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Odorama

Teddy Lussi-ModesteHaw-Lin Services

Le réalisateur Teddy Lussi-Modeste conjugue ses deux passions en faisant la critique d’une série de parfums à travers des films cultes de l’histoire du cinéma. Quant au duo Haw-Lin Services, il mélange réel et virtuel pour une série de natures mortes spatiales.

Ambilux
Marlou

Elle descend les escaliers qui mènent au beau jardin anglais. Sa chemise de nuit, rouge, légère, transparente, vole sous l’effet de la tempête que le prince a fait se lever. Lucy est sous l’effet d’un sortilège : le désir de cet étranger ou, peut-être, son propre désir. Tout communique entre ces deux corps qui se rapprochent. Depuis quelque temps, la jeune vierge préraphaélite pense au sexe et en parle à Mina. Le prince apparaît sous la forme d’une bête hideuse et musculeuse qui la pénètre et la mord au cou. Il hurle à la mort. Le coït est bestial. Les amants s’enivrent l’un l’autre de leur odeur, de ce cumin crissant et grillé, de ce costus chevelu et salé, de cette immortelle aux nuances de réglisse qui coud l’ensemble. Tout ça est tissé – fondu –mêlé – enduit – avec génie. L’odeur est turgescente. Et quelle honte d’être vu par celle qu’on aime apparaître soudain dans le jardin : Don’t see me, supplie-t-il Mina. Don’t smell me. Par-delà le sentir-bon et le sentir-mauvais, Ambilux se mérite. C’est un fauve. Féroce. Et quel bonheur il vous donne quand vous avez du courage. Cette œuvre bafoue les conventions sociales et change l’horizon d’attente d’un parfum. Ce que l’on cache, Marlou, qui semble tirer son nom de la lecture de Jean Genet, un auteur connu pour changer la trahison en héroïsme, la honte en gloire, Marlou, donc, l’arbore. S’approcher des parfums de Marlou c’est comme s’approcher, avec émoi et terreur, du sexe d’un inconnu. Est-ce que l’odeur qui en suinte va me seoir ? Le visage s’approche de l’endroit mystérieux, fourches caudines d’un passage à l’acte et, pourquoi pas, d’une relation durable. Au départ était la chimie.

Inspiré par Dracula de Francis Ford Coppola

 

 

Ciel de Gum
Maison Francis Kurkdjian

Un village sur la côte amalfitaine. Tom retrouve sur la plage un ancien camarade qui lézarde au soleil avec sa fiancée. Gêne : sa peau est si blanche, la leur si dorée. Mondain à la manière de ces expatriés bien éduqués, le couple invite Tom à prendre un verre plus tard. Puis c’est l’emballement. Le trio goûte à la douceur de vivre : soleil, baignades, concerts de jazz, aventures sans lendemain. Tom succombe à cette vie parfaite et en oublie sa mission : ramener à New York le beau Dickie dont il tombe amoureux et dont il jalouse la vie – un peu des deux – et le mélange est dangereux. Il est impossible pour lui de résister à ce parfum que Marge et Dickie portent chaque soir sur une chemise de lin, quand la fraîcheur descend du ciel et bénit. Il y a sur la peau et dans l’air de l’ambre, du jasmin, de la vanille, de la cannelle, du poivre rose. Cette odeur florale et orientale, florientale, est si parfaite. Si élégante. Sprezzatura ! Elle évoque la mine d’un crayon et cette odeur graphitée pourrait bien être une des signatures de son créateur au talent sans pareil. Mais Dickie se lasse de Tom et veut qu’il s’en aille. Tom n’imagine pas un seul instant ne plus vivre dans le sillage ambré du bonheur radieux de ses compatriotes. La rage le saisit : Dickie se trompe. Il doit se taire. De quel droit lui aurait-il ouvert la porte du paradis pour la lui refermer aussitôt au nez ?

Inspiré par Le Talentueux Mr. Ripley d’Anthony Minghella

 

 

 

Mutiny
Maison Margiela

Jamais personne ne lui parle. Et encore moins comme ça. En lui souriant et en lui disant qu’il a de belles mains. Il se pince pour savoir s’il ne rêve pas, si cette femme vient bien de lui proposer de l’accompagner. Elle conduit cette fourgonnette aux abords de Glasgow, dans des paysages pluvieux et minéraux, froids et métalliques, allumant les lads qu’elle rencontre en chemin. Elle s’est littéralement glissée dans ce corps sexy, et s’est revêtue de ses atours – jupe en jean et blouson de fausse fourrure. Sans le savoir, elle devient peu à peu humaine. Sur elle, l’odeur de cette femme abductée, certainement conduite dans ce bain noir où elle mène elle aussi les hommes qui la suivent. Plus ils suivent cette femme qui se déshabille, plus ils s’enfoncent dans un élément inconnu sur terre, ni liquide ni gazeux. À chaque vêtement qu’elle enlève, le sillage de son parfum si féminin leur parvient : c’est un fruit juteux et solaire, orange et mandarine en tête, entrecoupé de notes vertes à l’amertume stridente, le tout déposé sur une vanille solide et légèrement cuirée. La tubéreuse, cette fleur charnelle au centre du parfum, est déstructurée pour être mieux rhabillée, pétale après pétale, tour à tour crémeuse ou épicée. À l’approche de la mort, elle regarde ce visage qu’elle portait, si proche et si lointain, nu et pourtant indéchiffrable. L’homme ne cessera jamais d’être un mystère pour lui-même.

Inspiré par Under the skin de Jonathan Glazer

Replica Bubble Bath
Maison Margiela

Coco Mademoiselle
Chanel

Entre le 1 et le 2, elle est passée de 13 à 15 ans. C’est très peu, mais à l’adolescence, deux ans c’est une éternité. Les parents ont leurs problèmes, elle a aussi les siens : elle pense beaucoup à Matthieu. « Mais qu’est-ce qu’elle a ? » demande le père. « 13 ans… » répond la mère. On la retrouve en Autriche, allongée dans un champ. Elle s’y ennuie tellement qu’elle a lu L’Éducation sentimentale. C’est l’été et une petite robe bleue enveloppe ce corps qui a grandi si vite. Désormais, c’est une demoiselle. Et elle porte un parfum de demoiselle. C’est Poupette, harpiste et professeure de harpe, qui le lui a certainement offert. Dans le train qui la ramène de Salzbourg, elle rencontre Philippe. Elle a oublié Matthieu, elle l’a oublié dès la fin du premier volet, quand cet inconnu aux yeux bleu acier est venu danser un slow avec elle sur un morceau de Richard Anderson. Lui aussi elle l’a oublié et cela fait longtemps qu’elle n’a plus été amoureuse. Désormais, c’est Cook da Books qui prend le relai. Lors du concert, elle se rapproche de Philippe, dont le corps tonique et souple a été façonnépar la savate. Comment Philippe pourrait-il résister à ce cou duquel émane une odeur d’abord fruitée ? C’est en tête toute une explosion d’hespérides : mandarine et bergamote que vient subtilement sucrer une douce fleur d’oranger. La fleur d’oranger annonce un cœur résolument floral. Carrousel de mimosa, de jasmin, de rose et d’ylang-ylang – qui exotise le bouquet français et lui fait voir du soleil. Quand les deux amants courent dans la nuit et alors qu’une pluie les trempe jusqu’à l’os, les effluves s’orientalisent avec la fève tonka, le patchouli et la vanille. C’est un bonheur. « Mais qu’est-ce qu’elle a ? » demande la mère.
« Elle est heureuse », répond le père.

Inspiré par La Boum et La Boum 2 de Claude Pinoteau

Misia
Chanel

Jamal’s Palace
Memo Paris

Le pays de l’autre côté de la mer est plein de merveilles. En entrant dans la médina, il ne peut voir la beauté du souk car il doit faire croire qu’il est aveugle. Il manque ainsi l’explosion de couleurs qui fait rutiler l’image de jaune, de vert, de fuchsia et de bleu. Mais il peut écouter les chants traditionnels et la douce voix des femmes qui leur font l’aumône. Il peut aussi sentir les épices – safran, cardamome et bouton de rose – et trouver ainsi, certainement à l’endroit où les épices laissent place au fondouk El Attarine, la clef parfumée qui lui permettra de délivrer la fée des djinns. La plus belle maison de la médina est habitée par Jenane, sa nourrice adorée qu’il retrouve enfin. Dans le riad aux murs décorés d’arabesques, la fraîcheur est filtrée par les moucharabiehs. L’odeur des fleurs embaume le jardin édénique. Et puis le hennissement d’un cheval annonce l’arrivée de son frère de lait. Avec les années, son port de tête est devenu altier. Une odeur puissante et racée émane de lui : un oud imposant, métallisé par le safran, l’or rouge. Une note de gardénia pose sa douceur arachnéenne sur cette virilité aristocratique. L’ambre et le cuir soutiennent l’architecture. « Assalamu alaykoum », lui dit Azur, le blond aux yeux bleus. « Wa alaykoum assalam », lui répond Asmar, le brun aux yeux noirs.

Inspiré par Azur et Asmar de Michel Ocelot

 

 

 

Music for a while
Frédéric Malle

Il pense aux femmes qu’il a aimées. Il veut les retrouver dans le roman qu’il écrit car il les a toutes perdues. Ça s’est joué à peu mais il faut croire que cet homme, au-delà des contingences qui entouraient chacune de ses relations, n’est pas fait pour le bonheur… Renversons le point de vue : qu’ont retenu de lui ces femmes plus belles les unes que les autres ? Il est charmant, il est sensible, il a aussi cette honnêteté qui peut être dure à entendre. Et puis, il a cette odeur. En 1962 comme en 2046, il porte le même parfum, un parfum classique et futuriste. Si la lavande est l’ingrédient vedette de nombreux masculins depuis la fin du XIXe siècle, un ananas juteux – dont on sent également la peau rude et verte, gondolée –  percute l’accord fougère, lui fait voir du pays et des étoiles, et, bientôt, ce qui en tête apparaissait comme un oxymore, devient dyade. Après l’étreinte, dans un tripot ou dans une chambre minuscule, ces femmes portent à leur tour ce parfum derrière l’oreille et sur ces robes chinoises à col haut qui font d’elles des madones au long cou. Le temps est passé, les cendres se sont dispersées, mais l’odeur, elle, est restée. C’est cette odeur que Chow retrouvera à 2046, non une date, mais un lieu où le temps s’est arrêté.

Inspiré par 2046 de Wong Kar-Wai

 

 

 

Reptile
Celine

Ça commence par un hurlement tellement puissant qu’il saisit Brian Slade. L’homme en robe est fasciné parce ce qu’il voit sur scène. Curt Wild, qui devient fou au moindre son d’une guitare électrique, se déhanche comme un iguane. Il interprète son titre avec fièvre, entouré par son groupe : The Rats. Torse nu, pantalon en cuir, reptations de la langue qui suggèrent un rapport bucco-génital frondeur, il renverse sur lui des paillettes avant de se foutre à poil. La foule en délire applaudit mais Curt l’insulte de son majeur bien tendu. Explose de lui une énergie bestiale et la légende lui accorde d’ailleurs des origines animales. Le sillage de son odeur est partout autour de lui comme l’auréole autour d’un saint : un poivre charnu semble réduire en poudre tout ce qui l’entoure, cèdre, mousse, musc et cuir, avant de se baumer. Le parfum fait sa mue. Si Curt jetait son pantalon de cuir dans la fosse, les fans le déchireraient pour emporter chez eux les précieuses reliques. Curt ne joue pas. C’est un artiste à l’état brut qui a grandi dans les banlieues pauvres du Michigan et dont la famille pensait guérir les penchants homosexuels par des électrochocs. Aucune réflexion chez lui : que de l’instinct. Comme un prédateur. Comme un reptile. C’est tout le contraire de Brian qui rêverait d’être à sa place sur scène, lui dont la performance fleur bleue l’a fait se crasher la veille comme un ascenseur en chute libre. « Ça aurait dû être moi. » « J’aurais dû avoir cette idée. » Brian retrouvera Curt : deux serpents ensemble dont les étreintes sur scène seront autant de constrictions électriques.

Inspiré par Velvet Goldmine de Todd Haynes

Reptile
Celine

Erotic Me
Paco Rabanne

Bus 96. Entre Montparnasse et porte des Lilas. Son visage se dessine sur la fenêtre arrière du bus qui donne sur le quartier latin. Une légère brise caresse ses cheveux blonds. Elle porte une robe à pois et de petites baskets blanches chaussent ses mignons pieds. Il la regarde depuis un moment l’écrivain américain vivant à Paris pour suivre les pas de Fitzgerald et de Miller. Et quand le contrôleur surprend la jeune fraudeuse, Oscar lui glisse son ticket et paie l’amende. Gentleman. La jeune fille hante ses pensées, et quand il finit par la retrouver par hasard, une liaison torride commence entre eux. Ce matin, à la table du petit déjeuner – le corps ceint d’un peignoir blanc légèrement humide comme ses beaux cheveux – émane d’elle une odeur suave : en tête un osmanthus en surdose dont les notes abricotées se posent sur un fond lacté qui évoque de façon très réaliste le lait concentré que l’on avalait enfant à même le tube les après-midis sans goûter. D’ailleurs, Mimi renverse sur sa gorge du lait qui coule jusqu’à ses seins. Oscar lèche et dévore, greedy, les mamelles offertes. Il hume le cuir angélique de sa peau qui donne de la profondeur à la fragrance. Ce parfum, en quelques notes, dégage un érotisme joueur et moqueur. Et partout, dans Paris, à cette lointaine époque du Minitel, la publicité pour 3615 Ulla. Honni soit qui mal y pense.

Inspiré par Lune de fiel de Roman Polanski

Erotic Me
Paco Rabanne

Lil Fleur
Byredo

Matière Noire
Louis Vuitton

Sans Merci
Givenchy

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Synesthésie
synthétique

Barnabé Fillion

Dans le monde de la parfumerie, où le classicisme domine toujours, Barnabé Fillion fait figure d’électron libre. Tout sauf académique, sa formation l’a amené à apprendre auprès de nez tout aussi singuliers, comme Christine Nagel ou Victoire Gobin-Daudé. Nourries de voyages et d’expériences artistiques, ses créations séduisent par leur audace. En charge depuis dix ans des parfums pour la marque de cosmétique Aesop, Barnabé Fillion se dévoile aujourd’hui avec Arpa, ambitieux projet qui conjugue images, volumes, sons et fragrances. Bâti en collaboration avec une communauté d’artistes, Arpa se découvre comme une exploration aussi intime qu’universelle. Son créateur dévoile les nombreuses ramifications de ces mondes encapsulés et partage avec nous sa vision du parfum.

Peux-tu nous dire où tu as grandi, et si tu as toujours eu un attrait pour le monde du parfum ?

Je suis né et ai grandi à Paris. Je suis parti avec mes parents dans la Loire pendant quelques années et nous sommes revenus alors que j’avais une dizaine d’années. Enfant, je n’étais pas spécialement attiré par la parfumerie. Je réalise alors que nous parlons que, lorsque nous nous sommes réinstallés à Paris, ou plus exactement, le week-end qui a précédé notre retour, je me suis perdu dans la ville après avoir visité le musée d’Orsay. Il y avait une boutique Annick Goutal à quelque pas, qui existe toujours d’ailleurs, et je m’y suis réfugié, alors que mes parents me cherchaient partout ! J’avais complètement oublié cette anecdote,elle ne me revient que maintenant. L’un des premiers parfums que j’ai porté est L’eau d’Hadrien d’Annick Goutal justement ! Mais c’est plus tard que j’ai découvert, par ma mère, l’univers de Serge Lutens et sa boutique du Palais-Royal. J’avais quinze ans, et c’est à ce moment-là que j’ai compris que le monde du parfum n’était pas ce que je pensais. J’ai découvert qu’il y avait beaucoup de choses à raconter. L’espace de Lutens m’avait fasciné, que ce soit par son esthétisme ou par le professionnalisme du personnel. De temps en temps, nous y retournions pour voir ce qui s’y passait et c’était toujours une source d’émerveillement. J’adorais cette fragrance intitulée Féminité du bois que ma mère portait. Pourtant, ça n’était pas du tout dans ma trajectoire de vouloir faire du parfum à cette époque-là, c’est venu bien plus tard. J’ai fait une école de théâtre, ai passé mon bac, et me suis ensuite lancé dans la photographie, une passion que j’avais depuis plusieurs années.

Qu’est-ce qui t’a donc amené à faire tes premières compositions ?

C’est encore une histoire bizarre ! J’ai habité pendant un temps dans l’hôtel particulier de Brunvilliers, à Paris. La marquise de Brunvilliers est une célèbre empoisonneuse qui fut exécutée en 1676. Je vivais donc dans ce petit studio, sous les toits, à l’époque où je faisais de la photo. C’est là, sous ses combles, que la marquise faisait ses poisons ! J’ai toujours trouvé qu’il y régnait une ambiance particulière. Parallèlement à la photographie, je m’intéressais à la botanique et à son esthétique. J’étais dingue du travail de Karl Blossfeldt. Ses images qui montrent l’univers macro de l’architecture de la nature me fascinent. À l’époque, je transformais mon appareil Polaroïd en remplaçant les objectifs par des loupes et je faisais des images d’éléments botaniques ou anatomiques. Ça m’a amené à étudier la naturopathie. Dans cette discipline, il y a évidemment l’aromathérapie, et c’est par ce biais que j’ai découvert les différents types de distillation, les macérations, les huiles essentielles… C’est à ce moment là que j’ai pris du plaisir à mélanger, à composer, à jouer avec les odeurs. Dès que j’ai senti ces huiles, j’ai compris que j’avais un caractère synesthésique. Dès que je sentais, je voyais des textures, des couleurs, toutes sortes de choses que j’allais chercher auparavant par le biais de la photographie. D’un seul coup, tout s’est relié !

Tu as un parcours d’autodidacte, comment le parfum est devenu ton métier ?

J’ai eu la chance de rencontrer Victoire Gobin-Daudé, qui est pour moi une très grande parfumeuse. Elle a une histoire incroyable. Avant de devenir nez, elle a notamment défilé et été une collaboratrice de Pierre Cardin, mais ça n’est qu’une toute petite partie de sa vie. Elle m’a formé et m’a transmis son savoir. Elle a été très sensible et intuitive. Elle a compris ce que je pouvais faire et ce que je ne pouvais pas faire dans le milieu de la parfumerie. Nous avons fait quelques parfums ensemble, puis j’ai commencé à travailler pour Paul Smith.

Effectivement en 2013, tu crées ce parfum pour homme, décliné ensuite pour la femme. Qu’est-ce que cherchait Paul Smith ?

Il était dans un questionnement car il avait l’impression que les licences de parfums devenaient de plus en plus distinctes de ce qu’il souhaitait pour sa marque. J’ai appelé cette fragrance Portrait, une manière de redéfinir la base. Nous avons fait un travail dans ses archives et nous sommes plongés dans sa vaste collection de photos pour essayer de retrouver sa vision à lui, pas celle d’une équipe de marketing. Je me suis vraiment battu pour faire passer la note masculine car elle était assez innovante et déroutante.

C’est à peu près à ce moment-là que tu as rencontré Christine Nagel, l’actuel nez de la maison Hermes.

Tout à fait. Je travaillais avec la maison Mane, une importante société de création de parfums, avec qui je travaille toujours sur la production de fragrances. À l’époque, Christine en était la vice-présidente et m’a pris sous son aile. Elle m’a notamment expliqué les rouages de l’industrie, tous les aspects pragmatiques liées à la gestion des matières premières. Je suis arrivé dans cet univers professionnel comme un ovni car je n’ai pas suivi la formation classique.

Quels parfums et créateurs parlent à ta sensibilité?

Évidemment Serge Lutens. Je suis admiratif de la grâce et de l’élégance qui se dégagent de son univers. Quant aux senteurs, je suis autant fasciné par les parfums du XIXe siècle que par l’arrivée des molécules synthétiques qui ont tout bouleversé. Je pense plus en terme de courant que de parfums. Et puis, je dois citer Comme des Garçons. Quand j’ai compris le projet derrière la collaboration entre Rei Kawakubo et Christian Astuguevielle, directeur artistique de Comme des Garçons parfum depuis 1994, j’ai été époustouflé.

Tu travailles depuis dix ans maintenant pour la marque de soin Aesop. La marque est australienne et je me demandais comment se passait le travail au quotidien ?

Je suis très chanceux de travailler avec eux car le parfum a pris une réelle ampleur au sein de leur univers. Surtout, je trouve l’ensemble de leur proposition très juste. En ce qui concerne notre mode de fonctionnement, c’est assez simple car l’équipe européenne était déjà en place dans des bureaux parisiens quand nous avons débuté notre collaboration. Nous venons de lancer le dernier parfum qui s’appelle Rōzu, inspiré de la vie de Charlotte Perriand au Japon.

Photographies de Tom de Peyret

Récemment, tu as dévoilé Arpa, un ambitieux projet personnel et collaboratif. Comment t’est venue l’idée de lancer ta propre marque ?

La finalité n’est pas tant qu’Arpa devienne une marque, c’est vraiment une démarche artistique qui me permet de faire ce qui me plaît mais avec moins de contraintes. Ça fait longtemps que je travaille dessus, puisque initialement il s’agissait de différents projets qui se sont regroupés. « Arpa » veut dire harpe en espagnol, c’est le symbole des arts. C’est aussi l’artiste Jean Arp. Mais c’est surtout le ARP, une gamme de synthétiseurs que j’adore. Ce sont des machines fulgurantes qui ont fait entrer les compositions classiques dans la musique électronique. Elles produisent un son futuriste.

Peut-on dire qu’Arpa essaie de se faire rencontrer la tradition et la modernité ?

À vrai dire, je ne sais plus où se situe la tradition dans le projet actuellement. L’idée est d’explorer la synesthésie à travers des visions futuristes de la fin des XIX et XXe siècles. Ces sont des interrogations esthétiques sur notre rapport aux images du futur, sur l’apport de celles du passé dans notre présent.

Plus que de tradition, Arpa parle de nature primitive. C’est la rencontre entre la nature primitive et le voyage dans l’espace. Il y a cette idée que les flacons d’Arpa soient un peu comme des capsules témoins que l’on emporterait si l’on devait partir explorer les galaxies.

Ces flacons sont très beaux. C’est un ensemble de formes et de couleurs différentes qui se combinent pour créer des variations de couleurs et de reflets.

Ils ont été dessinés par Jochen Holz. En plus des flacons « classiques », nous avons réalisé des éditions limitées à 70 pièces par série, dans son studio à Londres. Chaque création sortira selon un rythme précis en séquence de sept parfums que l’on appelle des substances. Nous allons lancer les trois premières, puis les trois suivantes et enfin la dernière. Dans la première série, cette septième substance s’appelle Matter et c’est la note commune aux six premières. On peut potentiellement jouer avec et la rajouter à l’une des six premières substances pour l’accentuer, et commencer à créer son propre parfum. C’est vraiment un système modulaire dans le sens où chacun des parfums vit indépendamment sans forcément se lier à l’autre, mais le septième élément permet d’y apporter sa touche. On commence cette première année d’existence d’Arpa avec deux séries, puis on passera à une série par an. C’est beaucoup, mais c’est ça qui me plaît : créer des formules qui peuvent être très différentes ou au contraire avoir des éléments communs.

Tu es effectivement prolifique, puisque tu développes aussi des projets particuliers, comme ceux faits en collaboration avec l’artiste Anicka Yi. Il est difficile de résumer son approche tant elle est atypique, mais on peut dire qu’elle travaille autour des sens, au croisement des odeurs, de la cuisine et des sciences. Comment l’as-tu rencontrée ?

Par l’intermédiaire de la Fondation Lafayette. Ils ont co-produit un livre à l’occasion de sa première exposition personnelle à la Kunsthalle de Bale. L’idée initiale était de produire un catalogue monographique, mais Anicka trouvait qu’il était prématuré de faire ça. Son concept était de réaliser un livre que l’on puisse potentiellement brûler et que cette action apporte autre chose à son œuvre, mais aussi à ce livre en tant qu’objet. C’est donc un catalogue qui est parfumé selon les mêmes procédés que les papiers d’Arménie. L’odeur que nous avons développée est liée à l’idée de perte de mémoire. On dit que lorsqu’une personne est atteinte de la maladie d’Alzheimer, elle retombe en enfance. Nous avons beaucoup travaillé sur les premières odeurs que le fœtus perçoit. C’est un dialogue entre la vanilline, cette molécule qui existe dans le corps de la femme et qui est la première odeur que l’on sent, et des odeurs plus métalliques, proches des hôpitaux. C’était mon premier projet avec Anicka, mais nous en avons d’autres par la suite.

Pour en revenir à Arpa, il est important de préciser que c’est un projet multidisciplinaire où le parfum coexiste avec d’autres formes d’art, notamment la vidéo et la musique.

Exactement. En ce qui concerne le son, chaque parfum s’accompagne de deux morceaux de musique, présents sur clé USB. Nous éditons également ces titres en vinyles, mais en toute petite quantité, pour les amis d’Arpa. À l’avenir, il se pourrait que nous réalisions un coffret comprenant aussi les sept disques correspondant à une séquence. Mais pour le moment, puisque l’on révèle les parfums trois par trois, puis le dernier, ce point n’est pas d’actualité.

Quels sont les musiciens qui ont composé autour des parfums ?

Chronologiquement, les deux premiers ont été Buvette puis Pilooski. Il y a également Erwan Sene et Cyrus Bayandor (qui est également le bassiste de Florence & The Machines). Ce dernier a travaillé autour de la fragrance Arco Spectro, inspiré par ce lieu incroyable qui se trouve en Éthiopie, à la frontière de l’Érythrée. Il y a ce volcan enseveli sous une croûte de sel et de minéraux qui forme des bains multicolores sublimes. Il y a quatre ans, une équipe de scientifiques français y a trouvé des micro-organismes, et cela a totalement chamboulé les théories de l’évolution. Le fait qu’une bactérie puisse vivre dans un environnement si spécifique amène à croire les spécialistes qui disent qu’une vie est possible sur Mars. Le parfum se nourrit de cette tension scientifique. Il y a aussi un côté plus romantique car Rimbaud aurait passé une partie de sa vie, peu avant de mourir, dans cette région d’Éthiopie.

 

Photographies de Tom de Peyret

Tu as également collaboré avec la peintre Nathalie du Pasquier, membre historique du groupe Memphis.

Elle a fait un superbe tableau que nous utilisons sous forme de fragments pour les pochettes qui, une fois toutes réunies, formeront à nouveau la peinture dans sa totalité. Avec Arpa, le parfum est important, mais pas plus que la sculpture, le son ou la video.

C’est d’ailleurs l’ambition de votre espace, qui sert à la fois de bureau, de laboratoire et de showroom, mais sous le prisme de la galerie.

Oui, c’est un espace hybride car nous souhaitions y montrer les différents aspects d’Arpa. On y accueille notamment un studio d’enregistrement. Il y a aussi une enceinte de cinéma et de théâtre qui date de 1929 et qui ressemble par sa forme à une sculpture d’Anish Kapoor.

Toujours dans cette idée de Gesamtkunstwerk – ce concept esthétique que l’on traduit par « œuvre d’art totale », vous avez développé toute une série de symboles très graphiques.

Tout à fait, c’est un travail que nous avons entrepris avec Éric Pillaut, un proche collaborateur qui a notamment créé le logo d’Arpa. C’est une sorte d’alphabet, un code qui révèle le nom des fragrances. L’inspiration vient des volutes de fumée d’encens, plus précisément du kōdō, l’art japonais d’apprécier les parfums – et le troisième art traditionnel, avec la cérémonie du thé et l’ikebana. Lors des cérémonies de kōdō, les participants « écoutent » les fragrances exhalées par des bois parfumés brûlés selon les règles en vigueur. J’ai découvert cette pratique à travers Le Dit du Genji, le livre monument – écrit au XIe siècle – de Murasaki Shikibu.

L’approche d’Arpa est très généreuse, elle se déploie et les sensations se superposent. C’est une démarche à contre-courant de ce que l’on a l’habitude de voir.

C’est ma manière de concevoir la création. Ça doit être un acte de générosité car moi-même, je reçois énormément de toutes les personnes avec qui je travaille. J’ai toujours trouvé qu’il y avait quelque chose de décadent dans les propositions actuelles du monde du parfum. On oublie trop facilement l’élévation car on est souvent bloqué par l’aspect commercial. Le marketing est généralement dépassé.

Pour moi, le parfum est la chose la moins analytique de tout ce que j’ai pu faire, dans le sens où cette forme me permet d’absorber ce qui me plaît, ce qui m’interroge, ce que je ressens, et sur quoi je ne peux pas forcément mettre des mots. Tout cela se traduit plus facilement dans le parfum. Avec Arpa, les fragrances sont là en tant que figures expressives de tous ces aspects. Mais c’est l’ensemble – le dialogue avec les images, les sons, les formes – qui donne du sens. C’est ce qui m’a motivé à mettre en place ce projet.

Défiance

À rebours des clichés éculés, Marili André revisite la notion d’attitude sous le prisme de la défiance en imaginant une rivalité dans les rues de Paris.

Peinture de portrait

Qu’est-ce qui relie l’identité à l’apparence ? À cette question, Grant James répond par une série de personnages archétypaux aux allures fantasques.

Contrastes

Couleurs audacieuses, contrastes assumés et formes structurées définissent les visages contemporains photographié par Benjamin Lennox.

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Tout en un

Thomas Bayrle

Figure influente et pionnière, l’artiste allemand Thomas Bayrle (Né en 1937, il vit et travaille à Francfort) s’inscrit comme une référence importante pour plusieurs générations d’artistes, tant par son activité d’enseignant (Il a été professeur à la célèbre Städelschule de 1975 à 2002), que par sa participation à de grandes expositions internationales (Documenta 3, 6 et 13, 50e Biennale de Venise, etc). Au fil des ans, Bayrle a construit une œuvre extrêmement cohérente, qui tend vers l’obsession tout en combinant de manière unique sa fidélité au Pop art, à l’art conceptuel et à l’Op art. Devrim Bayar, curatrice au centre d’art bruxellois Wiels, qui a travaillé avec l’artiste en 2013 et 2014, s’entretient avec lui pour connaître son point de vue sur le « grand bouillon actuel », évoquer ses réalisations passées et recueillir ses conseils pour notre avenir commun.

Devrim Bayar
Notre monde traverse une crise sans précédent avec la pandémie de Covid-19 qui a paralysé la planète et provoqué un effondrement économique et humanitaire mondial, mais aussi, sur le plan sociopolitique, avec le mouvement Black Lives Matter qui enflamme les États-Unis et se répand dans de nombreux autres pays. En tant qu’artiste, mais aussi en tant qu’homme ayant vécu des événements historiques majeurs tels que la Seconde Guerre mondiale, mai 68 et la chute du mur de Berlin, que pensez-vous de la situation mondiale actuelle ?

Thomas Bayrle
Je pars du principe que la vie, ou l’existence, est toujours très complexe. Cette complexité semble souvent cachée, mais elle éclate brutalement en ce moment. La vie est une sorte d’organisme qui a besoin d’être constamment renouvelé. Par les États, par les peuples et par les individus. Cela me rappelle la pompe à miel de Beuys, une installation présentée en 1977 lors de Documenta 6 à Kassel. (Joseph Beuys installe
une pompe actionnée par deux moteurs pour faire circuler deux tonnes de miel liquide dans un tube de dix-sept mètres de haut dans un réseau de distribution qui traverse les pièces du Museum Fridericianum). C’est un miracle que l’on puisse créer cette structure que nous appelons « la vie ».

Devrim Bayar
Oui, en effet. Avez-vous réussi à travailler récemment ? Sur quoi ?

Thomas Bayrle
Sur les machines. Je vois les informations visuelles comme des piles complexes, des sortes de masses de matière plutôt sauvages et boueuses qui vont se mettre en ordre – un peu comme le processus de la peinture à première vue – avant que l’on ne transpose en deux dimensions et que l’on n’ordonne les images et les idées. Cela peut ressembler à des masses mouvantes d’idées et de pensées, comme une moissonneuse-batteuse spirituelle.

Devrim Bayar
Cela me rappelle que, lorsque vous étiez jeune, vous travailliez dans une usine, une expérience inhabituelle pour un artiste. Comment y êtes-vous arrivé et quels souvenirs en gardez-vous ?

Thomas Bayrle
Je voulais d’abord devenir ingénieur textile et pour moi les tissus étaient comme l’architecture : des poutres verticales et horizontales qui pouvaient prendre une telle ampleur qu’elles devenaient des constructions ou se réduire au point de se changer en pièces de tissu. Le sens de la transformation était déterminé par la chaîne et la trame, de sorte que le tissu avait deux dimensions – on pouvait osciller entre le minuscule et le monumental.

Devrim Bayar
Avant de devenir artiste, vous avez travaillé au début des années 60 comme graphiste pour diverses grandes entreprises et également comme éditeur de livres, par l’intermédiaire de votre propre maison d’édition Gulliver Presse. Peu à peu, vous avez commencé à créer des tableaux et des sérigraphies. Comment cette transition s’est-elle faite ? Vouliez-vous devenir «un artiste»?

Thomas Bayrle
Mon activité s’est toujours située à mi-chemin entre celle d’un producteur et celle d’un artiste qui créé et met en œuvre lui-même des idées. Les connaissances que j’ai acquises en exerçant différents métiers étaient à l’image de la ville dans laquelle je vivais. Elles étaient des éléments parmi tant d’autres qui nourrissaient mon travail. Avec Gulliver Press, nous avons publié de très bons livres pour d’autres auteurs.

Thomas Bayrle, Fire in the Wheat (Sex Portfolio), M-Formation, 1970. Impression sérigraphique sur papier artisanal. Chaque lé : 47 × 164 cm. Assistant : Johannes Sebastian. Le livre d’artiste éponyme a été publié par MÄRZ Verlag en 1970. Photo : Wolfgang Günzel.

Thomas Bayrle, And Back Again – Masaomi Unagami II, 1991.  Impression offset sur papier, 86 × 62 cm. Photo : Wolfgang Günzel.

Grâce à des artistes comme mon ami Peter Röhr, j’ai découvert que nous roulons sur une autoroute, mais qu’en même temps nous sommes une autoroute sur laquelle d’autres roulent. Nous avons roulé pendant des heures sur l’autoroute alors que le terre-plein central (Mittelstreifen) disparaissait en dessous de nous. Finalement, ce fut une aventure plus qu’un projet délibéré.

Devrim Bayar
Vous dites de Francfort qu’elle a été l’un des différents « éléments » qui ont influencé votre pratique. Comment y avez-vous vécu et travaillé ? Quel genre de contexte a-t-elle constitué pour vous ?

Thomas Bayrle
Cette ville est comme beaucoup d’autres lieux – d’un côté, c’est un « univers » à part entière, de l’autre, elle est aussi très provinciale. Bien qu’elle soit petite, elle possède toutes les caractéristiques d’une grande (les banques, les autoroutes, les centres commerciaux, les touristes…) – et c’est pourquoi elle parle aussi au nom de la réalité mondiale. Je trouve ici tout ce que je trouve ailleurs, mais à une autre échelle.

Devrim Bayar
La propagande, la religion, la société de consommation ou même la sexualité ont toujours été des sujets qui vous ont beaucoup intéressé. Vous définissez-vous comme un artiste politique ?

Thomas Bayrle
Non.

Devrim Bayar
Pourquoi ?

Thomas Bayrle
Parce que corps plus âme – et non pas corps ou âme.

Devrim Bayar
Vous avez vécu la transition des outils analogiques aux nouvelles technologies numériques, avec lesquelles vous avez travaillé très tôt. Qu’est-ce que ces nouveaux outils vous ont permis de réaliser ?

Thomas Bayrle
C’était une nouvelle liberté dans laquelle les relations classiques n’étaient plus un obstacle.

Devrim Bayar
Si je me souviens bien, vos premières expérimentations avec des programmes informatiques ont eu lieu à la Städeschule de Francfort où vous avez enseigné pendant de nombreuses années. Quelle était votre pédagogie ? Que vouliez-vous transmettre à vos étudiants ?

Thomas Bayrle
C’était une influence mutuelle, donc vraiment un dialogue entre les deux parties. Les étudiants ont obtenu quelque chose de moi et moi d’eux. C’était un échange émotionnel. Enseignement et apprentissage se nourrissaient mutuellement.

Devrim Bayar
Votre travail s’est souvent révélé visionnaire. Dans les années 60 déjà, vous avez dépeint la société de masse, la surcharge d’informations, l’urbanisation effrénée et l’anonymat des villes dominées par l’industrie automobile et l’introduction des nouvelles technologies dans la psyché humaine. Comment voyez-vous notre avenir ? Et auriez-vous un conseil à donner à la nouvelle génération ?

Thomas Bayrle
La société devient de plus en plus complexe, plus dense et moins tangible. Les autoroutes et la respiration vont de pair. La vie dans les sociétés de masse modernes devient plus abstraite et anonyme.

Thomas Bayrle, Fire in the Wheat (Sex Portfolio), Jacke wie Hose, 1970. Impression sérigraphique sur papier artisanal.Chaque lé : 47 × 164 cm. Assistant : Johannes Sebastian. Le livre d’artiste éponyme a été publié par MÄRZ Verlag en 1970. Photo : Wolfgang Günzel.

Thomas Bayrle, Airplane, 1982-1983. Collage photographique sur carton, 790 × 1280 cm. Photo : Gerald Domenig.

Je veux conserver en permanence un esprit perceptif sensible. Même si tout se condense, l’existence doit rester joyeuse. Ne renonçons pas, soyons rock’n’roll !

La beauté sans expression est peut-être une imposture

Expressives, épurées et exaltées, les images de Vito Fernicola revisitent la décennie 90 en couleurs et textures.

Fünf Finger Föhn Frisur

Les photographes zurichois Peter Gaechter et Bettina Clahsen documentent des coiffures réalisées dans les salons haut de gamme suisses, retraçant les tendances en matière capillaire des années 1970 aux années 1990.

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Transformer(s)

Jouant avec l’histoire de la sculpture, les artistes présentés à travers cet article se distinguent par leur maîtrise du collage formel et de la polysémie. Si quelques affinités se mettent en place entre leurs productions, dessinant les contours d’une certaine famille artistique, leur véritable point commun réside dans cette capacité à renouveler et transformer la matière. Qu’ils emploient des techniques artisanales ou au contraire très élaborées, ils mettent en place un corpus d’œuvres intriguant, oscillant entre opacité et séduction.

ANTHEA HAMILTON

Née en 1978 à Londres, vit et travaille à Londres

Le travail d’Anthea Hamilton réunit une pluralité de disciplines et de médiums : arts plastiques classiques – photographies, sculptures – mais aussi éléments moins traditionnels, venus des arts décoratifs : papier peint, canapés, fauteuils, tapis, vêtements. Cet ensemble posé, on a affaire à un décor qui évoque, sinon un intérieur, au moins une certaine domesticité. Sa particularité est d’être à la fois maniériste et minimaliste. Dans The Prude, une installation à la Thomas Dane Gallery de Londres en 2019, un énorme papillon mou côtoyait un papier peint géométrique parsemé de quelques grosses fleurs, le tout accompagné d’un fauteuil en damier de carrelage blanc et rouge. Jeu d’échelle et de matières, références aux formes organiques, au courant Bauhaus, mais aussi à la force des traits de la bande dessinée, l’univers d’Hamilton réunit tous ces éléments, comme autant de déclencheurs narratifs. D’ailleurs, ces propositions sont parfois également théâtre de performances, comme cela a été le cas à la Tate Britain en 2018 dans The Squash : actions et costumes – signés par Jonathan Anderson, directeur artistique de la marque éponyme et de la maison Loewe –  parachèvent alors le tableau.

L’univers d’Anthea Hamilton n’est pas univoque. Les éléments qu’elle choisit de convoquer proviennent de recherches ou d’expériences variées. Il s’agit avant tout de retranscrire certaines choses qui l’ont intriguée, sans chercher à les classer en suivant des hiérarchies conventionnelles. Ainsi, le projet The Squash trouve notamment son origine dans la découverte d’une photographie de Erick Hawkins, chorégraphe américain, présentant une personne « costumée » en légume, au milieu de vignes stylisées. L’exposition est alors une manière de déployer ces inspirations, les faire coexister, se rencontrer. Ainsi, Anthea Hamilton en propose une lecture toute personnelle. Et, même lorsque des acteurs ne viennent pas occuper la scène qu’elle a créée, elle laisse alors une place importante à celui qui vient déambuler, regarder : il est celui qui, in fine, donne sens à l’œuvre, par sa présence même, son ressenti, ses propres interprétations.

Anthea Hamilton, Wrestler Sedan Chair, 2019. 80.5 × 161 × 80 cm  © Anthea Hamilton                 Photo: Andy Keate. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de Thomas Dane Gallery.

Anthea Hamilton, Folded Wing Moth, 2019. 104 × 270 × 6 cm © Anthea Hamilton                   Photo: Andy Keate. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de Thomas Dane Gallery.

HANNAH LEVY

Née en 1991 à New York, vit et travaille à New York

Est-ce que ce sont des morceaux d’humains, des insectes, des hybrides, ou bien d’inoffensifs objets ? Créatures de cauchemar aux griffes aiguisées, aux très fins pieds : le travail d’Hannah Levy évoque les arts décoratifs anthropomorphes –  caryatides, mains soutenant un flambeau, chaise aux pieds de lion… Mais ici, la mutation est allée trop loin, empêchant la fonction. L’objet se rebelle : il est devenu vivant, comme une créature de science-fiction dérangeante, à mi-chemin entre la mollesse, la douceur du silicone – matériau ici travaillé de manière fine, réaliste, à la manière de prothèses de cinéma – et le froid piquant de très fines tiges de métal, évoquant des membres à la fois indestructibles et maladifs, comme ceux d’un insecte génétiquement modifié.

Peu de couleurs composent le répertoire chromatique de l’artiste. Si l’on devait le résumer à un terme, on parlerait sans doute de chair, quoique Hannah Levy questionne cette idée du rose comme représentatif d’une carnation universelle. Il est vrai que les formes en silicone qu’elle réalise évoquent le corps, plus spécialement certaines de ses parties intimes. Il faut y regarder à deux fois avant de comprendre ce qui est représenté… Érotiques et dangereux, il semblerait que ces objets inanimés, lassés de leur statut, de leur usage, prennent vie et se rebellent. On pense à Fantasia et Mickey apprenti sorcier – mais, n’étant mis face qu’au moment de l’histoire où les choses tournent mal, on se demande : « Qu’a-t-on fait pour mériter les créatures d’Hannah Levy ? Quel monde mérite de tels dysfonctionnements ? À qui appartiennent ces chairs esclaves d’un objet qui les structure, les maintient, en dicte la destinée ? » Autant de questions que le travail d’Hannah Levy laisse en suspens, dans un étrange sentiment mélangeant malaise et fascination.

Hannah Levy, Untitled, 2020 (detail).   © Hannah Levy Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la galerie Casey Kaplan, New York.

Nicolas Deshayes

Né en 1983 à Nancy, vit et travaille à Londres

Les œuvres de Nicolas Deshayes ont une apparence léchée, maîtrisée. Cet aspect rentre immédiatement en conflit avec la dimension organique que ses pièces dégagent : le contraste est saisissant, d’autant plus lorsque l’on se penche sur les inspirations qui nourrissent son travail. On y trouve pêle-mêle des éléments humains ou organiques. Certains présentent a priori peu d’intérêt – éviers, d’autres évoquent des idées peu ragoûtantes – intestins, voire carrément répugnantes – polypes, amas de graisse et de débris se formant dans les égouts.

Néanmoins, les pièces de Nicolas Deshayes n’évoquent jamais ces inspirations de manière réaliste. Certains éléments de ses travaux s’en éloignent toujours clairement, qu’il s’agisse des couleurs : gammes assez froides, parfois pastel, quelques dégradés ; des matériaux employés : céramique, émail, fonte ; ou bien encore du dispositif dans lequel elles sont présentées : cadres simples aux couleurs neutres, éléments de suspension minimalistes. L’axe majeur de son travail consiste à créer une tension entre aspect désirable – presque celui d’un pop art synthétique et attirant – et éléments auxquels on n’a ni l’habitude, ni l’envie, de prêter attention. Parfait exemple : dans son exposition Thames Water, en 2016 à la galerie Modern Art à Londres, une série de sculptures de fonte gris foncé, aux formes rappelant celles d’un intestin, fait circuler de l’eau chaude à travers la galerie, à la manière d’un système de chauffage. Il s’agit de mettre en scène le mondain : ce qu’il a de solide, structuré, produit par l’Homme ; ou ce qu’il a de plus invisible, de mou, référençant notre propre organisme, machine vivante et tiède dont nous partageons les rouages.

Aline Bouvy

Née en 1974 à Bruxelles, vit et travaille à Bruxelles

Des rats, des chiens, quelques compositions de légumes abstraits, des gros plans de nus masculins, des figures humanoïdes, mais jamais tout à fait humaines. En sculpture, en photographie, en peinture, le travail d’Aline Bouvy invite ces éléments, s’appuyant sur une gamme chromatique restreinte : blanc, gris, noir, bleu marine, chair. Comme dans le travail de Nicolas Deshayes, on retrouve des références organiques appuyées, cette fois mélangeant le scatologique au sexuel. Mais ici, ces sujets, ces références, ne semblent jamais être au cœur même de l’œuvre. On les retrouve notamment dans les titres des œuvres – Urine Mate, Que nous veut la queue –, ou bien encore dans les matériaux employés pour les réaliser.  Aline Bouvy explique par exemple avoir mélangé du plâtre à sa propre urine pour la confection de quelques-unes de ses pièces. La provocation est présente, mais se trouve dans les détails, et ne sera pas nécessairement perçue de prime abord.

Provocation, en effet, mais non sans un sens de l’humour absurde, comme dans ces immenses sculptures de pieds, présentées en 2018 chez Baronian Xippas aux côtés de piercings géants ornant les murs de la galerie, et d’une importante série de dessins particulièrement réalistes de brosses à dents. Ainsi, les œuvres d’Aline Bouvy ne cherchent pas nécessairement à exprimer un sens ou une signification, mais plutôt à ouvrir, avec délicatesse, une forme de négociation avec les systèmes de pouvoir établis.

Aline Bouvy, Hora crucis 12, 2018. 40 × 50 cm Photo: Isabelle Arthuis . Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la galerie Baronian Xippas, Bruxelles.

magali reus

Née en 1981 à La Hague, vit et travaille à Londres

Les sculptures de Magali Reus sont à la fois familières et étrangères. En y attardant son attention, on reconnaît un, parfois plusieurs objets quotidiens : chapeaux, serrures, vases, ustensiles de cuisine, etc . Ceux-ci servent de point de départ au travail de l’artiste. Précisément choisis, tantôt recolorés, additionnés, superposés d’éléments abstraits parfaitement usinés, ils font de l’ensemble quelque chose d’inconnu ou d’intrigant. En effet, autour de ces objets connus, Magali Reus réalise un complexe travail abstrait de composition sculpturale. Elle y ajoute également des représentations pictographiques, tout un ensemble de symboles visuels, qui ajoute au mystère de ces œuvres. Il semble alors que les mots ne permettent plus de décrire formellement ce que l’on voit, tant cela est dense et varié – sans pour autant jamais paraître brouillon ni désordonné.

Il y a quelque chose du système de production, tant par la virtuosité technique de ses assemblages, que dans leur raison d’être. Une usine qui ferait naître des objets hautement utilitaires pour un présent que nous ne connaîtrions pas – peut-être l’une de ces réalités parallèles dont on parle de plus en plus. Il pourrait, au contraire, s’agir de vider ces formes familières de leur fonction pour leur permettre, finalement, d’exprimer une simple fonction plastique. Le travail de Magali Reus met en tension le complexe processus du travail artistique manuel avec ces objets manufacturés à la hâte, sans pour autant clairement expliciter si ces derniers la dégoûtent, ou la fascinent.

Magali Reus, Leaves (Peat, March), 2015. 46.5 × 37.5 × 11 cm  Photo: Plastiques Photography. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de The Approach, Londres.

Magali Reus, Settings (Plums), 2019 (detail). 71 × 71 × 5 cm   Photo: Plastiques Photography. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de The Approach, Londres.


George Henry Longly

Né en 1991 à New York, vit et travaille à New York

On retrouve dans le travail de George Henry Longly, comme dans celui de Magali Reus, l’utilisation d’objetsfamiliers, ainsi qu’un certain aspect industriel et futuriste. Mais, à la différence des travaux de cette dernière,les objets familiers autour desquels George Henry Longly construit son travail semblent pris pour euxmêmes,en tant qu’eux-mêmes et non faire partie d’une machinerie ou d’en ensemble qui les dépasserait.Les règles présidant au choix de ces objets connus sont proches de l’esprit de liberté, de la volonté de mettre toutes sortes d’inspirations au même niveau, que l’on retrouve chez Anthea Hamilton. Au Palais de Tokyo en 2018, George Henry Longly avait ainsi développé une installation prenant pour point de départ des armures de gouverneurs japonais, datées du XIIe au XIXe siècle, prêtées pour l’occasion par le Musée Guimet.

Dans le travail de George Henry Longly, les références au monde connu sont à la fois matérielles et immatérielles : il peut utiliser des polices de caractères découpées dans une plaque, des contenants de gaz dont le contenu ne servira plus, et s’est peut-être même déjà échappé. Cette idée d’insaisissabilité se retrouve également dans une importante partie de son travail : formes, sculptures, motifs, qui cessent simplement de faire référence au réel présent.

Finalement, l’ensemble qu’il déploie, entre réalité et abstraction, offre de nouvelles manières d’envisager le monde réel tel que nous le connaissons, comme un diamant taillé dans la pierre puis monté sur une bague : sans jugement spécifique, simplement pour chercher à en intensifier la perception.

 

 

TEXTE DE FLORIAN CHAMPAGNE

George Henry Longly, Promo V, 2019. 82 × 42 × 2 cm Photo: Manuel Carreon Lopez, kunst-documentation.com Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la Galerie Kandlhofer.

George Henry Longly, The Liberator, 2016. 61 × 137 × 69 cm
Photo: Manuel Carreon Lopez, kunst-documentation.com Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la Galerie Kandlhofer.

Le lien du sang

C’est par le jeu et l’amour que se dessinent la communauté photographiée par Parker Woods. Une famille de cœur lumineuse et porteuse d’espoir.

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L’évangile de la femme
moderne selon L’Oréal
en 1935

Antoine Bucher

« Une autre fois, en faisant un essayage, j’ai remarqué la teinte des lèvres de la jeune femme, teinte se rapprochant merveilleusement du coloris de sa robe. J’ai fait faire par notre teinturier toute la gamme des rouges à lèvres, afin de mettre mes tissus en harmonie avec les visages. »
Madeleine Vionnet, Fiat, n°1, octobre 1934.

Cette déclaration de Madeleine Vionnet qui apparaît dans un numéro de la revue Fiat peut surprendre aujourd’hui‘hui à plusieurs titres. En effet, que vient donc faire la vénérée reine de la mode dans un magazine automobile ? Et que penser de cette citation ? Dans les années 1930, plusieurs marques automobiles choisissent de développer des magazines pour promouvoir le style de vie associé à cette nouvelle pratique de l’élite et bien entendu, la couture parisienne en fait partie. La revue publiée par Ford sous le nom La Revue des Sports et du Monde est ainsi placée sous la direction de Paul Iribe à partir d’octobre 1934 et compte parmi ses contributeurs Gabrielle Chanel qui y signe plusieurs articles. Pour son numéro inaugural d’octobre 1934, la revue Fiat choisit, elle, Madeleine Vionnet. Et c’est dans cette tribune sur la mode que la couturière évoque l’harmonie chromatique entre ses tissus et une gamme de rouges à lèvres. L’époque connaît alors un important développement de l’industrie de la beauté et le maquillage se fait de plus en plus présent. On lit ainsi en 1935 dans Votre Beauté :

« Le maquillage est devenu un art véritable. L’épiderme féminin n’est plus blanc ni rose, mais revêt les tonalités chaudes de l’ambre, de la cannelle ou de l’abricot ; les paupières s’ombrent, de bleu nuit ou de vert ; la ligne des sourcils s’épure, devient le trait de pinceau de l’artiste japonais ; les lèvres fleurissent dans des rouges éclatants, mandarine, coquelicot, géranium. »

Votre Beauté n’est pas sans rappeler nos publications automobiles. Destinée tout d’abord aux salons de coiffures sous le titre La Coiffure et les Modes, la revue du fondateur de L’Oréal, Eugène Schueller se développe et devient disponible en kiosques en 1932 avant de prendre le titre de Votre Beauté à partir de janvier 1933. Eugène Schueller en suit de près le contenu et la fabrication. Le magazine mixe un contenu éditorial et commercial autour de la beauté tout en promouvant les produits capillaires et cosmétiques de L’Oréal. Aux côtés des sujets touchant à l’esthétique, au sport, à la diététique, à la santé, la couture parisienne est également un sujet de choix pour la revue. Elle accueille d’ailleurs à partir de 1935 un éminent contributeur régulier en la personne du grand couturier Jean Patou.

C’est cette même année 1935 que la société L’Oréal choisit de lancer un nouveau produit baptisé Coloral. Annoncé comme fraîchement sorti des laboratoires, Coloral est une coloration de cheveux. Il s’agit matériellement d’une ampoule qui permet, une fois diluée dans de l’eau, de procéder à un rinçage qui teint temporairement les cheveux. Jusqu’alors, les teintures avaient pour but de cacher les cheveux blancs ou d’adopter une teinte naturelle autre que la sienne en fonction de celles mises à la mode par les actrices hollywoodiennes notamment. Coloral poursuit un objectif différent car selon la revue : « Les nuances naturelles des cheveux, si jolies soient-elles, ne sont plus à l’unisson du maquillage ». La palette disponible comprend alors des orange, des roses, des violets, des bleus, des verts. Le discours et l’imagerie produits en 1935 par le magazine Votre Beauté illustrent alors un positionnement beaucoup plus singulier que celui précédemment utilisé où les teintures incarnaient notamment la lutte contre le vieillissement. Avec son nouveau produit, L’Oréal choisit de redéfinir la femme moderne.

Kees Van Dongen, publicité Coloral, Votre Beauté, 4e année, numéro 43, octobre 1935.
 Librairie Diktats

« Votre grand-mère en crinoline était plus proche des dames de la Renaissance que de vous-même. Aujourd’hui vous êtes l’égale de l’homme et sa rivale sur le terrain du sport, des diplômes et des affaires. Vous pouvez nager, plonger, vous pouvez faire du 80 à l’heure en ski, du 130 au volant de votre roadster, du 300 dans l’avion qui en quelques heures vous dépose au cœur de l’Afrique… »

La femme n’est même pas alors l’égale de l’homme, elle lui est supérieure grâce à son charme : « Et cependant la femme reste femme. Bien loin d’avoir abdiqué son charme, sa coquetterie, elle a poussé l’art de plaire, le souci de briller et de s’embellir jusqu’aux derniers perfectionnements », peut-on lire en novembre 1935. Si l’on s’enchante aujourd’hui de ce féminisme affiché, l’argumentaire commercial développé va encore plus loin et poursuit même le discours des avant-gardes qui appelait à réunifier les arts pour dépasser les limites individuelles de la peinture, la mode, les arts appliqués et l’architecture. Les expérimentations du Wiener Werkstätte, de Sonia Delaunay ou encore de Paul Poiret sont les exemples « classiques » de cette extension de la toile du peintre au décor de la vie qui permet au mobilier et aux vêtements de devenir de nouveaux supports créatifs dans les premières décennies du siècle. Coloral va presque plus loin car il ne met pas de distance entre le corps et l’œuvre, voire abolit même la frontière entre l’artiste et la femme. « L’œil exercé du peintre impressionniste avait déjà découvert, dans la chevelure féminine, des reflets verts, roses ou violets. Coloral permet à la vie d’imiter l’art et à la femme de devenir sa propre artiste et de faire jouer la magie des couleurs ». La femme moderne devient elle-même l’œuvre et l’artiste.

L’idéal esthétique qu’embrasse L’Oréal pour illustrer ce produit et incarner cette nouvelle femme se confond avec deux artistes héritiers du fauvisme, le mouvement qui a libéré la couleur. « Toutes les fantaisies sont désormais permises. On peut s’offrir le luxe de ressembler à un tableau de Marie Laurencin, avec une robe grise et des cheveux roses. » Si Marie Laurencin est citée, c’est le peintre Kees Van Dongen qui illustre la publicité pour le produit ainsi qu’un important éditorial de Votre Beauté dédié à Coloral. « La femme du vingtième siècle a elle aussi trouvé son peintre qui fixera pour l’histoire sa silhouette nerveuse et racée, son maquillage intense, ses lèvres et ses sourcils stylisés, c’est Van Dongen. Van Dongen a fait mieux que comprendre la femme moderne, il l’a presque inventée, en tout cas, il l’a exaltée et lui a tracé la voie d’une esthétique nouvelle. » Pour incarner l’élégante qui adopte la teinture de couleur, le peintre d’origine néerlandaise met ainsi en scène trois jeunes femmes. Le fard à paupières est coordonné aux cheveux bleus pour l’une ; le rose de la chevelure se marie au vert des paupières et de la robe pour une autre. L’anarchiste Van Dongen prête ainsi ses pinceaux à l’incarnation d’un nouvel idéal féminin appelé de ses vœux par L’Oréal et l’armée des coiffeurs français dont le nombre double entre le début des années 1920 et le milieu des années 1930.

Léon Benigni, illustration d’article, Votre Beauté, 4e année, numéro 44, novembre 1935.
Librairie Diktats

Les pages dévolues à la couture dans Votre Beauté sont d’ordinaire plutôt hermétiques aux produits L’Oréal, relatant les dernières tendances chez les couturiers alors en vogue ou donnant la parole à Patou pour informer les lectrices de ce qu’il convient de porter. Le lancement de Coloral est l’occasion d’envahir cet espace rédactionnel et de pousser encore plus loin le concept de femme moderne. En effet, si le produit permet à la cliente d’accorder son maquillage et ses cheveux, elle peut également accorder ses cheveux à sa robe et non plus l’inverse. Le numéro de novembre 1935 de Votre Beauté comporte ainsi pour la rubrique mode une composition de l’illustrateur vedette de Fémina, Léon Benigni, qui représente les dernières créations de Schiaparelli, Chanel et Patou rehaussées par les coiffures colorées de leurs mannequins. « Quels cheveux naturels, enfin, se seraient assortis d’aussi parfaite manière à la robe de Chanel, toute de paillettes or, que ceux de la femme de droite qui sont teintés de bleu et dont les ondulations mettent en valeur un visage portant encore la trace des longues heures passées au soleil. » La femme moderne dispose désormais de tous les atouts : l’égalité avec les hommes, mais surtout la capacité de se construire elle-même comme œuvre, maquillage, robe et coiffure inclus. Que de pouvoirs dans une petite ampoule…

Texte d'Antoine Bucher

Double prédestination

Minimale et pourtant riche de nuances et d’effets, la beauté selon Benjamin Vnuk fait se rencontrer picturalité et singularité.

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C.Q.F. D. de la performativité
(dans la mode)

Luca Marchetti

En commentant le défilé-performance réalisé avec l’artiste Anne Imhof pour la collection Burberry de l’été 2021, le directeur artistique de la marque, Riccardo Tisci, a qualifié la mode – et non seulement la sienne – d’espace d’émotion, de rêve, et l’a décrite comme un flux d’énergie vitale. Plus spécifiquement à l’événement qu’il venait de présenter, il a évoqué un energetic move voué à rendre accessible au public cette montée d’adrénaline qu’il ressent à chaque fois qu’il conçoit une collection.
Je suppose que bien d’autres créatrices et créateurs souscriraient sans trop d’objections à ces mêmes propos. La mode est pour le plus grand nombre un phénomène de mouvement, d’énergie, vecteur d’évolution autant en termes de temps (les tendances de style, par exemple) que d’espace (chaque culture développe un mode spécifique à son contexte). Ce sont presque des évidences, sans besoin de rappeler que le terme « mode » renvoie en soi à la dynamique et à la mutabilité des choses.

Ce qui surprend en revanche, c’est que la mode ait élaboré au fil du temps un langage corporel et des codes expressifs si figés, où la démarche rigide des mannequins, l’absence d’expression faciale et des postures réduites à un vocabulaire aussi limité qu’inéluctable, jouent le rôle de protagonistes.

Loin d’être un paradoxe, ces deux aspects représentent les deux faces de la même vision culturelle, bien occidentale et ancrée dans un temps précis : celui de la naissance de la mode moderne il y a bientôt deux siècles. D’un côté on y retrouve un imaginaire de la beauté et de la féminité fondé sur la distance, l’épure et le désir de l’inatteignable : la perfection– d’où le fait que sur les podiums et dans les magazines de mode, la réalité et la dimension « charnelle » de la vie aient longtemps été des tabous. De l’autre, on constate qu’en dehors des défilés et des représentations que les médias en donnent, la mode est un facteur-clé, très pragmatique et incarné, dans toutes nos performances quotidiennes. Non seulement les habits vivent en contact permanent avec nos corps, mais ils sont aussi en mesure de transformer profondément notre manière d’être dans le monde. C’est en très grande partie grâce à eux qu’on « performe » efficacement dans nos rôles sociaux et institutionnels
Le fait de porter une jupe ou un pantalon, une chemise à pattes ou col Mao, d’aller à l’école en crop-top ou avec un T-shirt à slogan, de se présenter à un rendez-vous en chemise cravate, d’élaborer un style décontracté ou formel quand on occupe une fonction publique… peut nous ouvrir des portes ou alors en fermer, voire carrément déclencher le débat social, si ce n’est pas le scandale. Cela est possible car la mode, comme la langue parlée, est en elle-même un phénomène performatif.

L’emploi de la performance artistique pour souligner la performativité de la mode n’est pas une invention de ces dernières années. Si le défilé peut déjà être considéré comme le « degré zéro » de la performance de mode, certains créateurs et créatrices de vêtements ont recherché des formats alternatifs à ses codes bien établis où tout élément de l’événement (la temporalité, l’espace choisi et son occupation, l’évolution des corps, jusqu’à la relation particulière établie avec le public) puisse être déclencheur de significations spécifiques.
Le phénomène a eu un premier moment de visibilité publique avec les défilés des années 60 qui ont considérablement rapproché la présentation des collections de vêtements de la culture du happening de plus en plus populaire dans le milieu artistique de l’époque. La musique, le choix de lieux et de corps atypiques par rapport à la tradition de la couture, ainsi qu’une direction artistique de plus en plus personnelle et singulière y tenaient une position de premier plan ; les vêtements faisant simplement partie de ce dispositif totalisant.
Mais ce sont les deux dernières décennies, avec Hussein Chalayan, Viktor & Rolf, Rick Owens, Kenzo, Thom Brown, Valentino, Iris Van Herpen ou encore Issey Miyake jusqu’à Fenty by Rihanna, qui nous ont offert la plus haute densité d’événements artistiques en guise de défilés.La mode a certes changé depuis l’époque de Courrèges et Paco Rabanne, mais c’est surtout la culture globale dans laquelle elle baigne qui a évolué radicalement. Les revendications de plus de réalisme, d’incarnation et une vision de la femme plus adhérente à la « vraie vie », loin donc de la « vie rêvée » popularisée par la mise en scène de la création et par la presse spécialisée des origines, sont devenues la doxa officielle dans le monde entier.
En phase avec ces attentes, la performance représente le remix idéal de vie et de rêve, d’objectivité et de projection artistique, de suggestions diverses et variées en termes d’attitudes corporelles, relations entre les corps, les genres et les identités, jusqu’à inscrire à chaque fois sa narration dans des lieux signifiants qui, loin d’être des simples décors prestigieux, donnent la clé de lecture de l’événement.

Burberry Spring/Summer 2021 – The Performance

Revenons à la performance d’Anne Imhof et de Riccardo Tisci pour Burberry. Elle a été explicitement présentée comme le résultat d’une appréciation réciproque, en traduisant avant tout autre chose l’esprit collaboratif et hybride devenu essentiel à la notion contemporaine de « créativité » dans la mode. Sa narration présente ensuite une foisonnante réorchestration en version pop arty de références cinématographiques (de Fellini à Kubrick jusqu’à Guadagnino), de l’esthétique rock (ce n’est jamais de trop, dans l’univers vestimentaire), de l’imaginaire de l’arène de jeu ou de combat et même des récits survivalistes en nature dont la Gen Z raffole actuellement. L’évidente incohérence de l’ensemble n’apparaît pas comme un effet du hasard, au contraire, elle reflète plutôt notre Zeitgeist où l’incohérence, le chaos sont la norme. Dans ce paysage socio-culturel, la performance permet à la mode de rester pertinente en accomplissant l’une de ses missions principales : enregistrer ce qui nous entoure et le mettre en récit pour le rendre acceptable.
On pourrait se demander pourquoi se donner autant de mal juste pour un fashion show ? La réponse nous est donnée par Miuccia Prada, lors de la présentation de la première collection conçue à quatre mains avec Raf Simons. Elle décrit le vêtement comme un outil pour naviguer dans la complexité du quotidien, rendu d’autant plus complexe aujourd’hui avec la pandémie de Covid 19. Pour elle, le vêtement a donc la capacité d’accompagner l’individu « en devenir » autant dans ses évolutions mondaines que dans ses transformations intimes.
En d’autres termes, si la mode nous assiste dans notre définition sociale, elle participe grandement à notre définition intérieure, grâce au dialogue permanent – souvent inconscient – qu’on entretient avec elle.

Elle exalte nos ressentis intimes, elle souligne nos perceptions corporelles et fonctionne comme une loupe de la personnalité. La performance, oui, mais la performance de soi.

Sorabes

Portrait géographique et générationnel, Stefan Dotter rend hommage aux traditions d’un territoire partagé entre plusieurs cultures.

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Bodybuilding

Harikrishnan

Tout juste diplômé du London College of Fashion, le créateur Harikrishnan a bénéficié d’une belle exposition médiatique grâce à sa collection finale. Ses pantalons de latex, formes sculpturales et graphiques, dessinent une silhouette inhabituelle. Ce jeu de proportions, jouant d’exagération et d’art optique, questionne la notion de perception et de norme. Il est intéressant de savoir que le jeune homme de vingt-six ans, originaire de Kerala, région du sud de l’Inde, a pratiqué le bodybuilding. De l’anatomie corporelle et des muscles, Harikrishnan est passé au patronage et aux textiles. Loin de se résumer à ces fascinantes jambes reproportionnées, les propositions du designer développent un vestiaire masculin, puisant autant dans l’artisanat que dans le tailoring. Une proposition complète, riche et raisonnée, qui présage un développement réjouissant. Alyse Archer-Coite, spécialiste en design et en pédagogie, s’entretient avec celui qui se fait appeler Hari et évoque avec lui les coulisses de ses recherches.

ALYSE ARCHER-COITE
Comment avez-vous décidé d’étudier la mode au London College of Fashion ? Et quelle place a eu votre famille dans votre réflexion ?

HARIKRISHNAN
Je n’ai jamais voulu étudier ou faire un master ; ma partenaire s’est rendue à l’entretien d’admission au LCF, et je l’ai accompagnée. Heureusement, nous avons tousles deux étés acceptés. C’est ainsi que je suis arrivé au LCF. Ce n’était ni un rêve ni une étape planifiée de ma vie.

Vous avez partagé en ligne des images du processus de production de votre pantalon. Grâce à cette documentation, nous avons appris qu’il s’agit en fait d’un projet artisanal et familial.

HARIKRISHNAN
Ma famille possède une plantation de caoutchouc depuis sept ou huit ans. Avant de commencer mon parcours de designer, j’aidais mon père à collecter et à transformer le latex dans la plantation. Le traitement du caoutchouc est une belle métamorphose ; le latex liquide se transforme en feuilles. Ce procédé a été une source d’inspiration et cela m’est toujours resté en tête. Mais ce n’est pas pour cette raison que j’ai choisi le latex pour ma collection. Mes recherches à ce moment-là exigeaient un matériau capable de convenir à différentes tailles et à un mode de vie dynamique. Le latex s’est donc naturellement imposé puisqu’il m’est très familier.

L’aspect et la texture du pantalon nous attirent vraiment, mais je me demande quel effet il fait une fois porté, quelle est son odeur ? Pourriez-vous décrire la sensation que l’ont ressent quand on marche dans la rue en portant votre pantalon ?

HARIKRISHNAN
C’est comme si vous étiez suspendu dans l’air, comme une sorte de promenade dans les airs ! Et, oui, il sent le caoutchouc à l’intérieur. Malheureusement, je n’ai jamais eu le temps de l’essayer. Mais les mannequins qui l’ont porté m’ont parlé de cette sensation de légèreté. Même assis, vous avez l’impression de n’être assis sur rien. Ce dont je suis sûr, c’est que cela les a ravis, car ils se sont beaucoup amusés en coulisses.

Les pantalons créent une silhouette qui rompt complètement avec la représentation anatomique classique. Vous les avez également proposés avec des hauts structurés, des vestes par exemple. Mettez-vous les spectateurs au défi de repenser l’apparence des corps ?

HARIKRISHNAN
Oui, absolument ! C’était le but. La collection visait à changer notre perception de l’image du corps, comme si je donnais ma version de la réalité. Je crois au pouvoir de l’image. C’est une approche spéculative dans le contexte de la mode, destinée à critiquer les proportions et les représentations actuelles.

Vos pantalons en latex ont eu un impact énorme, mais vous avez également créé des gilets qui comprennent des éléments solides. Votre débardeur en perles de bois sculptées à la main est créé en collaboration avec des artisans de la région de Channapatna en Inde. Pouvez-vous nous en dire un peu plus à ce sujet ? Dans quelle mesure était-il important de combler, en procédant avec respect, les fossés culturels et géographiques pour un public européen ?

HARIKRISHNAN
Ce projet dans la région de Channapatna a demandé plus de temps et d’efforts que toute autre étape de la création de la collection. Pour celui-ci, j’ai vécu dans le village pendant quarante-cinq jours en collaboration quotidienne avec les artisans pour développer des modèles et des tenues. C’était donc la partie la plus enrichissante de mon travail.

Photographe: Ray X Chung
Modèle: Joshua J Small

Le plus intéressant dans les projets communautaires, c’est la satisfaction que l’on ressent lorsque l’on fait participer des gens à son travail, et elle est inexplicable.J’y suis allé inspiré par la texture de la résine qu’ils utilisent, mais une fois que j’ai commencéà travailler là-bas, il ne s’agissait plus uniquement de cela ; j’ai vécu de nombreuses expériences et j’ai beaucoup appris, y compris sur le mode de vie des artisans et son impact sur le processus de conception.

Les Européens ne connaissent pas la communauté de Channapatna pour sa mode. Même en Inde, elle est célèbre pour la fabrication de jouets. C’est un artisanat qui a tenu un rôle essentiel dans chaque foyer en Inde, mais qui a malheureusement perdu sa pertinence après l’industrialisation de ce secteur. Je crois qu’en restant en phase avec les nouveaux marchés et le nouveau mode de vie, mon projet profite à la communauté. De plus, en le réinventant par le biais de la mode et de l’habillement, j’ai réussi à donner aux artisans un nouveau moyen de subsistance.

Nous avons vu d’autres designers émergents utiliser des matériaux inattendus dans leur travail. Des algues, des élastiques, des sacs de haricots et même du latex sous différentes formes. D’après vous, qu’est-ce qui alimente cet esprit d’aventure dans la mode ?

HARIKRISHNAN
Dans mon cas, c’est la volonté de mettre la mode en avant en tant que moyen de communication et d’explorer les autres possibilités avec le corps comme véhicule. Ce que je voulais faire au travers de mes créations, c’est susciter des dialogues et des réflexions. Beaucoup de jeunes stylistes sont frustrés par le système actuel de la mode où la créativité passe au second plan et où tout le reste est porté aux nues au nom de la vraie créativité. Malheureusement, aujourd’hui dans l’industrie le style prend une place plus importante au détriment de l’innovation matérielle.

Quel impact sur vos créations a eu la fabrication en Inde ?

HARIKRISHNAN
Avant de m’installer à Londres, j’ai travaillé en Inde pendant deux ans sous la direction de Suket Dhir, lauréat du prix international Woolmark, à New Delhi. Pendant cette période, j’ai pu travailler sur de nombreux projets de développement de textiles et de surfaces. Cette collaboration continue d’influencer une grande partie de mon processus de création. Cependant, le langage visuel ou l’esthétique de mon travail ne se limitent pas à l’Inde. Je veux qu’il soit universel.
De plus, la ville de New Delhi représente un aspect central de mon travail, car elle me fournit toutes les ressources nécessaires pour que mes idées deviennent réalité.

Que voyez-vous actuellement dans le monde (tandis que vous êtes confiné chez vous à cause de la Covid) qui vous frappe et vous impressionne ?

HARIKRISHNAN
Je ressens et je vois de la résilience. En ce moment, je conçois les vêtements depuis ma ville natale, ce que je n’aurais jamais cru possible. Au début, il était difficile de trouver et de tester certaines choses ici, dans cette petite ville. Certains matériaux n’étaient pas disponibles, mais après trois ou quatre semaines de travail acharné, je parviens à travailler depuis chez moi et j’ai réussi à réaliser quelques commandes commerciales par moi-même.
De ce point de vue, la pandémie m’a beaucoup aidé à développer ma confiance en moi. Mais je ne suis pas le seul sur lequel elle a eu un impact. Beaucoup de gens autour de moi réussissent à continuer après avoir été durement touchés.

Certains ne vous connaissent que par votre pantalon gonflable. Que voudriez-vous que le public sache sur vous ?

HARIKRISHNAN
Je poursuis des recherches sur les problèmes croissants de santé mentale et d’anxiété chez les étudiants en mode et les créateurs émergents. La mode est un de ces domaines où l’on crée beaucoup mais où l’on est le moins récompensé.
J’y crois parce que je ressens moi-même toutes les émotions imaginables, et que seul quelqu’un qui partage la même passion peut comprendre. Beaucoup d’étudiants et de designers émergents subissent une pression énorme, principalement en raison des risques (en termes financiers et en termes de délais) qu’ils prennent. En particulier dans cette période où les réseaux sociaux accélèrent les interactions, où certains d’entre nous ont du mal à rester fidèles à leur philosophie. Ma partenaire, qui est conférencière de mode, et moi-même, menons ensemble cette recherche depuis six mois. Si nous pouvions aider ou au moins écouter certaines de ces personnes, ou encore si nous pouvons initier un dialogue, je considère que nous aurons réussi.

Photographe: Ray X Chung
Modèle: Joshua J Small

entretien avec ALYSE ARCHER-COITE

Merveilleuse Monstruosité

Basculant du merveilleux au monstrueux, le personnage imaginé par Steph Wilson réorchestre les canons de l’élégance et dynamite les conventions.

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NATURE PEUT TOUT
ET FAIT TOUT

Roman Moriceau

Représentations instables de nature foisonnante, poussière de cuivre vouée à l’oxydation, fragrance synthétique rejouant l’organique, le travail de Roman Moriceau n’est jamais ce qu’il semble être. Jouant avec les illusions, l’artiste français questionne la temporalité de toute chose. Qu’il détourne des techniques artisanales comme la sérigraphie ou qu’il collabore avec l’industrie du parfum (plus précisément, avec le nez Ilias Ermenidis), sa pratique renouvelle l’exercice classique de la vanité, représentation allégorique du passage du temps et des paradoxes de l’existence.

SYRA SCHENK
En préparant notre discussion, je me suis rendu compte qu’il y a peu d’informations sur toi sur les réseaux, à une époque où tout le monde se précipite pour gagner en visibilité. Est-ce voulu ?

ROMAN MORICEAU
J’ai certainement une forme de désintérêt des médias. Entretenir des réseaux sociaux est également trop chronophage. Mais je devrais m’y atteler plus, car c’est intéressant de pouvoir partager plus précisément son point de vue. Ceci étant dit, j’aime l’idée d’avoir un peu de flou dans une époque où tout est très visible. Ce qui est important dans mon travail, dans un monde où les images sont consommées de manière très rapide, c’est de transmettre le message, d’échanger sur le contenu plus que sur l’image. Sur la toile, beaucoup de choses se ressemblent, la compréhension est restreinte. On pense comprendre les informations de manière immédiate alors qu’elles requièrent du temps.

SYRA SCHENK
Pourrais-tu nous décrire ton approche à la matière ?

ROMAN MORICEAU
Il y a toujours une corrélation entre le fond et la forme, une envie plastique mélangée à une envie technique, que je ne maitrise généralement pas. Le résultat est souvent le projet, l’idée d’une forme, l’idée d’une nouvelle technique, d’une nouvelle matière. J’utilise des matériaux sensibles au temps, fragiles, qui se modifient.

 

Roman Moriceau, Jasminocereus thouarsii, 2013.                   Sérigraphie à l’huile de vidange, 68 × 51 cm.                   
Avec l’aimable autorisation de de l’artiste et de la Galerie Derouillon, Paris.

Ce n’est pas dogmatique, mais ces propriétés reviennent en permanence. Depuis cinq ans, je travaille en associant mes images à des odeurs et du son, en créant une immersion dans l’espace avec l’odeur. L’action de l’odeur sur la mémoire et l’émotion amène à voir les images autrement.

Pour ma dernière exposition personnelle à la Galerie Derouillon, intitulée « Our Exquisite Replica of Eternity », j’ai pris des photos de bouquets de fleurs industrielles, reproduites à la colle sur lesquelles je saupoudrais des super-aliments comme l’acai, la chlorophylle, la spiruline ou encore le matcha. Ils ont tous des propriétés boostantes, mais je les ai choisies pour leur couleur et leur sensibilité aux UV — les couleurs passent de façon non-homogène. Les images vont pâlir et se transformer de manière aléatoire. Les fleurs que j’ai photographiées sont toutes génétiquement modifiées et ne pourraient pas se reproduire sans une intervention extérieure. Elles sont élevées selon un cahier des charges précis : elles doivent être belles, résistantes pour supporter de longs transports, mais elles n’ont pas d’odeur car ce n’est pas requis. Puisqu’elles ne sont pas comestibles, il n’y a pas de limites quant aux produits chimiques — des produits cancérigènes — utilisés sur ces fleurs qui se retrouvent chez les fleuristes, chez nous, dans l’eau… J’ai travaillé avec la société suisse Firmenich pour créer une odeur de « bouquet de fleurs génétiquement modifiées ». Celle-ci était diffusée dans l’espace de la galerie, les visiteurs l’attribuaient au bouquet posé dans l’espace alors qu’aucune de ces fleurs n’était odorante. La composition florale était posée sur un socle qui abritait des capteurs de mouvement qui déclenchaient des sons de manière aléatoire lorsqu’une pétale tombait dessus. Il s’agissait d’extraits de bandes-son de films romantiques et chansons d’amour qui se mélangeaient pour créer une nouvelle matière.

SYRA SCHENK
Est-ce que cette plongée dans l’industrialisation des fleurs coupées a une portée écologique ?

ROMAN MORICEAU
Quand j’ai commencé à travailler sur ce projet, au début de l’été 2018, les médias commençaient à parler davantage d’écologie. C’est un sujet qui me préoccupe depuis mon adolescence. Pour autant, je n’avais pas besoin d’en parler de la même manière. Même moi, et ma conscience aiguë de notre rapport à la nature, je me suis retrouvé face à des paradoxes. J’habite Paris, je m’inscris dans le marché de l’Art pour lequel je produis des formes et des objets qui sont un mélange de narcissisme et de besoin de communication. Cette exposition m’a permis de réfléchir à tout cela.

SYRA SCHENK
Firmenich travaille essentiellement des substances artificielles, comment intègres tu cela dans tes projets ?

ROMAN MORICEAU
C’est leur expertise qui m’intéressait, puisque je voulais développer une odeur. C’est une des plus grosses entreprises de fragrance, ils développent aussi bien des parfums que des odeurs pour l’industrie agro-alimentaire. Le paradoxal a toujours été dans mon travail. Les premières pièces que j’ai faites représentaient des plantes et des fleurs en voie d’extinction sérigraphiées à l’huile de vidange, donc à la fois ultra-toxique tout en ne séchant jamais totalement. L’image reste fragile. Les pièces que je réalise ne sont jamais vraiment figées.

SYRA SCHENK
Certaines de ces pièces ont notamment été intégrées à la collection du Musée d’Art Contemporain du Val-de-Marne. Comment assumer leur transformation?

ROMAN MORICEAU
L’idée du changement d’aspect de ces œuvres est quelque chose qui est arrivé au gré des recherches, et aujourd’hui, je suis convaincu que l’œuvre ne doit pas rester pérenne. Les pièces acquises par le MAC/VAL sont toutes soumises à des formes de transformation, certaines images vont par exemple moisir. J’ai longuement échangé avec l’équipe du musée à propos des protocoles de conservation. Mes pièces disparaissent au bout d’un moment, et cela fait entièrement partie de leur histoire.

Roman Moriceau, Botanische Garten Neu 2 IV, 2018. Poussière de cuivre sur papiere, 134 × 97 cm.                   
Photo : © Grégory Copitet.                   
Avec l’aimable autorisation de de l’artiste et de la Galerie Derouillon, Paris.

À ce sujet, un sculpteur de marbre m’a dit qu’il aimait l’idée de pérennité du marbre ; je lui ai répondu que même le marbre n’est pas pérenne. La pierre a une longévité qui nous dépasse, mais c’est illusoire de penser qu’elle ne disparaitra pas. C’est assez mégalomane de penser que notre travail doit nous survivre.

SYRA SCHENK
Nous vivons une période charnière qui offre une vraie opportunité de changer certains des comportements fondamentaux acquis sur les cent dernières années. Le public peut être sensible aujourd’hui à ton choix d’utiliser les super-aliments pour montrer la temporalité des œuvres, qui évoluent dans le temps. Comment vois-tu l’évolution de ton travail?

ROMAN MORICEAU
 J’aimerais vivre à la campagne, pouvoir produire mon alimentation mais aussi des aliments qui me fourniraient une forme d’encre, une matière première. En ce moment je fais pousser des plantes, sur ma loggia et mon balcon, pour une exposition à la galerie parisienne Pauline Pavec, dont la commissaire sera Sandra Barré. Ce processus implique un élément de temporalité et d’imprévu. C’est long, lent et aléatoire. Les dates de l’exposition auront un impact avec ce qui est disponible. C’est une forme de production instinctive. Je voulais travailler des plantes pour leur odeur, j’ai mis des graines à germer. Je les ai plantées un mois trop tard par rapport aux recommandations, et maintenant elles stagnent, elles ne poussent plus. Je ne sais pas ce qui sera prêt. J’observe, je m’adapte. J’apprends continuellement du vivant !

Roman Moriceau, Alps, 2012.
Sérigraphie à l’huile de vidange, 148 × 188 cm.
Avec l’aimable autorisation de de l’artiste et de la Galerie Derouillon, Paris.

Réel

En imaginant les variations que pourraient offrir le digital au monde réel, Thomas Lohr met en scène une beauté décomplexée et source de fantasmes.

Qui suis-je ?

La photographe Camille Summers-Valli se met en scène à travers ses autoportraits et questionne la notion d’artifice, les conventions et les codes.

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Simple et funky

Ichon

Entendu depuis plusieurs années au gré des collaborations et des mixtapes, Ichon sort enfin son premier album. Avec Pour de vrai, il livre un disque puisant autant dans le hip-hop que la chanson française, loin des clichés, avec l’authenticité comme unique fil conducteur. Dans « Miroir », il chante :

DEVANT LE MIROIR JE ME SENS TIMIDE
TOUT LE MONDE ME CROIT INVINCIBLE
J’AIME TROP MÉLANGER MA GUEULE D’ANGE
ET LE DANGER
MON CŒUR PENCHE

Un disque signature comme une mise à nu, entre confessions de doutes et moments de plaisirs. Pour compléter ce portrait, nous avons demandé à Ichon de partager quelques morceaux qui font partie de son histoire, qui l’inspirent et le font vibrer.

Le Code

Myth Syzer (Ft Bonnie Banane, Ichon & Muddy Monk)

C’est la famille ! Dans un premier temps, j’ai eu la chance de rencontrer Loveni. Il rappait déjà, il gravait ses CD et les vendait au collège. Je rappais aussi, mais j’étais moins sérieux que lui. Nous étions une bande d’amis. Ensemble, nous avons créé ensemble le collectif Bon Gamin. Plus tard, on a été présentés à Myth Syzer. Il est arrivé à Paris aux alentours de 2009. On a directement été proches, ça a marché instantanément. Il sortait du lot à l’époque, c’était déjà un excellent beatmaker. Il avait notamment fait quelques sons pour le rappeur Ateyaba, dont le nom de scène à l’époque était Joke. Avant Thomas – le véritable prénom de Myth – on prenait nos instrumentaux sur Internet. Quand il est arrivé dans Bon Gamin, il devenu notre beatmaker attitré. Mais pour résumer, nous sommes des amis qui faisons de la musique ensemble. Moi je suis venu à la musique par l’écriture. Je devais avoir douze ans quand j’ai écrit ma première chanson et c’était un texte de rap pur. J’ai toujours beaucoup écrit, que ce soit sous la forme d’un journal intime ou de lettres, qu’elles soient à mes parents ou aux filles. Plus jeune, j’avais la sensation qu’on ne me comprenait jamais quand je parlais. Écrire me permettait de m’assurer que ce que je disais était clair.

Parce qu’on vient de loin

Corneille

J’ai chanté cette chanson – et tout le reste de l’album – en boucle quand j’étais enfant. C’est un succès populaire, ça n’est pas branché, mais c’est très sincère et c’est ça qui m’a touché à l’époque, et me touche aujourd’hui encore. Je ne connais pas Corneille mais sa simplicité me plaît !

Loving You

Minnie Riperton

Très beau. À écouter dès le matin, pour te mettre dans un état de douceur et d’amour. Et à écouter en boucle pour le reste de la journée !

Corps

Yseult

J’adore ce titre et j’adore Yseult. Elle apparaît dans le clip de « Noir & Blanc », le morceau que l’on a sorti cet été, avec Loveni qui m’accompagne. Il y a de l’amour entre Yseult et moi, comme avec toutes les personnes avec lesquelles je travaille. Je pense à PH Trigano et Crayon qui ont produit l’album. Ça n’est que de l’amour. Ça m’est déjà arrivé qu’on me demande de collaborer avec des artistes dont je ne me sentais pas proche, et je ne l’ai jamais fait. Évidemment, techniquement, je pense que je pourrais le faire, mais je ne le veux pas. Je me mets cette barrière parce que c’est ma vie et je n’ai pas envie de raconter des choses qui ne sont pas vraies.

Machine gun

Portishead

À l’époque où j’avais du mal à trouver des instrumentaux, je cherchais des titres sur Internet et je chantais dessus. Et j’ai notamment fait ça avec ce morceau de Portishead. « Machine gun » est un morceau à la production incroyable. La voix de Beth Gibbons l’est tout autant. Je me suis bien amusé avec ce titre, mais je ne j’ai jamais diffusé, c’était vraiment un délire pour moi ! Pour en revenir à ce morceau, je sais que The WeekEnd a reproduit quasi à l’identique ce beat sur « Belong to the World ». Aujourd’hui, j’écoute assez peu de rap américain car je trouve qu’on a tout ce qu’il faut en France, tant au niveau des producteurs que des chanteurs. Depuis quelques années, quand on fait quelque chose, on le fait bien, on a plus à rougir des comparaisons. La vraie force des Américains, c’est qu’ils n’ont pas peur de sortir des cases ! En réalité, j’écoute moins de rap qu’à mes débuts, mais quand j’en écoute, il est français. J’aime Makala, 13 Block, Hamza… Tout ce qui sort en ce moment est très bon !

Gisèle Part 4

Luidji

Je complète cette sélection avec un morceau contemporain et français ! J’ai écouté l’intégralité de Tristesse Business, l’album de Luidji, durant tout l’été. Il est fort !

Encore un peu

Ichon

C’est un morceau qui arrive au milieu de l’album, un peu comme une respiration. Avec Pour de vrai, j’avais envie d’être le plus authentique, je ne joue pas de personnage. Quand je dis quelque chose, c’est que je le pense. Je suis mon humeur du moment, que je sois introspectif, triste ou heureux. L’écriture d’« Encore un peu » a été rapide, c’est sorti tout seul. Je l’ai écrit pour une fille qui était mon amoureuse à l’époque. La production a pris plus de temps par contre. C’est peut-être l’un des morceaux sur lequel on a le plus cherché alors que c’est le morceau le plus nu, puisque c’est juste un piano voix. Il y a plusieurs versions, une avec une batterie, une autre avec un rythme différent et finalement, on est revenus à la version initiale. J’ai bossé environ trois ans sur cet album. Quand il a fallu établir l’ordre des titres, je l’ai placé instinctivement à cet endroit, sans savoir si cet effet de respiration que j’espérais aller fonctionner. Et les retours que j’ai me font très plaisir car apparemment c’est le cas. Si j’ai appris quelque chose avec ce projet, c’est qu’il ne faut pas avoir peur d’écouter son instinct.

Man on the moon

REM

C’est tiré de la bande originale du film éponyme. J’ai choisi ce morceau pour parler un peu de cinéma. Un de mes acteurs préférés est Jim Carrey. Dans ce film réalisé par Milos Forman, il joue le rôle d’Andy Kaufman, le comique américain. Ce film m’a un peu retourné le cerveau, notamment pour la prestation de Carrey. Il raconte qu’à chaque fois qu’il aborde un rôle, il cherche les similitudes entre le personnage et sa propre vie pour mieux se l’approprier. J’adorerais être acteur. J’ai déjà eu quelques propositions, mais ça ne me convenait pas, c’était trop loin de moi. Ça peut sembler paradoxal puisqu’on parle de rôle, mais j’ai besoin de pouvoir rattacher le jeu à ce que je suis, je cherche une forme de vérité.

Cucurrucucu Paloma

Caetano Veloso

C’est une chanson magique ! Elle m’apaise, elle me donne envie de chanter, c’est magnifique. Ce qui est fou avec ce titre, c’est qu’il fonctionne avec ton état, que tu sois triste ou malheureux. Je l’ai découvert par l’intermédiaire d’amis de longue date, lors d’un dîner, et j’en suis tombé amoureux.
Je l’ai intégré dans une de mes playlists. J’adore en faire ! J’en ai une qui s’appelle Cheminée, certainement ma préférée, qui est dans un mode chill, pantoufle et good vibes ! J’ai une playlist Petit déj. Avec celle-ci, je me vois
en train de couper et presser mon orange, quand il fait beau. Elle est parfaite pour bien commencer la journée, mais on peut l’écouter facilement jusqu’à 16 heures ! J’en ai une autre qui s’appelle Voyage ; elle est un peu plus éclectique, avec des sons qui bougent mais très solaire. J’ai Danse de la mort, avec une sélection de morceaux un peu triste, ceux qu’on aime écouter en marchant sous la pluie ! Et puis le rap, on le trouve dans ma playlist Sport. Toutes ces playlists, je les partage avec mes amis, je les mets régulièrement à jour. Il y a eu un long moment où je n’écoutais plus trop de son. Mais aujourd’hui, avec ce que la technologie nous apporte, tant pour écouter que découvrir, je retrouve le plaisir de la musique.

Propos recueillis par Muriel Stevenson

Sculptures

Paul Kooiker se réapproprie la technique du body-painting en puisant dans l’histoire de la sculpture antique et de la photographie surréaliste.

Métal hurlant

En incorporant l’intérieur à l’extérieur et la nature à la technique, Andrew Nuding insuffle un air de surréalisme et réinvente les codes du réel.

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Planète sauvage

YelleBertrand Mandico

Réalisateur prolifique – sa filmographie compte plus d’une trentaine de courts et moyens métrages, Bertrand Mandico a confirmé la singularité de son univers avec Les Garçons Sauvages, son premier long-métrage sorti en 2017. Baroque et expérimentale, son écriture transporte dans des territoires luxuriants peuplés de créatures étranges où l’instabilité et les bouleversements semblent être la norme. Cette idée de changement, on la retrouve à travers le titre du quatrième album de Yelle et son clin d’œil astrologique. Intitulé l’Ère du Verseau, le disque du duo français – composé de Julie Budet et de Jean-François Perrier – assume sa mélancolie sans pour autant sombrer dans la noirceur. Avec ses percées de lumière, il conjugue les tourments à l’euphorie. Dans leur manière d’hybrider, qu’il s’agisse des sentiments ou des genres, Bertrand Mandico et Yelle partagent une sensibilité commune. Ils se rencontrent pour la première fois et échangent autour de la puissance des odeurs, du rôle des morts et de leur amour de la nature.

JB     Tu es actuellement en salle de montage. Sur quoi travailles-tu ?
BM   Je finalise mon deuxième long-métrage. Un film d’heroic fantasy qui se déroule sur une autre planète au féminin. Je ne peux pas en dire plus !
JB     En ce moment, tout est chamboulé, mais as-tu déjà une date de sortie ?
BM   Il y a une date de finition. Le film sera prêt au printemps 2021.
Après, advienne que pourra, que ce soit pour les festivals ou la sortie en salle.
Vous êtes en pleine promotion de votre nouveau disque ?
JB     Oui ! Et normalement, si tout se passe bien, nous serons prochainement en résidence à La Rochelle pour préparer nos prochains concerts, dans une salle qui s’appelle La Sirène. Ils devraient avoir lieu jusqu’à la mi-décembre, uniquement en France. Tout ça, avec un gros point d’interrogation car les règles concernant les spectacles changent vite. Nous avons déjà modifié la tournée en décalant les dates américaines et européennes. C’est un peu triste de sortir un album et de ne pas pouvoir partir en concert, donc on cherche une solution pour pouvoir faire quelque chose, même si l’idée d’un concert assis et masqué ne nous enthousiasme pas, car ça ne nous ressemble pas. Mais nous avons réfléchi, et vu l’accueil du public pour ce disque, mais aussi sa frustration, on s’est dit que c’était aussi notre rôle d’avoir une proposition pertinente et de s’adapter à la situation. Ce qui ne nous empêchera pas de refaire des concerts debout lorsque ce sera de nouveau possible !
Je voulais te questionner sur ton rapport au son dans tes films.
BM   La musique, c’est mon inspiration première quand j’écris ou quand j’imagine des films.

J’ai besoin d’avoir de la musique dans mes oreilles, pour imbiber mon cerveau. Et la combinaison musique-voyage est encore mieux. Le mouvement accentue l’afflux d’images. Lorsque je prends le train par exemple, musique aux oreilles, tête contre vitre, la lumière qui bat derrière mes paupières closes me met dans un d’état second et des séquences de films m’apparaissent très clairement.

C’est ma « Dreammachine ». D’ailleurs, Brion Gysin a imaginé sa machine à rêves dans les mêmes conditions…
Ensuite, sur mes tournages, il m’arrive très souvent de diffuser de la musique, pour créer un climat de concentration. Il y a souvent beaucoup de bruit quand je tourne. Je ne prends qu’un son témoin qui n’est pas de très bonne qualité et dont je me débarrasse très vite en montage.
On réenregistre les actrices en studio et on affine ainsi le jeu. On peut obtenir des nuances et des tonalités très particulières. C’est à ce moment-là que nous créons la bande-son, qui inclut les bruitages, et très vite la musique.
Mais pour toi, est-ce qu’à l’inverse, l’image est une source d’inspiration pour arriver à vos musiques ?
JB     C’est assez particulier car nous n’avons pas vraiment de recette. Avec Jean-François, on a pas du tout les mêmes références, on a grandi dans des univers assez différents. On ne part pas tout le temps de la même chose. On peut par exemple partir d’un rêve, de quelque chose qui est arrivé en images durant la nuit. Ce qui est difficile quand on écrit une chanson, c’est qu’on a sa propre vision de ce que l’on a envie de raconter et qui ne parle pas forcément à tout le monde. On a toujours laissé la porte ouverte à différentes interprétations, notamment par les images et ce que les gens peuvent mettre dessus. Mais c’est vrai qu’il y a des moments qui sont très inspirants. Je te rejoins sur le train ! J’y écoute aussi beaucoup de musique et je me fais mes propres films.
BM   Tu rêves d’images, mais est-ce qu’il t’arrive de rêver de sons ?
JB     C’est arrivé, mais c’est de moins en moins fréquent. Par contre, ce qui est plus surprenant, c’est que j’ai des sensations olfactives très précises quand je rêve.
BM   Tu penses que l’olfactif pourrait te guider dans l’écriture d’un morceau ? Passer d’une odeur à une autre pour imaginer le cheminement d’un disque.
JB     Oui, complètement ! Je n’y ai jamais pensé, tu me donnes une idée ! Ce qui est certain, c’est que les odeurs peuvent me provoquer des émotions très vives. Enfant, je reniflais tout. Et je me rends compte que je continue de le faire. J’ai besoin de sentir tout ce que je mange. Avec la Covid, je suis un peu contrariée car j’aime beaucoup embrasser les gens, les prendre dans mes bras et les sentir. Parfois, ça peut me bloquer dans certains rapports humains si l’odeur me gêne. Ça ne veut pas forcément dire que la personne ne sent pas bon, c’est plus de l’ordre d’une réaction chimique.
BM   Tu pourrais imaginer un concert olfactif ! Tout comme John Waters a mis en place une version en odorama de son film Polyester, où les spectateurs étaient munis de cartes qu’ils devaient gratter à différents moments du film, pour révéler des odeurs liées aux séquences. Évidemment, puisque c’est John Waters, les pastilles avaient des senteurs très particulières. Mêlant la guimauve aux odeurs corporelles les plus souterraines.
JB     Je me souviens avoir vu enfant un spectacle de la compagnie Royal de Luxe qui s’appelait Peplum. C’était en extérieur ; il y avait un énorme ventilateur sur un rail qui passait devant le public et qui diffusait des odeurs. Elles étaient parfois réjouissantes ou au contraire très désagréables. Je me rappelle avoir été un peu nauséeuse à la fin du spectacle. Ça m’a vraiment marquée. Je me rappelle aussi que lorsque nous avons fait la première partie de Katy Perry, sur sa tournée American Dream, elle diffusait une odeur de barbe à papa dans les énormes salles qui nous accueillaient. C’était un peu écœurant à la fin de la journée de respirer ça !

BM   Pour moi, pendant longtemps, l’odeur des concerts et des discothèques, c’était la cigarette.
À partir du moment où il n’a plus été possible de fumer dans ces endroits, j’ai découvert que l’odeur de la musique que l’on partage, c’était la sueur et les parfums qui se mélangeaient mal !
Diffuser de la barbe à papa, c’est peut-être une parade pour éviter ça, parce que finalement, ces odeurs nous renvoient aux humains que nous sommes, aux usines organiques que nous trimbalons toute la journée. Cette évidence peut déranger, le sucre remplace la clope.

JB     La transpiration te transporte un peu dans l’intimité des gens. Ça peut en effet être désagréable car on partage une intimité à laquelle on a pas forcément envie d’être confronté. À l’inverse, il y a ce moment de chimie que j’évoquais plus tôt qui peut également se passer positivement. On peut aussi se rencontrer dans l’odeur.
BM   Oui, il y des odeurs qui aimantent, des odeurs qui s’aimantent !
JB     Et toi, est-ce que le rêve est une source de matière pour tes créations ?
BM   C’est une matière à réflexion ! Je note mes rêves dans un carnet et j’essaie d’y comprendre ce qui s’y passe. Pourquoi le grand serpent blanc dans le marécage me parle. Cette pluie de jambes est-elle de bon augure.
J’ai utilisé une seule fois un rêve de façon littérale. J’étais invité par un festival en Islande et je j’ai décidé de profiter de cette opportunité pour y faire un film. Je m’étais fixé comme contrainte une unique journée de tournage. Des amis islandais m’ont proposé leur aide et m’ont demandé ce que je voulais filmer. À ce moment-là, je ne savais pas quoi faire, je ne voulais pas plaquer un scénario réfléchi sur un décor et un pays que je ne connaissais pas encore.

Les Garçons Sauvages, Bertrand Mandico.

Alors je me suis mis à guetter mes rêves. J’ai notamment rêvé d’un homme qui marchait sur une route et qui allait voir une femme bleue pour lui demander combien de temps il lui restait à vivre. C’était parfait et ce n’était pas un rêve hors de prix ! Je raconte mon histoire aux islandais ; tout se prépare, actrice, acteur, caméra 16, le minimum. Ma micro-équipe me parle d’une petite maison bleue, isolée, qui serait parfaite comme décor et me propose de voir si on peut l’intégrer au projet. C’est là qu’on m’apprend quelque chose d’assez troublant. Cette maison appartenait à un peintre décédé et c’est son fils qui en était désormais le propriétaire. Rien n’avait bougé depuis le décès de son père et il refusait tous les tournages qu’on lui soumettait… Mais, pour moi, il a curieusement accepté, très troublé d’apprendre le sujet du film et surtout qu’une femme bleue était censée vivre dans cette maison. Son père, qui y vivait seul, peignait des femmes bleues. Et il était inspiré par l’esprit d’une femme bleue qui venait le visiter ! Le fils du peintre a trouvé la coïncidence tellement troublante… Et moi donc !
Mais, je voulais évoquer tes clips, et plus particulièrement l’investissement du corps. Comment t’es-tu lancée dans cette aventure du corps mis en image et du corps sur scène ? C’est venu en même temps parallèlement à la musique ou ça a été travaillé progressivement ?
JB     J’ai fait beaucoup de théâtre quand j’étais plus jeune, jusqu’à mes vingt-trois ans. Je n’ai jamais eu vraiment de problème à me mettre en scène. Pour moi, un chanteur ça n’est pas forcément une grande voix, c’est avant tout quelqu’un qui raconte des histoires et qui les partage sur scène, par la performance. Je pense que quand j’ai commencé, je n’étais pas très à l’aise, j’étais un peu raide. J’avais envie de plus mais il fallait que je lutte. Ce qui est drôle, c’est qu’à l’époque, je voyais une sophrologue qui avait un ami martiniquais. Ils sont venus me voir à un concert et après le spectacle, son ami m’a conseillé d’écouter du zouk. Il m’a dit que ça allait tout changer, que ça allait me débloquer au niveau des hanches et libérer mon corps. J’ai hoché la tête sans trop y croire, et puis quelques jours plus tard, chez moi, j’ai écouté beaucoup de zouk ! Et en effet, quelque chose s’est déverrouillé au niveau de mon bassin. On en a même fait une chanson !
J’ai toujours eu des facilités à assumer mon corps, à en jouer. J’ai toujours porté des combinaisons super moulantes mais fermées jusqu’au cou. Il y a cette idée d’en montrer beaucoup sans dévoiler. J’aime ce double jeu. Cette assurance est peut-être aussi venue avec l’âge, la confiance, il y a tout un tas de paramètres qui entrent en jeu. Car je ne vis pas mon corps de la même manière à différents endroits. Je peux être extrêmement pudique dans ma vie privée et ne pas avoir de soucis à d’autres moments. Il n’y a pas longtemps, j’ai tourné dans une série où j’avais une scène d’amour avec une femme qui était censée être enceinte. J’étais dénudée, avec dix personnes autour de moi. Je pensais que je n’allais jamais y arriver et au final, je n’ai eu aucun problème. J’ai un rapport au corps que je pourrais parfois qualifier d’utile, dans le sens où c’est un outil.
BM   Je ne savais pas que tu étais comédienne.
JB     J’ai tourné dans cette série en trois épisodes, pour Arte, qui s’intitule J’ai deux amours. Le réalisateur est Clément Michel, c’est la première personne qui m’a fait tourner dans un court-métrage – Une pute et un poussin, en 2009. Il m’appelle toujours, même si c’est pour faire un petit rôle, ou comme ce fut le cas plus récemment pour de la musique. J’aime beaucoup jouer, mais je ne suis pas forcément douée pour aller à la rencontre des gens, je suis certainement trop timide. Et je n’ai pas d’agent. Mais c’est quelque chose que j’aimerais faire plus.
Pour en revenir au corps, est-ce que tu sais d’où te vient cet intérêt qui est très central dans tes films ?
BM   J’ai une fascination sans limite pour les corps, sans a priori, sur les sexes, la maturité, les cicatrices de la vie ou autre… Je suis complètement captivé par toute la diversité possible.

J’aime aussi l’idée d’un corps mutant, évoluant. Pour moi, le corps idéal se transformerait en permanence, à volonté. Il serait homme, femme, entre-deux, les deux,multiple, autre, autrement, avec encore plusde fantaisie, d’organes nouveaux !            Avoir des sortes de pénis aux coudes, des seins torsadés dans le dos ou des vagins croisés sur le sternum… Cette fascination m’étourdit, m’enivre et m’euphorise en même temps.

Et puis il y a eu aussi l’intérieur du corps…
Un jour de Pâques, quand j’avais treize ans, ma tante qui était aide anesthésiste dans un hôpital, me gardait chez elle. Elle avait des appels en urgence et j’ai lourdement insisté pour la suivre, car je rêvais d’assister à des opérations. Elle a demandé au chirurgien de garde si je pouvais venir exceptionnellement en observateur, ce qu’il a curieusement accepté.
Il y avait plein d’accidentés ce jour-là, qui arrivaient dans la salle d’opération et, petit à petit, voyant que je n’étais pas effrayé, on m’a laissé m’approcher de plus en plus proche. Jusqu’à ce que je puisse me mettre debout sur un tabouret pour mieux voir.
J’étais subjugué par l’intérieur des corps que je trouvais objectivement beaux et plastiques. Je voyais tous ces organes qu’on sortait et qu’on posait sur des tissus. On lavait l’intérieur des ventres, on réparait, on replaçait les organes. Il y avait des couleurs sublimes : vert amande, bleu nuit, rose nacré. Je trouvais les formes très sensuelles, voluptueuses même. Il n’y avait pas trop de d’odeurs car on m’évacuait au moment d’ouvrir, l’instant le plus critique pour les effluves.
Rien de tout ça n’était glauque, c’était à la fois assez abstrait et positif, car dans un contexte de réparation… Le chirurgien finit par me demander : « Alors, comme ça, tu veux être médecin plus tard ? » Et je lui ai répondu naïf et sûr de moi : « Non artiste ! » Il s’est tourné vers moi sa blouse et ses gants imbibés de sang : « Mais je suis un artiste, à ma façon… ! » Il avait raison. Dans mon souvenir, il ressemblait à Cronenberg.
J’ai une question particulière ! Il y a le cri qui tue. Est-ce que tu penses qu’il y a le chant qui fait jouir ?
JB     Je pense, oui ! La voix peut être un organe très sensuel, voire sexuel. Il y a une manière de s’en servir, un peu comme un sextoy, elle peut être un outil de jouissance. Et avec ton cinéma, tu as déjà eu des témoignages dans ce sens ?
BM   J’ai reçu via Facebook des messages de personnes qui avaient vu Les Garçons Sauvages et qui ont eu un orgasme ou une extase en le voyant.

Pas des messages graveleux, des témoignages sincères, entre émotion fébrile et trouble profond. Je me souviens d’un témoignage assez détaillé d’une femme qui s’est littéralement liquéfiée sur son siège durant le film. Ou d’autres personnes qui sont allées toucher et caresser l’écran à la fin de la projection… ça m’a surpris, évidemment ! Mais je ne savais pas quoi faire de ces « merci pour ce moment intense ».

J’aime l’idée du film qui nous échappe et creuse son sillon de trouble dans l’esprit de ceux qui l’absorbent.
J’imagine que c’est comme ça aussi parfois en concert ?
JB     Certainement ! Je pense qu’on se met beaucoup de barrières, et ça n’est pas si facile de lâcher prise, de s’autoriser à se laisser envahir par les émotions.
BM   Peut-être que dans une salle de cinéma, plongée dans le noir, on peut s’oublier, face aux images qui remplissent les murs… Ou dans une foule qui vibre, sous les lumières stroboscopiques, inondés de musiques… Les deux se rejoignent !
J’ai une autre question bizarre pour toi : as-tu déjà fait un concert dans un cimetière pour réveiller les morts ?
JB     Ah ah ! Non, jamais !
BM   Au-delà de la blague, je me demandais si tu convoquais les morts quand tu chantais.
Je te demande, car c’est quelque chose que je fais quand je filme. Je pense à certains cinéastes qui sont morts, de grandes figures qui m’ont impressionné, donné l’envie de faire des films. Je n’ai pas peur d’aller chercher des noms imposants, puisque tant qu’à faire, autant convoquer les plus grands ! Lorsque j’ai des difficultés à faire un travelling par exemple, je peux essayer de parler à Tarkowsky ou Max Ophuls, en leur demandant de m’aider, à trouver un état de justesse ou d’émotion… Eux qui savaient trouver dans leurs mouvements de caméra un état de grâce absolu.            Cette façon de convoquer ses aînés, ses modèles, de ritualiser sa création, comme dans un rituel païen, j’imagine que c’est quelque chose que l’on peut faire dans toutes les disciplines. T’arrive-t-il de faire la même chose avant de monter sur scène ?
JB     Pas vraiment, je suis très concentrée sur… moi ! Je pense plutôt aux morts et aux artistes que j’aime dans des moments de création, de recherche et de réflexion. Je fais des sortes de prière. Je ne crois pas en Dieu, mais je crois en beaucoup de forces, comme celle des esprits et de la nature. Je vais parler à la lune quand je sors promener mon chien la nuit ! J’habite à la campagne donc il n’y a pas de lumière autour de chez moi et je vois très bien les étoiles. Mais le rapport à la nature, on le retrouve aussi dans Les Garçons Sauvages.
BM   Oui, tout à fait. J’ai grandi à la campagne, dans un petit village, et de façon assez solitaire. Je rentrais en communion avec la nature. J’adorais ramper ! Ce rapport à la forêt, ventre contre terre a une dimension sensuelle et sexuelle. Je me faufilais dans des passages creusés par des renards, sous des buissons, là où seul un enfant pouvait aller. Un peu comme dans les films de Miyazaki, notamment Totoro, j’ai le souvenir d’avoir découvert des lieux complètement inaccessibles et sublimes. Ce rite, ce parcours pour découvrir l’endroit secret, que la nature protège et qui va s’ouvrir à nous comme une fleur, continue à me hanter. Je regrette de ne plus ramper sous les buissons.
JB     C’est aussi la nature dans tout ce que ça peut avoir de mystérieux, et parfois d’effrayant.
BM   Oui, elle est paradoxale la nature, car elle peut caresser avec ses fruits et en même temps griffer avec ses branches. Il y a aussi des rencontres bizarres, des choses que tu n’identifies pas vraiment, que tu croises sans comprendre ce que tu vois, un fruit pourri mêlé à une charogne d’animal. Il y a parfois des aberrations. Tout ça fait beaucoup travailler mon imaginaire. C’est aussi le cas pour les petits cours d’eau, que j’aimais remonter quand j’étais enfant, toujours pour atteindre des zones inaccessibles, invisibles aux adultes…            J’ai aussi une théorie selon laquelle tous les films qui se passent sur une rivière sont forcément réussis. Je pense à La nuit du Chasseur de Charles Laughton, Apocalypse Now de Coppola, Aguirre, la colère de Dieu de Werner Herzog, La rentrée des classes de Rozier, même l’Atalante de Jean Vigo ! Ça se passe sur un canal, mais je l’inclus ! Le cours d’eau insuffle une dimension mystique aux films qui les caresse.
Il y a également les sons de l’eau qui court ou de la pluie. Je suis friand de cette sonorité aquatique mêlée à la musique pour les bandes-son de mes films, c’est une récurrence.
Est-ce que vous utilisez ou détournez des sons naturels dans votre musique ?
JB     Pas vraiment. On a utilisé des sons organiques, mais pas de sons de nature. Plusieurs fois, j’ai enregistré avec mon téléphone des bruits de nature, notamment des cris d’oiseaux. Je pense à un oiseau qui revient à chaque printemps et qui fait des sons très particuliers, mais c’est compliqué car il n’est évidemment jamais là quand nous l’attendons. La nature produit des sons très riches, et ce qui est fantastique avec la musique électronique, c’est que tu peux triturer cette matière pour la transformer en mélodie. Certains artistes, comme Jacques, font ça très bien.
BM   Lorsque je travaille la matière sonore de mes films, je m’aperçois que je reviens toujours au même orage, au même vent… Je ne trouve jamais aucun son qui sonne aussi bien que celui-là. Il s’harmonise particulièrement avec la musique, mes images, je crois que j’utilise ce vent depuis bientôt plus de 10 ans…            Si on parle d’éléments naturels, votre album L’Ère du verseau a un côté très liquide, ne serait-ce que par sa pochette.
JB     On avait envie de raconter avec ce visuel l’endroit dans lequel on vit qui est fait de ça. De mer, de tempêtes, de ciels noirs parfois, de peaux mouillées…
BM   Est-ce que l’idée du renouvellement d’images et de styles, comme chez David Bowie par exemple, est importante pour vous ? Est-ce que vous abordez chaque nouvel album en vous disant qu’il faut faire peau neuve, se métamorphoser ?
JB     Non, on fait les choses de manière assez spontanée.

La musique dans un premier temps et les images ensuite. On n’aime pas trop l’idée de conceptualiser un album. Peut-être qu’on le fera un jour ; je ne dis pas que c’est une mauvaise manière de procéder. Au niveau du son, on se laisse porter, on fait vraiment de la musique « temporelle », on s’inscrit dans notre époque.

On fait notre son avec ce qu’on a comme outils, sans se dire qu’on a envie de sonner comme il y a trente ans ou comme ce sera dans vingt ans. Je crois que nous avons fait un disque qui est très 2019-2020. Évidemment nous n’avions pas prévu cette pandémie, mais c’est vrai qu’il se dégage de cet album quelque chose d’assez sombre. Finalement les choses se croisent et nous dépassent !

PROPOS RECUEILLIS PAR JUSTIN MORIN

Fleurs

Dans la grande tradition de la photographie botanique, Peter Langer propose une série florale explorant une palette chromatique vivifiante et lumineuse.

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Revoir Revue

Ce dixième numéro de Revue célèbre cinq années d’existence durant lesquelles nous avons reçu de nombreux invités. Nous est alors venue l’idée de les recevoir à nouveau, en leur proposant de poser une question ou d’y répondre, mélangeant nos précédentes discussions pour en créer de nouvelles. Autant de dialogues entre artistes de tous bords qui revisitent notre histoire tout en proposant une relecture créative.

Sidi Larbi Cherkaoui

(chorégraphe, à relire dans Revue 1, en discussion avec le musicien Woodkid) questionne

Damien Jalet

(chorégraphe, à relire dans Revue 7, en conversation avec le musicien Etienne Daho) 

 

Comment navigues-tu entre le monde du cinéma, celui de la mode et des stars comme Madonna et celui de la danse contemporaine et des compagnies plus classiques  ?

J’adore naviguer en effet ! C’est peut-être pour ça que l’une de mes pièces s’appelle Vessel et que l’on retrouve des vagues dans tous mes spectacles ! Ce que j’ai toujours aimé dans la danse, et en particulier la danse contemporaine, c’est sa capacité à inventer ses propres codes, à pouvoir créer des liens avec d’autres mediums, à traverser les frontières géographiques. Venant du théâtre, bien plus cantonné aux frontières linguistiques et à une forme de tradition, la danse contemporaine a toujours été un espace mêlant une extrême rigueur à une vraie liberté. J’aime profondément collaborer, mais je ne le fais qu’avec des gens que j’admire et qui m’inspirent. Je suis très intuitif et surtout très intransigeant avec ça. J’aime aussi tester la limite entre cultures dites « savantes » et « populaires ». Mes chorégraphies se sont parfois faits taxer de « niche » ou de très (trop) spécifique, et je suis assez surpris par le fait que, sans altérer quoi que ce soit, elles se retrouvent aujourd’hui au centre de films à très grand visionnage. Je suis très heureux de recevoir des témoignages de gens qui ne connaissent pas cette forme de danse et qui grâce à ces films sont devenus de vrais amateurs. La même chose s’est passée pour moi quand j’ai découvert Madonna à l’âge de onze ans. Elle a été le déclencheur de quelque chose en moi. Son travail était toujours extrêmement référentiel et, grâce à elle, j’ai découvert Martha Graham ou Bob Fosse. Du coup, lorsqu’elle m’a contacté presque trente ans plus tard après avoir vu mon travail dans Suspiria, c’était comme une boucle qui se formait. Comme si après avoir été l’étincelle qui m’a fait commencer à danser, je pouvais lui rendre quelque chose de cette énergie qu’elle m’avait donnée à un moment clé de ma vie.

The Shoes

Guillaume Brière & Benjamin Lebeau (musiciens, à relire dans Revue 1, en discussion avec la cinéaste Rebecca Zlotowski)  questionne

Fishbach

(musicienne, à relire dans Revue 4, en discussion avec la cinéaste Céline Sciamma)

 

Quel conseil aurais-tu aimé recevoir lorsque tu as commencé la musique ?

Je dirais que je n’ai aucun regret sur mes débuts, car j’ai su faire le tri entre les réflexions avisées et les encouragements douteux. Si je devais recommencer, je referais tout de la même manière.

Études

(créateur, à relire dans Revue 4) questionne

Woodkid

Yoann Lemoine (musicien, à relire dans Revue 1, en discussion avec le chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui) 

Comment as-tu vécu la sortie de ton morceau « Goliath » abordant des sujets en écho direct à cette situation inédite dans laquelle nous sommes plongés ?

On s’est posé la question d’un potentiel retardement de la sortie. J’avais peur qu’elle ait l’air opportune par rapport aux conditions. Mais au final on a décidé de garder notre calendrier et de laisser notre film résonner avec l’actualité car la question de la toxicité est quelque chose que j’avais envie d’aborder depuis longtemps. C’est un sujet qui n’est pas nouveau et qui n’est pas arrivé avec la Covid. Je pense que « Goliath », plus particulièrement son clip, peut parler de ça, mais peut aussi prendre une dimension supérieure, plus métaphysique. Mais évidemment, j’aurais préféré que l’actualité ne s’aligne pas avec la mythologie de ce titre.

Soft Baroque

(designer, à redécouvrir dans Revue 6)

Études

(créateur, à relire dans Revue 4)

 

La surexposition de l’image et du contenu dans nos sociétés digitales nous a, d’une certaine manière, désensibilisés de la beauté, mais nous en a aussi libérés. De la même manière que d’autres ressources sociales et naturelles s’épuisent, pensez-vous que la beauté s’amenuise ?

Il est difficile de mesurer l’impact de la surexposition des images au travers des nouveaux médias. Le phénomène actuel qui nous paraît intéressant, c’est que l’époque où la conception des images était réservée à quelques personnes est révolue. Leur démocratisation et leur diffusion leur ont donné une nouvelle place dans notre société.
Presque comme une forme de résistance, et afin de nous préserver, avec Études Books nous éditons des livres de photographie et d’artistes depuis 2007. Nous avons à cœur de publier des ouvrages de photographie qui rassemblent au sein d’un même objet une série d’images, une conception graphique, un texte. Ces publications sont le fruit de notre relation avec l’artiste.

Woodkid

Yoann Lemoine (musicien, à relire dans Revue 1, en discussion avec le chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui)  questionne

Damien Jalet

(chorégraphe, à relire dans Revue 7)

 

Dans quelle mesure est-ce que ton travail de chorégraphe est transformé lorsqu’il est destiné à être filmé et monté ?

Chorégraphier un spectacle ou un film sont en effet deux processus qui ont leur spécificité propre ; c’est presque aussi différent que pour un acteur de jouer dans un film ou une pièce de théâtre. En général dans mes pièces j’aime créer un cadre, une limite, comme un dispositif scénographique qui est parfois en mouvement lui-même, j’aime aussi explorer comment à partir d’une certaine perspective on peut créer une sorte d’anamorphose, jouer sur ce que l’on voit ou pas. Le cadre d’une caméra devient ce cadre, cette limite dans laquelle le mouvement s’inscrit, comment un corps y apparaît et disparaît. J’ai appris énormément en tournant Suspiria avec Luca Guadagnino – ma première vraie expérience à chorégraphier en utilisant un moniteur. C’est devenu très vite clair que ce que je chorégraphiais en studio à partir d’un point fixe allait être complètement déconstruit par les caméras en multiangles, qui allaient non seulement changer constamment la perception de l’espace mais capturer énormément de détails. Ce qui demande encore plus de précision dans la chorégraphie, mais aussi dans les intentions des danseurs. Sur le plateau, j’ai très vite lâché mon point de vue frontal pour me placer derrière les moniteurs avec Luca. En même temps que l’on tournait, je découvrais des détails et des perspectives (notamment grâce aux top shots), ce qui permettait de continuer à guider les danseurs, mais aussi les cadreurs ; certains mouvements ont été aiguisés pendant le tournage afin de mieux s’inscrire dans l’image. Les scènes de Suspiria sont toute filmées en camera fixe, de plusieurs points de vue, ce qui demandait un énorme travail de montage. La chorégraphie s’est reconstruite en salle de montage, grâce à Walter Fasano, dès lors qu’il a compris qu’il pouvait « remixer » la chorégraphie. Il y a passé trois semaines. J’ai adoré voir le résultat final. C’est, j’imagine, comme pour toi quand tu reçois le remix d’une de tes chansons par quelqu’un qui te fait découvrir des nouveaux aspects de ce que tu as créé !
Pour Anima avec Paul Thomas Anderson, en créant la chorégraphie en studio, je filmais le matériel des danseurs avec mon iPad et me mettant en mouvement ; cette idée de perspective mouvante est propre au cinéma et ne peut pas être vécue par un spectateur dans un théâtre. J’envoyais les vidéos à Paul Thomas et ça nous a inspiré à tout filmer en mouvement constant, avec très peu de coupures. Nous étions dans les rues de Prague avec un steadicam, et j’avais mon propre moniteur portatif pour lequel je donnais les instructions à vue pour faire rentrer et sortir les danseurs du cadre. Paul Thomas adore les longs plans séquence, du coup rien ne peut être repris en montage ; ça montre plus d’imperfections, mais ça amène aussi une émotion plus forte que lorsque la chorégraphie est trop hachée.
Enfin, un autre exemple : quand j’ai développé Train-train, sur une musique de Koki Nakano, avec le réalisateur Benjamin Seroussi, l’idée était de suivre un solo du danseur Aimilios Arapoglou dans la tour Pleyel, à Paris. Nous avons tout filmé en mouvement et je trouve que ce pas de deux entre un danseur et un cadreur est fascinant.
Dans tous les cas de figure, que ce soit au cinéma, dans la mode, pour Madonna, dans mes pièces ou celles que je fais pour des ballets plus classiques, je tâche de garder une même qualité expérimentale.

Ronan Bouroullec

(designer, à redécouvrir dans Revue 2) questionne

Paul Chemetov

(architecte, à relire dans Revue 3, en discussion avec le chef Inaki Aizpitarte) 

 

Si vous deviez choisir un édifice, je serais curieux de savoir lequel ce serait.

On ne peut résumer l’architecture à un bâtiment. S’il reste un livre, La Bible, pour les croyants monothéistes, l’architecture n’a pas sa « Pierre Noire de la Mecque ». Je pourrais citer quelques bâtiments émouvants : les maisons Jaoul, Wright ou Schindler à Los Angeles, ou Kahn à Ahmedabad. Mais ce serait infiniment réducteur!

Perez

(musicien, à relire dans Revue 9, en discussion avec le chorégraphe Olivier Dubois) questionne

Woodkid

Yoann Lemoine (musicien, à relire dans Revue 1, en discussion avec le chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui) :

La musique pop, d’autant plus lorsqu’il s’agit d’un projet solo, passe par une incarnation forte, la mise en avant d’un visage, d’un style vestimentaire, d’une attitude, etc. En quoi la 3D permet-elle de jouer avec ces codes ?

Je trouve qu’on vit à l’ère de l’ultra-explicite. Les réseaux sociaux poussent l’artiste à cela. Dans tout mouvement il doit y avoir un contre-mouvement et je trouvais intéressant d’interroger sur ce qu’est l’ultime façade. L’idée de cet avatar 3D que j’ai introduite avec S16, mon nouvel album, est arrivée très vite. Elle soulève beaucoup de questions qui m’interpellent autour de la réalité, du virtuel, mais aussi de l’authenticité, de la générosité et de la fantaisie. C’est une figure qui peut questionner l’égo comme elle peut questionner la timidité. Elle interpelle sur l’idée de la technologie dans la musique et dans l’image, tout comme sur la manipulation et sur la question fondamentale qui est : « Est-ce que l’artiste est un personnage ? »

Sabine Marcelis

(designer, à redécouvrir dans Revue 6) questionne

Soft Baroque

(designer, à redécouvrir dans Revue 6)

 

Chère Saša, tu m’as dit un jour que tu manges des aliments d’une seule couleur chaque jour de la semaine. Pourrais-tu me faire part de tes menus de cette semaine ? Je suis très curieuse !

J’adore cuisiner, mais les possibilités sont infinies et peuvent m’épuiser. J’ai créé le système « une couleur par jour » et j’ai centré mon quotidien autour de cela. Chaque jour, je me suis habillée d’une seule couleur et j’ai mangé des aliments d’une même couleur. C’était une règle arbitraire qui m’a aidée à rester concentrée.

Dimanche 7 avril 2019 : BLANC
Yaourt grec à la poire nashi pour le petit déjeuner. Fromage de chèvre pour le goûter. Enokitake (champignons blancs), radis blancs, pousses de haricots et bol de riz au gingembre pour le déjeuner. Chocolat blanc entre les deux. Soupe aux amandes pour le dîner. Meringue comme douceur pour la nuit.

Lundi 8 avril 2019 : ORANGE
Soupe à l’orange, à la mangue, au potiron et aux carottes, patate douce rôtie et butternut, Doritos.

Mardi 9 avril 2019 : VERT
Jus vert, kiwi, soupe de pois, épinards, câpres, brocolis, asperges, olives.

Mercredi 10 avril 2019 : ROUGE
Fraises, grenade, poivron rôti, gelée de coing, biscuits de betterave, pizza marinara.

Jeudi 11 avril 2019 : JAUNE
Banane, pâtes aux tomates jaunes, polenta.

Vendredi 12 avril 2019 : ROSE
Macarons de betteraves, saumon, patate douce violette (beni imo), rhubarbe, framboise.

Samedi 13 avril 2019 : NOIR
Mûres, haricots noirs, riz noir, chocolat très noir.

Paul Chemetov

(architecte, à relire dans Revue 3, en discussion avec le chef Inaki Aizpitarte)  questionne

Ronan Bouroullec

(designer, à redécouvrir dans Revue 3)

 

Je serais heureux de lire votre réponse sur la beauté de l’ordinaire, la représentation du banal, en bref, l’esthétisation de la vie quotidienne.

Je me rappelle assez précisément de la nappe en toile cirée, du tiroir pour ranger les couverts au bout de la table, des bols, chez mes grands-parents. Des piquets de bois autour des champs, des bottes de mon voisin paysan dans l’environnement rural dans lequel j’ai grandi. J’ai toujours été intéressé par les objets de tous les jours : le réveil, la nappe, la cafetière, le lavabo, les lacets, la poignée de porte, le trottoir, le comptoir, la tasse…

Rebecca Zlotowski

(cinéaste, à relire dans Revue 1)

Olivier Dubois

(chorégraphe, à relire dans Revue 9, en discussion avec le musicien Perez)

 

Quels sont vos longs-métrages favoris pour découvrir l’univers de la danse, que ce soit pour leur narration ou leur manière de filmer le mouvement ?

Voici quelques films, à mon sens, majeurs. Ils sont très diversifiés mais partagent chacun une grâce transpirante !

Beau Travail, de Claire Denis.
Fame d’Alan Parker, incontournable !
Les Rêves dansants d’Anne Linsel et Rainer Hoffmann sur une reprise de Kontakthof, pièce de Pina Bausch par des adolescents.
This is it, de Kenny Ortega, documentaire autour de Michael Jackson.
Entrons dans la danse, de Charles Walters, avec Fred Astaire et Ginger Rogers.
Staying alive, de Sylvester Stallone et avec John Travolta. Improbable rencontre !
Auguri, de Tommy Pascal, un joli documentaire pour l’une de mes pièces !

Chloé Thevenin

(musicienne, à relire dans Revue 6, en discussion avec le collectif de chorégraphes La Horde) questionne

Rebecca Zlotowski

(cinéaste, à relire dans Revue 1, en discussion avec le groupe The Shoes) 

 

Quelles sont vos bandes originales de films préférées ?

Dans le désordre, et pour ne citer que des scores composés, et non pas des films aux bandes originales somptueuses, mais qui sont des « synchros » – des titres préexistants  , je sélectionne :

Running on empty, de Sidney Lumet, avec une bande originale de Tony Mottola .
Foxes, d’Adrian Lyne avec Jodie Foster, avec une bande-originale de Girogio Moroder.
Koyaanisqatsi, la prophétie de Godfrey Reggio, avec une bande originale de Philip Glass.
César et Rosalie de Claude Sautet, avec une bande originale d’Alain Sarde.
Un homme un vrai, d’Arnaud et Jean-Marie Larrieu, avec une bande originale de Philippe Katerine.
Birth, de Jonathan Glazer, avec une bande originale d’Alexandre Desplats.
Under the Skin, de Jonathan Glazer, avec une bande originale de Mica Levi.
— Toutes les bandes originales de Jonny Greenwood pour Paul Thomas Anderson, et plus spécialement celle de The Master.

Christelle Kocher

(designer, à relire dans Revue 8)  questionne

Ronan Bouroullec

(designer, à redécouvrir dans Revue 2)

 

Philip K. Dick a écrit dans Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? : « The tyranny of an object, he thought. It doesn’t know I exist. », que l’on pourrait traduire par « La tyrannie d’un objet, pensa-t-il. Il ne sait pas que j’existe. » Pensez-vous que les objets modifient notre perception de la réalité ? Comment intégrez-vous cela à votre travail ?

Pour moi un objet posé dans un espace produit le même effet qu’un sachet de thé dans un bol d’eau brûlante.

PROPOS RECUEILLIS PAR JUSTIN MORIN

Nazareth

Talin Abu Hanna, mannequin et militante, partage son intimité familiale avec le photographe Yaniv Edry.

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(C6 H8 O6)n

Sean Raspet

L’œuvre de Sean Raspet s’inscrit dans un univers visuel de formes industrielles dont l’austérité peut surprendre. Cette rigueur est sans doute due au fait que la forme est rarement la finalité de sa production. Artiste chimiste, l’américain – basé à Los Angeles – travaille autour du vivant et manipule les molécules afin de mettre en place fragrances et autres formules de synthèse. Dès lors, et au fur et à mesure que les projets se concrétisent, les structures chimiques se croisent avec des structures sociales et économiques, offrant à ses recherches une complexité insoupçonnée et un véritable écho politique. Raspet a notamment co-fondé Nonfood, une société spécialisée dans les produits alimentaires à base d’algues, conjuguant les bienfaits nutritifs du végétal à une démarche durable. Il s’entretient ici avec Hamid Amini et évoque l’évolution de son travail.

HAMID AMINI
Votre pratique est influencée par les systèmes de circulation et de reproduction, ainsi que par l’économie sur laquelle ils se fondent. Vous dites parfois que ce sont les faiblesses des chaînes d’approvisionnement alimentaire qui vous poussent à soutenir des projets comme Nonfood. La Covid a obligé une grande partie de la population mondiale à porter pour la première fois un regard critique sur les chaînes d’approvisionnement au niveau international, en raison des risques permanents d’infection zoonotique auxquels ils nous exposent et de leur impact sur la santé et les moyens de subsistance de travailleurs essentiels au secteur alimentaire. Bien des choses ont changé – et continuent de changer – très rapidement. Comment, le cas échéant, vos recherches en cours sur l’approvisionnement et la circulation sont-elles affectées par les bouleversements radicaux auxquels nous assistons ?

SEAN RASPET
Il a été intéressant de constater une évolution de l’opinion publique dans ces domaines. Une des raisons qui m’ont poussé à me pencher sur les chaînes d’approvisionnement et les spécificités concrètes de notre mode de production, c’est qu’on les prenait très rarement en compte, et que la plupart des gens les ignoraient pratiquement (du moins des membres d’une certaine classe sociale et sur certains territoires). Elles n’étaient certainement pas une composante du discours sur l’art – en fait, je vois dans l’art un angle mort majeur/une contradiction dans ce domaine, en ce sens qu’on considère souvent qu’il est indépendant du système économique.
Nous vivons dans un environnement où les interactions sont considérables et nous pensons souvent à ces interactions en termes d’« écrans », de « réseaux », etc., mais nous sommes beaucoup moins conscients de la façon dont les produits sont fabriqués (et par qui) et de quoi ils sont faits (des matériaux qui les composent, et ce jusqu’aux molécules), ce qui constitue une forme d’interaction à part entière. Ma démarche se concentre sur les supports concrets qui sous-tendent la culture actuelle et rendent son fonctionnement possible.
De la même manière, je m’intéresse particulièrement à la production agroalimentaire et aux aliments, car ils sont essentiels à notre fonctionnement métabolique – et à tout ce qui en découle. Je ne sais pas encore comment va évoluer mon travail dans ces domaines, mais j’ai été frappé de constater en temps réel à quel point tout est fragile, à bien des égards.

Kiara Eldred & Sean Raspet, Screen (EP1.1 iPSCs stem cell line-derived human retinal organoids), 2018-2019.
Avec l’aimable autorisation des artistes et d’Empty Gallery.

HAMID AMINI
On a pu lire que vous vous inspirez des constructivistes soviétiques, des productivistes et du Bauhaus. Y a-t-il des artistes qui ont plus particulièrement influencé – ou qui influencent actuellement – votre travail ?

SEAN RASPET
Je trouve cette période extrêmement intéressante. Tant de choses se sont produites en l’espace de cinq ou dix ans. En particulier la transition du constructivisme soviétique au productivisme, quand l’art est passé dans le domaine de la production de masse et de l’économie. On a en quelque sorte abandonné le vieux bagage de la pensée et de la pratique artistique pour reconnaître sa nécessité dans le cadre d’une transformation sociale plus large.
De toute évidence, elle fait écho à l’intérêt que je porte aux domaines des systèmes économiques et de la circulation, même si on ne peut pas simplement répéter cette histoire/réponse aujourd’hui. Elle nous éclaire plutôt quant aux possibilités (et aux difficultés) qui se présentent à nous.

Dans l’ensemble, la démarche a été vraiment collective et je trouve plus intéressant de la considérer comme telle, plutôt que comme la somme du travail d’artistes qui ont individuellement influencé le monde que nous connaissons aujourd’hui.

Cependant, les travaux de Varvara Stepanova et Lyubov Popova sur la production de textile et de vêtements ont figuré parmi les plus réussis et les plus concrets dans le cadre de la fabrication et de la diffusion de masse de l’époque.

HAMID AMINI
Pouvez-vous nous parler de votre projet sur le phosphore en collaboration avec Tarek Issaoui, et de ses liens avec vos travaux antérieurs ? Vos recherches avaient pour objectif de proposer des alternatives nouvelles ou, si j’ose dire, idéalistes, à la fois aux aliments et au goût, tandis que votre nouvelle proposition, créer « une réserve de ressources en phosphate et en faire une entité financière » semble beaucoup plus orthodoxe. Le contrôle d’une ressource, et le fait que le phosphore nous est essentiel suppose aussi une certaine violence.

SEAN RASPET
Cela remonte à mes recherches sur le système de production alimentaire, l’écosystème et le métabolisme. Le phosphore est un élément crucial, tant pour l’écosystème que pour le système alimentaire. Il représente environ 1 % de la masse d’un organisme. Pour satisfaire aux niveaux de production actuellement nécessaires, les aliments doivent être enrichis en phosphore – en tant que composant pour les engrais, de nutriment ajouté aux aliments pour animaux et, dans une moindre mesure, en tant que minéral ajouté au produit final destiné à la consommation humaine.
Cependant, les ressources en phosphore sont relativement faibles comparées à celles des autres éléments nutritifs présents dans les engrais tels que l’azote et le potassium. On estime que nous atteindrons un « pic de phosphore » d’ici 30 à 100 ans. (Il ne sera pas épuisé, mais on en aura utilisé plus ou moins la moitié, après quoi il sera de plus en plus difficile de s’en procurer.) Ces estimations font l’objet de nombreux débats, mais même si les dépôts de phosphore sur la terre peuvent durer des siècles, je ne trouve pas acceptable d’épuiser et de disperser en un clin d’œil, du point de vue géologique, une ressource cruciale pour la vie. En travaillant avec Nonfood, l’entreprise agroalimentaire qui produit des aliments à base d’algues (dont Lucy Chinen et Dennis Oliver Schroer sont cofondateurs), je me suis aussi particulièrement intéressé à la production de viande et à ce qui la rend moins coûteuse et plus répandue qu’elle ne « devrait » l’être par comparaison aux aliments moins gourmands en ressources, comme la plupart des végétaux et, surtout, des algues.
Étant donné que la production de viande nécessite environ dix fois plus de ressources qu’une culture végétale typique (et émet au moins dix fois plus de gaz à effet de serre), il est logique que le phosphore soit l’un des facteurs qui limitent la production de viande. Au cours de mes recherches, j’ai constaté une corrélation entre le prix du phosphore et le prix de la viande, au fil du temps. En théorie, si on en retirait de la chaîne d’approvisionnement agricole un stock suffisamment important, il y aurait des répercussions sur le prix de la viande, et en fin de compte la transition vers des sources alimentaires à faibles émissions, comme les plantes et les algues, serait accélérée. Cela pourrait également créer des conditions économiques qui permettraient de mieux rentabiliser le captage et le recyclage du phosphore, de réduire et de collecter les eaux de ruissellement agricoles et d’inciter à arrêter plus vite l’extraction du phosphore.
Au-delà du stock en lui-même (qui devrait être vraiment conséquent pour qu’il y ait un réel effet sur les prix), si le public prenait connaissance de la question, l’impact pourrait être plus important. (C’est là que la diminution de son utilisation se répercuterait sur les prix.) Avec diverses interactions complexes et des boucles de rétroaction, on obtiendrait une augmentation simultanée des prix et de l’exploitation minière, mais les États pourraient aussi choisir de créer de grandes réserves stratégiques, ce qui ferait encore augmenter les prix. Le résultat reste très incertain.
Nous en sommes évidemment bien loin. Mais pour moi il s’agit de concevoir une sorte de mécanisme évolutif, ou un point de levier dans le système de production agroalimentaire et dans l’écosystème qui, si on lui fournit les ressources appropriées, pourrait avoir un effet concret important.

HAMID AMINI
Pouvez-vous nous parler de vos activités quotidiennes ? Qu’est-ce qui vous inspire le plus quand vous êtes au studio ?

SEAN RASPET
Mes journées varient beaucoup selon le type de projet sur lequel je travaille ou les recherches que je mène. Je n’ai pas vraiment de studio à proprement parler, juste divers endroits autour de la maison, où je mène différents projets, et je travaille aussi beaucoup sur ordinateur.
Quoi qu’il en soit, les moments que j’apprécie le plus sont sans doute ceux où des choses surprenantes ou nouvelles voient le jour. Par le passé, j’ai collaboré avec Shengping Zheng au Hunter College pour produire des molécules de parfum inédites. Sentir une molécule de parfum qui n’a jamais existé auparavant est une expérience enrichissante.

Sean Raspet, CCCCC1CCC(=O)O1 CCCCCCC1CCC(=O)O1 CCCCCCCCC1CCC(=O)O1 CCCC1CCCC(=O)O1 CCCCCC1CCCC(=O)O1 CCCCCCCC1CCCC(=O)O1 (Technical Milk) & CC1=CC=CC(C) =N1 CC1C=CN=C(C=C1)C CCC1=CN=CC=C1 CC1C(=0)C(=C(01)C)0 CCC1C(=0)C(=C(01)C)0 (Technical Food), 2015.
Avec l’aimable autorisation des artistes et de Swiss Institute.

Sean Raspet, Texture Map (Normal) (F03), 2014.
Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la galerie Jessica Silverman.

Depuis un an ou deux, je m’intéresse à des plantes cultivées à partir de graines exposées à des radiations. Ces radiations engendrent diverses mutations, aléatoires. Certaines ne se manifestent qu’après plusieurs générations. C’est comme développer une photographie qu’on ne peut admirer qu’au bout de plusieurs années et de plusieurs générations.

HAMID AMINI
Quelle est votre prochaine étape, et quel impact (S’il y en a un !) les événements qui se sont passés et continuent de se passer en 2020 ont-ils influé sur vos projets et vos pratiques ?

SEAN RASPET
En ce qui concerne le travail, j’ai eu un peu de chance car pour cultiver des plantes la quarantaine n’est pas un obstacle. Je les fais principalement pousser dans un petit jardin, et sur quelques étagères en intérieur. La germination et l’entretien peuvent être très chronophages, c’est pourquoi mon activité nécessite de passer beaucoup de temps chez moi.
C’est aussi agréable de travailler sur quelque chose qui se produit nécessairement sur une longue période. Je pense que pour moi et pour mon travail, l’impact le plus important de 2020 sera là : ralentir et donner la priorité à des projets dont la concrétisation exige des délais plus longs.

 

PROPOS RECUEILLIS PAR HAMID AMINI

Sean Raspet, (-), 2012- 2015.
Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de Société.

La fleur de notre jeunesse

Ben Beagent rend hommage à la jeunesse à travers
cette galerie de portraits aux inspirations florales
et symboliquement printanières.

Human Furniture

Julien Ceccaldi partage les premières pages d’Human Furniture (2017), récit sombre autour d’un amour contrarié, fidèle à l’univers pop et tourmenté de l’artiste.

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Impassible et malicieuse, l’héroïne de Valentin Giacobetti explore sa garde-robe et dévoile ses incarnations.

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Graphiques et exubérantes, nourries de références au mouvement punk, les chevelures capturées par Bon Duke expriment une sensibilité toute particulière.