fait que ces titres soient entendus par toute l’équipe nous a tous mis dans le même mood, c’est très immersif comme manière de faire. La musique influence l’ambiance de la collection. » Voilà qui permettra peut-être d’avoir des indices sur ce que l’on pourra découvrir lors du prochain défilé : « En ce moment, nous écoutons beaucoup de musique underground allemande, de la house music, mais rien de vraiment connu, contrairement à la précédente collection. » Il faudra sans doute se préparer à une plongée dans les tréfonds des nuits berlinoises. Frissons d’excitation garantis.
Texte de Justin Morin
Vertigo
Philippe Decrauzat
Jeu graphique de lignes ondulantes ou strictement parallèles, en noir et blanc ou dégradé de couleurs, l’œuvre de l’artiste Suisse Philippe Decrauzat décline des formes simples mais produit des effets saisissants. Elle s’inscrit dans une lecture critique de l’abstraction géométrique. Ses recherches convoquent donc plusieurs courants : l’art optique évidemment, mais aussi l’art minimal, conceptuel et pop. Questionnant l’image en mouvement, mais aussi sa circulation, sa pratique se nourrit autant de l’histoire de la peinture que de celles du cinéma ou de la musique. Dans son atelier parisien, au milieu de nouvelles toiles qui s’apprêtent à être présentées à l’occasion d’une exposition personnelle au Portique, au Havre, Philippe Decrauzat revient sur les différents éléments qui composent son travail.
Justin Morin
Comment s’est développé votre langage visuel ? Durant vos études, avez-vous toujours été attiré par ces formes minimales ou avez-vous traversé d’autres courants esthétiques ?
Philippe Decrauzat
Je suis arrivé à ce répertoire de formes abstraites à la fin de mes études. Certaines peuvent être lues en écho à des œuvres de l’art cinétique et de l’art optique. Les premiers moments de mes recherches ont été liés à des questions de rapport aux images et à leur circulation. Celles-ci peuvent provenir de sources très différentes, elles ne se limitent pas au champ des pratiques picturales. Je pense par exemple aux films ou aux pochettes de disque. Avec le temps, j’ai fini par m’intéresser à certaines formes qui s’inscrivent dans des questions de perception et plus spécifiquement dans l’histoire de l’abstraction et de ses origines. Ce qui me permettait de réfléchir au statut de l’auteur, au rapport du spectateur à l’œuvre et de sa réception… Dans mon environnement ces questions étaient très commentées à la fin des années 1990 / début 2000, au moment de l’émergence de l’esthétique relationnelle et d’un retour d’intérêt pour l’abstraction. Pour ma part, je découvrais La mort de l’auteur (1967) de Roland Barthes ou encore L’œuvre ouverte (1962) d’Umberto Ecco.
Justin Morin
La musique est un domaine très présent et référencé au sein d’une certaine frange de la « peinture suisse ». Pouvez-vous nous citer quelques pochettes de disques qui vous ont marqué ?
Philippe Decrauzat
À l’époque, nous allions encore découvrir et acheter dans les magasins de disques. Cela participait à une manière d’être formé visuellement par des objets. Je pense qu’on le fait toujours aujourd’hui, très différemment et de manière peut-être plus dirigée. J’ai donc découvert des groupes issus des scènes expérimentales électroniques – notamment à travers les signatures du label Mille Plateaux – autant que des choses plus anciennes comme tout le travail de Peter Saville pour Factory Records, je pense notamment aux pochettes de Section 25 et bien évidemment celles de Joy Division et New Order. Ces visuels avaient cette capacité de transmettre une part du projet artistique, sonore, et culturel, de ces musiciens en y ajoutant une nouvelle dimension. Tout cela s’est fait sous l’influence de Francis Baudevin, professeur et artiste génial avec qui nous parlions plus de ces objets que de peinture. Mais ce que je retiens, c’est que ces pochettes de disques faisaient circuler des histoires de peinture.
Justin Morin
Ce qui est intéressant, c’est que le vinyle est un objet rond contenu dans un carré qui se déploie pour dévoiler une image rectangulaire.
Philippe Decrauzat
J’ai également le souvenir des différents supports qui s’offraient à nous : compact disc, mini disc, vinyle, cassette… La standardisation n’avait pas encore eu lieu alors que le MP3 faisait tout juste ses débuts. Il y avait une sorte de richesse de formats qui coexistaient avec une tension où l’on se disait « cela va disparaître » puisque l’on se demandait quel support allait prendre le dessus. À l’époque, cela semblait très clair et on voit que vingt ans après, ça ne l’était pas ! S’il m’arrivait d’acheter des vinyles, je n’aurais certainement pas misé sur une telle résistance ! Idem pour la cassette, je n’aurais pas pensé que certains albums seraient publiés, aujourd’hui encore, sur ce format.
Justin Morin
Votre peinture développe une relation à l’espace et au volume qui est très singulière. Cela passe notamment par vos châssis qui peuvent prendre des formes très variées et sculpturales.
Philippe Decrauzat
En ce qui concerne le support de peinture, il s’agit de s’inscrire dans une histoire et de travailler à partir de cette histoire. Les choix que j’entreprends – comme travailler à partir d’une toile de coton et non de lin ou de développer des formes découpées – sont liés au désir de se rapprocher d’une histoire de la peinture qui raconte un rapport à l’espace, à l’objet et à la surface. Une peinture qui s’inscrit dans des questions de perception.
Justin Morin
Vous déployez votre travail à travers une variété de formes mais dans une certaine économie de la couleur, en travaillant notamment le noir et le blanc.
Philippe Decrauzat
Je peux travailler sur des rapports d’opposition, de contraste qui sont les plus productifs en termes de vibrations et de persistance rétinienne, d’où mon choix fréquent du noir et du blanc. Ce qui me permet aussi de convoquer la relation au positif/négatif et d’une certaine manière à la retranscription (signal) et au texte (tracé noir sur fond blanc).
Philippe Decrauzat, Only Too Insidious, (flag wave half speed blue iridescent), 2019. Acrylique sur toile, 115 × 126 cm.
Philippe Decrauzat, Pause I, 2019-2020. Acrylique sur toile, 211 × 150 cm. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.
La couleur ou les couleurs c’est par le dégradé que j’en fais l’expérience, qu’il soit traité de manière continue ou à l’inverse par une succession régulière de nuances discontinues. Mais avec l’idée d’une transition, du passage d’un état à un autre, du multiple.
J’emploie aussi souvent des couleurs métalliques ou iridescentes qui n’offrent jamais une teinte stable, puisqu’elles vont fluctuer en fonction de l’espace, être sensibles à la luminosité ambiante ou encore se moduler au moment de leur reproduction photographique. Cette question de la reproduction m’intéresse énormément. Je viens d’une génération qui a beaucoup regardé de catalogues et de magazines. L’histoire des expositions et des œuvres qui circulent dans leur état reproduit crée ce rapport très spécifique aux couleurs, aux ombres, aux espaces, aux corrections d’images. Pour en revenir à la couleur, on peut donc penser à une forme d’économie, mais je ne pense pas que cela soit le cas. Sur les pièces présentes derrière nous, les teintes de noir sont nombreuses et différentes. Ça n’est pas forcément perceptible au premier abord, mais cela le devient progressivement et par comparaison.
Justin Morin
Justement, comment travaillez-vous ces effets d’optique qui se jouent dans vos tableaux ? Est-ce quelque chose que vous avez étudié ou qui résulte d’expérimentations ?
Philippe Decrauzat
La persistance rétinienne est un phénomène qui me fascine car elle concerne la peinture, mais aussi l’image en mouvement. Certains parlent d’illusions, je préfère dire que ce sont des images physiologiques, produites par le corps. C’est comme une réponse du corps à son environnement. Elle fait partie de ces domaines sur lesquels on peut lire énormément – souvent la même chose – et donc penser que tout est résolu alors que ça n’est pas le cas. Ça m’intéresse de revenir sur des questions qui semblent résolues et qui ne le sont pas. Une des dimensions de la perception, c’est bien qu’il n’y a rien d’arrêté et de définitif, puisque tout est lié aux outils d’observation, aux méthodes, aux expériences et à nos constructions culturelles. L’art cinétique a connu un moment très fort dans les années 1960. Nous avons eu l’impression que ces artistes avaient résolu ces questions, réduisant ce mouvement à un moment anecdotique, parfois même dénigré par la suite, passant ainsi à d’autres questions. C’est aussi toute cette histoire qui m’intéresse. Pourquoi une forme serait plus simple qu’une autre et plus assimilable ? Pourquoi un rapport noir/blanc serait plus facilement résolu qu’une palette extrêmement diversifiée ? Pourquoi la délimitation d’une ligne nette serait moins expressive qu’un coup de pinceau jeté sur la toile ?
Justin Morin
Pour en revenir au rapport sculptural de vos châssis, comment aboutissez-vous à de telles formes ?
Philippe Decrauzat
Il y a autant des dessins préparatoires sur ordinateur que des croquis dans mon carnet. Je travaille avec des découpes réalisées sur du bois. Il faut ensuite trouver le moyen de détacher la toile du support, puisque rien n’est contrecollé sur le châssis. Je travaille dans les limites de l’objet, dans la mesureoù chaque décision est liée à des contraintes techniques. La logique vient dicter la forme. Les formats, les épaisseurs des tracés et des formes sont liés à ses limites, c’est une partition qui se joue. Les tableaux finissent par raconter leur propre histoire. Il arrive que l’on me demande si je ne peux pas faire telle ou telle pièce en plus petit, ce qui n’est évidemment pas possible. Une fois l’intention définie, le reste ne fait que suivre.
Justin Morin
Vous auriez pu faire le choix d’abuser du « sans titre » pour titrer vos œuvres, et pourtant, ce n’est pas le cas.
Philippe Decrauzat
J’essaie de titrer mes peintures, mais c’est vrai que ça n’est pas simple. Je travaille sur une nouvelle publication – publiée chez Verlag der Buchhandlung Walther und Franz König – qui se concentre sur les quinze dernières années de ma pratique et rassemble beaucoup de matières autour de mon travail de peinture, d’installations et aussi sur les films que j’ai réalisés, et qui sont plus difficilement accessibles, visibles en dehors des expositions. On trouve un ensemble de textes qui viennent parler du travail de manière directe et certaines fois de manière indirecte, voire périphérique, ce qui apporte un autre point de vue sur le travail et l’emporte comme s’il s’agissait d’un point de départ. En faisant ce livre, il m’est arrivé de trouver et donc de titrer des œuvres plusieurs années après leur réalisation et leur exposition. Ça embêtera peut-être beaucoup de monde, mais je suis devenu assez décomplexé vis-à-vis de cela. Il y a des artistes qui m’intéressent beaucoup, et depuis longtemps, comme Kenneth Anger. Certains réalisateurs de films expérimentaux n’hésitent pas à remonter leur film, repenser leur bande son ou changer le titre, car la plasticité du médium permet de donner plusieurs formes au projet. Il n’y a pas de stratégies très claires.
Philippe Decrauzat, Untitled (subdued laugh), 2011. Acrylique sur toile, 180 × 160 cm.
Au contraire, cela produit de la confusion et j’aime bien cet aspect. Le titre permet ce jeu, il peut se changer, se modifier. Il reste compliqué à trouver car je veux toujours rajouter un élément de lecture possible. C’est pour moi un espace supplémentaire pour raconter une part de l’histoire qui ne sera pas forcément visible.
La peinture comme interface, c’est aussi ce projet-là : fondamentalement, nous n’avons peut-être pas besoin de parler de la peinture, mais si on décide d’en parler, alors elle peut raconter autre chose et nous permettre d’aller ailleurs.
Still (Times Stand), du 30 octobre 2021 au 9 janvier 2022, au Portique, Le Havre.
Palettes
Sylvie Fleury
À son origine, le mot poudrier désignait un godet à couvercle percé de trous, rempli de poudre destinée à sécher l’écriture. Il disparaît avec l’usage du papier buvard, avant de se réinventer en accessoire de mode.
Avant la Révolution, la poudre est l’apanage des aristocrates et des bourgeois. Les pratiques changent peu au XIXe siècle : la mode reste au teint blanchâtre et l’acte de se poudrer se fait dans l’intimité du cabinet de toilette. Ce qu’on appelle alors poudrier n’est qu’un contenant en carton qui sert avant tout à aller acheter de la poudre en vrac. Au début du XXe siècle, l’esthétique et les matériaux du poudrier évoluent pour arriver au summum de la modernité du moment grâce au savoir-faire de la joaillerie. Les premiers poudriers Art nouveau en métal apparaissent. Ils abritent une palette de couleurs, parfois complétée par un miroir et des accessoires, allant de la houppette à poudre aux pinceaux. Objets de luxe, ils se déclinent à l’infini et peuvent être décorés de pierres précieuses, de nacre ou de laque. Avec l’avènement du maquillage industriel suivront les modèles en plastique permettant une diffusion de masse. Cette production en série est le reflet de l’évolution sociétale, tant dans l’évolution des mœurs que dans l’émancipation féminine. Glissé dans un sac à main, le poudrier accompagne la femme moderne. Le maquillage devient un geste d’affirmation.
Sylvie Fleury présente en 2018 l’exposition Palettes of Shadows dans l’espace parisien de la galerie Thaddeus Roppac. L’artiste suisse est connue pour sa pratique pluridisciplinaire revisitant l’histoire de l’art sous un prisme pop. Résolument postmoderne dans ses appropriations, elle combine mode, industrie du luxe et art contemporain pour mieux déboulonner les stéréotypes de genre, explorant autant la culture du shopping que l’univers mécanique de l’automobile. De fait, elle détourne le concept de tuning et l’applique à ses productions, n’hésitant pas à jouer avec les peintures métallisées, les fourrures ou les motifs de flamme.
Jubilatoire, son art fait de la séduction une arme politique.
Sylvie Fleury, Road Movie, 2018. Peinture acrylique sur toile sur bois, 12 kgs. 120 × 120 × 11 cm. Avec l’aimable autorisation de la Galerie Thaddaeus Ropac, Paris. Photo: Charles Duprat © Sylvie Fleury
Sylvie Fleury, Bronzed SPF 30, 2018. Peinture acrylique sur toile sur bois, 10 kgs. 125 × 125 × 6 cm. Avec l’aimable autorisation de la Galerie Thaddaeus Ropac, Paris. Photo: Charles Duprat © Sylvie Fleury
Sylvie Fleury, Couture Palette-Ballets Russes, 2018. Peinture acrylique sur toile sur bois, 10 kgs. 143 × 106 × 6 cm. Avec l’aimable autorisation de la Galerie Thaddaeus Ropac, Paris. Photo: Charles Duprat © Sylvie Fleury
Sylvie Fleury, Pink Explosion, 2018. Peinture acrylique sur toile sur bois, 15 kgs. 120 × 120 × 12,2 cm. Avec l’aimable autorisation de la Galerie Thaddaeus Ropac, Paris. Photo: Charles Duprat © Sylvie Fleury
Sur le fil
Gisèle Vienne
S’il est infiniment plastique, et donc séduisant, le travail de Gisèle Vienne est avant tout traversé de combats politiques et de réflexions philosophiques. Ainsi les formes qu’elle met en scène fascinent autant qu’elles troublent. En témoigne son utilisation singulière de la marionnette, bien loin des clichés associés à cet objet aux richesses méconnues. Au-delà de l’incarnation, c’est la question de la perception qui se joue et qui, se faisant, amène à revoir tout un système de pensée. Dans son vaste corpus d’œuvres – allant de la chorégraphie à la photographie, en passant par le commissariat d’expositions – l’artiste cultive les amitiés créatives. Elle collabore ainsi fréquemment avec l’auteur Dennis Cooper. Affiliée au mouvement queercore, son écriture, entre humour cinglant et poésie crue, résonne avec les tourments contemporains. Un spectre sensible et riche qui fait écho aux histoires racontées par Gisèle Vienne.
JM Ma première question peut sembler anecdotique, mais puisque l’adolescence est un sujet qui revient fréquemment dans votre travail, je me demandais comment vous aviez vécu cette période ? Étiez-vous une enfant solitaire ou plutôt entourée ?
GV J’ai passé une partie de mon enfance et de mon adolescence en banlieue de Grenoble, à Saint-Martin-d’Hères. J’ai également vécu à Fribourg, dans la Forêt-Noire, pendant mes années de collège de 6ème et 3ème, et j’ai passé mon année de terminale à Berlin. J’ai baigné dans les deux cultures, en réalité les trois, puisque ma mère est autrichienne, et que donc la moitié de ma famille vivait là-bas. Je n’étais pas une enfant solitaire, j’aimais beaucoup la compagnie des autres. J’ai énormément joué avec d’autres enfants, et fait la fête à l’adolescence puis après. Mon désir d’art, de corps, de mouvements, vient aussi évidemment de ces longues sessions de jeus, de déguisements, de grimages et de toutes ces fêtes, de ces concerts où l’on danse et l’on aime, au son d’Eternal Flame à 12 ans, puis The Cure et jusqu’à Jeff Mills et MMM. Ma mère est plasticienne et grâce à elle, j’ai passé beaucoup de temps à sculpter, à dessiner, à faire toutes sortes d’activités manuelles. La créativité était présente dans mes temps en dehors de l’école. J’ai aussi appris la musique et la danse. J’étais dans un délire de pratique artistique fort avec un désir immense d’apprentissage, qui perdure. D’être à la fois en France et en Allemagne m’a permis de rencontrer des adolescences qui n’étaient pas les mêmes, et des structures de société et de langues qui étaient différentes. Ces expériences m’ont permis de vivre ce que voulait dire le déplacement culturel, et de comprendre tout ce qu’il rend possible, le déplacement du regard, des sociétés qui peuvent être autres. En Allemagne, j’ai découvert une culture alternative passionnante avec des mouvements punk plus forts qu’à Grenoble où la scène électronique était plus présente. Très rapidement, vers l’âge de treize ans, j’ai traîné dans ces milieux alternatifs, que ce soit dans des lieux autonomes dédiés aux jeunes ou dans des fêtes. J’étais entourée de personnes très contestataires, je l’étais moi-même et je le suis toujours, et je comprends cette contestation chaque fois plus précisément. J’ai aussi toujours adoré la lecture, de textes littéraires et théoriques, qui m’a offert et m’offre toujours de grands et beaux moments solitaires.
Ce qui me passionne dans le changement sociétal que nous traversons, c’est qu’il apporte enfin des perspectives passionnantes et justes qui répondent aux questionnements que j’ai rencontrés dès l’adolescence, et qui traversent ma vie. Ce changement sociétal permet d’être appréhendé grâce aux penseurs qui ont écrit des années 1990 à nos jours (et qui ont lu, entre autres, Gabrielle Suchon, Michel Foucault, Monique Wittig, Angela Davis), leurs textes me permettent de comprendre plus précisément ce qui me révolte et comment imaginer un déplacement sociétal. Ces milieux alternatifs – que ce soit la new wave, la techno, la musique expérimentale, le gothique ou le punk – dans lesquels j’ai baigné très tôt portent en eux le désir d’un autre monde, d’une autre société, et permettent des espaces pour le penser. On pouvait durant mon adolescence déjà y voir des filles qui ressemblaient à des camionneurs et des garçons aux allures de princesses des ténèbres et tout le monde qui voulait ressembler à tout autre chose, sauf au père, à sa famille et aux modèles imposés. Il y avait cette fluidité de genre qui n’était pas articulée ou formulée comme elle l’est maintenant. Je trouve magnifique que toute cette pensée qui s’est développée de manière instinctive infuse la société, soit désormais pensée, théorisée. Dans l’espoir que ces prises de conscience etces réflexions soient en mesure de nous aider à modifier la société dans sa structure même et en nous permettant de déplacer nos cadres perceptifs. La philosophie, l’art, la politique et la sociologie me permettent de penser cette lutte, cette colère, cette joie et cette créativité vitales qui ont explosé dès l’adolescence, au moment où la société patriarcale m’avait donné une injonction, celle de me détruire, et où j’ai décidé de vivre, de créer, de penser, d’inventer et de la détruire.
Photographies d’Estelle Hanania
JM Justement, vous avez étudié la philosophie avant d’aborder les arts scéniques et visuels. Est-ce pour vous une manière de compléter vos réflexions par quelque chose de plus tangible ? Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous orienter vers la mise en scène ?
GV Lorsque j’ai étudié la philosophie,il me manquait la conscience de l’expérience des corps et des sens dans le processus philosophique même. J’avais besoin de passer par l’art pour pouvoir mieux penser le monde à partir des sens et du corps, le mien mais aussi celui des autres. Évidemment, il y a un enjeu politique derrière ces hiérarchies des savoirs qui dénigrent et/ou invisibilisent la place majeure de l’expérience sensible du monde dans le développement de la pensée. Qui sont les personnes et ces philosophes qui peuvent se permettre d’oublier leur corps ? De faire comme si elles ne pensaient pas à partir de leur corps, et inversement définir celui des autres,en les réduisant à des identités qui en feront des êtres structurellement dominés dans leur système de pensée. Les corps sont tous situés, donc la pensée l’est aussi, ce qui est absolument passionnant. L’expérience sensible du monde a un rôle majeur dans le processus du développement des connaissances. Pour moi, l’expérience artistique s’articule avec, et complète l’expérience philosophique. C’est pour cela aussi que des personnes comme Georges Bataille, Michel Foucault, Monique Wittig, Angela Davis, Judith Butler et Elsa Dorlin, notamment, me passionnent. Ils sont des penseurs essentiels, aussi parce qu’ils pensent la philosophie à travers le rapport du corps au monde. C’est pour cela que le champ chorégraphique, en ce qu’il pense le geste jusqu’à la danse, est un espace possible de recherche et de création d’une force extraordinaire.
JM Vos œuvres présentent différents types de marionnettes (celle du ventriloque dans The Ventriloquits Convention ou encore la marionnette humaine dans Showroomdummies). D’où vous vient votre intérêt pour cet instrument si particulier ?
GV Les premiers travaux liés à la marionnette sont ceux que j’ai pu découvrir à l’adolescence à travers le champ de l’art contemporain avec des artistes comme Cindy Sherman, Paul McCarthy ou encore Mike Kelley. Plus tôt, j’ai découvert les marionnettes à la télévision avec le « Muppet Show » ou encore « Télé Chat ».Ma mère étant autrichienne, j’ai passé une partie de mes vacances dans ce pays où j’ai vu, toujours à la télévision, des films d’animation tchèques et polonais qui mettaient en scène des marionnettes… Il y a quelques années j’ai assisté à la semaine sainte de Séville. Cette procession où l’on voit ces représentations de Jésus ou de Marie marchant sur les foules ressemble beaucoup aux premiers spectacles de l’histoire de la marionnette, tels qu’ils ont été décrits chez les égyptiens et les grecs. La marionnette est un art qui va de l’art sacré jusqu’aux expressions les plus déconsidérées. Je suis très sensible à l’aspect transgressif et à l’humour qui sont inhérents aux marionnettes. Je pense que la plus grande des transgressions peut passer par l’humour. Alors, il est vrai que je n’ai pas bâti ma réputation sur des œuvres comiques, mais pourtant, il me semble qu’il y a une forme d’humour dans ce que je fais. Étudier la marionnette, c’est moins chic que de se former au cinéma ou l’art contemporain, et pourtant, le bon goût, je trouve ça ennuyeux, et conventionnel. J’aime travailler la dissonance artistique, la contradiction qui sont des stimuli sensibles et théoriques très puissants. À partir d’une contradiction, on est obligé de penser.
Les poupées avec lesquelles je travaille représentent à une majorité écrasante des adolescents surtout, et des femmes. Principalement de taille humaine, principalement silencieuses et immobiles. J’essaie de comprendre davantage à travers mes travaux, à partir de ces expériences physiques, cette violence du regard désincarnant, qui provoque la présence ou l’absence d’un être à son corps. Ce sont autant de tentatives de perturber, pourquestionner les regards que nouspouvons porter sur notre corps et ceux des autres, ainsi que sur leur rapport à leur contexte. Il s’agit de questionner nos regards, dans leur capacité à participer ou à renverser la structure des rapports de pouvoir. Il s’agit de s’emparer de nos représentations pour nous définir autrement.
JM Ce numéro de Revue a pour thème l’illusion. Que ce soit à travers vos spectacles, mais aussi vos installations ou votre travail photographique, la question de la perception est primordiale.
GV Les questions liées aux cadres perceptifs sont au cœur de mon travail. Il s’agit de comprendre notre perception culturellement construite,c’est à dire ce langage que la culture va construire afin que nous puissions décoder le monde et échanger à travers un langage perceptif commun. Cette perception n’est toujours qu’une hypothèse, ce qui veut dire qu’il peut y en avoir d’autres. À partir du moment où on est capable d’en prendre conscience et de les décoder, on peut être proactif dans les déplacements perceptifs, et toucher ainsi aux problèmes que nous souhaitons résoudre, d’un point de vue structurel, c’est pour moi le cœur même des déplacements sociétaux.
Photographies d’Estelle Hanania
Pour en revenir à la marionnette, mais aussi au jeu d’acteur et des danseurs, les notions d’incarnation et de désincarnation posent la question de la manière dont on va percevoir son propre corps, celui des autres, et ceux anthropomorphes. Et par exemple, si l’idéal normatif tente de rendre invisible les mécanismes sociaux d’intériorisation des identités en les naturalisant, on peut ambitionner que l’acte théâtral, par sa théâtralité même, puisse en révéler l’artifice.
JM Si c’était de l’amour, D’après Crowd de Gisèle Vienne, film documentaire réalisé en 2020 par Patric Chiha, repose sur Crowd, dont la question de la perception est au centre. Il montre à la fois ce qui se joue sur le plateau et ce qui se passe en coulisses, c’est à dire les fictions inventées en collaboration avec Dennis Copper pour construire la pièce. Comment est né ce projet ? Avez-vous été surprise par les témoignages de vos interprètes?
GV Ce film est un documentaire sur ma pièce Crowd et sa tournée. Ayant trouvé une partie des fonds nécessaires pour le réaliser, j’ai proposé ce projet à Patric Chiha et à sa productrice.
Patric connaissait en partie les coulisses de mon travail, et le travail fictionnel et autobiographique réalisé pour la pièce. Par exemple, pour Crowd, nous avons développé avec Dennis Cooper une histoire spécifique pour chaque interprète. Depuis le public, nous ne les entendons pas parler, mais ces récits sont là. Ces histoires, pensées en collaboration avec les danseurs, sont plus ou moins fictionnelles, en ce qu’elles articulent, différemment pour chaque interprète le rapport du réel à la fiction. Ce rapport pose la question de savoir comment est-ce qu’on se révèle en parlant directement de soi, mais aussi à travers ce que l’on a envie de jouer, ou à travers le mensonge ou la fiction que l’on choisit. Je ne suis pas surprise par la plupart des témoignages des interprètes puisqu’ils déploient dans ce documentaire, la plupart du temps, ces fictions que nous avons inventées en collaboration avec Dennis Cooper. Ce qui est curieux, c’est que les pièces parlent de mon intimité, et tout autant de l’intimité des artistes qui y participent. Crowd est une œuvre très personnelle pour chacun des artistes qui y participent pour des raisons différentes. C’est notre œuvre à chacun. Une des comédiennes que l’on voit dans ce film, Kerstin Daley-Baradel, dont j’étais très proche et avec qui je travaillais depuis des années, est décédée à l’été 2019. Cela a été dramatique et dévastateur, et c’est beau qu’il reste ces traces. Son petit ami, au moment des funérailles me disait : « C’est une comédienne, lorsqu’elle est sur scène, ça n’est pas elle », ce à quoi j’ai répondu que ce n’était pas vrai. Elle n’était pas une autre personne sur le plateau, c’était elle, autrement. Un interprète, même s’il joue un rôle, n’est pas une autre personne, c’est une personne qui choisit de s’exprimer autrement, et il faut apprendre à écouter les personnes qui parlent aux travers d’autres langues.
JM Vous venez de finir le tournage d’un film au printemps dernier. Pouvez-vous nous en dire plus ?
GV Il s’agit de l’adaptation de ma mise en scène de Jerk, d’après une nouvelle de Dennis Cooper. On y retrouve le même comédien, Jonathan Capdevielle. La pièce est extrêmement performative, physique et technique. Il me semblait faire sens de filmer ce combat entre le comédien et ce personnage, et cette histoire d’une grande violence, semblable à un match de boxe, à travers un long plan séquence que l’on traverse de manière viscérale.
Ce film est aussi un chemin qui va du théâtre au cinéma. Où chacun de ces médiums, à travers cette histoire, permet d’interroger l’autre, dans le rôle qu’il a, en tant que médium même, dans la construction et la naturalisation des rapports de pouvoir. En rappelant fortement le film de genre, et le film d’horreur, c’est la fascination pour l’ultra-violence qui est explorée à travers des questions de rapports de domination, d’incarnation et de désincarnation des corps.
JM Beaucoup de personnes évoquent David Lynch en parlant de votre travail, une référence dont on abuse trop souvent pour évoquer l’étrange, mais qui a l’avantage de parler à un grand nombre. Pour aller plus loin, pouvez-vous nous dire quels sont les cinéastes qui vous inspirent ?
GV Ils sont nombreux, j’aime le cinéma d’Andreï Tarkosvki, et plus spécialement Solaris (1972), qui est un film auquel je pense très souvent. Dans mon travail, la lumière est très importante, pour beaucoup de raisons. C’est une matière qui est vraiment celle du temps. Jusqu’à maintenant, je l’ai beaucoup travaillée en faisant référence à des qualités de lumière naturelle, avec une grande passion pour les HMI. Pour L’étang, ma nouvelle création, j’ai utilisé des leds, et notamment un projecteur Ayrton. La lumière n’est plus celle du soleil, de la nuit et des nuages, mais celle des façades des centres commerciaux. Et là j’ai beaucoup pensé à Apichatpong Weerasethakul, notamment au magnifique Cemetery of Splendor (2015). Je travaille la lumière en faisant référence à celle que j’explore dans mon expérience du monde, je travaille sur la perception émotionnelle du temps tout comme celle de la lumière. Dans un registre très différent, j’aime beaucoup le travail de Bob Fosse, surtout parce que c’est l’un des grands chorégraphes de la fin du XXe siècle. Il a inspiré autant la danse contemporaine que la danse commerciale, de Michael Jackson à Beyonce qui l’ont plagié. J’aime beaucoup son dernier film, Star 80 (1983). J’adore le cinéma de Brian de Palma. Il y a des actrices qui me bouleversent, modifient mon regard sur le cinéma qu’elles interprètent et créent, comme Sissy Spacek, que l’on retrouve justement dans Carrie (1976) ou 3 Women (1977) de Robert Altman ou Delphine Seyrig. Jeanne Dielman, 23 quai du commerce, 1080 Bruxelles de Chantal Akerman est le film numéro 1 de mon top 50. Je pense souvent à Paris is Burning (1990), le documentaire culte de Jennie Livingston, dans lequel Dorian Corey dit, en parlant à la caméra, tout en se maquillant : « À partir du moment où tu peux passer auprès du regard lambda, ou même du regard aguerri, sans qu’ils décèlent que tu es gay, c’est là que c’est réel […] L’idée de réel, c’est de ressembler le plus possible à ton alter ego hétéro. C’est pas une imitation ou une parodie. Non, c’est être capable d’être vraiment cette femme. » Dorian Corey soulève là un sujet central: les images, en ce sens, ne nous représentent pas, c’est à nous d’imiter ces images qui définissent nos identités.
J’ai récemment trouvé magnifique Atlantique (2019), le film de Mati Diop. Autour de l’adolescence, j’ai adoré Naissance des pieuvres (2007) de Celine Sciamma, dont j’aime le cinéma et grâce à qui j’ai découvert Adèle Haenel, une rencontre artistique importante pour moi. J’ai aussi été très tourmentée par les films de Lukas Moodysson comme Fucking Amal (1998), qui est l’histoire d’une jeune romance lesbienne dans la province suédoise, et ensuite Lilya 4-ever (2002). D’un point de vue formel, Playtime (1967) de Jacques Tati ou L’année dernière à Marienbad (1961) d’Alain Resnais sur un scénario d’Alain Robbe-Grillet m’influencent beaucoup.
Pour en revenir à Lynch, ce que je trouve intéressant dans son cinéma, c’est que c’est celui du doute.
Un doute qui crée de la jubilation. Nous sommes dans une culture où la résolution, le sentiment de vérité, doivent apporter de la satisfaction. Où le cinéma est bien souvent au service d’un ordre en place et naturalise une perception culturellement construite pour maintenir un ordre, et avec lui les rapports de pouvoir en place.
Alors que les personnes qui rendent l’interrogation et le doute excitant et ludique nous font avancer intellectuellement et sensiblement dans notre compréhension et nos connaissances du monde. Et pour moi l’une des grande qualités de David Lynch est celle de tous les artistes qui endossent cette responsabilité majeure qui est de participer du questionnement et du déplacement perceptif.
JM Après avoir été maintes fois repoussée, L’étang est une pièce que l’on peut enfin découvrir. Qu’est-ce qui vous a motivée à adapter ce texte de Robert Walser ?
GV Nous avons commencé ce travail en 2016 avec la comédienne Kerstin Daley, ma proche collaboratrice de longue date. En 2018, Adèle Haenel nous a rejointes, avec une évidence qui semble magique, tellement elle est extraordinairement évidente. Il aurait dû être présenté en 2019 mais suite au décès de Kerstin Daley, tout a été remis en cause. Puis il devait être joué en décembre 2020 lors du Festival d’Automne, avec Adèle Haenel et Ruth Vega Fernandez qui nous a rejointes, mais il a été repoussé à cause de la pandémie. La première a finalement eu lieu en mai 2021 à Lausanne. Robert Walser, qui est un auteur suisse que j’adore, est l’un des premiers à avoir mis au cœur de sa littérature un personnage subalterne et des corps dominés. L’aspect subversif et politique de son travail rappelle celui que développe Deleuze dans Le froid et le cruel au sujet de Sacher-Masoch. « Nous connaissons tous des manières de tourner la loi par excès de zèle : c’est par une scrupuleuse application qu’on prétend alors en montrer l’absurdité, et en attendre précisément ce désordre qu’elle est censée interdire et conjurer. » L’absurdité en montre l’absence d’un projet juste, qui ambitionne de traiter tous les humains de manière égale, basé sur une logique qui démontre l’égalité des humains, et en révèle le projet injuste et autoritaire. Et c’est l’enjeu politique de ces lois injustes, qui peut en être révélé. L’étang est un texte qui correspond très bien au romantisme de la fin du XIXe siècle et qui résonne avec la culture romantique adolescente contemporaine qui s’exprime à travers la désespérance et le besoin vital de changement de société et des désirs de destruction.
Je suis extrêmement sensible à ces conflits, à ces douleurs, et à la créativité qui va autour. Quand on est dans ce type de désespoir, la créativité qui peut en découler, c’est le désir de vie.
Dans ce texte de Walser, il y a un espace immense accordé au silence. Avec L’étang, j’ai cherché à montrer ce que disent les corps à travers les immobilités et les silences. Ces silences, on nous apprend à ne pas les écouter, et nous nous devons de l’apprendre. Et je crois que le champ de l’art a son rôle à jouer dans le développement de notre acuité perceptive, pour enfin écouter ce que disent les corps mutiques et les corps empêchés, ceux qui parlent ou hurlent et que notre culture ne veut pas nous permettre d’entendre.
Maître du jeu
Iida Kazutoshi
Alors que le contexte actuel limite les déplacements de chacun, réduisant ainsi les moments de convivialité et de découverte, le jeu vidéo offre une alternative réjouissante. Si le succès de certains titres a permis aux consoles de s’intégrer dans de nombreux foyers et de dépasser – enfin ! – le discours infantilisant sur les dangers des mondes virtuels, il faut saluer le travail de créateurs qui ont fait du jeu vidéo un medium à part entière, nourri d’arts visuels, de sons et de narration. Iida Kazutoshi est de ceux-là. Rencontre avec un auteur aussi discret qu’inventif.
S’il est une figure respectée et connue des amateurs, il est pourtant peu probable que vous ayez déjà joué aux jeux d’Iida Kazutoshi. Toutefois, son approche innovante a permis de redéfinir les contours de l’expérience vidéoludique contemporaine. Né en 1968, Iida voit son adolescence marquée par l’arrivée de la borne d’arcade Space Invaders, les débuts de la saga Star Wars au Japon et de l’éclosion du punk rock. Ces trois cultures l’ont profondément marqué et ont nourri son esprit iconoclaste, avide de mondes nouveaux. À la fin de son adolescence, il décide de suivre une formation dans une école d’art où, grâce à l’arrivée des premiers ordinateurs, il se forme aux logiciels de dessin, subjugué par la liberté qu’ils offrent et leur rapidité d’exécution. Ce goût pour l’infographie amène ensuite à intégrer le monde du jeu vidéo.
Première particularité d’Iida, il n’a créé que trois jeux ; une parcimonie qui en dit long sur sa position face à la relation qu’entretient l’industrie du jeu vidéo avec la créativité et la surproduction. Sorti en 1995 sur PS1, la première console de Sony, Aquanaut’s Holiday nous met dans la peau d’un plongeur qui parcourt les profondeurs de l’océan pour le cartographier et échanger avec la vie sauvage, et ce, sans aucune limite de temps ou d’ennemis à affronter. Dans cette étendue bleue, sans repères ni actions claires à effectuer, les joueurs habitués aux quêtes linéaires sont décontenancés. À nos collègues du média Archipel, Iida Kazutoshi déclare : « Être face à un jeu que l’on ne comprend pas, mais au final apprendre à se connaître en jouant, voilà le type de jeu contemplatif que je voulais faire. » Suivra en 1996, et toujours sur PS1, Tail of the Sun. Alors que les critiques avaient qualifié son premier jeu d’élégant et de minimal, le concepteur décide de prendre le contrepied et met en scène un homme des cavernes qui lutte pour sa survie. Là aussi, la variété des actions que peut effectuer le joueur prime sur une narration autoguidée. Enfin, c’est en 1999 que paraît Doshin the Giant, sur la console N64 de Nintendo. Le joueur y incarne Doshin, le Géant de l’Amour dont la taille varie en fonction de ses actions et de l’affection que lui portent les villageois qu’il protège. À l’occasion de notre rencontre, Iida pointe le trait commun de ces trois titres aux univers très différents :
Iida Kazutoshi, Doshin the Giant, croquis préparatoires, 1998. Avec l’aimable autorisation d’Iida Kazutoshi. © Iida Kazutoshi
« Je pense que les jeux vidéo sont l’art de l’élaboration des règles. Avec mes propositions, l’idée était de minimiser les restrictions ressenties par les joueurs. »
Et il est vrai qu’un vent de liberté souffle sur ses jeux. De manière indéniable, ils ont ouvert la voie à de nombreux jeux au succès incontestable, d’Animal Crossing à la quête en « monde ouvert » Breath of the Wild, récente variation de la licence Zelda. On peut également citer Death Stranding, création d’Hideo Kojima sortie en 2019 sur PS4, proposition hybride entre jeu expérimental et blockbuster au casting hollywoodien (Léa Seydoux, Norman Reedus, Mads Mikkelsen ou encore Guillermo del Toro incarnent les différents protagonistes). La complexité de son scénario est équilibrée par les actions limitées du héros, que l’on pourrait résumer, non sans malice, à une « randonnée musclée ». Que pense Iida de ces variations autour du concept d’exploration libre ? « Si Aquanaut’s Holiday explorait le point de vue à la première personne en nous mettant dans la peau d’un océanographe, Tail of the Sun est directement lié au monde ouvert tel qu’on l’entend aujourd’hui puisqu’il met en scène des personnages avec qui on peut réellement interagir. À l’époque, la notion de ‹ monde ouvert › n’existait pas mais j’étais convaincu que les jeux vidéo allaient évoluer dans cette direction. Depuis, de nombreuses œuvres sont apparues et ont confirmé mon intuition, je me sens rassuré ! »
Aujourd’hui enseignant dans le département vidéo de l’Université Ritsumeikan de Kyoto, Kazutoshi Iida partage sa connaissance du milieu du jeu vidéo. Dans son cours intitulé « Game Making Practice », il fait intervenir des professionnels du kamishibai, terme que l’on peut traduire par « pièce de théâtre sur papier », un style narratif japonais qui prend la forme d’une scène miniature et ambulante, proche du théâtre de Guignol, mais où les marionnettes sont remplacées par des images. Contrairement à la page tournée d’un livre, chaque nouvelle séquence du kamishibai apparaît en s’intégrant dans la précédente. On comprend aisément l’intérêt de ces techniques narratives rudimentaires mais ingénieuses dans la construction d’un récit. Iida demande ensuite à ses élèves de développer une histoire, de dessiner les images correspondantes, puis d’imaginer un contenu interactif. Il est également en charge d’un cours intitulé « Exercices de base du dessin ». Il y est question d’aiguiser son sens de l’observation afin de traduire au mieux les attitudes et expressions visuelles des différents composants d’un jeu, qu’il s’agisse des décors ou des personnages. Une fois ces éléments maîtrisés, que faut-il pour rendre une œuvre unique ? À cette question, Kazutoshi Iida développe :« Les jeux vidéo sont à la fois un art visuel et une expérience. Aujourd’hui, l’expérience est biaisée par le display, c’est à dire l’écran et les interfaces qui nous permettent de jouer. Je pense que les dix prochaines années vont vraiment être consacrées à repenser ces dispositifs. Récemment, de nombreux sujets importants ont fait leur apparition dans le jeu vidéo. Si le parallèle n’est pas évident, le titre Detroit: Become Human prédit l’intensification du mouvement Black Lives Matter. Red Dead Redemption 2 a pour personnage principal un hors la loi, en 1899, qui a conscience des règles morales et dont les actions, qu’elles soient bonnes ou mauvaises, ont un impact sur le déroulé du récit. The Last of Us 2 est un autre très bon exemple. En fusionnant de grands sujets sociétaux, quasi littéraires, aux interactions qu’offrent le médium du jeu vidéo, une nouvelle forme d’expression artistique est en train d’émerger. » Évidemment curieux, Iida aime autant jouer aux titres issus des premières générations de console qu’aux récentes grosses productions. À ceux qui n’ont pas la culture du jeu, il recommande ceux précédemment cités, mais également le très populaire Grand Theft Auto V (sorti en 2013 sur PS3 et Xbox 360) :
Extraits du jeu Doshin the Giant (Kyojin no Doshin), développé par Param et Nintendo, sorti au Japon le 1er décembre 1999. Designer : Kazutoshi Iida.
« Il est fantastique ! Dans ce jeu à monde ouvert, vous pouvez avoir le sentiment de devenir une ville plutôt qu’une personne, et c’est assez incroyable. » Devant les écrans, puisque tout est permis, évadons-nous !
TEXTE DE JUSTIN MORIN
Henky Dunky
Herr Seele
Fruit de l’imagination 100 % belge du duo Herr Seele et Kamagurka, Cowboy Henk est un personnage désarmant. Sa logique toute personnelle l’amène à vivre des aventures hilarantes, tenant autant de l’humour surréaliste que de la poésie absurde. Né il y a quarante ans, Henk affiche une silhouette musclée, une chevelure blonde ainsi qu’un sourire ultra-blanc mais déjoue tous les stéréotypes. En quelques cases, ses auteurs parviennent toujours à créer la surprise. Publiées sous forme d’album reliés, auréolées de plusieurs prix, les aventures de Cowboy Henk semblent pourtant réservées à un public d’initiés. Cette rencontre avec Herr Seele, dont les pinceaux donnent vie à Henk, permettra certainement de partager l’un des plus excitants secrets de la culture belge.
JUSTIN MORIN
J’ai découvert votre travail en 2014, grâce au prix du patrimoine que vous avez obtenu au prestigieux Festival d’Angoulême. J’ai été séduit par la couverture de vos albums, et à la lecture, j’ai aimé votre sens du découpage, les attitudes décalées de Cowboy Henk et bien évidemment, cet humour absurde. Il y a autre chose que j’ai adoré, et qui est pourtant presque invisible. Il s’agit du motif qui sépare la couverture de la première page, et qui reprend le profil de votre personnage en le multipliant à l’infini, dans une alternance de bleu et de rouge. On dirait une peinture d’art optique, un peu comme si Bridget Riley faisait un rêve psychédélique ! Je me demandais donc quel était votre rapport à l’art.
HERR SEELE
Ma mère a étudié la céramique et la peinture, c’était une artiste professionnelle. Enfant, j’allais dans son atelier, c’est un environnement avec lequel j’étais familier. J’ai fait des études à l’École des Beaux-Arts de Gand. C’était une pleine période conceptuelle, c’était pas mal ! Je me souviens que nous avions visité la Documenta 6, en 1977, où j’ai pu découvrir le travail de Joseph Beuys que j’ai trouvé génial. D’ailleurs, l’album qui s’intitule L’humour Vache a été traduit en allemand par Jeder Mensch ist ein Cowboy (Chaque homme est un cowboy), en référence à sa fameuse citation « Chaque homme est un artiste ! » J’adore son œuvre, c’est un grand penseur et je trouve qu’il y a aussi beaucoup d’humour dans son travail. Mais c’est certainement l’un des rares artistes conceptuels que j’apprécie vraiment. Je suis plus attiré par le surréalisme !
JUSTIN MORIN
Je crois que vous avez eu un parcours professionnel atypique.
HERR SEELE
Tout à fait. Comme je l’ai dit plus tôt, je ne me reconnaissais pas dans l’art conceptuel qui était en vogue à l’époque. Pour moi, c’est un courant qui consistait plus à réfléchir à l’art qu’à en faire. Dans cette optique, pendant mes études, j’ai eu envie de pratiquer un métier concret, comme menuisier ou boulanger. Et puis je suis tombé sur une annonce qui disait : « Devenez luthier au pays de Galles. » J’y suis allé ! C’était pendant l’été 1978, en pleine période punk anglaise, ça m’intéressait beaucoup. Mais la formation de luthier était déjà pleine, donc on m’a proposé de devenir accordeur de piano ! Le cursus était prêt, deux professeurs étaient venus spécialement de Londres, mais il n’y avait pas d’élève. Je suis devenu accordeur de piano, une profession absurde, par des circonstances encore plus absurdes ! Tout cela m’a amené à avoir une grande connaissance de cet instrument, je suis aujourd’hui organologue. Je suis aussi devenu collectionneur de piano, je possède plus de 250 pièces.
JUSTIN MORIN
Cowboy Henk va fêter ses quarante ans d’existence en septembre prochain. Comment expliquez-vous sa longévité ?
HERR SEELE
C’est presque autant que la longueur de vie de Tintin, qui fait son apparition à la fin des années 1920 et dont la dernière aventure, Tintin et les Picaros, date de 1976. Cowboy Henk a commencé comme une sorte d’anti-bande dessinée. Il a tout d’abord été publié en 1981 dans le journal néerlandophone Vooruit, devenu par la suite De Morgen. À partir de 1983, il a été publié chaque semaine dans l’hebdomadaire flamand Humo, jusqu’en 2011 car la rédaction voulait du changement. Mais deux ans plus tard, il a fait son retour !
Herr Seele, Cowboy Henk Nature.
Huile sur toile, 80 × 100 cm, 2015, propriété de l’artiste.
Publié dans l’hebdomadaire Humo — n˚3394, 20 septembre 2005.
Tout ça pour dire que c’était vraiment un humour particulier, comme un humour « pas drôle ». Au début, le public détestait notre travail mais ça ne nous a pas empêché de continuer. Je crois que c’est ce qui explique pourquoi Cowboy Henk est toujours là !
Nous avons aussi créé quelques histoires longues que l’on peut retrouver aujourd’hui sous forme d’albums. En France, à nos débuts, nous avons notamment collaboré avec le journal Hara-Kiri. Nous allions de Gand à Paris dans une petite voiture 2 CV que Kamagurka conduisait pendant que je jouais du violon ! C’était fascinant et excitant car cela nous a permis de côtoyer des auteurs que nous adorions, comme Wolinski ou Cabu, mais aussi les gens qui les entouraient, comme Serge Gainsbourg ou Coluche. Ces rencontres sortaient vraiment de l’ordinaire, j’ai eu beaucoup de chance. De la même manière que j’ai eu beaucoup de chance de rencontrer Kama.
JUSTIN MORIN
Justement, pouvez-vous revenir sur votre collaboration ?
HERR SEELE
Notre rencontre a quelque chose d’une aventure religieuse, un peu comme la vie de saint François d’Assise : tu rencontres quelqu’un et tu travailles toute ta vie avec ! Nous sommes un duo d’artistes, nous avons fait de la télévision, du théâtre, des bandes dessinées, de l’art aussi.Nous travaillons ensemble depuis plus de quarante ans, et je pense que cela s’explique en partie car nous n’avons jamais eu un énorme succès commercial. Nous avons toujours été dans l’underground, et nous aimons ça ! Nous nous sommes rencontrés pendant nos études. Il était dans la même école, dans le département animation, mais n’y est pas resté longtemps. C’est à la gare que nous avons sympathisé, car il lisait le journal Hara-Kiri justement ! Moi je lisais Kafka et Heidegger, car j’ai toujours aimé la philosophie. Nous avons échangé sur nos lectures.
Nous avons trois ans d’écart, et je me souviens que déjà à l’époque, nous racontions des petites histoires à l’aide des cabines photomaton de la gare et leur planche de quatre photographies !
JUSTIN MORIN
Comment travaillez-vous ensemble ?
HERR SEELE
Kama est à l’écriture et moi au dessin, mais tout se mélange.
JUSTIN MORIN
Pouvez-vous nous en dire plus sur votre manière de travailler ? Vos planches ont-elles la même dimension que vos albums reliés ?
HERR SEELE
Non, ce sont des formats plus grands. Je travaille sur des grandes pages de papier très épais. J’aime l’encre sur le papier. Je ne suis pas fort pour les techniques infographiques. Récemment, nos planches ont été recolorisées à l’ordinateur par Lison d’Andrea et Jean-Louis Capron qui ont fait un superbe travail. Mais pour nous, c’est la blague qui est plus importante que l’esthétisme. C’est sans doute pour cela que nous faisons cela depuis si longtemps et que nous n’avons toujours pas fini ! Nous aimerions aussi faire une nouvelle histoire longue. La difficulté que nous rencontrons, c’est que nous essayons d’être spirituels avec notre art tout en voulant faire rire les gens.
JUSTIN MORIN
Est ce qu’il y a des planches que vous décidez de ne pas publier parce que vous n’êtes pas satisfaits ?
HERR SEELE
Non, une fois que le scénario est fait, on va le faire et le publier. Il faut dès le départ que nous soyons persuadés que c’est une bonne blague, sinon, nous l’abandonnons !
JUSTIN MORIN
Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?
HERR SEELE
Je suis actuellement dans mon atelier, à Ostende. De ma fenêtre, je peux presque voir la mer du Nord ! Je suis très inspiré par la nature, j’aime la peindre ! Pour en revenir à votre question, je suis en train de créer une affiche pour une exposition sur la bande dessinée et qui réunira plusieurs auteurs d’avril à septembre prochain et qui s’intitulera Marginalia, dans le secret des collections de bandes dessinées, au Nouveau Musée National de Monaco. Et puis j’ai un grand projet ici : je travaille à l’ouverture d’un musée qui présentera à la fois une partie de ma collection de pianos, notre travail avec Kamagura, et qui pourra aussi accueillir des expositions temporaires d’autres artistes ou collectionneurs. Il y a notamment des collections fantastiques et atypiques, sur des objets du quotidien comme des ciseaux, ou des papiers d’emballage de charcuterie des années 1950, que l’on ne voit jamais et qui sont pourtant incroyables !
Publié dans l’hebdomadaire Humo — circa 1993.
Publié dans l’hebdomadaire Humo — n˚3901, 9 juin 2015.
EXPLORER REVUE
C.Q.F.D. de la texture
Luca MarchettiRyoko Sekiguchi
« Texture is the new colour » déclarait dans une interview récente le designer néozélandais David Scott. Et cela ne s’applique pas que dans le domaine du design. Un simple tour d’horizon, de l’univers gastronomique jusqu’à l’industrie cosmétique, révèle que les effets de texture sont en train de s’imposer dans l’imaginaire esthétique contemporain en tant que code de communication indispensable lorsqu’on souhaite véhiculer la notion d’intensité, voire de raffinement. Reste à comprendre ce qu’est la texture.
J’en ai discuté avec Ryoko Sekiguchi, auteure interculturelle et experte de gastronomie, lors d’un échange d’une après-midi, à l’intersection des cultures française, japonaise et italienne.
Comme nombre d’autres notions d’usage commun, celle de « texture » est aussi fréquente dans le langage quotidien que difficile à décrire. Si l’évocation de la texture nuageuse d’une génoise ou celle, moelleuse et fluide, de pommes mousseline, relèvent de l’évidence, il est moins évident de comprendre qu’il ne faut pas faire bouillir l’eau du thé car l’oxygène qui s’en échappe priverait l’infusion finale de la texture nécessaire à magnifier les arômes. Roland Barthes a écrit sur le « grain de la voix» (« Le grain de la voix », dans L’obvie et l’obtus. Essais critiques III, Paris, Seuil, 1982, p. 238-243) et – plus ardu encore – l’écrivain Alessandro Carrera a consacré tout un livre à la « consistance de la lumière » ( La Consistenza della Luce, Milan, Feltrinelli, 2010.) car, oui bien sûr, la lumière a elle aussi une texture, pour insaisissable qu’elle puisse paraître.
Les réflexions philosophiques de Gilles Deleuze nous viennent en aide. Dans le livre Le Pli – dont le sujet textile n’est pas sans lien avec la question de la texture – , l’auteur parle du réel comme de l’ensemble des différents degrés d’agrégation d’une même substance : du plus dense jusqu’au plus évanescent, des matières jusqu’aux idées. Pouvons-nous alors décrire la texture comme un état de consistance ? Certainement, mais sans oublier que pour la ressentir, il faut parfois la conscientiser et la soustraire au caractère ineffable des perceptions les plus subtiles (pour ne pas dire « sublimes »).
Ryoko Sekiguchi, qui présente son dernier opus Sentir (Avec Hervé Deschamps, Pierre Gagnaire et Marc Jeanson, Paris, JBE Books, 2021.) en quatrième de couverture par la phrase « goûter est un acte qui permet d’assimiler le monde extérieur dans notre corps », suggère que la texture est tout d’abord un fait d’assimilation. Pour la percevoir dans toutes ses manifestations, y incluant les plus extrêmes, il faut la reconnaitre, l’accueillir et la laisser agir en nous. Elle devient alors une forme de connaissance non-langagière à la croisée de nos cinq sens, de la corporéité et de l’esthétique particulière qui en découle.
Texture / Corps
L’expérience des textures est probablement celle qui, parmi toutes les autres, nous rend conscients de la désidérabilité d’un aliment, d’un produit, ou encore de notre propre corps. Car, la texture nous fait non seulement apprécier la corporéité du monde, mais elle nous indique également à quel degré celle-ci est souhaitable ou pas.
Curieusement, nombre de termes nés pour qualifier la texture s’appliquent autant à ce que l’on mange, ce que l’on touche ou ce que l’on ressent. Comme l’adjectif sòdo que l’on utilise en italien principalement pour qualifier la consistance de l’œuf cuit à point par ébullition. Bien qu’en français on traduise uovo sodo par « œuf dur », sòdo signifie justement « bien ferme », mais pas dur. Cet état idéal de l’œuf cuit se distingue par une consistance agréable à sentir en bouche et à palper. Non dépourvu de connotations charnelles et esthétiques, l’adjectif sòdo s’utilise aussi dans l’univers de la beauté pour décrire la consistance voluptueuse des rondeurs corporelles, l’épithélium du visage dans sa plénitude juvénile ou alors une peau mûre dont la tonicité reste intacte. D’ailleurs, à l’époque à laquelle bien vieillir est considéré plus cool que rajeunir, les produits cosmétiques qui promettent un effet rassodante (raffermissant) ne se comptent plus, toutes cultures confondues.
Texture / Promesse
Ayant consacré plusieurs écrits aux motifs du nuage et du fantôme entre culture visuelle et gastronomie, Ryoko Sekiguchi me rappelle que la texture de ce qu’on introduit dans notre corps, que cela soit par la peau ou par la bouche, est en soi une anticipation de son effet sur nous. Si en cuisine, la vision d’une gelée, puis le contact avec sa texture, agissent comme une promesse de jouissance gustative, en cosmétique le plaisir visuel et haptique qui accompagne la découverte d’un gel, agit comme une promesse de l’efficacité du produit. C’est si beau et si bon qu’il nous rendra beau. Aucun slogan ou métaphore textuelle ne saurait être aussi persuasif que l’association paradoxale entre la transparence, la légèreté, la fermeté et la densité que ce que la texture gélatineuse communique par simple incarnation.
Sekiguchi observe qu’en cuisine et en pâtisserie un tel effet de surprise se reproduit sur maintes préparations qu’on dirait réalisées en cristal teinté et qui procurent une sensation de solidité alors qu’on ne mange « presque rien ». Donner du corps, densifier, tout en gardant l’impression d’inconsistance, comme lorsqu’on goûte au tokoroten. Ce dessert venant du Japon est composé d’une gélatine fluide à base d’algues, fondamentalement sans saveur, mais essentielle en tant que support au glaçage. Ce dernier, fait de kinako, cette fine poudre de soja grillé, recouvre le gel qui n’aurait, à lui seul, aucune consistance. Pour le néophyte, savourer ce délice né d’une symbiose entre un corps presque sans saveur et une saveur presque sans corps, est une expérience en soi, tellement sa texture fluide et glissante exige une dextérité toute particulière !
Texture / Expérience
À ce propos, mon interlocutrice observe que dans la cuisine gastronomique dite « de luxe », plus encore que les ingrédients rares et précieux, c’est le fait de pouvoir goûter le bon aliment dans les bonnes proportions, à la température idéale et selon une temporalité exacte que l’on paie cher. C’est lorsque ces conditions sont réunies que la texture des mets rend pleinement disponibles leurs propriétés gustatives ; et cela ne dure qu’un temps très limité. La texture nous guide à travers l’expérience de la dégustation, comme lorsqu’on consomme cette autre invention nipponne qu’est le mochi, une pâte de riz cuit et battu à la consistance molle et légèrement élastique, qui se sert sucrée ou salée, fraîche ou chaude, sous forme de beignet ou en soupe. Manger le mochi c’est faire l’expérience de la métamorphose, car cet aliment se transforme sous nos dents, au contact du palais et selon l’action plus ou moins rapide de la langue, en passant graduellement d’un état de fluidité extrêmement malléable à quelque chose de beaucoup plus gluant et dense. C’est sa texture qui module la dégustation. Elle fixe aussi, quelques instants durant, l’état idéal de ce mets, quand sa température, sa consistance et sa couleur atteignent l’effet mochi-mochi. Une fois de plus, voici une expression aux connotations aussi sensorielles qu’esthétiques qui s’emploie fréquemment dans le vocabulaire de la beauté et de la cosmétique pour qualifier une peau aussi claire, translucide et douce que celle d’un bébé.
À bien y réfléchir, si dans le cas du design on a longtemps proclamé que function follows form (la fonction découle de la forme), dans notre cas il y a de quoi penser que l’expérience découle de la texture. D’autant plus que cette exploration avec Ryoko Sekiguchi a commencé autour d’une table sur laquelle étaient posés deux cafés et quelques gâteaux sablés. Et que cet effet de texture – sablée – a été le déclencheur du débat en commençant par les termes qui se réfèrent à la texture issus de l’imaginaire marin qui, le plus souvent, décrivent un « entre deux ». C’est également le cas dans la langue italienne. En pâtisserie, le terme « sablé » est utilisé en français, mais plus généralement, sa variante en langue locale fròllo indique un état hybride entre le consistant et le friable, et évoque une consistance granuleuse et humide, facile à émietter. La pâtisserie italienne offre tout un florilège de préparations à base de pasta fròlla, mais l’aspect le plus intrigant de ce terme dérive de sa forme originale, restée indéterminée. Peut-être marine (il s’agirait d’une évolution du terme fluidus), ou plus probablement terrestre (à partir du terme frale, “fragile”), mais qui se réfère aussi bien à la viande, tendre et fondante, qu’à la chair dans ses connotations les plus sensuelles.
Que la vue de la carne frolla puisse donner simultanément envie de toucher et de manger fait sourire, mais cela nous rappelle surtout que la texture est l’une de ces interfaces essentielles entre nous et le monde qui réunissent « langage » et « sensorium » dans un tout, et qui nous permettent de connaître sans dire, par la forme de rencontre la plus simple et immédiate qui soit : le contact.
Photographe: Marvin Leuvrey
Décoratrice: Chloé Guerbois
Styliste culinaire: Anna Dotigny
En rose et noir
Daniel Roseberry
Nommé à la direction artistique de Schiaparelli en 2019, l’américain Daniel Roseberry a réveillé la belle endormie en quelques collections. Fidèle au surréalisme de la Maison, ses créations conjuguent avec brio l’extravagance à un sens rigoureux de la coupe. Les bijoux sculpturaux complètent des silhouettes audacieuses, sans pour autant tomber dans l’excès. Si les images sont fortes, les vêtements le sont tout autant et se mettent au service d’une femme plurielle. Rencontre avec un créateur à l’univers enchanteur.
Justin Morin
Vous êtes diplômé du Fashion Institute of Technology de New York et avez passé votre enfance au Texas. Quel était alors votre relation avec l’art et la mode ?
Daniel Roseberry
J’ai grandi en étant obsédé par Disney. Pendant des années, j’ai souhaité travailler dans l’animation. Je me souviens avoir réalisé un projet entier et l’avoir envoyé à Glen Keane, l’un de mes animateurs préférés qui a notamment travaillé sur La Belle et la Bête, Pocahontas et bien d’autres. Grâce à ce dossier, ma famille et moi avons été invités à nous rendre aux studios Disney pour une visite privée !
Justin Morin
Quel âge aviez-vous ?
Daniel Roseberry
J’avais douze ans ! Je crois que j’avais treize ans quand j’ai commencé à dessiner de la mode. Je me souviens du mariage de mon frère ; lorsque j’ai vu la robe de mariage de ma belle-sœur, j’ai été si inspiré. Plus tard, à mes seize ans, ma mère m’a inscrit à un cours de dessin vivant. J’ai toujours été fasciné par l’anatomie. Depuis, dessiner a toujours été ma manière de faire passer mes idées.
Justin Morin
Par de nombreux aspects, votre travail est sculptural. Comment passez-vous de la planéité du dessin aux volumes de vos créations ?
Daniel Roseberry
J’ai commencé à mélanger mes dessins à des collages digitaux. J’en suis arrivé à inventer cette technique alors que je cherchais à faire mes croquis sur ordinateur. Mais en réalité, le dessin n’est qu’une manière de lancer le processus de création. À partir du moment où nous commençons à travailler physiquement avec mon équipe, tout peut changer.
Il y a dix ans, j’étais vraiment appliqué dans la réalisation de mes dessins, je cherchais à rendre au mieux les lignes et les silhouettes. Aujourd’hui, il s’agit plutôt de définir le volume global. Je trouve ça intéressant car le travail du flou est vraiment quelque chose qui se met en place lors des sessions de travail avec l’atelier. Le tailoring est quelque chose qui se traduit plus facilement par le dessin. Les deux approches se complètent.
Justin Morin
Comment approchez-vous la matérialité de vos créations ?
Daniel Roseberry
J’ai travaillé pendant onze ans aux côtés de Thom Browne. Nous étions très limités en termes de silhouettes, ce qui fait que créativement, les tissus étaient très importants. Presque chaque tissu, qu’il s’agisse d’un tweed ou d’un jacquard, provenait d’un nouveau développement. Ici, c’est l’opposé ! Je préfère avoir un choix limité de tissus que j’affectionne et ne pas avoir à y penser constamment. Il y a probablement une quinzaine d’étoffes sur lesquelles je reviens tout le temps. Mais j’aime les extrêmes ! Si c’est un taffetas, je veux qu’il soit le plus léger,le plus sec et craquant que l’on puisse trouver. Je crois que j’ai une sensibilité américaine par rapport aux tissus. Je ne fais jamais de nettoyage à sec. Je porte du denim presque quotidiennement. J’aime que la soie lavée soit aussi douce et confortable que du coton. Il n’y a pas de préciosité, on peut voyager avec ces vêtements, ils sont faciles à vivre. Pour moi, le luxe est de ne pas avoir à s’inquiéter de ce genre de chose.
Justin Morin
Parlons de l’essence de votre travail chez Schiaparelli. L’héritage de la maison est spectaculaire et pourtant, vous avez réussi à proposer votre propre interprétation. A-t-il été difficile de concilier cet imposant passé avec le futur que vous développez ?
Daniel Roseberry
Je crois que la réponse courte serait non ! Je n’ai jamais été obsédé par l’histoire de la maison. J’ai un immense respect pour elle, mais je veux aussi en être détaché. Il y a cet aller-retour constant entre cette envie de se sentir libre et la volonté d’être créatif pour soi, et je crois que c’est ce qu’Elsa Schiaparelli souhaiterait d’un directeur artistique aujourd’hui. En même temps, on ne peut pas échapper à la beauté de cette maison. Schiaparelli n’est pas une machine industrielle, ce n’est pas un poids lourd du luxe. Et je pense que cela correspond bien à la conception d’Elsa. Donc pour moi, c’est vraiment agréable de travailler dans ces conditions et de pouvoir créer ces vêtements.
Justin Morin
Certaines de vos créations transforment le corps, qu’il s’agisse d’effets de trompe-l’œil ou d’anatomie redessinée. Il y a un aspect performatif qui se dégage de votre proposition. Pour la collection couture du printemps 2021, vous avez notamment réalisé un très beau bustier en cuir qui révèle la structure du corps, jouant à la fois sur son aspect féminin et sa musculature, produisant un saisissant contraste. Est-ce que le genre a un rôle important dans votre démarche ?
Daniel Roseberry
Certainement. Je viens d’un milieu où le genre et la sexualité n’ont jamais été discutés pendant mon enfance et adolescence. Ces discussions n’ont jamais eu lieu.
Justin Morin
Vous venez d’une famille très religieuse n’est-ce pas ?
Daniel Roseberry
Tout à fait. Mais même chez Thom Browne, je n’avais pas la liberté de montrer le corps de la manière dont je le souhaitais. Je crois que c’est pour cela que j’ai aujourd’hui une vraie excitation à explorer ce territoire avec un regard presque enfantin, joyeux. Revoir nos idées et jugements à propos du corps. C’est ce que j’aime dans le travail d’Elsa Schiaparelli : ce qu’elle faisait n’était ni macabre ni lourd.
C’était curieux et léger, et j’adore cette approche. Je déteste le cynisme. Je cherche à m’amuser avec tous ces critères. Il s’agit moins de faire une déclaration politique que de poser des questions.
Justin Morin
Comment avez-vous développé cette collection ?
Daniel Roseberry
Nous l’avons réduite à cinq grandes idées, comme « silhouette colonne » ou « stretch couture » et travaillé l’abstraction. Mais à y bien réfléchir, j’ai travaillé dans une grande solitude. Je n’ai pas vraiment de vie sociale à Paris !
Justin Morin
À cause de la pandémie ou de la barrière de la langue française ?
Daniel Roseberry
C’est une combinaison vicieuse des deux ! Mais ça n’est pas une mauvaise chose. Ça m’a permis de me concentrer sur ce qu’est le langage de la marque. La couture a développé ce rapport fantasmé au réel où le baroque, les proportions, les broderies sont poussés au maximum.
Justin Morin
À ce propos, vous avez introduit le prêt-à-porter chez Schiaparelli. Était-ce votre idée ou un désir dicté par vos supérieurs ?
Daniel Roseberry
Dès le départ, c’était un but commun. Nous n’étions pas forcément d’accord sur ce à quoi il devait ressembler. Mais les retours sur la couture ont été si incroyablement positifs que j’ai envisagé le prêt-à-porter comme une réponse. Je ne voulais surtout pas qu’on le considère comme la petite sœur moins belle ! Il s’agissait de faire une ligne tout autant intense, mais de parler du réel plutôt que de l’imaginaire.
Justin Morin
Puisque nous parlons de l’imaginaire, je me demandais où vous puisez votre inspiration ?
Daniel Roseberry
Pour être honnête, je n’ai jamais été une personne qui se rend dans les galeries ou les musées pour trouver l’inspiration. Je ne fonctionne pas comme ça. Je ne suis pas non plus quelqu’un qui cherche dans le cinéma. Pour moi, tout se passe quand je m’assois et que je dessine en écoutant de la musique.
Justin Morin
Est-ce que vous êtes du genre à écouter le même album en boucle ou plutôt à découvrir de nouveaux musiciens ?
Daniel Roseberry
Je me fais des playlists ! C’est marrant parce que ces derniers temps, et c’est évidemment lié à la pandémie, je cherche le réconfort. Ça se traduit notamment par le fait d’écouter la musique avec laquelle j’ai grandi. Je roulais jusqu’à l’école en écoutant les Dixie Chicks – ce qui n’est vraiment pas une réponse cool ! Je regarde de nouveau la série Frasier ! Je recherche des choses réconfortantes…
Justin Morin
Mais donc, qu’est-ce qui vous inspire ?
Daniel Roseberry
Je suis vraiment inspiré par la relation qu’entretient un performer avec son public.
Justin Morin
Est-ce que vous parlez de performance musicale ou artistique ?
Daniel Roseberry
Tout type de performance. Je ressens vraiment cet échange d’énergie que je trouve fascinant. Lors de ma première présentation pour Schiaparelli, j’étais sur scène, en train de dessiner, alors que les mannequins défilaient autour de moi. J’étais très à l’aise dans cette position. Comme vous le disiez, il y a une dimension performative dans mon approche, et c’est ce que je trouve particulièrement motivant. J’aime que mes pièces soient des véhicules pour se mettre en scène, mais qu’elles portent aussi en elles une qualité « intime » qui fait qu’on peut se les approprier.
Corps à cœur
Regina DeminaFrançois Chaignaud
Naviguant entre plusieurs champs artistiques, au croisement de la danse, du chant et de la performance, les pratiques de François Chaignaud et de Regina Demina hybrident joyeusement les formes pour mieux faire valser les étiquettes. Habitué des collaborations, interprète caméléon, le chorégraphe François Chaignaud se réinvente à chaque nouvelle proposition en puisant dans l’Histoire, qu’il s’agisse de celle de la danse, de la musique ou du féminisme. Regina Demina dessine quant à elle une mythologie personnelle, déployant ses récits à travers des vidéos, des installations et la scène, dans un captivant jeu de miroirs où tout semble se répondre. Pour Revue, les deux artistes reviennent sur leurs parcours et leur conception du beau.
Regina Demina
Je t’ai vu pour la première fois dans Radio Vinci Park, ta collaboration avec l’artiste Théo Mercier. Ce spectacle m’avait subjuguée. Ce que tu es capable de faire, ce que tu dégages, ça m’a vraiment marquée. Un peu plus tard, je t’ai revu sur la scène du Cabaret de Madame Arthur, et là aussi, j’ai été impressionnée par ta présence scénique.Je n’ai pas fait le rapprochement immédiatement tant les deux personnages que tu incarnais étaient différents. Ça n’est qu’après que j’ai compris que c’était la même personne qui m’avait procuré toutes ces émotions !
François Chaignaud
Je crois que nous avons échangé pour la première fois à l’occasion du spectacle d’Aymeric Bergada, chez Madame Arthur, où tu avais un rôle de policière ! On s’est ensuite écrit sur les réseaux sociaux ce qui m’a permis de découvrir ton travail musical, même si je n’ai jamais eu le plaisir de te voir en live. Ça nous a amené à discuter sur la méditation, une pratique qui peut sembler éloignée des contextes très extravertis dans lesquels on s’est rencontrées !
Sophie Jugie, The Mourners: Tomb Sculpture from the Court of Burgundy, Yale University Press, FRAME, Musée des Beaux-Arts de Dijon, 2010. Photographies de François Jay.
Ça m’a amusé de pressentir qu’on partageait ce goût à la fois pour ce qui scintille et ce qui discipline, ce qui élève et ce qui maquille !
Il n’y a d’ailleurs pas nécessairement d’opposition entre ces mondes, entre ces intentions : il s’agit toujours d’explorer, de dévoiler différentes dimensions, différentes versions de soi ! Je crois que tu fais beaucoup de yoga aussi, n’est-ce pas ?
Regina Demina
Oui. Et de la méditation alliée au chant. Parfois je chante en méditant et d’autres fois je médite en écoutant des chants. Même si ça peut paraître ridicule, le principe d’alignement des chakras fonctionne très bien pour moi ! Je suis quelqu’un d’assez dispersé, et dès que je visualise ces formes symboliques, ça m’aide à me concentrer et à m’apaiser !
François Chaignaud
Es-tu nerveuse avant de monter sur scène ?
Regina Demina
Juste avant, oui. Mais je suis nerveuse de nature ! Je sais que le temps de préparation est important, mais il ne faut pas qu’il soit trop long car plus j’attends, et plus je suis impatiente. J’ai juste envie d’être sur scène. Et toi?
François Chaignaud
Je ressens de la nervosité surtout avant d’entrer en répétition ou en création : le moment de fabrication, avant qu’un spectacle n’existe, est la phase la plus déstabilisante, un miroitement inconfortable. Mais avant d’entrer en scène et surtout si c’est un spectacle déjà créé et joué, je ne me sens pas nerveuse, plutôt concentré et éparpillée à la fois, excité aussi car c’est en jouant, en étant sur scène que mon art s’active, s’accomplit. Je me sens comme avant un date avec un.e amant.e que je connais : il y a de l’inconnu, et de la promesse, du focus et de la légèreté, la visualisation d’un script détaillé et l’ouverture à ce qui peut arriver !
Regina Demina
Je comprends ! J’aime les formes perfectibles car elles me rassurent, elles permettent de se rôder tout en laissant une place à l’improvisation, une liberté de se réinventer sans tomber dans quelque chose de mécanique. Moi je viens de la performance. J’ai commencé par faire une école de théâtre et de danse et pour me payer cette formation, je travaillais en tant que go-go. Même si ça n’est pas un public classique, ça reste une audience qu’il faut appréhender. J’ai ensuite été acceptée au Fresnoy, une École Nationale qui est axée sur la production audiovisuelle et numérique. Et toi, quelle a été ta formation ?
François Chaignaud
Pour moi, c’est un peu différent car j’ai eu un parcours très académique. J’ai commencé la danse à l’âge de sept ans au Conservatoire à Rennes. À quatorze ans, je suis monté à Paris au Conservatoire supérieur et j’en suis sorti alors que j’avais à peine vingt ans. J’ai tout de suite travaillé avec les chorégraphes de la génération 2000, comme Alain Buffard, Boris Charmatz, Emmanuelle Huynh ou encore Gilles Jobin. Ma pratique a été sculptée par cet aspect à la fois académique et institutionnel qui est lié à la façon dont la danse « professionnelle » s’est structurée historiquement en France. J’ai vite eu conscience qu’accéder à ces lieux (conservatoire, centres chorégraphiques, institutions) est une sorte de privilège : ce sont des studios, des moyens, de la visibilité. Mais qu’il y a aussi le risque de se laisser aveugler par ces contextes, d’oublier qu’il existe plein d’autres manières et de raisons de danser ou de faire de l’art qui n’ont rien à voir avec les conservatoires et les scènes nationales ! Je trouve très important d’essayer de se connecter à d’autres motivations qui peuvent passer par des aspects différents, des motivations plus spirituelles, plus festives, plus rituelles ou plus intimes. Tu parlais de go-go ; à l’époque, quand j’ai commencé à travailler avec Cecilia Bengolea, elle faisait beaucoup de strip-tease et moi un peu d’escorting. Ça me paraissait très important de retisser les proximités entre la danse, la mise en scène de soi et le travail du sexe ! J’aime beaucoup confronter mes pratiques à d’autres types d’expressions, qui ne sont pas issues du monde un peu spéculatif de la danse contemporaine ! En ce moment, je suis très attirée par la collision entre des motifs très réels, très performatifs et des langages, des références, des évocations issues d’archives très anciennes, du haut moyen âge !
Et toi, tu reviens de Poitiers je crois. Qu’est-ce que tu y présentais ?
Regina Demina
C’est à la fois une exposition personnelle et un spectacle qui ont lieu au centre d’art le Confort Moderne. Dans ma pratique, tout est lié. Mes installations ou mes sculptures sont souvent des traces de performance ou de scénographie. Le projet s’intitule CRAUSH, c’est la contraction des mots « Crush » et « Crash ». J’y développe sous une nouvelle forme Alma et Crush for Crash, deux pièces existantes, ainsi que Phaeton, en les liant par le film et l’installation ASMR-Sick of Love et Rdoll-AsMR. Tout se complète, il y a des allers-retours entre les formes et les propositions. Pour résumer ce projet, je dirais qu’il s’agit d’un cycle de pièces qui questionne l’origine de la violence.
François Chaignaud
Est-ce que la matière sonore de ces pièces va devenir un album ?
Regina Demina
L’album que j’ai sorti en juin 2020 est né de cette manière. C’est un mélange de morceaux que j’avais réalisés pour différentes pièces et qui ont été retravaillés. Je pense que je procéderai différemment pour le prochain, sur lequel je réfléchis déjà. Il y aura certainement un ou deux titres qui arriveront avant, en introduction.
REVUE
Quelles images sont pour vous synonymes de beauté ?
François Chaignaud
Ah ah ! C’est une question piège, non ? Évidemment il n’y a pas d’art qui ne problématise pas cette notion de beauté ! Et la danse moderne puis contemporaine a beaucoup mis en crise cet aspect décoratif, ornemental, superficiel… Pourtant avec cette période de théâtres fermés, et de débat sur l’art essentiel, je rêve de plonger profondément dans l’ornementation, comme promesse d’une abstraction et d’un au-delà ! J’adore ce mot « ornementation » qui évoque d’ailleurs la souveraineté de l’interprète dans la musique baroque ou jazz. Je pense aussi aux phrasés : quel que soit le geste, le phrasé rééquilibre la tension entre maîtrise et abandon, et peut produire une forme de beauté, quelle que soit la forme !
Regina Demina
Ça serait des gestes qui ont une grâce.
François Chaignaud
Oui, à propos de grâce, j’ai récemment commandé plein de livres sur les pleurants des tombeaux des ducs de Bourgogne – un ensemble de statuettes réalisées au cours du XVe siècle. On y voit des pleurants tout petits, dans toutes sortes d’attitudes de déploration, avec des drapés de marbre, des grosses ceintures, des accessoires magnifiques. Il y a de très beaux gestes, comme la manière de détourner les yeux ou d’épauler la tête. Je regarde aussi beaucoup les représentations des résurrections de Lazare, j’aime scruter les personnages qui se pincent le nez.
Regina Demina
Pourquoi se pincent-ils ?
François Chaignaud
Car Lazare ressuscite et pue ! J’adore cette présence organique de la charogne, de la puanteur dans ces images de grande beauté !
Regina Demina
Je pense qu’on se rejoint car je suis très attirée par le romantisme morbide.
Je suis touchée par une forme de beauté souffrante. Je pense que c’est lié à mon enfance. Je suis russe, fille d’immigrés, j’ai grandi en banlieue. Si ce terme ne dit pas grand-chose, je me retrouve malgré tout dans ce que l’on appelle le « white trash », même si c’est souvent décrit comme une esthétique du moche. J’aime les choses que l’on qualifie de mauvais goût.
Pour autant, j’aime la joliesse pour la joliesse. J’aime par exemple les photographies de Guy Bourdin, où les femmes sont comme des sublimes poupées. Quand je suis émue ou troublée par quelque chose, c’est souvent parce que je trouve ça beau.
François Chaignaud
Ce qui me plaît dans la danse, c’est lorsque l’on peut produire une image de grâce tout en ne masquant pas l’effort qui est nécessaire à sa construction. J’aime beaucoup ce type de beauté où l’effort nécessaire à son avènement est aussi partagé.
Regina Demina
Je suis d’accord.
François Chaignaud
Dans Radio Vinci Park, il y a plein de moments où, quand je suis à bout de souffle, je laisse ce temps exister. Je ne masque pas la difficulté. Je me sens moins proche de l’idéal classique – ou capitaliste on pourrait dire – de la facilité, de la fluidité : comme lorsqu’on achète un iPhone, on ne voit pas la fabrication, efforts et injustices… beaucoup de formes d’art plus classiques gomment le labeur, la difficulté : il faut que les choses aient l’air faciles, effortless… Ne pas masquer l’effort, c’est ouvrir la promesse de plus d’empathie avec le public…
Sinon y a-t-il des artistes avec qui tu aimerais collaborer ?
Regina Demina
Ma liste est loin d’être exhaustive mais en chorégraphe, je suis admirative de Gisele Vienne qui a une approche totale. J’adorerais aussi rencontrer Kim Petras et faire de la musique avec elle ! Je suis fan également du cinéma d’Abel Ferrara et de celui de Dario Argento. Côté musique, j’aime les artistes du label PC Music, comme Hannah Diamond. Et toi ?
François Chaignaud
En t’entendant, je réalise que si la collaboration est au cœur de ma pratique, elle ne naît jamais d’un désir strictement personnel, mais d’une rencontre. Mais j’admire cette démarche qui est d’aller chercher les gens ! J’adore la danse et le spectacle vivant, qui sont des pratiques de la consumation, mais j’ai souvent aussi le rêve de tresser mon art à des médiums moins fugaces ! D’ailleurs cet été, j’ai enregistré la musique de mes deux derniers spectacles pour en sortir des disques ! Mais ce sont des musiques très anciennes, médiévales ou baroques ! J’ai aimé cette dynamique de l’enregistrement, comme j’aime celle du film. Je vais bientôt tourner pour la réalisatrice Marie Losier, et c’est aussi quelque chose qui m’excite. J’ai envie de faire plus d’images, de cinéma, de films. Pour en revenir au son, je trouve génial la manière dont tu articules ton travail de performance avec la musique.
Regina Demina
Tu sais, je t’ai entendu chanter une version de « Mwaka Moon », le titre de Kalash avec Damso, et il faudrait que tu l’enregistres car je l’ai adorée, j’en parlais encore récemment ! Elle est mieux que l’originale !
François Chaignaud
Pourquoi pas ! J’adorerais faire une chanson pop, mais pas forcément une reprise.
J’ai toujours utilisé la musique dans un rapport historique, pour véhiculer quelque chose de fantomatique. J’ai hâte d’écrire mes propres musiques, je sens que c’est sur le bout de ma langue !
Enfant, j’écrivais beaucoup ! J’ai écrit et enregistré cinq albums!
Regina Demina
Comment ça?
François Chaignaud
J’avais un petit synthétiseur, je faisais la voix principale et les chœurs, j’enregistrais sur cassette !
Regina Demina
Ça serait bien de faire quelque chose avec si tu les as encore !
François Chaignaud
Ça sonnait un peu comme… du J. LO champenois !
Regina Demina
Mais c’est fantastique, tu attises ma curiosité, j’ai envie d’entendre ces anciens morceaux… et ceux à venir !
Abramascara
Ines Alpha
Des tentacules irisés, des perles évanescentes, un lierre serti de fleurs colorées… Ces éléments incongrus, un brin féériques, l’artiste Ines Alpha les emploie pour proposer un maquillage digital. Elle sculpte une parure en mouvement qui apparaît, transforme le visage et disparaît en un clic. Pionnière, elle a inventé un langage visuel qui bouleverse les codes de la beauté traditionnelle. Grâce à la technologie, elle offre la possibilité de se voir différemment. L’expérience qu’elle propose ne se contente pas d’embellir, mais de questionner les frontières qui séparent sublime et laid, réel et virtuel, identité et représentation. Et ce, tout en gardant la légèreté et l’enchantement propre à l’art du maquillage.
Justin Morin
Votre pratique mélange plusieurs notions qui semblent de prime abord incompatibles, comme le réel et le virtuel, le maquillage et les nouvelles technologies. Votre univers brasse des références très variées, qui vont du monde végétal à l’esthétique kawaii, en passant par le jeu vidéo. D’où vous vient cette envie d’hybride ?
Ines Alpha
J’ai fait une école d’arts appliqués à Paris qui a malheureusement fermé depuis. C’était initialement une école de marionnettes ! Pendant ces années d’étude, je me suis initiée au cinéma d’animation en stop motion, j’étais inspirée par les films de Tim Burton. C’était un enseignement diversifié qui m’a permis de toucher à la scénographie, au web, aux arts plastiques. Je ne me trouvais pas très bonne en dessin. À la fin de mes études, j’ai eu la chance de faire un stage chez Olivier Kuntzel et Florence Deygas où j’ai énormément appris. Mon travail consistait de faire vivre Cap et Pep, les deux chiens qu’ils avaient créé pour le concept store Colette. Je faisais des petits collages de ces mascottes pour des magazines. J’ai ensuite intégré l’Institut Français de la Mode en management. Je ne me considérais pas comme une artiste, je ne me sentais pas assez créative. Le management me semblait être une manière de travailler avec ces personnes créatives. Quant à la mode, c’est un milieu qui m’a toujours attirée. J’ai ensuite accepté un stage dans une agence de publicité où j’ai travaillé pendant sept ans en tant que directrice artistique, puis directrice de création. La publicité reste un milieu où les inégalités persistent entre les hommes et les femmes. J’avais un look particulier, je portais des couleurs pastel et me maquillais, et cela suffisait pour recevoir un regard condescendant. À certaines réunions, on s’adressait au garçon à mes côtés alors que j’étais sa supérieure. Cette attitude, ces petites remarques, touchent aussi bien les hommes que les femmes, ce qui prouve bien qu’il y a encore un gros travail d’éducation à faire.
Justin Morin
Sur quel type de projets travailliez-vous alors ?
Ines Alpha
Un peu de tout : Maison Margiela Parfum, le champagne Piper Heidsick… J’ai également travaillé sur des campagnes de maquillage ou de crème de soin, notamment pour Nocibé ou Lierac. Même si l’image de ces marques n’est pas prestigieuse, j’ai aimé ces projets. J’ai grandi avec une obsession pour le beau qui est passée par le maquillage. Je suis obsédée par la peau, par ses grains. J’aime la beauté totale, celle qui se dessine selon les canons. Mais à force d’être abreuvée de toutes ces mêmes images parfaites, j’avais aussi envie de montrer une beauté différente. Les imperfections peuvent être belles ! Les pores de la peau, les textures, une cicatrice… Je suis fascinée par tout cela. Il faut assumer ces détails.
Justin Morin
Est-ce que le maquillage a toujours fait partie de votre quotidien ?
Ines Alpha
Comme toutes les adolescentes, j’ai mis le khôl noir de ma mère ! J’ai ensuite essayé de mettre des couleurs, mais à l’époque, il n’y avait pas tant de marques qui proposaient ce genre de choses en France, hormis Bourjois. J’adorais leurs couleurs aux touches iridescentes, proche de l’holographie. À la vingtaine, alors étudiante, je me suis retrouvée avec des personnes très différentes, aux personnalités et aux looks différents, et cela m’a permis de m’affirmer avec un maquillage moins classique.
© INES ALPHA
Justin Morin
Quand avez-vous commencé à vous exprimer à travers vos projets personnels ?
Ines Alpha
Alors que je travaillais toujours en agence, j’ai rencontré le musicien Panteros666. Nous avons commencé à collaborer, que ce soit pour ses clips, ses concerts ou sa communication. C’est une rencontre très importante pour moi car il m’a poussée à m’exprimer, il a réveillé en moi cette envie de faire des choses plus artistiques et personnelles. Moi qui pensais ne pas être créative, j’ai réalisé que j’avais besoin de mener mes propres projets. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à toucher à la 3D, ce qui coïncidait également avec le moment où les programmes devenaient plus accessibles. Je me suis initiée au logiciel Cinema 4D, que j’utilise aujourd’hui encore. Sur Instagram, j’ai découvert des artistes comme Vince Mckelvie dont le travail me fascine. Très rapidement, j’ai compris que ce qui m’intéressait, c’était d’ajouter à notre réalité des éléments en trois dimensions. J’ai commencé par les superposer sur des images de paysage.
Justin Morin
Comment êtes-vous arrivée à cette idée du maquillage virtuel ?
Ines Alpha
Un peu par accident ! J’avais une collection de photographies « beauté » qui me servaient pour mon travail en agence. Je les utilisais pour des collages, pour tester des éléments de composition, j’y ajoutais des couleurs. Puisque je travaillais tous les jours sur ces visages, je me suis naturellement demandé ce que pourrait être du maquillage en trois dimensions ! Mes premiers essais datent de 2016. J’ai expérimenté l’image en mouvement à partir de mon propre visage, je me suis formée à partir de tutoriels partagés sur Internet, en détournant certaines explications et en les appliquant à mes idées. Il n’y avait pas encore d’application pour «tracker» le visage, alors que c’est aujourd’hui quelque chose de plus commun. Mais très rapidement, puisque je testais tout ça sur mon propre visage, j’ai eu la sensation de tourner en rond. C’est comme ça que j’ai commencé à collaborer avec des make-up artists, des drag-queens, des musiciens, des peintres…
Justin Morin
Vous avez été la première à imaginer ce « selfie du futur ».
Ines Alpha
Certaines personnes pensent que mon travail consiste à faire des filtres, et ça n’est pas tout à fait ça. Je réalise du maquillage 3D. La plupart du temps, c’est fait en postproduction. Les avancées technologiques font que nous pouvons aujourd’hui faire des filtres qui supportent le temps réel. Certes, les détails ne sont pas aussi développés, c’est une version moins pointue, mais l’écart se réduit. La réalité augmentée m’a permis d’adapter mon travail et de le mettre à disposition du plus grand nombre. Quand les filtres sont apparus sur Instagram, ils étaient très limités et peu nombreux. C’est intéressant de voir la rapidité avec laquelle ils se sont multipliés et complexifiés.
Justin Morin
Que pensez-vous de cette nouvelle génération de performers qui utilisent le maquillage de manière atypique ?
Ines Alpha
C’est extrêmement inspirant. Des personnes comme Hungry transforment littéralement leur visage. Ils utilisent du maquillage, mais aussi des lentilles, des prothèses, des bijoux, pour se transformer. C’est une vision différente de la beauté que celle que nous voyons dans les magazines traditionnels, ou même au cinéma. Je suis dans le même courant, mais contrairement à ces artistes, je n’utilise pas de poudre, de rouge à lèvres ou de peinture, mais la 3D ! Aujourd’hui, je suis obligée de passer par un logiciel, mais prochainement, nous n’aurons qu’à utiliser nos doigts sur un écran pour maquiller virtuellement nos visages. En 2020, j’ai fait un projet, intitulé Supermorphia, en collaboration avec l’artiste Marpi et Eliza Struthers Jobin sur ce même principe. À travers un écran, les gens pouvaient s’appliquer trois types de textures : une espèce de liane en fleurs, des bulles ou des cristaux. Pour moi, c’est ça le maquillage du futur : un design interactif, qui n’est pas statique mais mouvant, et aussi facile à appliquer qu’un geste sur un écran tactile.
Justin Morin
C’est une idée qui n’a jamais autant semblé d’actualité, puisque nous passons tous beaucoup de temps derrière nos écrans à enchaîner des rendez-vous sans vraiment pouvoir sortir… La réunion digitale s’infiltre peu à peu dans notre quotidien. Est-ce que vous voyez une tendance émerger ?
Ines Alpha
Les gens n’osent pas encore. Nous ne sommes pas encore dans un monde où tout le monde assume son alter ego digital. Si je m’applique un filtre lors d’une réunion digitale, la réaction sera plutôt de l’ordre du rire ou de la gêne. C’est encore un acte qui semble anecdotique, voire décrédibilisant, et bien évidemment, ça n’est pas comme ça que je conçois les choses. Mais tout cela évolue très vite.
Justin Morin
De nombreuses marques vous ont approchée pour des collaborations. Je pense notamment à Dior Make-up et à Peter Philips, son directeur de l’image et de la création.
Ines Alpha
Oui, j’étais très enthousiaste car c’était un rêve de travailler avec une maison comme celle-ci, et Peter est l’un de mes make-up artist préférés. Nous avons réalisé une vidéo, déclinée par la suite en filtre.
Justin Morin
Comment travaillez-vous ? Passez-vous par une étape de croquis ?
Ines Alpha
Très rarement, ou alors lorsque je collabore pour une marque et que l’on me demande des explications.
Mais j’aime « sculpter la matière maquillage »directement dans mes logiciels. L’expérimentation a une grande place dans mon processus, je suis attentive à mes erreurs car elles peuvent m’emmener là où je n’imaginais même pas aller.
Justin Morin
Quel est votre rapport à la beauté standardisée ?
Ines Alpha
Je pense que la variété est jolie. Les réseaux sociaux et leurs algorithmes nous font voir les mêmes images, les mêmes formes, et tout le monde finit par se ressembler. Comme je le disais plus tôt, je trouve que ce que l’on considère comme des défauts est souvent très beau. Dans mon travail, j’essaye à ma manière d’apporter de la diversité.
Justin Morin
En un sens, les filtres ont permis de libérer l’approche du maquillage. Que l’on soit jeune ou âgé, que l’on se considère comme masculin ou féminin, on peut se voir instantanément transformé. Considérez-vous votre maquillage virtuel comme genré ?
Ines Alpha
Non, ce n’est pas du tout dans mon intention. J’aime l’idée que mon travail puisse plaire à tout le monde, et pas uniquement aux femmes car il s’agit de maquillage. Je veux juste que chacun puisse se l’approprier. C’est une opportunité de se voir différemment, de se redécouvrir.
EXPLORER REVUE
Odorama
Chapitre Deux
Teddy Lussi-ModesteJacques Brun
Débutée dans le précédent numéro de Revue et initiée par le réalisateur et scénariste Teddy Lussi-Modeste, la série Odorama revisite l’histoire du cinéma en l’associant à différents parfums contemporains. Notes de tête, de cœur et de fond se superposent aux aventures de ces personnages fictifs et pourtant si incarnés.
Cuir Cavalier
MDCI
Nez : Nathalie Feisthauer
Il roule vite. Très vite. Il ne sait pas rouler autrement. Lui qui a traversé le désert du Néfoud n’a peur de rien et certainement pas du panneau qui indique le danger. À cheval sur sa moto, il fend les bocages de la campagne anglaise. À quoi pense-t-il la vitesse caressant son visage ? Au chameau sur lequel il a changé l’histoire d’un peuple ? Le parfum qu’il a gardé de cette époque le fait vivre dans ses souvenirs. Il repense à ce jour où le plus noble des Harith a brûlé sa tenue d’officier pour le revêtir de la tenue traditionnelle : ghutra, bisht et même ce poignard au fourreau orfévré : le jambya. À l’écart du groupe, le vent passant entre les dunes, soulevant les multiples étoffes blanches, il se vit comme un Bédouin, lui, le plus anglais des Arabes ou le plus arabe des Anglais. Il sera désormais appelé El Lawrence par son nouveau peuple. Dans les étoffes soyeuses et fabuleuses vit le plus beau des parfums, un parfum de cavalier, un parfum de majesté, un parfum de densités, où le safran, tour à tour miellé, irisé, cuiré, oudé, vanillé, constitue le tuteur autour duquel viennent s’enrouler toutes les notes à la manière d’une treille ou d’un agal. Il fallait être parfumé ainsi pour convaincre Auda, chef des Howeithat à se joindre aux Harith. Il fallait ce parfum pour conquérir Aqaba et prendre Damas. Seuls les Bédouins et les Dieux peuvent vivre dans le désert. El Lawrence,vêtu de ce parfum, est un peu des deux.
Inspiré par Lawrence d’Arabie de David Lean
L’homme idéal extrême
Guerlain
Nez : Pierre Guillaume
Une femme. Deux hommes. Rosalie. César et David. Rosalie a du mal à choisir : entre la fougue maladroite de César et la discrétion élégante de David, son cœur balance. Ces deux hommes sont si différents qu’il devient possible pour une femme de les aimer, sincèrement, honnêtement, tous les deux en même temps. La compétition du début, celle qui conduit les deux hommes à se doubler sur la route, laisse place à la complicité. Chacun, parce qu’amoureux de Rosalie, comprend que l’autre puisse l’aimer. La jalousie devient amitié, amitié virile, amitié presque amoureuse. Trio. Trouple. Quand Rosalie s’absorbe en sa mélancolie, dans cette belle maison bretonne aux volets bleu, c’est César qui va chercher David. Car il sait qu’il ne peut pas lutter contre l’imagination. Le rêve est toujours plus fort que la réalité pour le sujet amoureux. Si David est là, Rosalie ne pourra pas rêver d’une autre vie. Les deux hommes portent le même parfum mais si les notes en sont les mêmes, le pH de leur peau, le pH de leur personnalité, font ressortir les notes cuirées pour César, les notes hespéridées pour David, tabac boisé pour César, fruits épicés pour David. Et, chez les deux, une belle amande, renforcée par l’héliotrope à l’odeur amandée. César sera toujours César, David sera toujours David. Mais César aime Rosalie en la voulant, la tient en la prenant, l’amène en l’emportant. David aura l’élégance de s’effacer devant César qui souffre et aime plus fort. Quelle émotion que de le voir regarder César regardant Rosalie dans la dernière image.
Inspiré par César et Rosalie de Claude Sautet
Mixed Emotions
Byredo
Nez : Jérôme Epinette
Cannes approche de l’été et Naïma de ses 16 ans. Sofia, sa mystérieuse cousine, apparaît comme par enchantement le jour de son anniversaire. Elle a un cadeau pour elle : un sac luxueux et, à l’intérieur, un parfum qui l’est aussi. Son nom résume à lui seul l’été que Naïma s’apprête à vivre – si ce n’est la vie elle-même : Mixed Emotions. Naïma veut ressembler à Sofia dont le mode de vie l’attire : les voilà sur la croisette, sac, marinière et parfum. Bientôt, Naïma se fera tatouer dans le creux du dos la même injonction que celle qui orne le dos hâlé de la cousine magnétique : Carpe diem. Le halo parfumé qui émane de leurs points de pulsation, chauffés par le soleil azuréen, séduit les garçons et les filles qui passent dans leur orbe. Quand Naïma vaporise le parfum au creux de son cou ou – lorsqu’elle crée une brume sous laquelle elle passe, une puissante note de cassis – apporte fraîcheur et acidité. Mais elle perçoit immédiatement une oscillation entre cet afflux fruité, soutenue par le maté et le thé, invisibilisant presque les délicates feuilles de violette, et des notes plus âpres, plus âcres, de bouleau et de papyrus. Une sensation tactile, presque râpeuse, émane de ce parfum si innocent en apparence. Et quand la proue fuselée du yacht entre dans le champ, avec à bord Andrès et Philippe, le désir peut s’emparer du quatuor comme un parfum musqué, et enivrant. L’aventure commence.
Inspiré par Une fille facile de Rebecca Zlotowski
Mixed Emotions
Byredo
Les jeux sont faits
Jovoy
Nez : Amélie Bourgeois
Il doit voir ceux qui ne veulent pas être vus. Il circule dans un Paris nocturne, brumeux, liquide, dans un costume parfaitement cintré, posé sur un col roulé parfaitement roulé. À mi-chemin entre le flic et le voyou, il passe de bar en club et de club en bar. Il croise des patrons qui ont tous quelque chose à dire et quelque chose à cacher. Il écoute et démêle le vrai du faux. Qui dépasse les limites ? Qui a trop d’appétit ? La nuit est un écosystème fragile sur lequel il doit veiller, fermer les yeux sur les délits pour les ouvrir grand sur les crimes. Qui est en train de lui faire un travail ? En sortant de chez lui, en allumant sa première cigarette, il sent le danger. Il a une nuit pour empêcher que le piège ne se referme sur lui, un piège tendu par un ami, lui-même pris dans un piège. Héritier des héros en noir et blanc des années 1960, Roschdy Zem prête sa silhouette longiligne, son torse solide, sa nuque raide, son regard perçant et sa virilité mélancolique au commandant Weiss. Il en impose à toutes et tous. Il est puissant comme ce parfum dont il se revêt avant de sortir. C’est un parfum qui a les épaules larges, de celles qui rassurent hommes et femmes. C’est un cuiré aromatique, légèrement gourmand, légèrement animal. C’est une liqueur dont les matières ont été taillées à la serpe et assemblées dans un geste rapide : la fraîcheur de l’angélique et du petit-grain est immédiatement contrebalancée par des arômes de rhum et de gin, par des feuilles de tabac cuminées et du patchouli cacaoté. Oh que c’est bon ! Que c’est bon ! Les jeux sont faits ! On est séduit, attiré, attrapé. Pour Simon Weiss, les jeux aussi étaient faits, mais il a réussi à piper le dernier dé.
Inspiré par Une nuit de Philippe Lefebvre
les jeux sont faits
Jovoy
Animal Mondain
Pierre Guillaume Paris
Nez : Pierre Guillaume
Les riverains de West Egg sont aussi riches que ceux de East Egg mais leur fortune est plus récente, plus tapageuse, et, de ce fait, un peu vulgaire, un peu douteuse. Pourtant, de ce côté-ci de l’île, vit un mystérieux individu dont les fêtes grandioses vident New-York de ses plus beaux noceurs. Y vit aussi celui qui va nous raconter sa tragique histoire : Nick Carraway. Si Jay Gatsby organise ces fêtes somptueuses c’est pour attirer la femme qu’il aime et qu’il ne peut oublier : Daisy, désormais Daisy Buchanan, puisqu’elle est hélas mariée avec un homme riche et rustre. Un rayon vert relie la demeure de Daisy à celle de Gatsby et peut-être ce dernier a-t-il fait construire sa demeure face à celle de sa bien-aimée pour l’attirer comme la lampe attire le papillon. Il y a tant de rumeurs qui circulent sur Gatsby : il aurait tué un homme, il fréquenterait la pègre, ce serait un bootlegger. Intermédiaire entre Gatsby et sa cousine Daisy, artisan de leurs retrouvailles, Nick entre dans le secret des lieux. Gatsby lui fait visiter sa demeure et, en s’approchant de l’homme, Nick découvre un sillage en parfaite métonymie avec le décor. Le parfum de Gatsby sent l’acajou et le miel. Le miel ou plutôt la cire, cette même cire qui sert d’encaustique pour nourrir le bois et faire briller les marqueteries. Les feuilles de poirier apportent une fraîcheur aussi fugace que ces nuits d’été. Elles se fondent rapidement dans le tabac et le foin, dans l’iris et le castoréum. Parfum de mondanité, mais aussi parfum d’intimité. L’animal se déplace avec souplesse de l’une à l’autre.
Inspiré par The Great Gatsby de Baz Luhrmann
Promise
Frédéric Malle
Nez : Dominique Ropion
Sauvé des eaux, il est élevé par Pharaon et devient le frère de Ramsès. Ils ont la belle vie et nagent dans l’opulence. Mais l’Éternel a prévu un autre destin pour Moïse : le prophète doit délivrer son peuple. C’est ce qu’ordonne Yahvé sous la forme d’un buisson en feu qui ne brûle pas. Moïse doute, mais sa femme, la belle Tsippora, peau brune, cheveux noirs, l’exhorte à écouter Dieu. Moïse quitte cette oasis, sise au milieu du désert, et l’exode commence. Il conduit son peuple sur la Terre promise, dans le pays de Canaan, là où coulent le lait et le miel. Un immense parfum descend des cieux en même temps que la manne : il s’ouvre sur des notes de pomme. L’immense corbeille de fruits semble avoir été distillée et même quintessenciée. Ça sent l’essence. Pas celle de la pomme, mais l’essence proprement dite : celle du pétrole après son raffinement. Ces notes terpéniques sont suffocantes de beauté. Tout est en surdose dans ce parfum qui réjouira le cœur de ceux qui aiment la force. Le poivre rose et le romarin qui accompagnent la pomme laissent place à l’éclosion de deux variétés capiteuses de rose : celle de Turquie et celle de Bulgarie. Le fond, oriental, offre une architecture boisée-ambrée à la senteur. Le patchouli et le ciste sont boostés, comme si ce n’était pas déjà suffisant, par les notes animales du castoréum et celles musquées de l’ambroxan. Ce parfum, qui répond au nom de Promise a le beau visage de Tsippora et celui de cette terre offerte par Dieu.
Inspiré par Le Prince d’Égypte de Brenda Chapman, Steve Hickner & Simon Wells
Pétroleum
Histoires de parfums
Nez : Gérald Ghislain
Elles n’y retourneront plus. Hors de question de se retrouver encore une fois esclaves de ce shlagueux d’Immortan Joe. L’Imperator Furiosa profite d’un ravitaillement pour s’enfuir de la Citadelle. Les épouses saines du harem d’Immortan Joe se cachent dans les entrailles du 38 tonnes tandis que les War Boys, armés de perches explosives, rêvent de mourir en héros pour rejoindre le Valhalla. Immortan Joe lance son armée à la poursuite du convoi et de ses cinq épouses. La course-poursuite peut commencer et elle va durer tout le film. Les femmes seront aidées par Max, le globulard de Nux, qui parvient à se libérer de ses chaînes et de la perfusion qui le relie au War Boy en fin de demi-vie. Dans la cabine du camion, son volant à tête de mort sous les mains, Furiosa appuie de toutes ses forces sur l’accélérateur. George Miller invente le road-survival. HISTOIRES de PARFUMS invente Pétroleum, un parfum saisissant d’originalité tout en étant parfaitement portable. Le nom pourrait faire peur sauf à ceux qui aiment l’odeur entêtante des stations-services. La fragrance est complexe : le oud, pourtant présent à toutes les étapes du parfum, reste plutôt discret. Certainement induit par la rencontre entre les aldéhydes et la bergamote, quelque chose de minéral, de iodé, d’ozonique, se répand immédiatement. Quelque chose de savonneux aussi. Et de terreux. Comme si le parfum tentait de rejoindre un territoire plus chypré avec le fond de rose-patchouli. Cette odeur va bien à Furiosa qui deviendra le nouveau leader de la Citadelle. Le temps de la matriarchie est venu. Hey, Max, witness-her !
Inspiré par Mad Max Fury Road de George Miller
Pétroleum
Histoires de parfums
Cologne française
Celine
Dans son appartement parisien comme à la Colinière, le marquis promène son élégance sans malveillance, sa confiance sans orgueil, sa supériorité sans mépris. C’est un Français tel qu’on le rêve, capable d’inviter dans son château de Sologne l’homme amoureux de sa femme et la maîtresse qu’il vient de quitter. Le parfum qu’il porte lui est aussi naturel que son beau costume cintré et ses mots d’esprit. Il l’accompagne à la chasse comme dans les bals costumés dont il est le maître de cérémonie. Cette Cologne qu’il porte après les ablutions matinales semble sortie de la boutique d’un apothicaire qui aurait travaillé et mélangé jeunes pousses et racines diverses. Dans ce philtre, la verdeur de la feuille de figuier, presque camphrée, prend en tête le pas sur le néroli que l’on retrouvera plus tard, quand la Cologne aura vécu quelques heures et que la peau l’aura chauffée. L’équilibre est maintenu par la mousse de chêne qui chypre la fragrance et lui donne un prestige aristocratique. Le beurre d’iris enveloppe l’ensemble et donne une rondeur délicieuse à la Cologne. « Ce La Chesnaye ne manque pas de classe et croyez-moi ça devient rare… » L’esprit français n’est pas mort. Il vit encore chez quelques hommes et dans ce flacon épuré. Joie.
Inspiré par La Règle du jeu de Jean Renoir
Accord particulier
Givenchy
Nez : Nathalie Lorson
C’est, chaque matin, le même rituel. Vincent doit se faire passer pour Jérôme et frotte la moindre partie de son corps pour en faire tomber les peaux mortes. Les squames, filmées en gros plans, sont comme de gros flocons de neige. Dans ce monde ultra-sécurisé, le moindre cil peut vous confondre. Vincent est un pirate génétique. Pour atteindre son rêve, lui l’enfant du destin, lui dont le cœur est défaillant, est obligé de tricher. Être un autre, passer du statut d’invalide à valide, est nécessaire pour rejoindre Titan, la treizième lune de Saturne. Jérôme, handicapé depuis un malheureux accident de voiture, lui donne chaque matin les fluides nécessaires à son imposture : urine et sang. Les deux hommes partagent ainsi un profil génétique quasiment parfait, noté 9,3. Ils partagent aussi ce parfum qui semble sortir, comme le monde du film, d’un futur proche. Dandy qui aime les beaux restaurants et les bons vins, Vincent ne sort jamais sans cet accord particulier pulvérisé sur ses points de pulsation et ses beaux costumes. Au début, l’odeur est si abstraite qu’on se croit atteint d’anosmie et puis quelque chose se déploie avec une finesse impressionnante. L’ambroxan musque la fragrance et laisse passer de douces vagues chargées de rose damascena, de patchouli et de vétiver. Une impression de chic et de propreté fusionne avec la peau. C’est rien de moins que l’odeur de la perfection. La belle Irène ne peut que succomber à ce parfum qui épouse la peau comme une chemise blanche parfaitement ajustée.
Inspiré par Bienvenue à Gattaca d’Andrew Niccol
Orphéon
Diptyque
Rouge
Comme des garçons
Poids plume —
poids lourd
Marc Berthier
Avec une carrière d’architecte et de designer couvrant un demi-siècle, Marc Berthier a fait de la légèreté le leitmotiv de sa vie et de son œuvre : à la recherche de l’apesanteur certes, mais sans sacrifier l’esprit. Son héritage multiculturel familial a inspiré et guidé son travail jusqu’à la recherche de la maison idéale. Intitulée la maison Belvédère, ce projet de vie inspiré de son histoire familiale concrétise quarante ans d’une carrière centrée sur l’autonomie et la flexibilité. À l’image de l’Homme Modulor, élevé à l’éducation physique et à l’excellence, Marc Berthier intègre le concept « Mens sana in corpore sano » dans ses œuvres. Si son objectif est de produire de l’imagination, le résultat doit être évident, cohérent et séduisant. Rencontre avec un homme loquace et aux mille créations.
Syra Schenk
Vous êtes architecte de formation, comment en êtes-vous arrivé au design ?
Marc Berthier
Chez les architectes, je passais déjà pour un designer. Pour les designers, je n’étais surtout pas designer, puisque j’étais architecte… J’ai également été professeur d’éducation physique à mes débuts (j’ai fait l’École Nationale d’Éducation Physique). Ceci a prêté à confusion ! Je viens d’une famille très nombreuse, nous sommes onze enfants. Le grand-père de ma mère, ingénieur entrepreneur, a inventé et déposé un brevet pour un parpaing. Mon arrière-grand-père maternel, Jules Briola, orphelin, devint jeune « tambour » durant la guerre de 1870-71. Il avait racheté une source jaillissante sur les hauteurs de Saint-Clément-lès-Mâcon qui alimentaiten contrebas un étang avec une bambouseraie et un moulin à roue à aubes. Mais ce n’est pas tout. Jules Briola, avant Frank lloyd Wright, a construit au-dessus de la cascade un pavillon d’été pour ses quatre filles, alimentant ainsi un réservoir et le moulin. Marthe, Louise, Félicie et ma grand-mère Irma s’y reposaient en prenant un sorbet à la fraîche. La maison, qui s’appelait Le Moulin Piccoli, devient pour ma génération la grande Maison de Famille. Tout fonctionnait en autonomie, il a fait la première maison complètement écolo. Pendant la guerre, nous avons eu la chance de nous y réfugier.
Mon autre arrière-grand-père paternel Mazuire, dont on a longtemps pensé qu’il était forgeron – nous étions fiers d’avoir un artisan dans la famille – était en réalité maître des forges ! En fait nous avons appris lors des noces d’or de mes grands-parents maternels que notre arrière-grand-père était maître de forge dans le Creusot et fabriquait des outils et des machines agricoles.
Syra Schenk
Pas tout à fait le même métier !
Marc Berthier
Non absolument pas, il dirigeait plus de deux mille ouvriers… Ensuite il a produit des pièces de voiture pour Schneider, voiture avec laquelle sous le numéro 14 mon grand-père Maurice Toussaint gagna le Tour de France Automobile en 1924. Maurice, après avoir fait une carrière de pilote et pilote d’essai pour Schneider a gagné d’autre courses, jusqu’au Grand Prix des 6h en 1941. Il se passionnait pour les véhicules de sport et de tourisme à tel point qu’il fit recouvrir de cuir la carrosserie de sa voiture pour que la projection des graviers n’abime la peinture. Il dessinait aussi ses accessoires, y compris ses lunettes en aluminium fondu et bordé de cuir pour conduire son Cabriolet par temps de pluie. Il a ensuite participé à des concours d’élégance avec ma grand-mère, pour lesquels il avait fait peindre sa voiture avec un motif de pied de poule. C’était un type élégant, je lui ressemblais un peu, et j’imagine qu’il m’a inspiré. Je suis rentré aux Beaux-Arts en architecture à Paris, puis aux Arts Déco pour rejoindre Marie-Laure Hermann qui y était élève. Marie-Laure a créé le plus grand bureau de style de l’époque aux Galeries Lafayette. Nous nous sommes mariés en 1959 et notre fille Élise est née 9 ans plus tard.
Marie Laure m’a fait venir aux Galeries Lafayette pour créer un studio dédié au design, où j’étais en charge des aménagements et de la décoration mais où je dessinais aussi des produits, comme du mobilier ou de l’art dela table. Ce que je veux dire, c’est que mes relations avec la mode et le style m’ont apporté une sensibilité différente, bien au-delà de ma formation d’architecte. À partir de ce moment-là, je me suis placé réellement comme designer. De 1986 à 2000 j’ai dirigé une Unité Pédagogique à l’École Nationale Supérieure de Création Industrielle. Mon enseignement du design à l’ENSCI a eu pour objectif de produire de l’imagination et d’en maîtriser la réalisation. En revanche, jusqu’à ce que nous fondions Elium Studio, en 2000 avec ma fille Élise, également designer, Frédéric Lintz et Pierre Garner, j’ai plus fait d’architecture que d’objets.
Marc Berthier, Ozoo 600, chaises & table, 1967. Photo: Studio Marc Berthier.
Marc Berthier, Ozoo 700, banc, 1970. Photo: Studio Marc Berthier.
Syra Schenk
La série Ozoo a été faite en plastique. Que feriez-vous aujourd’hui ? Quel est le matériel que vous choisiriez aujourd’hui, qui serait tout aussi facile d’emploi, aussi économique, et aussi malléable, mais plus écologique ?
Marc Berthier
Par rapport à sa conception et fabrication, le plastique reste une évidence. Pour changer de matériel,il faut changer d’objet. Par exemple, vous êtes actuellement assise sur le prototype de la chaise Aviva, sortie à 10 000 exemplaires par an pendant plusieurs années chez l’éditeur italien Magis. Elle est constituée de deux sections de bois de 50 × 50cm. Nous avons fait plusieurs essais afin de trouver l’épaisseur minimale qui résiste encore au poids et au mouvement, dans le but d’utiliser le moins de bois possible et donc d’être économe. Le principe de la chaise est cinématique, elle se replie à plat et les accoudoirs et les pieds se déploient d’eux-mêmes lorsque l’on l’ouvre.
Syra Schenk
Pourquoi l’idée du produit économique ?
Marc Berthier
Je pense que j’y réponds quand je décris mon concept de légèreté, qui est selon moi un alliage de liberté, de mobilité, de modernité, d’économie, d’écologie et de technologie. L’économie, c’est l’économie de moyens, d’énergie, de matière. Quand vous faites quelque chose de léger, comme cette table de la série Aviva, tout est calculé pour que l’on puisse monter dessus si on le souhaite. Elle est livrée à plat et se déplie.
Syra Schenk
Pouvez-vous nous expliquer le principe derrière les Mecanotubes, que vous avez créé au milieu des années 70 ?
Marc Berthier
Il s’agit d’un mobilier scolaire modulaire en tube qui permet à l’enseignant et à ses élèves de créer leur espace selon leurs besoins et leurs imaginations. Quand nous sommes allés filmer en maternelle les comportements des enfants avec le petit bureau d’enfant OZOO crée en 1967, c’était amusant d’observer les petits attraper leur bureau sur les côtés. On voyait les petits pieds dépasser en dessous des tables, ils marchaient avec ! Mon idée derrière les Mecanotubes se place dans l’investissement affectif et culturel que vont mettre les élèves dans la réalisation matérielle de leur environnement qu’ils n’auront plus la tentation de détruire.
Syra Schenk
Avec Thyko, vous avez réinventé l’objet radio, qui était devenu désuet. Si vous deviez réinventer un objet aujourd’hui, que serait-ce ?
Marc Berthier
La Thyko radio est l’archétype de la radio transistor que j’ai connue lors de la guerre d’Algérie, où j’étais déployé et sur laquelle j’écoutais les nouvelles. Avec internet, l’objet radio était devenu un objet superflu – sauf dans la salle de bain, où tout le monde apprécie d’écouter les nouvelles le matin. J’ai eu l’idée de l’envelopper d’élastomère. Aujourd’hui je travaille sur un skiff – un petit bateau rameur pour une seule personne. Je faisais beaucoup de natation jeune, j’ai été sélectionné en équipe de France, j’ai été maitre-nageur, nageur de combat dans l’armée, mais je n’ai pas fait de commando ! Dans le milieu des architectes je passe pour un grand sportif, mais ça n’est pas le cas au sein de ma famille. Ma mère a habité à l’âge de 90 ans dans un village lacustre sur pilotis à Bora Bora pendant dix jours toute seule. Cet endroit n’était accessible qu’à la nage ou en bateau ! C’était une grande nageuse. Elle a aussi fait partie du premier ballet nautique. Un jour, elle nous a inscrit, mon frère et moi, au club d’Aviron de la Basse-Seine. Nous y sommes allés avec mon père – les skiffs étaient accrochés sur les tablettes et la Seine passait juste derrière. Tout d’un coup, nous avons vu passer quelques gros rats. Mon père a décidé qu’il était hors de question que nous nous entrainions dans cette eau noire infestée de rats. Je n’ai donc jamais fait de skiff et l’objet est resté un fantasme !
Syra Schenk
Y a-t-il un objet dont vous auriez aimé être l’auteur ?
Marc Berthier
C’est la plus difficile des questions car je vais paraitre prétentieux. J’ai fait plus de cent produits par an pendant cinquante ans, que n’ai-je pas déjà dessiné ? Mais il est vrai que j’admire la Vassily Chair de Marcel Breuer.
Syra Schenk
Les casiers Ruches sont votre système modulaire. Est-ce que chaque designer cherche à créer son rangement idéal ?
Marc Berthier
Le Corbusier avait effectivement également dessiné un système de rangement en cases. La Ruche était un système de boîte dans la boîte dessinée pour le plus grand nombre par l’éditeur DF2000. Nous avons touché énormément de gens avec ce système grâce à la grande distribution par plusieurs réseaux dont Prisunic. Je n’ai jamais dessiné de meubles meublants, j’ai dessiné des sièges, des lits, des bibliothèques, du rangement, du fonctionnel. Car l’homme passe sa vie à travailler, manger, et dormir. J’ai donc créé des produits à cet escient.
Syra Schenk
Ceci m’amène à une autre question. Vous avez dit qu’il n’y a pas de création si le design est subordonné au marketing. Qu’entendez-vous par là ? N’y a-t-il pas un stimulus créatif additionnel lorsque l’on travaille avec des données posées ?
Marc Berthier
On peut être créatif dans les limites d’un cadre, mais ce n’est pas de l’innovation à ce moment-là. Vous avez raison : dire qu’il n’y a pas de création, c’est un peu fort. Ce n’est jamais de l’innovation.
Marc Berthier, Ozoo 700, banc, 1970. Photo: Studio Marc Berthier.
Pour les gens, innover c’est créer quelque chose de nouveau. Pour moi, c’est faire quelque chose qui est surprenant parce qu’on ne l’a jamais vu, mais qui s’impose comme une évidence.
C’est la discussion que j’ai eu récemment lors d’une table ronde intitulée « Imaginer les icônes de demain », à l’occasion du salon Maison & Objet en janvier 2021. On ne créé pas des icônes, l’œuvre devient par elle-même une icône si elle le mérite.
Syra Schenk
Vous pensez également que la légèreté permet d’éloigner l’obsolescence.
Marc Berthier
Bien sûr ! L’obsolescence est ce qui se démode. La légèreté n’est pas la recherche d’apesanteur, c’est la recherche de l’esprit. Prenons l’exemple des fonctions aujourd’hui en électroménager : il y en a tellement que l’on n’utilise jamais. Plus les techniques avancent, plus on augmente l’obsolescence. Et puis, il y a bien sûr l’obsolescence préméditée pour que les objets ne durent pas. Là c’est un sujet éthique. On peut également évoquer les choses primaires : j’ai dessiné des objets de petite électronique où l’on m’a reproché la légèreté de l’objet. On me disait que cela faisait « cheap » et donc certaines pièces ont ensuite été lestées. Le même objet alourdi est vendu deux fois plus cher.
Syra Schenk
Avez-vous eu du succès car vous aviez un parti-pris ?
Marc Berthier
Si j’ai eu une certaine réussite, c’est parce que je travaille dans la confrontation, avec des arguments. On m’a d’ailleurs dit tu ne feras jamais fortune. Bon, je n’ai pas fait fortune, mais j’ai fait et ferai des choses intéressantes !
Une beauté radioactive
Antoine Bucher
Des produits « miracles » aux « principes actifs », les discours autour de la beauté ont l’habitude de mobiliser des imaginaires empruntant à la magie et aux sciences. Si les hommes et les femmes de 2021 sont familiers de cette rhétorique, les publicités des cosmétiques des années 1920 et 1930 peuvent tout de même encore surprendre les lecteurs d’aujourd’hui. En 2016, trois projets publicitaires de l’illustrateur emblématique des années folles Bernard Boutet de Monvel sont dispersés lors des ventes aux enchères de sa collection personnelle. Ces esquisses destinées à promouvoir les poudres Thoria ne promettent rien moins que « l’éternelle beauté par l’éternelle jeunesse ». La source de jouvence mentionnée sur ces compositions est tout simplement la radioactivité.
Les travaux des époux Curie ont en effet permis dans les premières décennies du XXe siècle de mettre en lumière le rayonnement de certains éléments dont l’uranium mais aussi le radium et le thorium. La curiethérapie qui utilise le radium pour la destruction de certaines tumeurs donne à ce métal une aura curative importante dont se saisit naturellement le monde de la beauté. De nombreux acteurs du monde des cosmétiques décident alors d’incorporer du radium dans leurs compositions et vantent ses vertus depuis l’emballage jusqu’aux panneaux publicitaires. La lecture des magazines des années 1930 est ainsi l’occasion de croiser de nombreuses publicités pour ces produits « enrichis ». Les visuels d’une marque retiennent notamment l’attention, ceux de la marque Tho-Radia. Si le nom même de la société repose déjà sur le thorium et le radium, le fondateur a la brillante idée de s’associer avec un médecin homonyme des Curie, le docteur Alfred Curie. Les formules des crèmes, des poudres, des rouges à lèvres sont ainsi labellisées du patronyme des récipiendaires du Prix Nobel. Sur les présentoirs des pharmacies, les affiches ou encore les nombreux encarts qui paraissent dans la presse, le visuel accompagnant le discours de la marque embrasse lui aussi l’idée de la radiation. Créée par Tony Burnand, l’image emblématique de Tho-Radia représente une jeune femme éclairée par un faisceau lumineux provenant du bas de l’image, comme si les produits Tho-Radia émettaient un rayonnement. Le visuel est tellement lié à la marque que les photographes de Vogue l’intègrent dans une composition concernant ses produits pour un portfolio consacré à la beauté en juillet 1936.
En baptisant le métal Thorium en hommage au dieu du tonnerre Thor, le chimiste Berzelius avait déjà ouvert la voie à la dramatisation ! La réglementation française à partir de 1937 limite l’utilisation du radium et du thorium et renforce la signalétique indiquant la toxicité de ces métaux. Privée de radioactivité, l’industrie de la beauté trouvera d’autres moyens de rendre les femmes radieuses.
Tony Burnand, Illustration publicitaire pour la crème Tho-Radia, publiée dans le journal L’ILLUSTRATION, 16 décembre 1933. Bibliothèque Revue
Bernard Boutet de Monvel, Projet d’illustration publicitaire pour la poudre Thoria, produit de beauté radioactif, circa 1920. Librairie Diktats
Le bon mot
Julia Peker Panayotis Pascot
Quand l’absurdité du quotidien frappe, l’humour reste le meilleur allié pour prendre de la distance. Bienveillant ou caustique, analytique ou grossier, ses innombrables nuances en font un outil rhétorique aussi complexe que fascinant. Révélé à la télévision, l’humoriste Panayotis Pascot s’épanouit désormais sur scène. Entre nonchalance et confidence, son spectacle Presque aborde la question de l’amour en virevoltant d’une anecdote à l’autre, tout en jouant de ruptures entre grave et léger. Dans l’ouvrage Cet Obscur objet du dégoût (Éditions le Bord de l’eau), la philosophe Julia Peker souligne la dimension variable du goût, et par effet de miroir du dégoût. Elle pointe notamment les ressorts comiques de l’obscène. Pour Revue, nos deux invités s’interrogent sur les mécanismes du rire.
Panayotis Pascot
J’ai grandi dans une famille où nous regardions beaucoup la télévision durant le week-end, plus particulièrement les programmes consacrés aux humoristes. C’est là que j’ai découvert Raymond Devos et Pierre Desproges. C’est ce que j’appelle « les humoristes en costume ». C’était une génération qui entretenait un lien assez fort avec la littérature, le mot avait un rôle très important, presque précieux. C’est mon premier rapport avec l’humour.
Julia Peker
Moi, je pense que ma rencontre avec l’humour est plutôt passée par le cinéma lorsque j’étais enfant. Le cinéma burlesque m’a beaucoup fait rire. C’est plus tard que je suis venue à l’humour pur, déconnecté de l’œuvre d’art, dans sa pure jouissance. Et là, je peux également citer Desproges que j’ai aimé pour son jeu avec la langue, cette manière d’être tout le temps sur une ligne de crête. Et je retrouve cette même saveur dans l’humour de Blanche Gardin, où chaque mot est choisi, chaque virgule pesée, mais où tout peut se retourner à tout moment. Un peu comme si l’on marchait au bord d’un précipice.
Panayotis Pascot
Avec ces personnes, on sait qu’en tant que spectateur, on peut les suivre car ils retomberont toujours sur leurs pieds ! On peut marcher le long de la falaise, on est en confiance ! On sent le vide avec eux, à tout moment tout peut basculer et c’est ça qui est agréable.
Julia Peker
Cette sensation du vide, c’est quelque chose qui m’a toujours étonnée dans le dispositif du one man show. L’humoriste seul sur scène. Il est seul avec sa blague, qui est lâchée, hors de tout contexte. Et il y a la possibilité du vide. Du bide même !
Panayotis Pascot
Ça m’est arrivé ! On est tous passés par là ! Je rebondis sur ce que tu dis par rapport au vide. Ce qui m’a attiré dans l’humour, c’est cet aspect.
Illustration de Monika Laimgruber, extraite du livre Les Habits Neufs De L’empereur, édité en 1979 par Flammarion.
Avant, je travaillais à la télévision, mais j’ai décidé de me consacrer à la scène. Ça veut dire concrètement qu’il faut passer par des Comedy Club, pour se roder, tous les soirs, parfois plusieurs fois par soirée. C’est très dur car tu peux jouer face à des types qui sont saouls à 23 heures, ou alors face à un public de cinq ou six personnes. L’importance du vide est vraiment très contrastée par rapport à la télévision, où l’on est dans un petit confort.
Julia Peker
Sur scène, il n’y a pas de décor, rien à quoi se raccrocher.
Panayotis Pascot
Il n’y a rien ! On est vecteur de notre fond et pour autant il n’y a pas de forme ! C’est ça qui est très bizarre. C’est ça qui est assez flippant pour autant. Je précise qu’il y a une différence entre un one man show et ce que Blanche ou moi faisons, qui est du stand up. Le stand up casse le quatrième mur, là où le one man show l’utilise, comme au théâtre. Le public est derrière un mur et regarde, un peu comme un voyeur. Alors que le stand up s’adresse directement à la salle, ce qui est encore plus effrayant.
Julia Peker
Cette question de l’adresse n’est pas toujours facile à comprendre pour le spectateur qui n’est pas initié d’ailleurs.
Panayotis Pascot
C’est vrai ! Mon frère a ouvert avec l’humoriste Fary un Comedy Club, à Paris, rue Berger. L’espace a été dessiné par l’artiste JR. Comme lui et Fary sont des personnes très médiatiques, le public qui se rend là-bas ne sait pas toujours ce qu’il va y voir, ni les codes de ce genre de lieu. Parfois ça fonctionne, d’autres fois non. C’est intéressant de voir que pour ceux qui découvrent, il y a souvent une bascule qui opère au milieu de la soirée. Ils comprennent qu’on s’adresse directement à eux sans qu’il y ait de dialogue.
Julia Peker
C’est à dire ?
Panayotis Pascot
On parle directement aux gens dans le public, mais ça reste un dialogue. « Je parle sur scène et vous me répondez par vos rires, et je m’en nourris. » À l’inverse, s’il n’y a pas de rire, je vais m’aligner sur cette énergie. Une fois qu’on comprend ça, c’est quasi sexuel. Quand on sent qu’on a la confiance des spectateurs, on peut aller n’importe où.
Julia Peker
Comment travailles-tu le rythme de tes spectacles ?
Panayotis Pascot
C’est assez compliqué. Il y a quelques temps, j’ai fait une représentation dans une grande salle et je savais que dans le public se trouvaient des personnes qui me sont chères. J’étais très stressé. Tout s’est bien passé, hormis le rythme. Ce spectacle dure normalement une heure et quinze minutes. Ce soir-là, je l’ai fait en une heure et cinq minutes. J’ai tout ratatiné,il n’y avait plus de respiration. Les gens ne pouvaient pas me rejoindre.
Si on en revient à cette analogie un peu étrange du rapport sexuel, c’est un peu comme lorsque ton partenaire est trop rapide. Même si tout est super bien fait, ça ne peut pas fonctionner. Ça fait quatre ans que je fais ce métier et je commence à peine à comprendre ce genre de choses. C’est seul et sur scène que l’on se forme.
Julia Peker
La scène humoristique a un statut très particulier. C’est à la fois un lieu de sociabilité, où un humoriste s’adresse à un public, dans un univers culturel avec des références, et c’est en même temps le lieu de transgression. C’est le lieu de l’expression de l’agressivité comme nulle part ailleurs. Je ne pense pas qu’il y ait beaucoup d’autres occasions de transgresser à ce point la bien-pensance et de faire valoir la dimension d’agressivité, cette donnée constitutive presque anthropologique qui a été mise en évidence par la psychanalyse, et qui est le rapport de l’homme à l’homme.
Panayotis Pascot
Je pense que l’humour a pour vocation de relancer les dés sur des sujets qui ont déjà été traités, quels que soit ces sujets, qu’ils soient transgressifs ou non. Les regarder sous un autre angle.
Julia Peker
Ce que tu dis me fait penser à ce conte d’Hans Christian Andersen, Les Habits Neufs de l’Empereur. Un empereur souhaite se faire tisser la plus belle parure du monde. Un beau jour, deux escrocs arrivent dans la ville de l’empereur et prétendent savoir tisser une étoffe que seuls les sots ne peuvent pas voir. Ils proposent au souverain de lui confectionner un habit. L’empereur accepte et les brigands se mettent au travail. Quelques jours plus tard, il vient pour constater l’avancée du travail mais ne voit rien, car il n’y a évidemment rien ! Il décide de n’en parler à personne, car personne ne voudrait d’un empereur idiot. Il envoie des ministres qui eux aussi ne voient rien, mais n’osent pas le dire. Tout le monde parle de cette étoffe merveilleuse. Le jour où les deux escrocs décident que l’habit est terminé, ils aident l’empereur à s’habiller pour une parade auprès de la foule… Personne n’ose rien dire, tout le monde s’exclame devant ces vêtements invisibles, sauf un petit garçon qui lâche la vérité : « Le Roi est nu ! » Et ça rejoint ce que tu disais par rapport à l’intimité ! On est dans quelque chose de très fort qui est de l’ordre de la mise à nu.
Panayotis Pascot
Si j’y crois, vous y croirez.
Julia Peker
Il se joue un décalage des points de vue. Il y a quelque chose aussi sur le semblant qui est très fort dans le stand up, c’est qu’on a l’impression que tout est improvisé alors que l’on sait tous très bien que c’est un texte méticuleusement écrit. C’est comme une sorte de pacte.
Illustration de Monika Laimgruber, extraite du livre Les Habits Neufs De L’empereur, édité en 1979 par Flammarion.
Revue
Qu’est-ce qui vous fait rire ?
Panayotis Pascot
En ce moment, les annonces gouvernementales me font rire à chaque fois.
Julia Peker
C’est vrai que de faire une attestation sur l’honneur pour pouvoir sortir acheter sa baguette de pain…
Panayotis Pascot
Ou avoir la possibilité d’aller au ski mais ne pas avoir le droit d’utiliser les remontées mécaniques… Je sais aussi que c’est horrible, mais Donald Trump m’a aussi beaucoup fait rire. Ce qui me fait penser à ce qu’on appelle « la maladie de l’humoriste ». Il y a un excellent documentaire qui s’intitule Laughing Matters – visible en ligne – qui montre que les humoristes sont parmi les catégories socio-professionnelles les plus sujettes à la dépression et au suicide. Un humoriste a une sorte de recul ; puisqu’il doit trouver des blagues, il est toujours en train d’analyser ce qui se passe.
Julia Peker
C’est là où il y a aussi cette frontière qui est très ténue entre l’obscène et ce qui peut être sur scène. On en revient à ce voile du semblant : tout l’enjeu est de donner à voir une mise à nu des semblants, et de rétablir quand même un voile. C’est là où c’est une forme d’art : il s’agit de trouver ce point où l’on peut basculer d’un côté ou de l’autre – soit l’obscénité, soit le conventionnel.
On en revient à ce voile du semblant: tout l’enjeu est de donner à voir une mise à nu des semblants, et de rétablir quand même un voile. C’est là où c’est une forme d’art : il s’agit de trouver ce point où l’on peut basculer d’un côté ou de l’autre – soit l’obscénité, soit le conventionnel.
Revue
Panayotis, comment se passe l’écriture de vos spectacles ?
Panayotis Pascot
Pour le coup, je n’écris pas ! Je monte sur scène avec une idée et je me lance devant les gens. Bien évidemment ensuite je rode les choses, mais je n’écris jamais avant de monter sur scène. En fait, je fonctionne beaucoup au pistolet sur la tempe : j’arrive à trouver des blagues quand je dois me forcer à en trouver.Je suis devant les gens et si je ne suis pas marrant, ils vont vouloir me tuer avec des fourches donc il faut absolument que je sois marrant. C’est très instinctif au final.
Julia Peker
Est-ce que tu peux me raconter le fil narratif de ton spectacle, Presque, puisqu’avec ces confinements et ces couvre-feux, il est difficile de le voir !
Panayotis Pascot
Ah oui c’est vrai ce spectacle a une drôle de vie ! Presque est lié à ma vie intime car il concerne une question que je me suis posée pendant un moment. J’étais très amoureux d’une fille et je n’arrivais pas à l’embrasser. Même si je voyais qu’elle en avait envie et que tout allait bien, je n’y arrivais pas. J’explique que depuis tout petit, embrasser est une action qui me terrifie et qui m’effraie. J’ouvre le spectacle là-dessus. Ma première phrase est : « Je ne sais pas embrasser les filles et je ne sais pas pourquoi. » J’y réponds en abordant plusieurs points, notamment mon éducation et mon rapport à mon père. Premier volet ? Mais tout ça, ce sont des vraies questions que j’ai eues dans ma vie et que j’ai eu envie de raconter sur scène. J’ai détricoté ! Ça m’a aidé à avancer et à progresser. Maintenant, tout va bien !
Julia Peker
J’évoquais plus tôt le cinéma burlesque. Et toi, quel genre de cinéaste te faire rire ?
Panayotis Pascot
J’aime Wes Anderson, plus particulièrement Fantastic Mr Fox. Je pense aussi aux Monty Python, qui m’ont toujours beaucoup fait rire. Dans un registre moins visuel, j’aime aussi Judd Apatow. Il aborde souvent des choses très intimes ou des questionnements existentiels quasi métaphysiques, mais avec un regard très singulier. Et puis des fois, des films qui ne sont pas censés faire rire ont l’effet inverse sur moi, comme le cinéma de Lars Von Trier. The House that Jack Built, j’ai trouvé ça extrêmement marrant. Et toi, quels films te font rire ?
Julia Peker
Dernièrement j’ai revu Fais moi plaisir d’Emmanuel Mouret. J’ai beaucoup aimé! C’est vraiment un film qui va de situations burlesques en situations burlesques. Ici, un homme découvre par l’intermédiaire d’un ami le pouvoir d’une phrase notée sur un morceau de papier… Grâce à elle, il va séduire malgré lui une femme, ce qui va l’amener à se retrouver dans des situations rocambolesques ! Je te le conseille si tu as envie de légèreté !
EXPLORER REVUE
Microcosmos
Anicka Yi
Difficile de décrire l’œuvre d’Anicka Yi tant la pratique de l’artiste se déploie à travers des médiums variés et peu conventionnels. Au croisement de la science, de la parfumerie et de l’installation, ses propositions bousculent les sens. Mais au-delà de la surprise qu’elles suscitent, elles donnent surtout à revoir nos conceptions de notions importantes comme le vivant, l’éphémère, le genre ou encore le visible et pointent les paradoxes que suscitent certaines définitions. Si son approche conceptuelle et plastique est célébrée par le monde de l’art depuis plusieurs années, la pandémie actuelle offre un éclairage particulier, plus ample et aigu, à ses recherches. Organismes vivants, mutations, frontières, autant de questionnements artistiques qui se reflètent avec persistance dans notre quotidien bouleversé. Elle s’entretient ici avec Hamid Amini autour des différents axes de son travail.
Vous avez mentionné que vous n’êtes pas « accablée par les paramètres historiques de l’art », et en effet votre travail – et votre trajectoire en tant qu’artiste – est, faute d’un terme mieux adapté, unique. Sachant cela, comment vivez-vous le fait que vos créations soient interprétées et historicisées par les critiques contemporains ?
Quand je donne à voir une de mes créations, j’accepte qu’elle vive sa propre vie, qu’elle devienne un organisme à part entière. Je ne contrôle pas vraiment la façon dont elle sera interprétée ou reçue, donc j’accepte cette part d’incertitude et de mutation dans la création artistique. Un de mes rêves est de proposer mon travail en open-source. N’importe qui pourrait le télécharger, l’ajouter à sa propre création artistique et lui donner une nouvelle vie. Je m’intéresse beaucoup à ce type de pollinisation artistique croisée. Bien que je ne contrôle pas le contexte dans lequel mon art est reçu, il y a selon moi une relation symbiotique entre la réception et la production de l’œuvre artistique. Mon travail répond à un contexte donné et vice versa. Il y a donc une sorte de réciprocité évolutive.
Une grande partie de ce qui définit votre pratique – la collaboration, l’amitié, l’hygiène, le théâtre et l’odeur – a été complètement bouleversée par la pandémie de Covid-19. L’odeur en particulier (ou l’absence d’odeur) est une caractéristique majeure du virus. Certains de vos projets actuels répondent-ils à ce sentiment de privation sensorielle et sociale ? Votre projet pour la salle des machines de la Tate, annoncé en mars 2020, a été mis en suspens. Ressemblera-t-il à ce que vous aviez imaginé avant la pandémie ? Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?
Oui, en fait, le projet pour la salle des machines de la Tate s’intéresse directement à l’air en tant que substrat matériel pour la sculpture dans un site vecteur d’un discours politique, social et économique. La pandémie de Covid-19 nous montre comment les molécules présentes dans l’air et les molécules d’odeur transmettent des informations invisibles et microscopiques entre les êtres humains, les autres organismes et l’environnement.
Anicka Yi, -30,000 yr pleistocene park, 2018. Mousse haute densité, résine, peau de serpent et cadre. 129 × 104 × 6,3 cm
Le monde invisible des molécules dans l’air peut exciter notre appétit, déterminer notre choix de partenaire ou nous rendre gravement malades. L’air contient nos tensions et nos angoisses. Nous tenons pour acquise notre capacité olfactive et nous ne comprenons pas comment l’odeur modifie notre perception du monde. L’air qui nous entoure comporte un risque social et un risque biologique. Mais je crois que c’est dans le risque que la création artistique s’épanouit.
Les modifications que nous avons faites dans l’œuvre sont assez subtiles. Nous avons surtout dû adapter notre façon de travailler afin d’être plus flexibles et de nous coordonner à distance. Les idées de départ, pré-pandémiques, peuvent parfaitement s’appliquer, peut-être même davantage aujourd’hui. Mais les thèmes du projet de la Tate sont très pertinents et il est nécessaire de les aborder, avec ou sans pandémie.
J’aimerais en savoir plus sur votre pratique en atelier, êtes-vous confinée dans un espace clos ? Comment naviguez-vous physiquement entre les aspects cliniques et les aspects naturels (l’odeur étant abondante dans la nature) de votre pratique artistique ?
Notre atelier est plus décentralisé maintenant, nous avons une organisation moléculaire plus dispersée. Comme notre équipe de base est très réduite, nous ne pouvons pas prendre le risque que plusieurs membres tombent malades en même temps. Heureusement, j’ai conçu l’atelier de façon à ce qu’il soit très souple et adaptable. Je n’ai jamais été une fan de l’intelligence consanguine ou trop ciblée. Avec les conditions de travail du XXIe siècle, nos compétences sont fragiles et nous devons constamment basculer, passer à des compétences plus vastes et acquérir des connaissances complexes. C’est pourquoi le travail à distance, numérique, la collaboration intime entre continents avec différents fuseaux horaires, est l’une des compétences que nous avons acquises cette année.
Vous avez travaillé comme styliste de mode à Londres. Comment pensez-vous que le temps s’écoule actuellement dans votre création ? Considérez-vous votre ligne de parfum Biography comme une œuvre d’art ? Il est intéressant de savoir comment vous envisagez la fusion des deux…
J’aborde le parfum Biography de la même manière que mes autres projets artistiques. Biography est né de mon questionnement philosophique sur la subjectivité et la féminité. Pendant des années, j’ai été obsédée par Fusako Shigenobu, ce mystérieux personnage historique dont l’identité changeante et le rôle politique défiaient les genres, les frontières nationales et les normes de la moralité. Elle m’a semblé être la métamorphe par excellence, celle qui défiait les frontières le plus radicalement. En développant les idées autour de Biography, j’ai analysé avec de plus en plus de précision la perméabilité des frontières : entre la nature et la culture, entre les espèces, et entre l’individuel et le collectif.
Je n’ai aucun contrôle sur le fait que Biography soit perçu comme de l’art, mais pour moi, il n’y a pas de réelle distinction puisque ce parfum et mes œuvres relèvent du même processus de création. Avec Biography j’espère rendre l’œuvre d’art plus accessible, permettre à des personnes extérieures au milieu des collectionneurs d’en posséder chez elles. Les bouteilles d’eau de parfum sont des sculptures uniques et elles sont proposées en différentes éditions. Nous ne sortirons pas deux fois le même flacon. Chaque nouvelle version sera une sorte de série limitée.
Dans le numéro précédent de Revue, nous avons eu une discussion avec Barnabé Fillion. Pouvez-vous nous expliquer la nature de votre collaboration ? Comment travaillez-vous ensemble ? Pourriez-vous également nous expliquer le concept qui sous-tend votre ouvrage 6 070 430 K of Digital Spit ?
Barnabé et moi avons collaboré à de multiples installations au fil des ans. Nos projets commencent toujours par de longues discussions philosophiques. Nous discutons ensemble de différentes idées comme celles qui précèdent et nous soulevons de nouvelles questions. Quelle est l’odeur de l’apatridie ? Ou quelle est l’odeur du pouvoir des personnes gender fluid ? Nous discutons pendant des heures, puis nous nous efforçons de traduire ces idées sous forme matérielle et moléculaire. Nous échangeons généralement de nouvelles idées, des composés odorants et des prototypes de parfums au cours du processus.
Avec 6 070 430 K of Digital Spit, j’ai voulu proposer un livre « burn after reading » tel que je le conçois. C’était ma première monographie et je n’avais pas envie qu’elle illustre ma pratique artistique comme un processus figé. Cela me semblait trop réducteur. J’ai donc voulu créer une archive éphémère et provisoire. J’ai essayé de saisir l’odeur des sept dernières années de mon travail, qui est libérée lorsqu’on brûle le livre. De cette façon, on peut lire l’œuvre, la sentir et la laisser redevenir immatérielle. Il s’agit de transformer la matière.
PROPOS RECUEILLIS PAR HAMID AMINI
Anicka Yi, Your Face Tomorrow, 2013. Savon glycérine, résine époxy, perles déshydratantes, tube en vinyle, peinture acrylique, tige acrylique, silicate de sodium, crème hydratante Prada, boîte de Petri, cellophane, feuille d’acétate, peinture en aérosol. 116 × 86 × 3,8 cm.
Anicka Yi, Beyond Skin — Volume 3, 2019.Acrylique, parfum et insectes. 12,5 × 5,4 × 2,6 cm
Anicka Yi, Lung Condom, 2015. Savon, peinture, acétate, résine et tube caoutchouc. 45 × 35 × 5 cm
Effet et Optique
Tauba Auerbach
Tauba Auerbach et moi nous connaissons depuis presque 20 ans. Je l’ai rencontrée à l’époque où elle était étudiante à l’université de Stanford, ou peut-être à l’époque où elle travaillait à la galerie Luggage Store à San Francisco. Dans cette conversation, j’ai eu envie de me concentrer sur différents aspects de sa pratique actuelle. Après une formation en peinture et en dessin, le design et l’artisanat ont toujours été essentiels dans ses créations. C’est dans ce contexte qu’est né son intérêt pour la symbologie, les mathématiques, la science et les systèmes de logique en général,et l’expérimentation en atelier. Cette confluence de compétences et de curiosité l’amène à explorer des concepts qui viennent nourrir ses créations empreintes de poésie. En parallèle de son travail en atelier, Tauba Auerbach a fondé Diagonal Press (en 2013), où elle propose des livres, des caractères typographiques inédits, et divers objets. Elle vit et travaille à New York.
Bob Linder
Nous nous sommes rencontrés pour la première fois quand tu vivais dans la région de la baie de San Francisco. Je me souviens avoir vu tes premiers lettrages exposés au Luggage Store, chez Adobe Books, à la Jack Hanley et à Needles and Pens, ainsi que les travaux de ton exposition d’étudiante de premier cycle à l’université de Stanford.
Tauba Auerbach
Je me souviens aussi de toi à cette époque… Je me rappelle avoir vu Total Shutdown à plusieurs reprises, dans trois des quatre endroits que tu as mentionnés, je crois. Je me souviens aussi de ton étonnante vidéo au Luggage Store lorsque j’y travaillais le vendredi.
Bob Linder
Quand on observe tes créations, il est difficile de ne pas y voir un modèle d’abstraction. Je pense en particulier aux œuvres Fold, Grain, et Extended Object sur toile. Je ne pense pas que l’expressionnisme abstrait d’après-guerre soit important pour toi, mais je suis curieux de savoir comment l’abstraction elle-même (au sens phénoménologique ou littéral) se glisse dans l’œuvre, et quel rôle elle joue .
Tauba Auerbach
J’aime l’abstraction parce qu’elle est utile et généreuse. Elle est utile comme l’algèbre – on peut transformer des détails en concepts universels ou en théories. Un nombre est remplacé par x, qui peut représenter n’importe quel nombre, et à partir delà on peut étendre son raisonnement, à partir de tous les nombres possibles à la fois. Je sais qu’il y a là une raison vraiment théorique d’aimer l’abstraction, qui peut sembler un peu froide, mais cela me réchauffe vraiment le cœur de penser que ce processus est applicable dans n’importe quel domaine. Je pense aussi que l’abstraction est féconde, car elle ne nous dit pas ce que nous devons penser, et qu’elle offre de nombreuses possibilités à la fois.
Tauba Auerbach, HA HA 1, 2008. Gouache sur papier. 76,2 × 55,9 cm. © Tauba Auerbach. Avec l’aimable autorisation de Standard (Oslo), Oslo.
Bob Linder
Je crois comprendre que les mathématiques et la science sont une source d’inspiration fondamentale pour toi, mais peux-tu nous parler un peu de la façon dont les événements actuels tels que la pandémie, la naissance du mouvement Black Lives Matter, et la politique en général influencent tes créations artistiques ?
Tauba Auerbach
Je dirais d’abord que la science et les mathématiques sont très présentes dans les questions sociétales dont tu parles. Les données relatives à la pandémie et à l’élection offrent deux exemples de mathématiques extrêmement politisées. Le racisme se manifeste dans la pratique de la médecine, dans les essais de bombes, dans la programmation d’algorithmes prédictifs…
Je ne veux pas mettre la science et les mathématiques de côté quand j’observe ce qui se passe dans le monde sur le plan social.
Mais pour répondre à ta question, je suppose que l’actualité de cette année s’est manifestée dans mon travail sous forme de cartes. Je suis surprise d’avoir une réponse aussi claire à cette question ! Mais il ne s’agit pas d’une trajectoire directe, c’était la convergence de plusieurs directions de mon travail.
Avant la pandémie, je m’intéressais à la projection des sphères, en observant différentes images de sphères représentées à plat. Il existe de nombreuses façons de procéder, toutes cohérentes d’un point de vue mathématique, mais toutes déformées. Il est impossible d’aplatir une sphère sans déformer la direction, l’échelle, la forme ou la distance. Il suffit de choisir. C’est ce qui ressort de la cartographie du globe terrestre.
En parallèle, je voulais mener des recherches sur l’histoire du terrain sur lequel est construit mon atelier – je suis propriétaire du rez-de-chaussée d’un petit bâtiment dans le Lower East Side et j’ai des sentiments partagés quant à la privatisation de l’espaceet à la propriété foncière en général. Je voulais récolter le plus d’informations possibles sur ce lieu et la manière dont il a été utilisé, cultivé et dessiné au fil du temps. Qu’est-ce qui fait sa valeur ? Au début du véritable confinement, j’ai essayé de trouver des activités qui permettraient à mon unique employée à plein temps de travailler à distance, alors j’ai décidé de lui demander d’entamer cette recherche (merci, Allison !). Pendant plusieurs mois nous avons travaillé en « ping-pong » sur un document en le complétant au fur et à mesure de nos découvertes. J’ai bien entendu étudié beaucoup d’anciennes cartes de Manhattan. J’ai appris que le premier propriétaire connu de cette parcelle était un ancien esclave affranchi à qui on avait offert quelques terres pour avoir été un bon « capitaine », en 1647. Une douzaine d’autres personnes réduites en esclavage ont reçu au même moment leur « liberté partielle » et des terres de la part des Hollandais dans une bande de terre qui traversait Manhattan d’est en ouest. Ces fermes et leurs habitants noirs servaient de tampon entre la colonie hollandaise au sud et le peuple Lenape au nord, que les Hollandais avaient repoussé de la pointe de l’île. En effectuant quelques recherches, on comprend le potentiel extrêmement violent de la cartographie – la manière dont elle est utilisée pour déplacer, effacer et voler. J’ai commencé à suivre des conférences sur la cartographie critique et la cartographie queer.
Cet été, j’ai regardé beaucoup de conférences de Ruth Wilson Gilmore et, en tant que géographe, elle aborde souvent la relation entre racisme et localisation dans l’espace. Je dois dire que la notion de « lieu » avait toujours été très vague pour moi, mais quelque chose dans la pandémie – l’expérience du confinement dans un endroit unique, tout en partageant cette expérience à l’échelle mondiale – l’a fait apparaître sous un jour nouveau pour moi.
Je pense que tout cela a changé mon intérêt pour la projection des sphères en intérêt pour la projection du globe terrestre. C’est une des rares fois où je suis passée du général au spécifique, en fait. Nous sommes habitués à un nombre réduit de représentations de l’image de la Terre. La projection la plus courante, celle de Mercator, fausse considérablement l’échelle et donne l’impression que le Groenland a presque la taille de l’Afrique (ce qui est très loin d’être vrai). Mais comme je l’ai dit, aucune projection n’est exempte de distorsion, et chaque cartographe apporte ses priorités et ses préjugés sur la table à dessin, et ceux-ci sont immédiatement traduits dans la géométrie (ainsi que dans la dénomination et tout autre choix opéré au cours de son travail).
Un autre élément important à prendre en compte quand on s’intéresse au globe terrestre, c’est le découpage. On doit découper la surface de cette sphère pour pouvoir l’aplatir, et l’endroit situé de part et d’autre de la section est non seulement fractionné mais aussi poussé vers les bords de la carte, qui sont généralement les plus déformés. La subjectivité d’un cartographe s’exprime à nouveau dans le positionnement de cette coupe.
Au cours de mes recherches, je suis tombée sur le merveilleux travail de l’océanographe et géophysicien Athelstan Spilhaus qui a réalisé des cartes où la priorité était donnée aux océans. Il opérait le découpage le long des frontières naturelles, les littoraux par exemple, plutôt que sur une ligne droite au milieu d’un océan ou d’un continent. Il effectuait plusieurs projections selon différentes rotations, puis les assemblait à des endroits où elles coïncidaient stratégiquement, c’était extrêmement astucieux. Je voulais reconstruire ses cartes pour vraiment comprendre comment les projections étaient orientées et alignées les unes par rapport aux autres sur la carte, puis les assembler, etc. J’ai donc entrepris ce travail tout en réalisant beaucoup de projections inhabituelles, de mon cru, qui brouillent généralement de manière significative le regard qu’on porte sur la Terre. Je l’ai fait à l’aide d’un logiciel que j’ai commandé à un programmeur qui proposait déjà un outil similaire sur son site web (merci Jason Davies !). J’en ai peint une partie à la main pour une exposition à Oslo cet automne, et j’en ai imprimé beaucoup d’autres sur papier, que je livre pliées, à la manière d’une carte, via Diagonal Press.
Je ne pense pas être qualifiée pour réaliser des cartes politiques qui abordent par exemple les questions de frontières de pays contestées, mais je peux peut-être proposer du matériel qui change la façon habituelle (produit d’un endoctrinement ? de la colonisation ?) de voir le monde et aide à percevoir la Terre d’une façon nouvelle.
Tauba Auerbach, Ligature Drawing, 24 November 2019, 2019. Encre sur papier avec tampon dateur. 81,3 × 68,6 cm. Photo: Steven Probert. © Tauba Auerbach. Avec l’aimable autorisation de Paula Cooper Gallery, New York.
Tauba Auerbach, Untitled (Fold),, 2010. Acrylique sur toile. 121,9 × 84 cm. © Tauba Auerbach. Avec l’aimable autorisation de Paula Cooper Gallery, New York.
Bob Linder
Le son et la musique s’intègrent dans ton travail de nombreuses façons, à grande comme à petite échelle – dans Auerglass, l’harmonium à deux musiciens créé en collaboration avec Cameron Mesirow, dans The Safety Curtain de l’Opéra d’État de Vienne ou encore dans la composante audio de ton exposition collaborative avec Éliane Radigue au MOCA de Cleveland, ainsi qu’à travers plusieurs pochettes de disques. Je peux même voir un flux musical se glisser, ou s’introduire, dans tes lettrages et certaines séries de tableaux comme Grain works ou Extended Object (mes préférés). Je suis curieux de connaître ta relation avec la musique et avec les musiciens. La musique t’inspire-t-elle ? Écoutes-tu de la musique lorsque tu travailles ? Exerce-t-elle, selon toi, une influence sur ton activité créatrice ? As-tu déjà pensé au son en tant que matériau ?
Tauba Auerbach
La musique me touche plus facilement que les arts visuels. J’ai pratiqué des instruments et chanté quand j’étais enfant, mais je déteste jouer. Je me suis donc progressivement éloignée de la création musicale et je suis maintenant une auditrice heureuse. Je crois que je compte plus de musiciens que d’artistes visuels parmi mes amis. J’aime bien collaborer avec eux ou participer à leurs créations en réalisant des illustrations pour leurs albums. J’ai dessiné des tracts pour la station de radio de mon université… Je suppose que peu de choses ont changé ! Par exemple, depuis mes 14 ans, la plus grande partie de ma vie sociale consiste à assister à des concerts. Cela me manque vraiment dans le contexte de la pandémie. Et je m’inquiète beaucoup pour mes amis qui gagnent leur vie en donnant des concerts ou en travaillant dans des clubs !
J’écoute souvent de la musique pendant que je travaille, mais j’ai parfois besoin d’un silence total, quand j’écris, par exemple. En fait j’aime bien dessiner en musique. Récemment, avec celle d’Ocrilim, Ka Baird ou Mulatu Astatke par exemple. La musique peut vraiment modifier notre état, et une grande partie de la création artistique consiste à se mettre dans un état propice à la réalisation de ses projets. J’ai voulu travailler avec Éliane parce que sa musique m’a beaucoup appris sur l’écoute, la patience, la mise au point et le respect de la matière première.
Cependant, je ne considère pas le son comme un matériau en soi – et je pense que tu donnes à ce mot un sens différent de celui dans lequel je l’ai utilisé tout à l’heure –, mais j’ai l’impression que je perçois le son avec tout mon corps, qu’il passe par ma peau autant que par mes oreilles.
Bob Linder
Qu’écoutes-tu en ce moment ? Que lis-tu ? Est-ce que ce sont des plaisirs coupables ou est-ce qu’ils trouvent leur place dans ton travail ?
Tauba Auerbach
Aujourd’hui, j’ai écouté Phew, Milford Graves, qui vient de décéder récemment, plusieurs cassettes de mon amie Bunny Jr, et un peu d’opéra.
Je suis en train de lire Leonora Carrington et Karen Barad.
Bob Linder
Le magazine Revue, qui publie cette interview, est avant tout un magazine de mode. J’ai toujours su que tu t’intéressais à la manière dont on se présente aux autres. J’aimerais savoir comment la mode peut intervenir dans tes créations, les améliorer ou les parfumer. C’est peut-être un point de rencontre entre l’esthétique, le design et la pratique conceptuelle ?
Tauba Auerbach
En fait, je ne réfléchis pas vraiment à ce que je porte. Mais je crée de manière compulsive et j’ai toujours fabriqué moi-même une grande partie de mes bijoux et de mes vêtements. J’aime les tissus, donc au fil du temps, je me suis constitué une garde-robe(pour l’instant réduite) qui sort de l’ordinaire. Mais j’aime créer des objets que les vêtements permettront de diffuser – ce que j’appelle des « sartorial marginalia » [notes de marge vestimentaires] – pour Diagonal Press : des broches et des objets qui ornent le corps ou qui suivent ses contours. Je viens de créer des chaussettes. Les dessins proviennent d’ornements, de motifs existants ou de concepts mathématiques qui donnent à voir d’autres aspects de mon travail. Ça peut paraître idiot, mais j’ai conçu les chaussettes avec la même sincérité et le même sérieux que quand je crée un tableau. J’ai développé un réel dégoût pour la « mode » entre guillemets, mais j’aime vraiment les vêtements et je pense qu’ils peuvent avoir beaucoup de sens, à bien des égards. J’entends par là que si un rectangle sur un mur peut avoir du sens, une paire de chaussettes le peut aussi. Et que « sous la forme d’une chaussette » (hahaha), je pourrais faire passer le concept de chiralité ou de « main » géométrique directement sur un corps, ce qui me semble encore plus approprié.
Bob Linder
Peux-tu nous parler de ton intérêt pour les archives ? Ton dernier catalogue S v Z (conçu pour accompagner ton exposition rétrospective, reportée, au Musée d’art moderne de San Francisco) couvre 16 ans de ta carrière. Un des aspects fascinants de ce catalogue (en dehors de sa beauté sculpturale et de sa typographie énigmatique), c’est la façon dont tes précédents ouvrages y sont représentés, comme un dossier documentaire, refermé ou aplati, comme si l’objet lui-même était absent et que ce qui reste, pour ainsi dire, ce sont les données.
Tauba Auerbach
Je n’avais jamais fait d’exposition rétrospective auparavant et examiner tous mes anciens travaux pour les organiser s’est avéré être un vrai défi. J’ai beaucoup de mal à ordonner mes idées, en général. Elles semblent toutes se connecter en réseau, de manière détournée. Le processus a été très instructif. Et cette année de réflexion supplémentaire due à la Covid m’a vraiment permis de franchir une nouvelle étape.
Tu as raison de dire que choisir des travaux pour les réunir dans un livre peut être un défi – on doit en quelque sorte les montrer de plusieurs manières – on doit voir à la fois la couverture et une partie du contenu. C’est l’une des raisons qui m’ont incitée à proposer deux sections dans le catalogue qui retrace ces années de travail. Dans la première, tout est présenté de façon très claire et dans l’intégralité de sa conservation. Et dans l’autre, je propose des gros plans, des ouvrages connexes ou du matériel de recherche connexe, et si c’est un livre, on voit quelques pages intérieures et des détails de la reliure.
Tauba Auerbach, Shatter I, 2008. Peinture acrylique et poussière de verre sur panneau, 162.56 × 120.65 cm © Tauba Auerbach.
Bob Linder
Je suis curieux de connaître ta relation avec Internet.
Tauba Auerbach
Une relation amour/haine, probablement assez banale. Je n’ai jamais eu Facebook. J’aime Instagram environ 25 % du temps, mais je ne peux pas non plus me donner la peine de l’utiliser régulièrement, alors je le consulte quand j’en ai envie. Certes je suis connectée toute la journée, je fais des recherches au fur et à mesure que des questions se présentent, mais je n’ai pas pris l’habitude de poser des questions sur Internet avec des phrases complètes.
Bob Linder
Je sais que tu travailles avec des fabricants et des assistants, mais tu es une artiste très manuelle. Ton atelier est-il un lieu d’expérimentation ou crées-tu de manière plus systématique ?
Tauba Auerbach
Pas du tout systématique, probablement à mon détriment. L’atelier comporte beaucoup d’espaces différents entre lesquels je navigue,et il contient beaucoup d’outils, d’équipements et de tables couvertes de piles de livres, de dessins et de boîtes.
J’ai une employée à temps plein qui porte plusieurs casquettes, mais qui m’aide surtout à ne pas me perdre au niveau administratif, et j’ai aussi une employée à temps partiel responsable de la production pour Diagonal Press. Ce sont des personnes merveilleuses et talentueuses (merci Allison et Kathleen !), mais je n’aspire à rien d’autre en tant que « patronne ».
Je ne veux pas « diriger une entreprise » et je veux fabriquer moi-même mes œuvres autant que possible, donc en ce qui concerne la collaboration avec des fabricants, je sous-traite le moins possible.
En général, il s’agit de travail du métal ou de découpes sur une machine à commande numérique (merci Michael DeLucia !). Si je peux apprendre à fabriquer un objet moi-même et faire en sorte de pouvoir le réaliser dans mon studio, je le fais. Après avoir commandé une pièce en verre, j’ai appris à travailler au chalumeau pour pouvoir sculpter le matériau moi-même. Je viens d’installer un four à verre dans mon sous-sol, c’est super !
Je veux surtout être seule dans mon atelier pour pouvoir réfléchir. Je passe beaucoup de temps à faire des recherches et à créer des choses que je ne montrerai jamais à personne ou qui n’ont pas de finalité précise. Je viens de passer des heures à rédiger un document détaillé sur un processus de tissage, que je n’ai envoyé qu’à cinq personnes. Je crois beaucoup à ce genre de travail en tant qu’investissement dans le développement de la pensée, et « être productif » peut signifier beaucoup de choses. De plus une idée mérite-t-elle d’être tenue à une distance critique ?
Bob Linder
Peux-tu donner aux lecteurs une idée de tes projets pour 2021 ?
Tauba Auerbach
Une série d’interviews – dans lesquelles je poserai les questions !
Odorama
Teddy Lussi-ModesteHaw-Lin Services
Le réalisateur Teddy Lussi-Modeste conjugue ses deux passions en faisant la critique d’une série de parfums à travers des films cultes de l’histoire du cinéma. Quant au duo Haw-Lin Services, il mélange réel et virtuel pour une série de natures mortes spatiales.
Ambilux
Marlou
Elle descend les escaliers qui mènent au beau jardin anglais. Sa chemise de nuit, rouge, légère, transparente, vole sous l’effet de la tempête que le prince a fait se lever. Lucy est sous l’effet d’un sortilège : le désir de cet étranger ou, peut-être, son propre désir. Tout communique entre ces deux corps qui se rapprochent. Depuis quelque temps, la jeune vierge préraphaélite pense au sexe et en parle à Mina. Le prince apparaît sous la forme d’une bête hideuse et musculeuse qui la pénètre et la mord au cou. Il hurle à la mort. Le coït est bestial. Les amants s’enivrent l’un l’autre de leur odeur, de ce cumin crissant et grillé, de ce costus chevelu et salé, de cette immortelle aux nuances de réglisse qui coud l’ensemble. Tout ça est tissé – fondu –mêlé – enduit – avec génie. L’odeur est turgescente. Et quelle honte d’être vu par celle qu’on aime apparaître soudain dans le jardin : Don’t see me, supplie-t-il Mina. Don’t smell me. Par-delà le sentir-bon et le sentir-mauvais, Ambilux se mérite. C’est un fauve. Féroce. Et quel bonheur il vous donne quand vous avez du courage. Cette œuvre bafoue les conventions sociales et change l’horizon d’attente d’un parfum. Ce que l’on cache, Marlou, qui semble tirer son nom de la lecture de Jean Genet, un auteur connu pour changer la trahison en héroïsme, la honte en gloire, Marlou, donc, l’arbore. S’approcher des parfums de Marlou c’est comme s’approcher, avec émoi et terreur, du sexe d’un inconnu. Est-ce que l’odeur qui en suinte va me seoir ? Le visage s’approche de l’endroit mystérieux, fourches caudines d’un passage à l’acte et, pourquoi pas, d’une relation durable. Au départ était la chimie.
Inspiré par Dracula de Francis Ford Coppola
Ciel de Gum
Maison Francis Kurkdjian
Un village sur la côte amalfitaine. Tom retrouve sur la plage un ancien camarade qui lézarde au soleil avec sa fiancée. Gêne : sa peau est si blanche, la leur si dorée. Mondain à la manière de ces expatriés bien éduqués, le couple invite Tom à prendre un verre plus tard. Puis c’est l’emballement. Le trio goûte à la douceur de vivre : soleil, baignades, concerts de jazz, aventures sans lendemain. Tom succombe à cette vie parfaite et en oublie sa mission : ramener à New York le beau Dickie dont il tombe amoureux et dont il jalouse la vie – un peu des deux – et le mélange est dangereux. Il est impossible pour lui de résister à ce parfum que Marge et Dickie portent chaque soir sur une chemise de lin, quand la fraîcheur descend du ciel et bénit. Il y a sur la peau et dans l’air de l’ambre, du jasmin, de la vanille, de la cannelle, du poivre rose. Cette odeur florale et orientale, florientale, est si parfaite. Si élégante. Sprezzatura ! Elle évoque la mine d’un crayon et cette odeur graphitée pourrait bien être une des signatures de son créateur au talent sans pareil. Mais Dickie se lasse de Tom et veut qu’il s’en aille. Tom n’imagine pas un seul instant ne plus vivre dans le sillage ambré du bonheur radieux de ses compatriotes. La rage le saisit : Dickie se trompe. Il doit se taire. De quel droit lui aurait-il ouvert la porte du paradis pour la lui refermer aussitôt au nez ?
Inspiré par Le Talentueux Mr. Ripley d’Anthony Minghella
Mutiny
Maison Margiela
Jamais personne ne lui parle. Et encore moins comme ça. En lui souriant et en lui disant qu’il a de belles mains. Il se pince pour savoir s’il ne rêve pas, si cette femme vient bien de lui proposer de l’accompagner. Elle conduit cette fourgonnette aux abords de Glasgow, dans des paysages pluvieux et minéraux, froids et métalliques, allumant les lads qu’elle rencontre en chemin. Elle s’est littéralement glissée dans ce corps sexy, et s’est revêtue de ses atours – jupe en jean et blouson de fausse fourrure. Sans le savoir, elle devient peu à peu humaine. Sur elle, l’odeur de cette femme abductée, certainement conduite dans ce bain noir où elle mène elle aussi les hommes qui la suivent. Plus ils suivent cette femme qui se déshabille, plus ils s’enfoncent dans un élément inconnu sur terre, ni liquide ni gazeux. À chaque vêtement qu’elle enlève, le sillage de son parfum si féminin leur parvient : c’est un fruit juteux et solaire, orange et mandarine en tête, entrecoupé de notes vertes à l’amertume stridente, le tout déposé sur une vanille solide et légèrement cuirée. La tubéreuse, cette fleur charnelle au centre du parfum, est déstructurée pour être mieux rhabillée, pétale après pétale, tour à tour crémeuse ou épicée. À l’approche de la mort, elle regarde ce visage qu’elle portait, si proche et si lointain, nu et pourtant indéchiffrable. L’homme ne cessera jamais d’être un mystère pour lui-même.
Inspiré par Under the skin de Jonathan Glazer
Replica Bubble Bath
Maison Margiela
Coco Mademoiselle
Chanel
Entre le 1 et le 2, elle est passée de 13 à 15 ans. C’est très peu, mais à l’adolescence, deux ans c’est une éternité. Les parents ont leurs problèmes, elle a aussi les siens : elle pense beaucoup à Matthieu. « Mais qu’est-ce qu’elle a ? » demande le père. « 13 ans… » répond la mère. On la retrouve en Autriche, allongée dans un champ. Elle s’y ennuie tellement qu’elle a lu L’Éducation sentimentale. C’est l’été et une petite robe bleue enveloppe ce corps qui a grandi si vite. Désormais, c’est une demoiselle. Et elle porte un parfum de demoiselle. C’est Poupette, harpiste et professeure de harpe, qui le lui a certainement offert. Dans le train qui la ramène de Salzbourg, elle rencontre Philippe. Elle a oublié Matthieu, elle l’a oublié dès la fin du premier volet, quand cet inconnu aux yeux bleu acier est venu danser un slow avec elle sur un morceau de Richard Anderson. Lui aussi elle l’a oublié et cela fait longtemps qu’elle n’a plus été amoureuse. Désormais, c’est Cook da Books qui prend le relai. Lors du concert, elle se rapproche de Philippe, dont le corps tonique et souple a été façonnépar la savate. Comment Philippe pourrait-il résister à ce cou duquel émane une odeur d’abord fruitée ? C’est en tête toute une explosion d’hespérides : mandarine et bergamote que vient subtilement sucrer une douce fleur d’oranger. La fleur d’oranger annonce un cœur résolument floral. Carrousel de mimosa, de jasmin, de rose et d’ylang-ylang – qui exotise le bouquet français et lui fait voir du soleil. Quand les deux amants courent dans la nuit et alors qu’une pluie les trempe jusqu’à l’os, les effluves s’orientalisent avec la fève tonka, le patchouli et la vanille. C’est un bonheur. « Mais qu’est-ce qu’elle a ? » demande la mère.
« Elle est heureuse », répond le père.
Inspiré par La Boum et La Boum 2 de Claude Pinoteau
Misia
Chanel
Jamal’s Palace
Memo Paris
Le pays de l’autre côté de la mer est plein de merveilles. En entrant dans la médina, il ne peut voir la beauté du souk car il doit faire croire qu’il est aveugle. Il manque ainsi l’explosion de couleurs qui fait rutiler l’image de jaune, de vert, de fuchsia et de bleu. Mais il peut écouter les chants traditionnels et la douce voix des femmes qui leur font l’aumône. Il peut aussi sentir les épices – safran, cardamome et bouton de rose – et trouver ainsi, certainement à l’endroit où les épices laissent place au fondouk El Attarine, la clef parfumée qui lui permettra de délivrer la fée des djinns. La plus belle maison de la médina est habitée par Jenane, sa nourrice adorée qu’il retrouve enfin. Dans le riad aux murs décorés d’arabesques, la fraîcheur est filtrée par les moucharabiehs. L’odeur des fleurs embaume le jardin édénique. Et puis le hennissement d’un cheval annonce l’arrivée de son frère de lait. Avec les années, son port de tête est devenu altier. Une odeur puissante et racée émane de lui : un oud imposant, métallisé par le safran, l’or rouge. Une note de gardénia pose sa douceur arachnéenne sur cette virilité aristocratique. L’ambre et le cuir soutiennent l’architecture. « Assalamu alaykoum », lui dit Azur, le blond aux yeux bleus. « Wa alaykoum assalam », lui répond Asmar, le brun aux yeux noirs.
Inspiré par Azur et Asmar de Michel Ocelot
Music for a while
Frédéric Malle
Il pense aux femmes qu’il a aimées. Il veut les retrouver dans le roman qu’il écrit car il les a toutes perdues. Ça s’est joué à peu mais il faut croire que cet homme, au-delà des contingences qui entouraient chacune de ses relations, n’est pas fait pour le bonheur… Renversons le point de vue : qu’ont retenu de lui ces femmes plus belles les unes que les autres ? Il est charmant, il est sensible, il a aussi cette honnêteté qui peut être dure à entendre. Et puis, il a cette odeur. En 1962 comme en 2046, il porte le même parfum, un parfum classique et futuriste. Si la lavande est l’ingrédient vedette de nombreux masculins depuis la fin du XIXe siècle, un ananas juteux – dont on sent également la peau rude et verte, gondolée – percute l’accord fougère, lui fait voir du pays et des étoiles, et, bientôt, ce qui en tête apparaissait comme un oxymore, devient dyade. Après l’étreinte, dans un tripot ou dans une chambre minuscule, ces femmes portent à leur tour ce parfum derrière l’oreille et sur ces robes chinoises à col haut qui font d’elles des madones au long cou. Le temps est passé, les cendres se sont dispersées, mais l’odeur, elle, est restée. C’est cette odeur que Chow retrouvera à 2046, non une date, mais un lieu où le temps s’est arrêté.
Inspiré par 2046 de Wong Kar-Wai
Reptile
Celine
Ça commence par un hurlement tellement puissant qu’il saisit Brian Slade. L’homme en robe est fasciné parce ce qu’il voit sur scène. Curt Wild, qui devient fou au moindre son d’une guitare électrique, se déhanche comme un iguane. Il interprète son titre avec fièvre, entouré par son groupe : The Rats. Torse nu, pantalon en cuir, reptations de la langue qui suggèrent un rapport bucco-génital frondeur, il renverse sur lui des paillettes avant de se foutre à poil. La foule en délire applaudit mais Curt l’insulte de son majeur bien tendu. Explose de lui une énergie bestiale et la légende lui accorde d’ailleurs des origines animales. Le sillage de son odeur est partout autour de lui comme l’auréole autour d’un saint : un poivre charnu semble réduire en poudre tout ce qui l’entoure, cèdre, mousse, musc et cuir, avant de se baumer. Le parfum fait sa mue. Si Curt jetait son pantalon de cuir dans la fosse, les fans le déchireraient pour emporter chez eux les précieuses reliques. Curt ne joue pas. C’est un artiste à l’état brut qui a grandi dans les banlieues pauvres du Michigan et dont la famille pensait guérir les penchants homosexuels par des électrochocs. Aucune réflexion chez lui : que de l’instinct. Comme un prédateur. Comme un reptile. C’est tout le contraire de Brian qui rêverait d’être à sa place sur scène, lui dont la performance fleur bleue l’a fait se crasher la veille comme un ascenseur en chute libre. « Ça aurait dû être moi. » « J’aurais dû avoir cette idée. » Brian retrouvera Curt : deux serpents ensemble dont les étreintes sur scène seront autant de constrictions électriques.
Inspiré par Velvet Goldmine de Todd Haynes
Reptile
Celine
Erotic Me
Paco Rabanne
Bus 96. Entre Montparnasse et porte des Lilas. Son visage se dessine sur la fenêtre arrière du bus qui donne sur le quartier latin. Une légère brise caresse ses cheveux blonds. Elle porte une robe à pois et de petites baskets blanches chaussent ses mignons pieds. Il la regarde depuis un moment l’écrivain américain vivant à Paris pour suivre les pas de Fitzgerald et de Miller. Et quand le contrôleur surprend la jeune fraudeuse, Oscar lui glisse son ticket et paie l’amende. Gentleman. La jeune fille hante ses pensées, et quand il finit par la retrouver par hasard, une liaison torride commence entre eux. Ce matin, à la table du petit déjeuner – le corps ceint d’un peignoir blanc légèrement humide comme ses beaux cheveux – émane d’elle une odeur suave : en tête un osmanthus en surdose dont les notes abricotées se posent sur un fond lacté qui évoque de façon très réaliste le lait concentré que l’on avalait enfant à même le tube les après-midis sans goûter. D’ailleurs, Mimi renverse sur sa gorge du lait qui coule jusqu’à ses seins. Oscar lèche et dévore, greedy, les mamelles offertes. Il hume le cuir angélique de sa peau qui donne de la profondeur à la fragrance. Ce parfum, en quelques notes, dégage un érotisme joueur et moqueur. Et partout, dans Paris, à cette lointaine époque du Minitel, la publicité pour 3615 Ulla. Honni soit qui mal y pense.
Inspiré par Lune de fiel de Roman Polanski
Erotic Me
Paco Rabanne
Lil Fleur
Byredo
Matière Noire
Louis Vuitton
Sans Merci
Givenchy
Synesthésie
synthétique
Barnabé Fillion
Dans le monde de la parfumerie, où le classicisme domine toujours, Barnabé Fillion fait figure d’électron libre. Tout sauf académique, sa formation l’a amené à apprendre auprès de nez tout aussi singuliers, comme Christine Nagel ou Victoire Gobin-Daudé. Nourries de voyages et d’expériences artistiques, ses créations séduisent par leur audace. En charge depuis dix ans des parfums pour la marque de cosmétique Aesop, Barnabé Fillion se dévoile aujourd’hui avec Arpa, ambitieux projet qui conjugue images, volumes, sons et fragrances. Bâti en collaboration avec une communauté d’artistes, Arpa se découvre comme une exploration aussi intime qu’universelle. Son créateur dévoile les nombreuses ramifications de ces mondes encapsulés et partage avec nous sa vision du parfum.
Peux-tu nous dire où tu as grandi, et si tu as toujours eu un attrait pour le monde du parfum ?
Je suis né et ai grandi à Paris. Je suis parti avec mes parents dans la Loire pendant quelques années et nous sommes revenus alors que j’avais une dizaine d’années. Enfant, je n’étais pas spécialement attiré par la parfumerie. Je réalise alors que nous parlons que, lorsque nous nous sommes réinstallés à Paris, ou plus exactement, le week-end qui a précédé notre retour, je me suis perdu dans la ville après avoir visité le musée d’Orsay. Il y avait une boutique Annick Goutal à quelque pas, qui existe toujours d’ailleurs, et je m’y suis réfugié, alors que mes parents me cherchaient partout ! J’avais complètement oublié cette anecdote,elle ne me revient que maintenant. L’un des premiers parfums que j’ai porté est L’eau d’Hadrien d’Annick Goutal justement ! Mais c’est plus tard que j’ai découvert, par ma mère, l’univers de Serge Lutens et sa boutique du Palais-Royal. J’avais quinze ans, et c’est à ce moment-là que j’ai compris que le monde du parfum n’était pas ce que je pensais. J’ai découvert qu’il y avait beaucoup de choses à raconter. L’espace de Lutens m’avait fasciné, que ce soit par son esthétisme ou par le professionnalisme du personnel. De temps en temps, nous y retournions pour voir ce qui s’y passait et c’était toujours une source d’émerveillement. J’adorais cette fragrance intitulée Féminité du bois que ma mère portait. Pourtant, ça n’était pas du tout dans ma trajectoire de vouloir faire du parfum à cette époque-là, c’est venu bien plus tard. J’ai fait une école de théâtre, ai passé mon bac, et me suis ensuite lancé dans la photographie, une passion que j’avais depuis plusieurs années.
Qu’est-ce qui t’a donc amené à faire tes premières compositions ?
C’est encore une histoire bizarre ! J’ai habité pendant un temps dans l’hôtel particulier de Brunvilliers, à Paris. La marquise de Brunvilliers est une célèbre empoisonneuse qui fut exécutée en 1676. Je vivais donc dans ce petit studio, sous les toits, à l’époque où je faisais de la photo. C’est là, sous ses combles, que la marquise faisait ses poisons ! J’ai toujours trouvé qu’il y régnait une ambiance particulière. Parallèlement à la photographie, je m’intéressais à la botanique et à son esthétique. J’étais dingue du travail de Karl Blossfeldt. Ses images qui montrent l’univers macro de l’architecture de la nature me fascinent. À l’époque, je transformais mon appareil Polaroïd en remplaçant les objectifs par des loupes et je faisais des images d’éléments botaniques ou anatomiques. Ça m’a amené à étudier la naturopathie. Dans cette discipline, il y a évidemment l’aromathérapie, et c’est par ce biais que j’ai découvert les différents types de distillation, les macérations, les huiles essentielles… C’est à ce moment là que j’ai pris du plaisir à mélanger, à composer, à jouer avec les odeurs. Dès que j’ai senti ces huiles, j’ai compris que j’avais un caractère synesthésique. Dès que je sentais, je voyais des textures, des couleurs, toutes sortes de choses que j’allais chercher auparavant par le biais de la photographie. D’un seul coup, tout s’est relié !
Tu as un parcours d’autodidacte, comment le parfum est devenu ton métier ?
J’ai eu la chance de rencontrer Victoire Gobin-Daudé, qui est pour moi une très grande parfumeuse. Elle a une histoire incroyable. Avant de devenir nez, elle a notamment défilé et été une collaboratrice de Pierre Cardin, mais ça n’est qu’une toute petite partie de sa vie. Elle m’a formé et m’a transmis son savoir. Elle a été très sensible et intuitive. Elle a compris ce que je pouvais faire et ce que je ne pouvais pas faire dans le milieu de la parfumerie. Nous avons fait quelques parfums ensemble, puis j’ai commencé à travailler pour Paul Smith.
Effectivement en 2013, tu crées ce parfum pour homme, décliné ensuite pour la femme. Qu’est-ce que cherchait Paul Smith ?
Il était dans un questionnement car il avait l’impression que les licences de parfums devenaient de plus en plus distinctes de ce qu’il souhaitait pour sa marque. J’ai appelé cette fragrance Portrait, une manière de redéfinir la base. Nous avons fait un travail dans ses archives et nous sommes plongés dans sa vaste collection de photos pour essayer de retrouver sa vision à lui, pas celle d’une équipe de marketing. Je me suis vraiment battu pour faire passer la note masculine car elle était assez innovante et déroutante.
C’est à peu près à ce moment-là que tu as rencontré Christine Nagel, l’actuel nez de la maison Hermes.
Tout à fait. Je travaillais avec la maison Mane, une importante société de création de parfums, avec qui je travaille toujours sur la production de fragrances. À l’époque, Christine en était la vice-présidente et m’a pris sous son aile. Elle m’a notamment expliqué les rouages de l’industrie, tous les aspects pragmatiques liées à la gestion des matières premières. Je suis arrivé dans cet univers professionnel comme un ovni car je n’ai pas suivi la formation classique.
Quels parfums et créateurs parlent à ta sensibilité?
Évidemment Serge Lutens. Je suis admiratif de la grâce et de l’élégance qui se dégagent de son univers. Quant aux senteurs, je suis autant fasciné par les parfums du XIXe siècle que par l’arrivée des molécules synthétiques qui ont tout bouleversé. Je pense plus en terme de courant que de parfums. Et puis, je dois citer Comme des Garçons. Quand j’ai compris le projet derrière la collaboration entre Rei Kawakubo et Christian Astuguevielle, directeur artistique de Comme des Garçons parfum depuis 1994, j’ai été époustouflé.
Tu travailles depuis dix ans maintenant pour la marque de soin Aesop. La marque est australienne et je me demandais comment se passait le travail au quotidien ?
Je suis très chanceux de travailler avec eux car le parfum a pris une réelle ampleur au sein de leur univers. Surtout, je trouve l’ensemble de leur proposition très juste. En ce qui concerne notre mode de fonctionnement, c’est assez simple car l’équipe européenne était déjà en place dans des bureaux parisiens quand nous avons débuté notre collaboration. Nous venons de lancer le dernier parfum qui s’appelle Rōzu, inspiré de la vie de Charlotte Perriand au Japon.
Photographies de Tom de Peyret
Récemment, tu as dévoilé Arpa, un ambitieux projet personnel et collaboratif. Comment t’est venue l’idée de lancer ta propre marque ?
La finalité n’est pas tant qu’Arpa devienne une marque, c’est vraiment une démarche artistique qui me permet de faire ce qui me plaît mais avec moins de contraintes. Ça fait longtemps que je travaille dessus, puisque initialement il s’agissait de différents projets qui se sont regroupés. « Arpa » veut dire harpe en espagnol, c’est le symbole des arts. C’est aussi l’artiste Jean Arp. Mais c’est surtout le ARP, une gamme de synthétiseurs que j’adore. Ce sont des machines fulgurantes qui ont fait entrer les compositions classiques dans la musique électronique. Elles produisent un son futuriste.
Peut-on dire qu’Arpa essaie de se faire rencontrer la tradition et la modernité ?
À vrai dire, je ne sais plus où se situe la tradition dans le projet actuellement. L’idée est d’explorer la synesthésie à travers des visions futuristes de la fin des XIX et XXe siècles. Ces sont des interrogations esthétiques sur notre rapport aux images du futur, sur l’apport de celles du passé dans notre présent.
Plus que de tradition, Arpa parle de nature primitive. C’est la rencontre entre la nature primitive et le voyage dans l’espace. Il y a cette idée que les flacons d’Arpa soient un peu comme des capsules témoins que l’on emporterait si l’on devait partir explorer les galaxies.
Ces flacons sont très beaux. C’est un ensemble de formes et de couleurs différentes qui se combinent pour créer des variations de couleurs et de reflets.
Ils ont été dessinés par Jochen Holz. En plus des flacons « classiques », nous avons réalisé des éditions limitées à 70 pièces par série, dans son studio à Londres. Chaque création sortira selon un rythme précis en séquence de sept parfums que l’on appelle des substances. Nous allons lancer les trois premières, puis les trois suivantes et enfin la dernière. Dans la première série, cette septième substance s’appelle Matter et c’est la note commune aux six premières. On peut potentiellement jouer avec et la rajouter à l’une des six premières substances pour l’accentuer, et commencer à créer son propre parfum. C’est vraiment un système modulaire dans le sens où chacun des parfums vit indépendamment sans forcément se lier à l’autre, mais le septième élément permet d’y apporter sa touche. On commence cette première année d’existence d’Arpa avec deux séries, puis on passera à une série par an. C’est beaucoup, mais c’est ça qui me plaît : créer des formules qui peuvent être très différentes ou au contraire avoir des éléments communs.
Tu es effectivement prolifique, puisque tu développes aussi des projets particuliers, comme ceux faits en collaboration avec l’artiste Anicka Yi. Il est difficile de résumer son approche tant elle est atypique, mais on peut dire qu’elle travaille autour des sens, au croisement des odeurs, de la cuisine et des sciences. Comment l’as-tu rencontrée ?
Par l’intermédiaire de la Fondation Lafayette. Ils ont co-produit un livre à l’occasion de sa première exposition personnelle à la Kunsthalle de Bale. L’idée initiale était de produire un catalogue monographique, mais Anicka trouvait qu’il était prématuré de faire ça. Son concept était de réaliser un livre que l’on puisse potentiellement brûler et que cette action apporte autre chose à son œuvre, mais aussi à ce livre en tant qu’objet. C’est donc un catalogue qui est parfumé selon les mêmes procédés que les papiers d’Arménie. L’odeur que nous avons développée est liée à l’idée de perte de mémoire. On dit que lorsqu’une personne est atteinte de la maladie d’Alzheimer, elle retombe en enfance. Nous avons beaucoup travaillé sur les premières odeurs que le fœtus perçoit. C’est un dialogue entre la vanilline, cette molécule qui existe dans le corps de la femme et qui est la première odeur que l’on sent, et des odeurs plus métalliques, proches des hôpitaux. C’était mon premier projet avec Anicka, mais nous en avons d’autres par la suite.
Pour en revenir à Arpa, il est important de préciser que c’est un projet multidisciplinaire où le parfum coexiste avec d’autres formes d’art, notamment la vidéo et la musique.
Exactement. En ce qui concerne le son, chaque parfum s’accompagne de deux morceaux de musique, présents sur clé USB. Nous éditons également ces titres en vinyles, mais en toute petite quantité, pour les amis d’Arpa. À l’avenir, il se pourrait que nous réalisions un coffret comprenant aussi les sept disques correspondant à une séquence. Mais pour le moment, puisque l’on révèle les parfums trois par trois, puis le dernier, ce point n’est pas d’actualité.
Quels sont les musiciens qui ont composé autour des parfums ?
Chronologiquement, les deux premiers ont été Buvette puis Pilooski. Il y a également Erwan Sene et Cyrus Bayandor (qui est également le bassiste de Florence & The Machines). Ce dernier a travaillé autour de la fragrance Arco Spectro, inspiré par ce lieu incroyable qui se trouve en Éthiopie, à la frontière de l’Érythrée. Il y a ce volcan enseveli sous une croûte de sel et de minéraux qui forme des bains multicolores sublimes. Il y a quatre ans, une équipe de scientifiques français y a trouvé des micro-organismes, et cela a totalement chamboulé les théories de l’évolution. Le fait qu’une bactérie puisse vivre dans un environnement si spécifique amène à croire les spécialistes qui disent qu’une vie est possible sur Mars. Le parfum se nourrit de cette tension scientifique. Il y a aussi un côté plus romantique car Rimbaud aurait passé une partie de sa vie, peu avant de mourir, dans cette région d’Éthiopie.
Photographies de Tom de Peyret
Tu as également collaboré avec la peintre Nathalie du Pasquier, membre historique du groupe Memphis.
Elle a fait un superbe tableau que nous utilisons sous forme de fragments pour les pochettes qui, une fois toutes réunies, formeront à nouveau la peinture dans sa totalité. Avec Arpa, le parfum est important, mais pas plus que la sculpture, le son ou la video.
C’est d’ailleurs l’ambition de votre espace, qui sert à la fois de bureau, de laboratoire et de showroom, mais sous le prisme de la galerie.
Oui, c’est un espace hybride car nous souhaitions y montrer les différents aspects d’Arpa. On y accueille notamment un studio d’enregistrement. Il y a aussi une enceinte de cinéma et de théâtre qui date de 1929 et qui ressemble par sa forme à une sculpture d’Anish Kapoor.
Toujours dans cette idée de Gesamtkunstwerk – ce concept esthétique que l’on traduit par « œuvre d’art totale », vous avez développé toute une série de symboles très graphiques.
Tout à fait, c’est un travail que nous avons entrepris avec Éric Pillaut, un proche collaborateur qui a notamment créé le logo d’Arpa. C’est une sorte d’alphabet, un code qui révèle le nom des fragrances. L’inspiration vient des volutes de fumée d’encens, plus précisément du kōdō, l’art japonais d’apprécier les parfums – et le troisième art traditionnel, avec la cérémonie du thé et l’ikebana. Lors des cérémonies de kōdō, les participants « écoutent » les fragrances exhalées par des bois parfumés brûlés selon les règles en vigueur. J’ai découvert cette pratique à travers Le Dit du Genji, le livre monument – écrit au XIe siècle – de Murasaki Shikibu.
L’approche d’Arpa est très généreuse, elle se déploie et les sensations se superposent. C’est une démarche à contre-courant de ce que l’on a l’habitude de voir.
C’est ma manière de concevoir la création. Ça doit être un acte de générosité car moi-même, je reçois énormément de toutes les personnes avec qui je travaille. J’ai toujours trouvé qu’il y avait quelque chose de décadent dans les propositions actuelles du monde du parfum. On oublie trop facilement l’élévation car on est souvent bloqué par l’aspect commercial. Le marketing est généralement dépassé.
Pour moi, le parfum est la chose la moins analytique de tout ce que j’ai pu faire, dans le sens où cette forme me permet d’absorber ce qui me plaît, ce qui m’interroge, ce que je ressens, et sur quoi je ne peux pas forcément mettre des mots. Tout cela se traduit plus facilement dans le parfum. Avec Arpa, les fragrances sont là en tant que figures expressives de tous ces aspects. Mais c’est l’ensemble – le dialogue avec les images, les sons, les formes – qui donne du sens. C’est ce qui m’a motivé à mettre en place ce projet.
EXPLORER REVUE
Tout en un
Thomas Bayrle
Figure influente et pionnière, l’artiste allemand Thomas Bayrle (Né en 1937, il vit et travaille à Francfort) s’inscrit comme une référence importante pour plusieurs générations d’artistes, tant par son activité d’enseignant (Il a été professeur à la célèbre Städelschule de 1975 à 2002), que par sa participation à de grandes expositions internationales (Documenta 3, 6 et 13, 50e Biennale de Venise, etc). Au fil des ans, Bayrle a construit une œuvre extrêmement cohérente, qui tend vers l’obsession tout en combinant de manière unique sa fidélité au Pop art, à l’art conceptuel et à l’Op art. Devrim Bayar, curatrice au centre d’art bruxellois Wiels, qui a travaillé avec l’artiste en 2013 et 2014, s’entretient avec lui pour connaître son point de vue sur le « grand bouillon actuel », évoquer ses réalisations passées et recueillir ses conseils pour notre avenir commun.
Devrim Bayar
Notre monde traverse une crise sans précédent avec la pandémie de Covid-19 qui a paralysé la planète et provoqué un effondrement économique et humanitaire mondial, mais aussi, sur le plan sociopolitique, avec le mouvement Black Lives Matter qui enflamme les États-Unis et se répand dans de nombreux autres pays. En tant qu’artiste, mais aussi en tant qu’homme ayant vécu des événements historiques majeurs tels que la Seconde Guerre mondiale, mai 68 et la chute du mur de Berlin, que pensez-vous de la situation mondiale actuelle ?
Thomas Bayrle
Je pars du principe que la vie, ou l’existence, est toujours très complexe. Cette complexité semble souvent cachée, mais elle éclate brutalement en ce moment. La vie est une sorte d’organisme qui a besoin d’être constamment renouvelé. Par les États, par les peuples et par les individus. Cela me rappelle la pompe à miel de Beuys, une installation présentée en 1977 lors de Documenta 6 à Kassel. (Joseph Beuys installe
une pompe actionnée par deux moteurs pour faire circuler deux tonnes de miel liquide dans un tube de dix-sept mètres de haut dans un réseau de distribution qui traverse les pièces du Museum Fridericianum). C’est un miracle que l’on puisse créer cette structure que nous appelons « la vie ».
Devrim Bayar
Oui, en effet. Avez-vous réussi à travailler récemment ? Sur quoi ?
Thomas Bayrle
Sur les machines. Je vois les informations visuelles comme des piles complexes, des sortes de masses de matière plutôt sauvages et boueuses qui vont se mettre en ordre – un peu comme le processus de la peinture à première vue – avant que l’on ne transpose en deux dimensions et que l’on n’ordonne les images et les idées. Cela peut ressembler à des masses mouvantes d’idées et de pensées, comme une moissonneuse-batteuse spirituelle.
Devrim Bayar
Cela me rappelle que, lorsque vous étiez jeune, vous travailliez dans une usine, une expérience inhabituelle pour un artiste. Comment y êtes-vous arrivé et quels souvenirs en gardez-vous ?
Thomas Bayrle
Je voulais d’abord devenir ingénieur textile et pour moi les tissus étaient comme l’architecture : des poutres verticales et horizontales qui pouvaient prendre une telle ampleur qu’elles devenaient des constructions ou se réduire au point de se changer en pièces de tissu. Le sens de la transformation était déterminé par la chaîne et la trame, de sorte que le tissu avait deux dimensions – on pouvait osciller entre le minuscule et le monumental.
Devrim Bayar
Avant de devenir artiste, vous avez travaillé au début des années 60 comme graphiste pour diverses grandes entreprises et également comme éditeur de livres, par l’intermédiaire de votre propre maison d’édition Gulliver Presse. Peu à peu, vous avez commencé à créer des tableaux et des sérigraphies. Comment cette transition s’est-elle faite ? Vouliez-vous devenir «un artiste»?
Thomas Bayrle
Mon activité s’est toujours située à mi-chemin entre celle d’un producteur et celle d’un artiste qui créé et met en œuvre lui-même des idées. Les connaissances que j’ai acquises en exerçant différents métiers étaient à l’image de la ville dans laquelle je vivais. Elles étaient des éléments parmi tant d’autres qui nourrissaient mon travail. Avec Gulliver Press, nous avons publié de très bons livres pour d’autres auteurs.
Thomas Bayrle, Fire in the Wheat (Sex Portfolio), M-Formation, 1970. Impression sérigraphique sur papier artisanal. Chaque lé : 47 × 164 cm. Assistant : Johannes Sebastian. Le livre d’artiste éponyme a été publié par MÄRZ Verlag en 1970. Photo : Wolfgang Günzel.
Thomas Bayrle, And Back Again – Masaomi Unagami II, 1991. Impression offset sur papier, 86 × 62 cm. Photo : Wolfgang Günzel.
Grâce à des artistes comme mon ami Peter Röhr, j’ai découvert que nous roulons sur une autoroute, mais qu’en même temps nous sommes une autoroute sur laquelle d’autres roulent. Nous avons roulé pendant des heures sur l’autoroute alors que le terre-plein central (Mittelstreifen) disparaissait en dessous de nous. Finalement, ce fut une aventure plus qu’un projet délibéré.
Devrim Bayar
Vous dites de Francfort qu’elle a été l’un des différents « éléments » qui ont influencé votre pratique. Comment y avez-vous vécu et travaillé ? Quel genre de contexte a-t-elle constitué pour vous ?
Thomas Bayrle
Cette ville est comme beaucoup d’autres lieux – d’un côté, c’est un « univers » à part entière, de l’autre, elle est aussi très provinciale. Bien qu’elle soit petite, elle possède toutes les caractéristiques d’une grande (les banques, les autoroutes, les centres commerciaux, les touristes…) – et c’est pourquoi elle parle aussi au nom de la réalité mondiale. Je trouve ici tout ce que je trouve ailleurs, mais à une autre échelle.
Devrim Bayar
La propagande, la religion, la société de consommation ou même la sexualité ont toujours été des sujets qui vous ont beaucoup intéressé. Vous définissez-vous comme un artiste politique ?
Thomas Bayrle
Non.
Devrim Bayar
Pourquoi ?
Thomas Bayrle
Parce que corps plus âme – et non pas corps ou âme.
Devrim Bayar
Vous avez vécu la transition des outils analogiques aux nouvelles technologies numériques, avec lesquelles vous avez travaillé très tôt. Qu’est-ce que ces nouveaux outils vous ont permis de réaliser ?
Thomas Bayrle
C’était une nouvelle liberté dans laquelle les relations classiques n’étaient plus un obstacle.
Devrim Bayar
Si je me souviens bien, vos premières expérimentations avec des programmes informatiques ont eu lieu à la Städeschule de Francfort où vous avez enseigné pendant de nombreuses années. Quelle était votre pédagogie ? Que vouliez-vous transmettre à vos étudiants ?
Thomas Bayrle
C’était une influence mutuelle, donc vraiment un dialogue entre les deux parties. Les étudiants ont obtenu quelque chose de moi et moi d’eux. C’était un échange émotionnel. Enseignement et apprentissage se nourrissaient mutuellement.
Devrim Bayar
Votre travail s’est souvent révélé visionnaire. Dans les années 60 déjà, vous avez dépeint la société de masse, la surcharge d’informations, l’urbanisation effrénée et l’anonymat des villes dominées par l’industrie automobile et l’introduction des nouvelles technologies dans la psyché humaine. Comment voyez-vous notre avenir ? Et auriez-vous un conseil à donner à la nouvelle génération ?
Thomas Bayrle
La société devient de plus en plus complexe, plus dense et moins tangible. Les autoroutes et la respiration vont de pair. La vie dans les sociétés de masse modernes devient plus abstraite et anonyme.
Thomas Bayrle, Fire in the Wheat (Sex Portfolio), Jacke wie Hose, 1970. Impression sérigraphique sur papier artisanal.Chaque lé : 47 × 164 cm. Assistant : Johannes Sebastian. Le livre d’artiste éponyme a été publié par MÄRZ Verlag en 1970. Photo : Wolfgang Günzel.
Thomas Bayrle, Airplane, 1982-1983. Collage photographique sur carton, 790 × 1280 cm. Photo : Gerald Domenig.
Je veux conserver en permanence un esprit perceptif sensible. Même si tout se condense, l’existence doit rester joyeuse. Ne renonçons pas, soyons rock’n’roll !
Transformer(s)
Jouant avec l’histoire de la sculpture, les artistes présentés à travers cet article se distinguent par leur maîtrise du collage formel et de la polysémie. Si quelques affinités se mettent en place entre leurs productions, dessinant les contours d’une certaine famille artistique, leur véritable point commun réside dans cette capacité à renouveler et transformer la matière. Qu’ils emploient des techniques artisanales ou au contraire très élaborées, ils mettent en place un corpus d’œuvres intriguant, oscillant entre opacité et séduction.
ANTHEA HAMILTON
Née en 1978 à Londres, vit et travaille à Londres
Le travail d’Anthea Hamilton réunit une pluralité de disciplines et de médiums : arts plastiques classiques – photographies, sculptures – mais aussi éléments moins traditionnels, venus des arts décoratifs : papier peint, canapés, fauteuils, tapis, vêtements. Cet ensemble posé, on a affaire à un décor qui évoque, sinon un intérieur, au moins une certaine domesticité. Sa particularité est d’être à la fois maniériste et minimaliste. Dans The Prude, une installation à la Thomas Dane Gallery de Londres en 2019, un énorme papillon mou côtoyait un papier peint géométrique parsemé de quelques grosses fleurs, le tout accompagné d’un fauteuil en damier de carrelage blanc et rouge. Jeu d’échelle et de matières, références aux formes organiques, au courant Bauhaus, mais aussi à la force des traits de la bande dessinée, l’univers d’Hamilton réunit tous ces éléments, comme autant de déclencheurs narratifs. D’ailleurs, ces propositions sont parfois également théâtre de performances, comme cela a été le cas à la Tate Britain en 2018 dans The Squash : actions et costumes – signés par Jonathan Anderson, directeur artistique de la marque éponyme et de la maison Loewe – parachèvent alors le tableau.
L’univers d’Anthea Hamilton n’est pas univoque. Les éléments qu’elle choisit de convoquer proviennent de recherches ou d’expériences variées. Il s’agit avant tout de retranscrire certaines choses qui l’ont intriguée, sans chercher à les classer en suivant des hiérarchies conventionnelles. Ainsi, le projet The Squash trouve notamment son origine dans la découverte d’une photographie de Erick Hawkins, chorégraphe américain, présentant une personne « costumée » en légume, au milieu de vignes stylisées. L’exposition est alors une manière de déployer ces inspirations, les faire coexister, se rencontrer. Ainsi, Anthea Hamilton en propose une lecture toute personnelle. Et, même lorsque des acteurs ne viennent pas occuper la scène qu’elle a créée, elle laisse alors une place importante à celui qui vient déambuler, regarder : il est celui qui, in fine, donne sens à l’œuvre, par sa présence même, son ressenti, ses propres interprétations.
Anthea Hamilton, Wrestler Sedan Chair, 2019. 80.5 × 161 × 80 cm © Anthea Hamilton Photo: Andy Keate. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de Thomas Dane Gallery.
Anthea Hamilton, Folded Wing Moth, 2019. 104 × 270 × 6 cm © Anthea Hamilton Photo: Andy Keate. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de Thomas Dane Gallery.
HANNAH LEVY
Née en 1991 à New York, vit et travaille à New York
Est-ce que ce sont des morceaux d’humains, des insectes, des hybrides, ou bien d’inoffensifs objets ? Créatures de cauchemar aux griffes aiguisées, aux très fins pieds : le travail d’Hannah Levy évoque les arts décoratifs anthropomorphes – caryatides, mains soutenant un flambeau, chaise aux pieds de lion… Mais ici, la mutation est allée trop loin, empêchant la fonction. L’objet se rebelle : il est devenu vivant, comme une créature de science-fiction dérangeante, à mi-chemin entre la mollesse, la douceur du silicone – matériau ici travaillé de manière fine, réaliste, à la manière de prothèses de cinéma – et le froid piquant de très fines tiges de métal, évoquant des membres à la fois indestructibles et maladifs, comme ceux d’un insecte génétiquement modifié.
Peu de couleurs composent le répertoire chromatique de l’artiste. Si l’on devait le résumer à un terme, on parlerait sans doute de chair, quoique Hannah Levy questionne cette idée du rose comme représentatif d’une carnation universelle. Il est vrai que les formes en silicone qu’elle réalise évoquent le corps, plus spécialement certaines de ses parties intimes. Il faut y regarder à deux fois avant de comprendre ce qui est représenté… Érotiques et dangereux, il semblerait que ces objets inanimés, lassés de leur statut, de leur usage, prennent vie et se rebellent. On pense à Fantasia et Mickey apprenti sorcier – mais, n’étant mis face qu’au moment de l’histoire où les choses tournent mal, on se demande : « Qu’a-t-on fait pour mériter les créatures d’Hannah Levy ? Quel monde mérite de tels dysfonctionnements ? À qui appartiennent ces chairs esclaves d’un objet qui les structure, les maintient, en dicte la destinée ? » Autant de questions que le travail d’Hannah Levy laisse en suspens, dans un étrange sentiment mélangeant malaise et fascination.
Hannah Levy, Untitled, 2020 (detail). © Hannah Levy Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la galerie Casey Kaplan, New York.
Nicolas Deshayes
Né en 1983 à Nancy, vit et travaille à Londres
Les œuvres de Nicolas Deshayes ont une apparence léchée, maîtrisée. Cet aspect rentre immédiatement en conflit avec la dimension organique que ses pièces dégagent : le contraste est saisissant, d’autant plus lorsque l’on se penche sur les inspirations qui nourrissent son travail. On y trouve pêle-mêle des éléments humains ou organiques. Certains présentent a priori peu d’intérêt – éviers, d’autres évoquent des idées peu ragoûtantes – intestins, voire carrément répugnantes – polypes, amas de graisse et de débris se formant dans les égouts.
Néanmoins, les pièces de Nicolas Deshayes n’évoquent jamais ces inspirations de manière réaliste. Certains éléments de ses travaux s’en éloignent toujours clairement, qu’il s’agisse des couleurs : gammes assez froides, parfois pastel, quelques dégradés ; des matériaux employés : céramique, émail, fonte ; ou bien encore du dispositif dans lequel elles sont présentées : cadres simples aux couleurs neutres, éléments de suspension minimalistes. L’axe majeur de son travail consiste à créer une tension entre aspect désirable – presque celui d’un pop art synthétique et attirant – et éléments auxquels on n’a ni l’habitude, ni l’envie, de prêter attention. Parfait exemple : dans son exposition Thames Water, en 2016 à la galerie Modern Art à Londres, une série de sculptures de fonte gris foncé, aux formes rappelant celles d’un intestin, fait circuler de l’eau chaude à travers la galerie, à la manière d’un système de chauffage. Il s’agit de mettre en scène le mondain : ce qu’il a de solide, structuré, produit par l’Homme ; ou ce qu’il a de plus invisible, de mou, référençant notre propre organisme, machine vivante et tiède dont nous partageons les rouages.
Aline Bouvy
Née en 1974 à Bruxelles, vit et travaille à Bruxelles
Des rats, des chiens, quelques compositions de légumes abstraits, des gros plans de nus masculins, des figures humanoïdes, mais jamais tout à fait humaines. En sculpture, en photographie, en peinture, le travail d’Aline Bouvy invite ces éléments, s’appuyant sur une gamme chromatique restreinte : blanc, gris, noir, bleu marine, chair. Comme dans le travail de Nicolas Deshayes, on retrouve des références organiques appuyées, cette fois mélangeant le scatologique au sexuel. Mais ici, ces sujets, ces références, ne semblent jamais être au cœur même de l’œuvre. On les retrouve notamment dans les titres des œuvres – Urine Mate, Que nous veut la queue –, ou bien encore dans les matériaux employés pour les réaliser. Aline Bouvy explique par exemple avoir mélangé du plâtre à sa propre urine pour la confection de quelques-unes de ses pièces. La provocation est présente, mais se trouve dans les détails, et ne sera pas nécessairement perçue de prime abord.
Provocation, en effet, mais non sans un sens de l’humour absurde, comme dans ces immenses sculptures de pieds, présentées en 2018 chez Baronian Xippas aux côtés de piercings géants ornant les murs de la galerie, et d’une importante série de dessins particulièrement réalistes de brosses à dents. Ainsi, les œuvres d’Aline Bouvy ne cherchent pas nécessairement à exprimer un sens ou une signification, mais plutôt à ouvrir, avec délicatesse, une forme de négociation avec les systèmes de pouvoir établis.
Aline Bouvy, Hora crucis 12, 2018. 40 × 50 cm Photo: Isabelle Arthuis . Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la galerie Baronian Xippas, Bruxelles.
magali reus
Née en 1981 à La Hague, vit et travaille à Londres
Les sculptures de Magali Reus sont à la fois familières et étrangères. En y attardant son attention, on reconnaît un, parfois plusieurs objets quotidiens : chapeaux, serrures, vases, ustensiles de cuisine, etc . Ceux-ci servent de point de départ au travail de l’artiste. Précisément choisis, tantôt recolorés, additionnés, superposés d’éléments abstraits parfaitement usinés, ils font de l’ensemble quelque chose d’inconnu ou d’intrigant. En effet, autour de ces objets connus, Magali Reus réalise un complexe travail abstrait de composition sculpturale. Elle y ajoute également des représentations pictographiques, tout un ensemble de symboles visuels, qui ajoute au mystère de ces œuvres. Il semble alors que les mots ne permettent plus de décrire formellement ce que l’on voit, tant cela est dense et varié – sans pour autant jamais paraître brouillon ni désordonné.
Il y a quelque chose du système de production, tant par la virtuosité technique de ses assemblages, que dans leur raison d’être. Une usine qui ferait naître des objets hautement utilitaires pour un présent que nous ne connaîtrions pas – peut-être l’une de ces réalités parallèles dont on parle de plus en plus. Il pourrait, au contraire, s’agir de vider ces formes familières de leur fonction pour leur permettre, finalement, d’exprimer une simple fonction plastique. Le travail de Magali Reus met en tension le complexe processus du travail artistique manuel avec ces objets manufacturés à la hâte, sans pour autant clairement expliciter si ces derniers la dégoûtent, ou la fascinent.
Magali Reus, Leaves (Peat, March), 2015. 46.5 × 37.5 × 11 cm Photo: Plastiques Photography. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de The Approach, Londres.
Magali Reus, Settings (Plums), 2019 (detail). 71 × 71 × 5 cm Photo: Plastiques Photography. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de The Approach, Londres.
George Henry Longly
Né en 1991 à New York, vit et travaille à New York
On retrouve dans le travail de George Henry Longly, comme dans celui de Magali Reus, l’utilisation d’objetsfamiliers, ainsi qu’un certain aspect industriel et futuriste. Mais, à la différence des travaux de cette dernière,les objets familiers autour desquels George Henry Longly construit son travail semblent pris pour euxmêmes,en tant qu’eux-mêmes et non faire partie d’une machinerie ou d’en ensemble qui les dépasserait.Les règles présidant au choix de ces objets connus sont proches de l’esprit de liberté, de la volonté de mettre toutes sortes d’inspirations au même niveau, que l’on retrouve chez Anthea Hamilton. Au Palais de Tokyo en 2018, George Henry Longly avait ainsi développé une installation prenant pour point de départ des armures de gouverneurs japonais, datées du XIIe au XIXe siècle, prêtées pour l’occasion par le Musée Guimet.
Dans le travail de George Henry Longly, les références au monde connu sont à la fois matérielles et immatérielles : il peut utiliser des polices de caractères découpées dans une plaque, des contenants de gaz dont le contenu ne servira plus, et s’est peut-être même déjà échappé. Cette idée d’insaisissabilité se retrouve également dans une importante partie de son travail : formes, sculptures, motifs, qui cessent simplement de faire référence au réel présent.
Finalement, l’ensemble qu’il déploie, entre réalité et abstraction, offre de nouvelles manières d’envisager le monde réel tel que nous le connaissons, comme un diamant taillé dans la pierre puis monté sur une bague : sans jugement spécifique, simplement pour chercher à en intensifier la perception.
TEXTE DE FLORIAN CHAMPAGNE
George Henry Longly, Promo V, 2019. 82 × 42 × 2 cm Photo: Manuel Carreon Lopez, kunst-documentation.com Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la Galerie Kandlhofer.
George Henry Longly, The Liberator, 2016. 61 × 137 × 69 cm
Photo: Manuel Carreon Lopez, kunst-documentation.com Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la Galerie Kandlhofer.
EXPLORER REVUE
L’évangile de la femme
moderne selon L’Oréal
en 1935
Antoine Bucher
« Une autre fois, en faisant un essayage, j’ai remarqué la teinte des lèvres de la jeune femme, teinte se rapprochant merveilleusement du coloris de sa robe. J’ai fait faire par notre teinturier toute la gamme des rouges à lèvres, afin de mettre mes tissus en harmonie avec les visages. »
Madeleine Vionnet, Fiat, n°1, octobre 1934.
Cette déclaration de Madeleine Vionnet qui apparaît dans un numéro de la revue Fiat peut surprendre aujourd’hui‘hui à plusieurs titres. En effet, que vient donc faire la vénérée reine de la mode dans un magazine automobile ? Et que penser de cette citation ? Dans les années 1930, plusieurs marques automobiles choisissent de développer des magazines pour promouvoir le style de vie associé à cette nouvelle pratique de l’élite et bien entendu, la couture parisienne en fait partie. La revue publiée par Ford sous le nom La Revue des Sports et du Monde est ainsi placée sous la direction de Paul Iribe à partir d’octobre 1934 et compte parmi ses contributeurs Gabrielle Chanel qui y signe plusieurs articles. Pour son numéro inaugural d’octobre 1934, la revue Fiat choisit, elle, Madeleine Vionnet. Et c’est dans cette tribune sur la mode que la couturière évoque l’harmonie chromatique entre ses tissus et une gamme de rouges à lèvres. L’époque connaît alors un important développement de l’industrie de la beauté et le maquillage se fait de plus en plus présent. On lit ainsi en 1935 dans Votre Beauté :
« Le maquillage est devenu un art véritable. L’épiderme féminin n’est plus blanc ni rose, mais revêt les tonalités chaudes de l’ambre, de la cannelle ou de l’abricot ; les paupières s’ombrent, de bleu nuit ou de vert ; la ligne des sourcils s’épure, devient le trait de pinceau de l’artiste japonais ; les lèvres fleurissent dans des rouges éclatants, mandarine, coquelicot, géranium. »
Votre Beauté n’est pas sans rappeler nos publications automobiles. Destinée tout d’abord aux salons de coiffures sous le titre La Coiffure et les Modes, la revue du fondateur de L’Oréal, Eugène Schueller se développe et devient disponible en kiosques en 1932 avant de prendre le titre de Votre Beauté à partir de janvier 1933. Eugène Schueller en suit de près le contenu et la fabrication. Le magazine mixe un contenu éditorial et commercial autour de la beauté tout en promouvant les produits capillaires et cosmétiques de L’Oréal. Aux côtés des sujets touchant à l’esthétique, au sport, à la diététique, à la santé, la couture parisienne est également un sujet de choix pour la revue. Elle accueille d’ailleurs à partir de 1935 un éminent contributeur régulier en la personne du grand couturier Jean Patou.
C’est cette même année 1935 que la société L’Oréal choisit de lancer un nouveau produit baptisé Coloral. Annoncé comme fraîchement sorti des laboratoires, Coloral est une coloration de cheveux. Il s’agit matériellement d’une ampoule qui permet, une fois diluée dans de l’eau, de procéder à un rinçage qui teint temporairement les cheveux. Jusqu’alors, les teintures avaient pour but de cacher les cheveux blancs ou d’adopter une teinte naturelle autre que la sienne en fonction de celles mises à la mode par les actrices hollywoodiennes notamment. Coloral poursuit un objectif différent car selon la revue : « Les nuances naturelles des cheveux, si jolies soient-elles, ne sont plus à l’unisson du maquillage ». La palette disponible comprend alors des orange, des roses, des violets, des bleus, des verts. Le discours et l’imagerie produits en 1935 par le magazine Votre Beauté illustrent alors un positionnement beaucoup plus singulier que celui précédemment utilisé où les teintures incarnaient notamment la lutte contre le vieillissement. Avec son nouveau produit, L’Oréal choisit de redéfinir la femme moderne.
Kees Van Dongen, publicité Coloral, Votre Beauté, 4e année, numéro 43, octobre 1935.
Librairie Diktats
« Votre grand-mère en crinoline était plus proche des dames de la Renaissance que de vous-même. Aujourd’hui vous êtes l’égale de l’homme et sa rivale sur le terrain du sport, des diplômes et des affaires. Vous pouvez nager, plonger, vous pouvez faire du 80 à l’heure en ski, du 130 au volant de votre roadster, du 300 dans l’avion qui en quelques heures vous dépose au cœur de l’Afrique… »
La femme n’est même pas alors l’égale de l’homme, elle lui est supérieure grâce à son charme : « Et cependant la femme reste femme. Bien loin d’avoir abdiqué son charme, sa coquetterie, elle a poussé l’art de plaire, le souci de briller et de s’embellir jusqu’aux derniers perfectionnements », peut-on lire en novembre 1935. Si l’on s’enchante aujourd’hui de ce féminisme affiché, l’argumentaire commercial développé va encore plus loin et poursuit même le discours des avant-gardes qui appelait à réunifier les arts pour dépasser les limites individuelles de la peinture, la mode, les arts appliqués et l’architecture. Les expérimentations du Wiener Werkstätte, de Sonia Delaunay ou encore de Paul Poiret sont les exemples « classiques » de cette extension de la toile du peintre au décor de la vie qui permet au mobilier et aux vêtements de devenir de nouveaux supports créatifs dans les premières décennies du siècle. Coloral va presque plus loin car il ne met pas de distance entre le corps et l’œuvre, voire abolit même la frontière entre l’artiste et la femme. « L’œil exercé du peintre impressionniste avait déjà découvert, dans la chevelure féminine, des reflets verts, roses ou violets. Coloral permet à la vie d’imiter l’art et à la femme de devenir sa propre artiste et de faire jouer la magie des couleurs ». La femme moderne devient elle-même l’œuvre et l’artiste.
L’idéal esthétique qu’embrasse L’Oréal pour illustrer ce produit et incarner cette nouvelle femme se confond avec deux artistes héritiers du fauvisme, le mouvement qui a libéré la couleur. « Toutes les fantaisies sont désormais permises. On peut s’offrir le luxe de ressembler à un tableau de Marie Laurencin, avec une robe grise et des cheveux roses. » Si Marie Laurencin est citée, c’est le peintre Kees Van Dongen qui illustre la publicité pour le produit ainsi qu’un important éditorial de Votre Beauté dédié à Coloral. « La femme du vingtième siècle a elle aussi trouvé son peintre qui fixera pour l’histoire sa silhouette nerveuse et racée, son maquillage intense, ses lèvres et ses sourcils stylisés, c’est Van Dongen. Van Dongen a fait mieux que comprendre la femme moderne, il l’a presque inventée, en tout cas, il l’a exaltée et lui a tracé la voie d’une esthétique nouvelle. » Pour incarner l’élégante qui adopte la teinture de couleur, le peintre d’origine néerlandaise met ainsi en scène trois jeunes femmes. Le fard à paupières est coordonné aux cheveux bleus pour l’une ; le rose de la chevelure se marie au vert des paupières et de la robe pour une autre. L’anarchiste Van Dongen prête ainsi ses pinceaux à l’incarnation d’un nouvel idéal féminin appelé de ses vœux par L’Oréal et l’armée des coiffeurs français dont le nombre double entre le début des années 1920 et le milieu des années 1930.
Léon Benigni, illustration d’article, Votre Beauté, 4e année, numéro 44, novembre 1935.
Librairie Diktats
Les pages dévolues à la couture dans Votre Beauté sont d’ordinaire plutôt hermétiques aux produits L’Oréal, relatant les dernières tendances chez les couturiers alors en vogue ou donnant la parole à Patou pour informer les lectrices de ce qu’il convient de porter. Le lancement de Coloral est l’occasion d’envahir cet espace rédactionnel et de pousser encore plus loin le concept de femme moderne. En effet, si le produit permet à la cliente d’accorder son maquillage et ses cheveux, elle peut également accorder ses cheveux à sa robe et non plus l’inverse. Le numéro de novembre 1935 de Votre Beauté comporte ainsi pour la rubrique mode une composition de l’illustrateur vedette de Fémina, Léon Benigni, qui représente les dernières créations de Schiaparelli, Chanel et Patou rehaussées par les coiffures colorées de leurs mannequins. « Quels cheveux naturels, enfin, se seraient assortis d’aussi parfaite manière à la robe de Chanel, toute de paillettes or, que ceux de la femme de droite qui sont teintés de bleu et dont les ondulations mettent en valeur un visage portant encore la trace des longues heures passées au soleil. » La femme moderne dispose désormais de tous les atouts : l’égalité avec les hommes, mais surtout la capacité de se construire elle-même comme œuvre, maquillage, robe et coiffure inclus. Que de pouvoirs dans une petite ampoule…
Texte d'Antoine Bucher