Lire la suite Fermer

Charade

Martine ReidCary Grant

Cary Grant est né en 1904 à Bristol, au Royaume-Uni. Il s’appelle alors Archibald Leach. Sportif, proche des milieux de théâtre, il devient acrobate. C’est au sein d’une troupe qu’il arrive en 1920 aux États-Unis, à bord de l’Olympic, l’un des transatlantiques réalisant la liaison Southampton-New York. En 2021, Martine Reid, universitaire française ayant étudié et enseigné à l’Université Yale, a publié aux Éditions Gallimard Être Cary Grant. Il s’agit d’un essai questionnant la construction de ce personnage public, et les liens étroits qu’elle entretient avec sa personnalité privée. Ensemble, nous discutons de la genèse de l’ouvrage, et de la création de cette illusion qu’est Cary Grant, mais aussi de ses failles, ses limites : le moment où elle vacille.

Florian Champagne
Quand et comment avez-vous découvert Cary Grant ?

Martine Reid
  Je pense que je l’ai découvert quand j’étais adolescente, parce que sa photo devait circuler régulièrement dans les magazines. Ensuite, quand je suis allée aux États-Unis, j’ai beaucoup fréquenté les ciné-clubs de l’université dans laquelle je faisais ma thèse et où j’ai enseigné ensuite. Là, je l’ai vu très régulièrement. Il me semble que ça s’est passé en deux étapes : la première fois par la photo, la deuxième fois en le voyant au cinéma.

Florian Champagne
Quand avez-vous découvert l’existence d’Archibald Leach, cet homme que l’on connaîtra plus tard sous le nom de Cary Grant ?

Martine Reid
  Il y a une quinzaine ou une vingtaine d’années, je suis tombée, un peu par hasard, sur une biographie en anglais. La seule qui faisait référence à l’époque, celle de Marc Eliot. J’ai découvert à ce moment – là qu’il était anglais, ce que j’ignorais  –  et qu’il y avait eu une affaire de pseudonyme  –  ce qui est assez habituel dans le monde du cinéma. Dans son cas, néanmoins, c’est tout à fait singulier. Il prend un nom de scène, et à partir de ce nom, il va se réinventer. Au moment où la Seconde Guerre mondiale est déclarée, il décide de prendre la nationalité américaine, et souhaite également que son nom légal, son état civil, soit transformé en Cary Grant. À l’occasion de ses mariages successifs, y compris quand il sera père d’une petite fille, il portera ce nom-là.

Cary Grant, La Mort aux trousses (North by Northwest), Alfred Hitchcock, MGM, 1959.

Florian Champagne
Quels sont les éléments qui déclenchent l’écriture de votre essai, Être Cary Grant ?

Martine Reid
Il y a d’abord un intérêt littéraire pour les écrivains, les écrivaines, qui ont changé de nom, et se sont construit une identité à partir d’un monde de fantaisie. Ce processus-là, je l’avais bien considéré en littérature, et il m’intéressait beaucoup. Un des points de départ a aussi été mon grand intérêt pour les classiques américains. Je sortais de mes habitudes de littéraire ; d’un autre côté, j’avais une grande familiarité avec la capacité qu’ont certains, certaines, à exister ailleurs, à s’auto-engendrer, à devenir un autre par l’utilisation d’un autre nom. C’était le cas de Cary Grant.

Florian Champagne
D’où vient la nécessité pour Archibald Leach de devenir Cary Grant ?

Martine Reid
C’est une nécessité que l’on peut croire consciente et inconsciente. Quand il arrive dans les bureaux de la Paramount en 1932, et qu’on lui propose un contrat, on lui explique que, pour l’honorer, il aura un nom de scène, qu’il peut choisir. Il choisit Cary car il s’était déjà appelé comme ça dans une fiction dans laquelle il avait joué à Broadway, et puis il choisit un patronyme au hasard –  enfin, pas tout à fait, puisque c’est le nom d’un président américain. Il crée un nom facile à retenir, trois syllabes au total. La Paramount est d’accord, et le voilà devenu Cary Grant.

Inconsciemment, les choses sont sans doute plus complexes. C’est quelqu’un qui a eu une enfance particulièrement difficile. Il a été un enfant des rues, plus ou moins abandonné par son père, ce dernier lui ayant fait croire que sa mère était morte quand il avait dix ans, alors qu’elle avait en réalité été internée dans un hôpital psychiatrique. On trouve dans son enfance une suite d’éléments de cette nature, qui expliquent peut-être son souhait d’oublier son passé anglais, son histoire particulièrement douloureuse, de se transformer en autre. Le métier d’acteur convient idéalement pour cette transformation.

Florian Champagne
Connaître la vie intime de cet acteur, l’identité presque cachée de cet homme, nous permet-il de lire différemment sa carrière et son travail de comédien ?

Martine Reid
Logiquement, oui. Pour ma part, j’ai été soucieuse de ne pas essayer, ni de psychanalyser Cary Grant, ni d’essayer de dire : voilà ce qu’il est réellement. Ce qui m’a intéressée, c’est de penser l’image de Cary Grant au cinéma à partir de ma position de spectatrice. Je ne suis pas, dans ce cas, historienne de la littérature, encore moins critique de cinéma. Je pense avoir un certain nombre d’outils à disposition pour penser les choses de manière satisfaisante ; mais au bout du compte, on ne sait pas qui est Cary Grant, et on ne le saura jamais. C’est pourquoi j’ai volontiers utilisé le terme de leurre : c’est une sorte d’illusion, de fantôme créé par Hollywood, dans lequel la réussite de Cary Grant est majeure, épatante.

Florian Champagne
 Au cinéma, Cary Grant incarne ce qu’on pourrait appeler le gendre idéal : séduisant, viril, agréable. Cette figure dit-elle quelque chose de l’époque qu’elle fait rêver ?

Martine Reid
Oui, parce que l’on a un cinéma qui doit être extrêmement consensuel. Il faut présenter des images tout à fait irréprochables d’un point de vue moral : le masculin en gloire, le féminin en gloire. Les stars, chacune dans leur genre, et dans les multiples sens de ce terme, incarnent le masculin et le féminin. Cary Grant ne déroge pas du tout à l’image qu’on lui a collée à la peau : la Paramount cherchait un acteur avec ce type de physique, qui soit européen, parce qu’il y avait une sorte de prestige du physique européen. Au départ, c’est un mauvais acteur qui n’a jamais suivi de cours d’art dramatique. Il est grand, unanimement considéré comme très beau. C’est une figure idéale.

Florian Champagne
 Vous venez de le dire : au départ, ce n’est pas un très bon acteur. Pourtant, il devient celui que tous veulent imiter. Comment passe-t-il de l’un à l’autre ?

Martine Reid
Le travail, le temps. Les critiques ont très justement fait remarquer qu’il est maladroit dans ses premiers films. Il doit probablement suivre des indications plus ou moins précises, et ne fait que ce qu’on lui demande. Au moment où on imagine de lui faire jouer un rôle à la fois sentimental et comique, dans une sorte de distanciation avec le personnage qu’il joue, il devient meilleur. Lorsqu’il commence à jouer avec Hitchcock, ce dernier voit que derrière cette façade élégante, qui n’est au fond qu’une coquille vide, il y a probablement un homme capable de rages formidables, et qu’il faudrait qu’il puisse les manifester à l’écran. Ça, c’est Soupçons : le génie de Hitchcock est d’avoir été capable de comprendre que, derrière cette façade en smoking, ce sourire figé, il y avait quelqu’un avec un caractère beaucoup plus complexe, qu’il pouvait faire passer à l’écran. Petit à petit, les choses se sont mises en place. Ainsi, il a fini par être ce grand acteur, que tout le monde a rêvé d’être. 

Florian Champagne
Vous parlez d’Être Cary Grant comme d’un essai, plus que comme d’une biographie. Y-a-t-il une part de spéculation dans ce que vous y écrivez ?

Martine Reid
C’est un essai, ce n’est pas une biographie. Il y a une biographie que j’aurais aimé faire, c’est celle de Scott Eyman. Il a été dans les archives, a retrouvé les carnets de jeunesse de Cary Grant… Il aurait fallu être sur place six mois. Ça aurait été agréable, mais ça n’a pas été possible. Je me suis contentée de ma place de spectatrice : je suis cinéphile, j’ai vu une très grande partie des soixante-quinze films dans lesquels il a tourné, je peux raisonner sur sa personne, par ailleurs j’ai des informations biographiques, et je peux essayer de mettre une chose avec l’autre pour poser des questions, plus que d’y répondre. Cary Grant est un leurre magnifique : on ne peut pas dire exactement qui il est. Sans doute ne peut-on le dire pour personne.

FLORIAN CHAMPAGNE
Ajoutez-vous de la fiction à la fiction, de l’illusion à l’illusion ?

MARTINE REID
On pourrait dire ça : ma réaction à sa figure maintient l’illusion.

FLORIAN CHAMPAGNE
Dans cette idée d’une quête de la vérité derrière l’illusion, je pense aux prétendues relations homosexuelles que Grant aurait entretenues, et dont il semble que nous n’ayons aucune preuve formelle. 

MARTINE REID
Là, je n’ai pas voulu trancher. Je pense que l’on ne sait pas, et qu’il faut maintenir ce fait. On peut interpréter et interroger. On peut voir qu’il y a eu,
de sa part, un déni systématique durant toute son existence. Le plus vraisemblable est qu’il était bisexuel. Ce que l’on sait, c’est qu’il est difficile dans ses rapports affectifs avec les autres – quelle que soit leur nature. Dans sa vie, il y a des ratages sentimentaux à répétition : marié cinq fois, le dernier mariage étant le plus court.

Dans ce registre, il est intéressant de noter que, dans certains films, on le voit travesti. Certes, le travesti est une habitude du cinéma burlesque, et du théâtre burlesque. Mais cette situation ne s’observe pas pour d’autres acteurs contemporains de Cary Grant. On ne voit pas James Stewart, auquel on l’a souvent comparé, avec des vêtements de femme…

Florian Champagne
Le livre évoque les rapports que Cary Grant entretient avec Archibald Leach, tout au long de sa vie, sur les troubles et les croisements que cause cette double identité. Pensez-vous que les rapports entre son identité et son personnage évoluent tout au long de son existence ?

Martine Reid
 Oui, ça évolue, mais à la différence de certains autres cas que je connais, notamment en littérature, on voit que chez Cary Grant, au fond, les deux noms restent en tension l’un vis-à-vis de l’autre. Il abandonne son nom anglais pour un nom de fantaisie, créé à des fins de rôles cinématographiques ; mais cette sorte de double identité reste problématique jusqu’à la fin de sa vie. C’est quelqu’un qui a eu des problèmes récurrents à ce sujet. Lui-même, au moment où il prend la nationalité américaine, et se fait appeler Cary Grant, dit : « Ça y est, cette fois, je suis débarrassé de mon premier nom. » Sauf que ça n’est pas si simple. Alors qu’il a une cinquantaine d’années, il passe chez un psychiatre qui va lui recommander de prendre du LSD à des fins thérapeutiques pendant un an et demi, pour essayer de dénouer cette sorte de difficulté existentielle qui le caractérise.

Florian Champagne
À quel point pensez-vous qu’il a conscience de cette illusion qu’il façonne, au fur et à mesure de sa carrière ?

Martine Reid
Cette illusion, il y tient : son identité est celle-là. C’est Hitchcock qui a, au fond, imaginé cette sorte de paradoxe, d’inversion de la situation : puisque Cary Grant existe au cinéma, il existe dans la réalité. C’est l’illusion qui crée Cary Grant. Et, dans la réalité, il se débrouille avec ça. Il est Cary Grant.

Florian Champagne
Est-ce que le succès qu’il obtient, lié à la création de son personnage, est quelque chose qu’il désire ? Dans ce que vous expliquez, on dirait presque que les choses lui arrivent comme par accident.

Martine Reid
J’ai eu ce sentiment, oui. Au fond, on dirait qu’il se laisse faire, se laisse porter par les différents rôles qu’il va occuper, et qui vont construire sa personnalité, film après film. À un moment donné, il décide de s’arrêter, après soixante – quinze films. Il arrête de jouer alors qu’il a une soixantaine d’années. Mais ensuite, quand il a quatre – vingt ans  –  ça c’est tout à fait extravagant et sans équivalent – il décide de faire des sortes de one man shows où il va raconter sa carrière cinématographique.

Florian Champagne
Pensez-vous que cette série de spectacles naît de son désir de profiter de son succès, du personnage qu’il a créé ?

Martine Reid
On peut se le demander, parce que ce n’est certainement pas pour des raisons financières : il est riche à millions. Peut-être est-ce pour mesurer sa popularité : il veut que les gens soient là, qu’ils viennent pour voir Cary Grant. Quand il commence à faire ça, il a arrêté le cinéma depuis une vingtaine d’années. Et il présente  –  chose très étonnante  –  des extraits de ses films dans lesquels il est beaucoup plus jeune et beau qu’il n’est à quatre-vingts ans : on le sent à bout de souffle, un vieux monsieur boursouflé, l’alcool et la drogue n’aidant pas. Il fait le tour des États-Unis comme s’il était un vieux clown, qui avait besoin de se montrer.

Florian Champagne
Comme s’il était attaché à Cary Grant tel qu’il est dans les films.

Martine Reid
Il a besoin de renouer avec ce Cary Grant-là, qui n’est, jusqu’à un certain point, plus. En même temps, c’est son identité. Quand on regarde dans l’histoire du cinéma, je n’ai pas trouvé d’acteurs qui aient fait des choses semblables  –  se produire pour raconter leur vie. Cet exercice est tout à fait curieux… Surtout que c’est fatigant. Il fait une crise cardiaque avant d’entrer en scène dans un endroit perdu des États-Unis, et va mourir dans ces circonstances. Qu’avait-il besoin de faire cela ? Il devait, assurément, y trouver satisfaction.

Florian Champagne
Cary Grant ne serait-il finalement que le symptôme parfait d’une industrie  – celle du cinéma  –  destinée à produire de l’illusion, faire rêver le public ?

Martine Reid
Quand on regarde ses quatre premiers mariages, on peut croire qu’effectivement, c’est l’image d’un Cary Grant de cinéma qui est apparue extrêmement séduisante. Dans la réalité, quatre de ses femmes l’ont quitté. Comment peut-on quitter une icône si extraordinaire ? Toutes invoquent les mêmes raisons. Elles décrivent un homme obsessionnel, jaloux, infidèle, violent, profondément dépressif. Ce n’est plus l’image de cinéma, mais celle d’un homme torturé, instable ; mais sans doute content de lui, pour toutes sortes de raisons.On revient à l’idée de l’illusion : c’est le miracle, le mirage, de l’écran de cinéma, qui projette des êtres qui paraissent exceptionnels, parce qu’ils sont parfaitement fabriqués par l’image, par l’éclairage, par la façon dont ils sont cadrés à l’écran. Le cinéma est de l’ordre du merveilleux, de l’opération magique, de la perfection. Pendant une heure, une heure vingt, une heure quarante, on a quelqu’un qui est « parfait ».

Dans la réalité, personne n’est parfait – et, sans surprise, les choses sont plus compliquées. Dans son cas, les choses le sont particulièrement, parce que l’illusion a été particulièrement efficace. Il y a un grand écart, entre, d’un côté, l’illusion créée au cinéma, avec un savoir-faire remarquable, et de l’autre, un homme limité dans ses capacités affectives, qui a eu toutes sortes de difficultés. Un critique avait dit : « Avec l’enfance qu’il a eue, Cary Grant aurait simplement dû être un adulte névrosé. » Il a réussi à transcender cela, grâce au cinéma, à l’illusion. D’ailleurs, nous, en miniature, sans être de grands acteurs, nous pouvons également faire l’expérience de l’illusion que nous pouvons arriver à créer, par opposition à la réalité de notre situation. Heureusement que l’illusion existe : je suis pour l’illusion, résolument.

Rien que de l’eau

Puisant leur énergie dans les éléments naturels. les sirènes de Steph Wilson sont autant d’allégories célébrant les cycles de vie et la puissance créatrice de la femme.

Pile ou face

Kito Muñoz met en abyme la construction d’une image avec ce tournage érotique fictif, questionnant autant le désir que sa représentation.

La conscience de la lumière

Lucie Rox photographie trois femmes qui se jouent de la mode avec sérieux. Tout en brillance et en lumières, la couleur devient une affirmation ludique.

Lire la suite Fermer

Faux-semblant

Gaetano Pesce

Artiste prolifique, tour à tour designer, architecte ou sculpteur, Gaetano Pesce est l’auteur d’une œuvre éclectique et engagée. Depuis ses premières créations, réalisées dans les années 1960, jusqu’à ses objets édités par les plus prestigieuses des maisons, son style est toujours surprenant. Questionnant les émotions humaines, la perception et les modes de production, son approche déjoue les standards et les conventions. Anthropomorphique, s’inspirant du corps humain, de la faune et de la flore, son travail est aussi ludique que militant. À l’occasion de l’exposition Different Tendencies, Italian Design 1960-1980, organisée par la galerie new-yorkaise Superhouse, la curatrice Kristen de la Vallière, fondatrice de la plateforme Say Hi To, s’est entretenue avec cet iconoclaste.

KRISTEN DE LA VALLIÈRE
Vous faites partie des rares designers qui prennent vraiment position par leur pratique. On peut affirmer que vous êtes féministe. Si je ne me trompe pas, vous êtes allé dans une école pour filles quand vous étiez enfant ?

GAETANO PESCE
C’est vrai. Je crois que j’avais sept ans. À ce moment-là, j’ai eu un problème avec un instituteur qui était vraiment stupide. J’ai été renvoyé de cette école publique. Le seul établissement qui m’a accepté a été cette école privée pour jeunes filles. J’étais le seul garçon, j’observais mes camarades. J’ai commencé à comprendre comment les femmes pensent. Elles ont un esprit élastique, il n’est pas rigide comme celui des hommes.

KRISTEN DE LA VALLIÈRE
Vous deviez être une attraction pour ces petites filles ! J’imagine que vous étiez populaire.

GAETANO PESCE
En un sens, oui. C’était une école religieuse, il y avait une petite ferme avec toutes sortes d’animaux. Ma joie était de pouvoir m’occuper d’eux au petit matin. Plus particulièrement des vaches. Je me souviens que lorsque l’on m’a demandé ce que je voulais faire comme métier, j’ai répondu « bovaro ». En italien, ce mot désigne la personne qui prend soin des vaches. Ces animaux ont une douceur particulière qui me touche énormément. Je suppose que tous ces paramètres m’ont formé en tant que personne. Enfant, entouré de femmes et d’animaux, j’ai commencé à être sensible aux problèmes. J’ai toujours considéré mon travail comme une expression qui peut aider. Je déteste faire les choses pour rien. La plupart de mes collègues travaillent sans but, ils ne font que de la décoration. Il m’est difficile de comprendre ce genre d’approche. Je crois que le monde a besoin de gens créatifs qui peuvent prendre position contre certains problèmes, ou au moins, qui peuvent déclarer que les problèmes existent, les rendre visibles. Je pense que le design aujourd’hui est une forme de non-expression coincée dans une répétition. Rien ne semble authentique. Peu de personnes font des recherches, il y a beaucoup de copies du passé. Il m’est douloureux de voir ça. Lorsque l’on crée une chaise, cela ne devrait pas être un simple objet sur lequel on s’assoit mais une chaise qui exprime un point de vue.

Gaetano Pesce, UP 7 (Il Piede), 1969. Prototype unique produit par C&B Italia. Avec l’aimable autorisation de Superhouse & Gaetano Pesce. Visuel de Duyi Han.

Gaetano Pesce, Prototype no. 000-F pour la lampe Moloch. Produit par Bracciodiferro, Italie, 1971.
Avec l’aimable autorisation de Superhouse & Friedman Benda Gallery. Visuel de Duyi Han.

KRISTEN DE LA VALLIÈRE
Au fil de votre carrière, vous avez travaillé dans plusieurs disciplines, du design à l’architecture en passant l’aménagement urbain. Peut-on dire que le cœur de votre pratique repose sur l’exploration de différentes idées à travers différents médiums ?

GAETANO PESCE
J’ai l’habitude de dire que mon travail provient de l’observation de la réalité. Il peut s’agir d’une situation qui me rend heureux ou triste. J’essaie d’exprimer ce que je pense à travers mon travail. La réalité n’est jamais la même, elle est en constant changement. À l’âge de dix-sept ans, j’ai exposé des dessins dans une galerie à Padoue, en Italie. Et depuis je garde cette idée de liberté. Je suis libre d’utiliser tous les médiums que je souhaite. Si demain je veux faire de la musique, écrire un poème, développer une architecture politique, je suis libre de le faire. Les objets doivent parler de l’individualité de leur auteur. Ceci devrait être l’objectif de toute école : former une personne qui pense plutôt que quelqu’un qui réalise des choses plus ou moins banales.

KRISTEN DE LA VALLIÈRE
Si les écoles ne remplissent pas cette mission, quelles questions les jeunes designers doivent-ils se poser afin de développer leur pratique ?

GAETANO PESCE
Lorsque j’enseignais l’architecture, qui est plus ou moins équivalent à l’enseignement du design, je demandais à mes étudiants de dessiner le palais de justice de Moscou au temps de Staline. Par cet exercice, ils devaient prendre position : «Je suis pour ou contre Staline. » Cette provocation est une manière de dévoiler ce qu’ils ont à l’intérieur d’eux-mêmes et de le traduire sous une forme architecturale. Les professeurs ont une énorme responsabilité. La plupart d’entre eux transmettent ce qu’ils ont appris lorsqu’ils étaient jeunes. Mais s’ils ne suivent pas leur temps, ce qu’ils transmettent risque d’être obsolète.

KRISTEN DE LA VALLIÈRE
Comment cette évolution constante a impacté votre travail au fil du temps ?

GAETANO PESCE
Depuis trois ans, j’ai découvert que je ne peux pas définir mon travail. Je n’ai pas de style à proprement parler et j’imagine que c’est ce qui arrive lorsque l’on suit son temps.

KRISTEN DE LA VALLIÈRE
Que conseillez-vous aux designers pour qu’ils puissent cultiver ce goût de la liberté ?

GAETANO PESCE
La curiosité est très importante, ils doivent être curieux ! Pas de ce qui s’est passé hier mais de qui se passera demain.

KRISTEN DE LA VALLIÈRE
 Vous êtes devenu un maître dans l’expérimentation des matières. Comment avez-vous commencé à jouer avec elles ?

GAETANO PESCE
J’ai passé tellement de temps et dépensé beaucoup d’argent dans des choses qui ne fonctionnaient pas ! Mais grâce à cette manière de faire, j’en ai aussi découvert d’autres qui semblaient vraiment intéressantes. Quand cela arrive, j’appelle quelqu’un de l’industrie et j’explique que j’ai trouvé une idée à développer. Lorsque vous commencez un projet, vous ne devez pas être rigide et vous cramponner à votre idée de départ. Vous commencez avec une feuille de papier et un crayon. Puis vous faites une maquette, et en faisant cela, vos mains découvrent quelque chose qui est directement communiqué au cerveau. La discussion entre la main et le cerveau va changer votre projet. Ce n’est jamais nécessaire d’être rigide. Il faut être ouvert aux signes et aux suggestions de la matière. La nature des matériaux nous dit ce qui est le mieux pour le projet.

Gaetano Pesce, UP 2, fauteuil. Produit par C&B Italia (B&B Italia), 1969.
Avec l’aimable autorisation de Superhouse & Nilufar Gallery Digital. Visuel de Duyi Han.

KRISTEN DE LA VALLIÈRE
 Comment avez-vous expérimenté dernièrement ?

GAETANO PESCE
   J’ai fait une table qui représente un homme qui perd son énergie. Je crois que les hommes ont fait beaucoup de belles choses dans le passé. Mais de nos jours, ils sont fatigués et sont principalement à l’origine de nombreux problèmes à travers le monde. C’est ce que cette table exprime. C’est une pièce impressionnante car elle est translucide. C’est difficile de la décrire avec des mots mais elle est très belle. Elle est actuellement dans mon atelier.  J’ai une une équipe fantastique qui comprend immédiatement mes idées. Mon atelier peut être perçu comme un endroit étrange car il est composé de personnes qui viennent de pays différents, avec des compétences et des personnalités très différentes. Mais j’adore ce mélange.

KRISTEN DE LA VALLIÈRE
Quel est votre position par rapport à la fonctionnalité du design ?

Le design devrait toujours être fonctionnel. Les radicaux, mes vieux amis, pensaient différemment : « Oh, ça n’est pas très important si une lampe ne donne pas de lumière ou si un canapé n’est pas confortable ». Si, c’est important ! Mais nous devons aussi ajouter autre chose. L’objet ne doit pas simplement être fonctionnel. Comme je l’ai dit précédemment, nous devons prendre position et exprimer un point de vue.

KRISTEN DE LA VALLIÈRE
Qu’est-ce que vous pensez des problèmes liés à la durabilité ?

GAETANO PESCE
La destruction de la nature et de ses ressources est à reprocher à l’être humain et de son manque de respect pour la planète. En même temps, nous ne pouvons pas attendre que la planète soit identique à ce qu’elle était il y a des millions d’années. La situation a changé. Je crois fermement que nous devons éduquer les gens. Ne jetez pas de plastique dans l’océan. Ne jetez pas d’acide dans l’évier. Les messages sont simples. Par le passé, il m’est arrivé de réutiliser des morceaux de tissus qu’une entreprise jetait. J’en ai fait de très belles chaises. C’est une bonne chose évidemment mais je crois aussi qu’il est important de ne pas freiner le progrès. Beaucoup considèrent le plastique comme quelque chose de négatif, mais ça ne l’est pas ! Le plastique est une découverte importante. Les tubes que l’on utilise pour les transfusions sanguines dans les hôpitaux en sont faits !

KRISTEN DE LA VALLIÈRE
Y a-t-il un projet inachevé que vous souhaiteriez terminer ?

GAETANO PESCE
  Lorsque j’ai une idée, je la concrétise généralement en quelques heures ! J’ai été très chanceux dans ma vie car je l’ai passée à combler mes désirs. Je n’ai jamais été riche mais j’ai eu de l’argent. Et je l’ai dépensé, car l’argent est parfois nécessaire pour satisfaire sa curiosité.

Un songe en été

Situations décalées pour personnage anachronique, la protagoniste d’Harry Carr vit sa fantaisie tout en faisant fi de ce qui l’entoure.

Le main dans le sac

Thomas Cristiani, en collaboration avec Cécile Paravina, révèle les secrets de la beauté à travers ces dyptiques entre portrait et nature morte.

Lire la suite Fermer

Égérie

Mathilde Fernandez

Il n’aura fallu que quelques mini-albums – Live à Las Vegas (2015), Hyperstition (2018) et le récent Sensible (2021) –  pour que Mathilde Fernandez dessine un univers aussi vaste et surprenant que le sont ses références. Dès la première écoute, c’est son chant lyrique qui interpelle. Couplée à une production électro pop, sa voix joue les contrastes et rappelle l’extravagance de chanteuses anglophones comme Lene Lovich ou Kate Bush. Du côté des artistes françaises, peu ou pas de filiation, si ce n’est Mylène Farmer que la jeune chanteuse cite volontiers, tant pour sa musique que pour ses vidéoclips. Tout comme son ainée, Mathilde Fernandez développe une œuvre plurielle, où les images dialoguent avec le son. Cette approche pluridisciplinaire s’explique sans doute par ses années d’études aux beaux-arts et ses expériences du côté des arts scéniques. Adepte des collaborations, elle s’est associée avec la plasticienne Cécile Di Giovanni pour une série de performances autour de la notion de rituels contemporains. Elle est aussi la moitié du projet musical Ascendant Vierge, où elle pose sa voix sur les rythmes gabber et techno du producteur Paul Seul. Là aussi, ce mariage inattendu brille par son énergie. Puissamment évocatrice, la musique de Mathilde Fernandez se nourrit de tout, qu’il s’agisse de mode, de littérature, de cinéma ou d’arts visuels. Nous avons demandé à l’artiste de partager les images qui l’ont marquée, comme autant de clés de lecture de ses mondes intérieurs.

Images de musique

Enfant, j’ai très vite appris à insérer les compact-discs dans la chaîne HI-FI de mes parents. Il y a beaucoup de pochettes qui m’ont intriguée. La première qui me vient est celle de Passion: Music for the Last Temptation of Christ de Peter Gabriel. C’est la bande originale du film éponyme de Martin Scorsese. Je trouvais l’image sur ce disque très mystérieuse, elle me mettait assez mal à l’aise. C’est un dessin abstrait, sale, qui laisse apparaître un profil christique. Cette pochette me fait penser à une image de fièvre, quelque chose qui n’est pas réaliste, quelque chose d’étrange. Je me souviens que la musique me transportait complètement, je faisais des spectacles de danse complètement mystiques que j’imposais à mes parents ! Aujourd’hui encore, ce disque me touche énormément.
            J’ai grandi dans une petite ville dans le sud de la France. Adolescente, j’ai vécu une véritable fascination pour le gothique, mais je n’avais pas vraiment d’amis qui partageaient cette passion et avec qui échanger et découvrir de nouveaux artistes. C’est en parcourant les rayonnages de la médiathèque que j’ai découvert de nouveaux groupes, en étant attirée par les pochettes. Je me suis ouverte à la musique métal. Il y a eu Korn, et la pochette dessinée de l’album Untouchables. J’ai aussi découvert le groupe Nightwish dont j’aimais le côté kitsch des illustrations que l’on retrouve sur chacun de leurs disques. En allant de pochette en pochette, je me suis intéressée à la musique électronique. J’ai été marquée par les couvertures d’Aphex Twin qui mettent en scène son visage avec un sourire proche de la grimace. Ce rictus est devenu comme un masque, ou un logo qu’Aphex Twin a appliqué sur ces différents disques. Et puis, impossible d’évoquer les images de musique qui m’ont marquée sans parler de Mylène Farmer. Plus que ses pochettes, je suis très admirative de ses clips. Je me souviens de publicités qui passaient à la télévision et qui montraient des extraits de ses vidéos. Avant la musique, ce sont ses visuels qui m’ont donné envie de l’écouter. C’est comme ça qu’a commencé mon histoire d’amour avec Mylène Farmer. Qu’il s’agisse de rock, de pop ou d’électro, j’aime quand les artistes ont un univers visuel cohérent avec leur musique. Je trouve ça fondamental. 

Images de cinema

Chez mes parents traînait une cassette vidéo de L’histoire sans fin (1984) de Wolfgang Petersen, c’est un film que j’ai vu de nombreuses fois, fascinée par son imagerie fantastique. Dans le cinéma pour enfant, j’ai aussi aimé Les Aventures du baron de Münchausen (1988) de Terry Gilliam. C’est un réalisateur que j’apprécie beaucoup. Même si je ne suis pas toujours convaincue par les choix esthétiques de ses derniers films, j’aime ce qu’il propose. C’est un réalisateur qui expérimente avec les nouvelles techniques qu’offrent le cinéma contemporain, comme la 3D par exemple, sans pour autant perdre son essence. Il y a d’autres cinéastes qui ont plus de mal à ne pas tomber dans la caricature d’eux-mêmes. Je pense à Tim Burton… L’Étrange Noël de Mr Jack (1993) et ses personnages sublimes ont complètement bercé mon enfance. Malheureusement, je n’ai pas retrouvé cette magie, cette touche si particulière, dans ses récents long-métrages. Toujours dans le monde de l’enfance, je me suis récemment intéressée aux différentes interprétations cinématographiques d’Alice au pays des Merveilles. Le réalisateur tchèque Jan Švankmajer a sorti une version incroyable, mélange d’images filmiques et d’animation. Le résultat est singulier et assez angoissant. Son film s’appelle Neco z Alenky (1988), littéralement « Quelque chose d’Alice ». Le point commun de tous ces films ? Leur aspect fantastique. C’est un genre qui m’attire. De manière générale, je suis plutôt attirée par les films de genre. J’adore aussi le film Black Moon (1975) de Louis Malle. Je trouve aussi qu’il y a une nouvelle vague de films d’horreur très intéressante, comme Midsommar (2019) d’Ari Aster, qui mélange fantastique et horreur. C’est bien plus effrayant que les films ketchup que sont les séries comme Conjuring et les autres titres du même acabit.

Images d’art

Je suis une très grande admiratrice du travail de Pierre Huyghe. Je trouve que ce qu’il fait est magnifique. J’ai vu son installation à la Documenta 13, en 2012 à Kassel. J’ai été étudiante en école d’art, et à cette époque, je voyais beaucoup d’expositions. C’est un peu moins le cas aujourd’hui, mais je découvre des artistes par le biais d’Instagram. Ce que je trouve intéressant, c’est qu’on y trouve des pratiques qui sont à la frontière de l’art, de la mode et du design. J’aime notamment le travail de l’artiste Jenna Kaes. J’ai aussi été marquée par des images anciennes. J’adore notamment la peinture médiévale. Je me souviens avoir eu un choc en découvrant la collection de la Kunsthaus de Zürich. Évidemment, les proportions des corps ne sont pas réalistes, mais je trouve ça terriblement charmant. La peinture flamande est aussi fascinante. Les représentations de l’enfer par Jérôme Bosch sont folles.

Jérôme Bosch, Le Jardin des délices, entre 1494 et 1505.
Huile sur bois, tryptique, 220 × 386 cm, Musée du Prado, Madrid (Espagne).
Détail, panneau central, L’Humanité avant le déluge.

Images de littérature

Adolescente, j’ai beaucoup lu Didier Van Cauwelaert, qui a un rapport au fantastique qui me transportait complètement. C’est un auteur très populaire, certains peuvent s’en moquer mais je m’en fiche, j’ai aimé le lire quand j’étais jeune. Parmi mes livres préférés, il y La Danse de la réalité (2001) d’Alexandro Jodorowsky. C’est une autobiographie qui m’a beaucoup marquée et a changé ma perception des choses. Jodorowsky a une façon d’aborder la réalité, l’objectivité, qui est intéressante car loin d’être commune. Si je dois conseiller un de ces ouvrages, ça serait celui-ci car il se répète beaucoup par la suite. Je ne suis pas forcement convaincue par l’adaptation cinématographique qu’il a réalisée, c’est toujours délicat de passer d’un récit écrit, nourri d’images personnelles, à un film qui traduit ces images à sa manière. Dans un autre registre, j’adore les bandes dessinées de l’australien Simon Hanselmann. Elles me font beaucoup rire et c’est quelque chose dont on a besoin en ce moment. Je conseille aux personnes qui ne le connaissent pas de le suivre sur Instagram, il met en ligne son travail et c’est un véritable bonheur. Et puis, aux antipodes, la poésie est un genre qui me touche énormément. Les textes de Sylvia Plath, malgré leur atmosphère suicidaire, sont sublimes.

 

Texte de Justin Morin

Le paysage est un sentiment

La démesure, la banalité et la poésie de la nature offrent un cadre décalé et pourtant parfaitement approprié au sens du style Balenciaga, capturé ici par Francesco Nazardo.

Lire la suite Fermer

La forme et le fond

Justin Morin

Avec son premier parfum Éponyme, lancé en 1994, Comme des Garçons a mis en place un univers fidèle à l’anti-conformisme de Rei Kawakubo. Si la singularité olfactive des nombreuses fragrances éditées par la marque japonaise n’est plus à démontrer, il est intéressant de s’attarder sur les codes visuels qui les accompagnent, tout aussi novateurs et à contre-courant des tendances dictées par l’industrie. Analyse de l’art du flaconnage et du packaging selon Comme des Garçons Parfums.

Pour comprendre la radicalité mise en place par Rei Kawakubo, il est nécessaire de se replonger dans l’histoire du parfum. Elixir précieux aux nombreuses vertus, le parfum a, depuis l’antiquité, bénéficié d’un flacon reflétant son importance. Au fil des siècles et des cultures, ce dernier a été décoré de motifs peints, serti de coquillages ou de pierres précieuses. Sous l’égide de François Coty, parfumeur et entrepreneur français né en 1874, il devient un objet bénéficiant à la fois du raffinement artisanal et du savoir-faire industriel de l’époque. En effet, en collaborant avec le joaillier et maître verrier René Lalique, Coty invente la première bouteille commerciale de parfum. Avec L’effleurt – dont la version finale date de 1912 –, le duo réalise un flacon décoré d’une silhouette féminine au milieu d’effluves vaporeuses, magnifique témoignage du style Art nouveau alors en vogue. Avec ce nom rappelant autant la séduction de l’effeuillage que le mondefloral, les deux hommes ont pensé cet écrin de verre comme l’illustration directe de la fragrance qu’il contient, là où contenu et contenant étaient jusqu’alors dissociés. Dès lors, dans une logique commerciale, noms et flacons vont devenir des allégories féminines, des plus romantiques aux plus sexuelles, de la fleur jusqu’au poison. La bouteille de parfum est un mini-monde que l’on expose fièrement au milieu de ses produits de beauté. Son architecture est verticale. Ses déclinaisons sont innombrables et reposent sur la même formule : une base solide et un corps, le plus souvent élancé, qui se conclut par un bouchon bijou. Implicitement, par son flacon, le parfum symbolise l’élévation.

Photographie de Justinas Vilutis

En créant le parfum Comme des Garçons en 1994, la créatrice japonaise Rei Kawakubo balaie cette histoire du flaconnage. Son premier flacon est horizontal. Il ne cherche pas à émerger et affirme d’emblée sa différence. Semblable à un galet, ses lignes sont courbes et sensuelles, sans pour autant chercher un quelconque rapport anthropomorphique. Si l’on perçoit l’endroit de l’envers  – la surface sur lequel il repose est plate – , il peut être posé dans toutes les directions. Il tient aisément dans une main. Seule excroissance, son bouchon, qui dissimule la tête du vaporisateur, trouve parfaitement sa place entre les doigts. Créé par le designer français Marc Atlan, son emballage va également à l’encontre des standards, et surtout, met en place un système graphique qui ne cessera d’être revisité par Comme des Garçons. Plutôt que de cultiver le secret autour des ingrédients qui composent la fragrance, stratégie entretenue par de nombreux concurrents dans une entreprise de mythification, ceux-ci sont clairement indiqués : « Alcohol Denat., Fragrance (Parfum), Amyl Cinnamal, Benzyl Alcohol, Cinnamyl Alcohol, Citral, Eugenol, Hydroxycitronellal, Isoeugenol, Benzyl Salicylate, Cinnamal, Coumarin, Geraniol, Linalool, Benzyl Benzoate, Citronellol, Limonene ». Une liste dont l’enjeu est double. La transparence bien évidemment, mais surtout un rapport concret à la composition. La parfumerie moderne, dans sa communication visuelle et textuelle, use et abuse de ses origines ancestrales en énumérant toutes les fleurs dont elle dispose pour ses créations. Elle entretient ainsi un imaginaire selon lequel les parfums seraient aujourd’hui des concentrés de nectar, des créations directement connectées à la nature. A contrario, Comme des Garçons Parfums explicite la réalité scientifique de l’industrie de la parfumerie. Un terrain de jeu immensément riche créativement parlant, mais bien loin des prairies fleuries si souvent mises en scène dans les publicités.

En 1998, Rei Kawakubo présente Odeur 53, la nouvelle création de la maison, selon ses mots: « un anti-parfum abstrait ». Le flacon est d’une sobriété absolue : rectangle massif de verre transparent et bouchon chromé. Son originalité se situe ailleurs. Là où les flacons classiques sont muets, annonçant au mieux leur nom, celui-ci est extrêmement bavard. Il affiche un série d’informations factuelles parmi lesquelles adresse, composition et closes légales. Plus insensé encore, il accueille un code barre et un sigle de recyclage, ces embarrassants symboles que l’on cherche habituellement à cacher par tous les moyens. La typographie devient habillage. Lorsque l’on ouvre la boîte en carton  –  qui affiche elle aussi la liste de ses ingrédients à la manière d’une fiche technique –, on découvre un papier argenté, froissé et métallisé, poche sous vide qui moule le flacon. Sur cette enveloppe, on peut lire : 

To create around you
the smell that you like

The freshness of oxygen
La fraicheur de l’oxygène

Nail Polish
Vernis à ongles

Flash of Metal
Eclat du métal

Cellulosic Smell
Odeur Cellulosique

Pure air of the
High mountains
Air pur de haute montagne

Sand dunes
Dunes de sable

Fire Energy
Energie du feu

Ultimate Fusion
Fusion ultime

Wash Drying in the wind
Linge séchant dans le Vent

Burnt Rubber
Caoutchouc brûlé

Mineral intensity of Carbon
Intensité minérale
du carbone

Flaming Rock
Roche ignée

Autour de vous
l’odeur que vous aimez.

Ou comment l’art de la synthèse, tant en terme de fragrance que de mot, devient poème. Disponible en 200ml, Odeur 53 a bénéficié pendant plusieurs années d’un flacon 15ml, parfait pour les voyages. Au lieu de réduire selon un principe homothétique les proportions du contenant comme l’usage le veut, cette version de poche, aujourd’hui introuvable, est un simple cylindre coiffé du même bouchon chromé. Dans cette version minimale, la référence au flacon neutre utilisé dans les laboratoires de parfumerie est évidente. Ce sont ces atomiseurs standards qui accueillent généralement les fragrances en cours d’élaboration. Kawakubo s’approprie ce non-design et révèle ses qualités fonctionnelles.

Toujours dans cette logique de prise de position forte, le galet du premier parfum de la marque a été décliné au gré des nouvelles senteurs éditées. Actuellement, treize autres parfums emploient le même flacon, lui offrant des variations toutes trouvées : blanc opaque pour White, effet cuivre givré pour Copper ou béton pour Concrete, sans compter les expérimentations typographiques pour 2. Cet effet de duplication, développé dans le temps mais aussi à travers quelques éditions limitées a un double avantage. Le premier est pragmatique : en réutilisant le moule du parfum éponyme et en travaillant uniquement l’habillage du flacon, les coûts de fabrication sont considérablement diminués. Le second concerne l’identité de la marque. En répétant cette forme, elle affirme qu’il n’y pas besoin de changer une création qui fonctionne et place la fragrance au cœur
de la discussion. Elle instaure également un code facile à identifier et fait de ce contenant un logo, un volume que l’on associe instantanément au label japonais. 

Photographie de Justinas Vilutis

Autre exemple particulièrement significatif de l’inventivité formelle des parfums Comme des Garçons, la fragrance titrée CDG présente un flacon aux antipodes de ceux précédemment évoqués. Ressemblant à une poire, il est irrégulier et asymétrique. Jeu optique reposant sur les propriétés physiques du verre, la tige en plastique du vaporisateur disparaît dans le jus. Celle-ci apparaît au fur et à mesure que la bouteille se vide. Au-delà de cette anecdote visuelle, ce flacon n’est rien d’autre qu’un verre soufflé qui s’affale sur lui même, une erreur de production comme on en trouve tant dans les cristalleries, un rebut qui aurait dû finir à la casse. Rei Kawakubo contredit cette affirmation imposée par l’histoire de l’artisanat verrier et investit cette forme impure d’un questionnement sur la norme. Le parfum CDG est présenté ainsi : « Nous pouvons trouver des belles choses inconsciemment. Une fragrance qui ne pourrait pas exister dans un flacon qui ne devrait pas exister. Qu’est-ce qui qualifie ce qui a le droit d’exister ? Qui a le droit de décider ce qui doit être rejeté ? Prendre délibérément un flacon qui a été disqualifié de l’existence et lui donner délibérément le droit d’exister. » Une prise de position forte et en adéquation avec la mode inventée par la créatrice japonaise.

Précurseur dans sa manière de penser le parfum comme un produit aussi technique que créatif, Comme des Garçons Parfums édite ses fragrances par série. Certaines ne sont aujourd’hui plus disponibles. Ainsi en 2008 paraît la Series 6 Synthetics qui présente cinq anti-parfums aux noms évocateurs : Dry Clean, Garage, Skai, Soda et Tar. Ils sont tous présentés dans des cylindres de plastique contenant une poche opaque de liquide, produisant un effet sculptural saisissant. À nouveau, ces tubes sont rehaussés de typographie, renforçant la cohérence graphique du label. Aujourd’hui, Garage, Soda et Tar sont disponibles dans la ligne Olfactory Library qui réédite certaines créations iconiques, toutes réunies sous le même flacon opaque blanc. Disruptive, l’approche de Rei Kawakubo ne s’enferme pas pour autant dans un modèle puisqu’elle propose des bouteilles et packaging différents au gré de ses nombreuses collaborations, comme le flacon très naïf de Grace par Grace Coddington  –  dont le bouchon représente une tête de chat, animal fétiche de la célèbre rédactrice  –  ou la réinterprétation de l’œuvre You’re in d’Andy Wahrol de 1967 –  qui décline six citations de la superstar pop et autant d’atomiseurs pour cette unique fragrance –. Parmi les récentes nouveautés, on peut également citer ERL Sunscreen, dont l’emballage est une poche d’air gonflée, qui rappelle les coussins de plage et les notes estivales de cette fragrance. 

Enfin, si cet article se concentre principalement sur les flacons et autres emballages de Comme des Garçons Parfums, il est bon de rappeler que toutes ces créations sont réunies au sein de la boutique parisienne Dover Street Parfums Market, qui elle aussi propose une expérience inédite dans sa manière de les présenter. Nichés dans une forêt de colonnes, les parfums se découvrent au gré d’une déambulation dans l’espace. À nouveau une façon d’affirmer que la manière dont Rei Kawakubo conçoit la parfumerie n’est pas frontale mais bien englobante, de la fragrance à son emballage jusqu’à l’environnement qui les dévoile.

Ce soir ne sera pas le dernier soir

Aussi romantique qu’excessif, le maquillage imaginé par Sam Visser et photographié par Richie Talboy devient un masque de fascination.

Lire la suite Fermer

Rêve américain?

Buck Ellison

Avec ses fresques photographiques, le Californien Buck Ellison dresse un portrait de l’Amérique blanche et fortunée et questionne la structure du privilège. Ses mises en scènes, nourries autant de la facticité des images de stock que du symbolisme des portraits de famille des peintures flamandes du XVIIe siècle, produisent un effet de trouble. Lors d’un entretien avec Hamid Amini, l’artiste dévoile les enjeux de sa pratique et sa méthodologie de travail. 

HAMID AMINI
Ce que je constate, c’est qu’il y a une tension dans vos photos. Elles ont l’air sereines et paisibles, elles dégagent une crispation de choix entre hyper-visibilité et discrétion . Ces gens ne veulent ni n’ont besoin d’être vus. Vous ne vous moquez pas de votre sujet. Vous avez d’ailleurs dit que vous ne voulez pas porter de jugement. Il se dégage cependant un certain malaise, un sentiment étrange qui semble être le résultat de votre intervention. Ce trouble est à la fois surprenant et dérangeant.

BUCK ELLISON
Si le travail m’emmène dans des endroits étranges, inconfortables ou  – je déteste ce mot–  problématiques, cela signifie probablement que je fais quelque chose de bien. L’ambivalence, au sens d’être intensément attiré et repoussé par un même sujet, motive tout mon travail. J’entends souvent dire que cela se ressent dans le travail.

Buck Ellison, Only the horse knows how the saddle fits, 53 × 66 cm, 2013. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

HAMID AMINI
Il est également intéressant de voir comment vos sujets aspirent à l’authenticité. Est-ce une illusion que vous vouliez transmettre ?

BUCK ELLISON
Comme vous l’avez dit, je n’ai jamais voulu pointer du doigt les individus. Je veux examiner les manières, les gestes et les comportements qui perpétuent les inégalités. Avec un tel effort concerté pour être aussi modeste ou inoffensif que possible, une certaine partie de l’Amérique blanche semble très investie pour couvrir ses traces. Le défi de représenter ce sujet qui s’efface lui-même me fascine, je me suis donc tourné vers la mise en scène pour les rendre visibles, en empruntant le modèle d’une séance photo commerciale  –  en sélectionnant acteurs, vêtements, accessoires, lieux.

 

Buck Ellison, Sierra, Gymnastics Routine, 122 × 140 cm, 2015. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

HAMID AMINI
La notion de classe moyenne est assez biaisée dans le monde, et la richesse est également un concept très flou. Est-ce quelque chose dont vous voulez parler dans vos images ?

Je veux voir comment, en tant qu’Américains vivant dans une société démocratique, nous ignorons les inégalités. Lorsque nous jugeons les riches parce qu’ils travaillent dur ou sont paresseux, qu’ils donnent de l’argent ou le gardent, nous passons à côté de l’essentiel. Dire que quelqu’un habite l’inégalité à tort implique qu’il pourrait être possible de l’habiter correctement, ce qui n’est pas possible. C’est un terme frustrant, car il détourne l’attention des processus sociaux dont nous pourrions parler.

HAMID AMINI
Certaines de vos références me rappellent les peintures des cours royales des familles européennes, est-ce quelque chose que vous avez étudié de très près et exploré ?

BUCK ELLISON
Je ne suis pas un érudit, mais j’ai passé beaucoup de temps à les regarder, oui.

HAMID AMINI
Vous engagez souvent des acteurs locaux pour faire partie de vos photos, je suis curieux de connaître votre processus de casting, de tournage et de repérage ?

BUCK ELLISON
Bien sûr. Parlons de l’image Sunset (2015). Les autocollants pour pare-chocs étaient très populaires au lycée ; ils offraient un moyen de se différencier au sein d’un environnement homogène. Je voulais faire une photo à ce sujet. J’étais attiré par le sacrilège de ruiner la peinture d’une voiture chère avec des autocollants bon marché. Mais j’aime aussi la tendresse de ce moment où l’autocollant était collé pour la première fois, de l’identité littéralement en train de construire.

J’ai donc recherché l’emplacement, choisi les modèles, payé pour que le modèle se fasse couper les cheveux, et j’ai passé beaucoup de temps à chercher des autocollants (Patagonia, The North Face et Save Tibet) et des vêtements (une chemise Ralph Lauren, un débardeur Red Stripe, une bague de Thaïlande). Ces choix d’accessoires et de style étaient importants parce que je voulais suggérer qu’une série de décisions avaient précédé le moment que nous voyons. Ces choix semblent insignifiants, mais dans le microcosme de ce monde, où la richesse et le progressisme sont si proches, où les enfants détestent le capitalisme mais ne savent pas encore ce qu’il implique, ces affiliations ont un poids énorme. Un débardeur de la marque de bière Red Stripe est un débardeur, mais ce n’est pas un débardeur Budweiser. Il y a donc quelque chose d’un peu mondain là-dedans, ce vêtement provient peut-être de vacances en Jamaïque, une possibilité soulignée par la bague du mannequin, qui vient de Thaïlande.

La prise de vue a duré environ deux heures. Je prends tellement de photographies que cela en devient routinier ; les modèles mettent vraiment les autocollants sur la voiture, ils ne font pas semblant. La décision de photographier au coucher du soleil a été initialement inspirée par le drapeau sur l’autocollant «Save Tibet», qui présente un coucher de soleil. Mais j’aime que cela donne une lumière héroïque à ce moment banal.

 

Buck Ellison, Strenuous Life, 55 × 44 cm, 2013. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

Buck Ellison, Sunset, 102 × 127 cm, 2015. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

Métamorphoses

Mélant géométrie, tendances du passé et visions du futur, le coiffeur Olivier Schawalder propose une beauté contemporaine capurée par le photographe Amit Israeli.

Les Invisibles

Disparitions, apparitions et effets de mystères pour cette séance de spiritisme signée Charly Gosp mettant en scène la mode selon Bottega Veneta.

Exposition

Mise en avant par des installations artistiques, la mise en scène artificielle imaginée par Benjamin Vnuk questionne notre rapport à l’image et au réalisme.

Lire la suite Fermer

Odorama
Chapitre Trois

Teddy Lussi-Modeste

Troisième chapitre de la série Odorama où cinéphilie rencontre parfumerie. Le réalisateur et scénariste Teddy Lussi-Modeste conjugue l’histoire du cinéma à celle du parfum en associant films cultes et fragrances, dans une mise en scène où les sens occupent les premiers rôles.

Rouge
COMME des GARÇONS

Nez : Nathalie Cetto

Vaillante. Vulnérable. Vraiment belle. Il y a de beaux mots dans le dictionnaire à la lettre V. Depuis qu’une machine lui a redonné vie à partir de sa main arrachée, Leeloo doit se mettre à jour et étudier, dans l’ordre alphabétique, tout ce que les hommes ont fait depuis 5000 ans. Vêtue de bandelettes blanches, elle s’enfuit et tombe dans le taxi conduit par Korben Dallas. S’ensuit une course-poursuite dans le Brooklyn du XXIIe siècle. Son toit est défoncé, il a perdu son dernier point, son véhicule est arrimé à celui de la police, mais quelque chose dit à Korben que son destin est lié à cette fille aux cheveux rouges parlant une langue inconnue et dont la plainte lui fend le cœur. Entre l’avant et l’arrière du taxi, quelque chose de chimique, quelque chose d’alchimique, a lieu. Rouge est la chevelure de la jeune femme, Rouge est son parfum. C’est une symphonie qui lui parvient avec toutes ses notes qui sonnent en même temps : poivre rose, gingembre, menthe, encens, ciste, patchouli et cette betterave tour à tour sucrée et terreuse, chaude et froide, délicieuse, qui signe la fragrance et lui donne son épaisseur et son originalité. Parfaite. Elle est vraiment parfaite. 

Inspiré par Le Cinquième élément de Luc Besson

 

 

Female Christ
19-69

Rien de pire qu’un fâcheux quand on est amoureux. Encore plus quand on est une femme amoureuse d’une autre femme dans l’Amérique des années 50. Le fâcheux a reconnu Thérèse et l’a hélée dans le restaurant feutré. Elle s’est retournée, embarrassée. Mais Carol, elle, a donné le change. Rompue à la mondanité, la gentlewoman aux cheveux blonds et aux lèvres rouges salue l’homme en souriant, prend son sac et s’en va avec élégance. Carol pose alors la main sur l’épaule de Thérèse. Le mouvement de son corps et des étoffes qui le ceignent, manteau en cashmere crème, gants en cuir chocolat, envoient vers sa maîtresse l’odeur de son parfum. Elle le portait lors de leur premier déjeuner dans un restaurant de la Septième Avenue. Carol le porte depuis son mariage avec l’homme dont elle est en train de divorcer. Thérèse : « Oh ! Votre parfum… » Carol : « Quoi ? » Thérèse : « Il sent bon. » Female Christ sent bon, mais il n’est pas qu’un sent-bon. Il se construit sur un contraste totalement maîtrisé entre des notes chaudes et épicées, ocres et dorées, benjoin, vanille, cannelle, et des notes froides et camphrées, eucalyptus, gaulthérie, géranium. Au centre, faisant la jonction, matière centrale de la fragrance, un patchouli dense impose un sillage sophistiqué. Carol est partie. Le fâcheux part lui aussi. Il pose la main sur l’autre épaule de Thérèse. La sensation, et le sentiment, ne sont plus les mêmes. Il faut tourner la tête vers l’autre épaule et y respirer la présence-absence de l’être aimé.

Inspiré par carol de Todd Haynes

Female Christ
19-69

Twilly d’Hermès
Hermès

Nez : Christine Nagel

Clara Baumann a le même âge qu’elle :
13 ans. Mais sa vie est plus belle que la sienne. Elle est pianiste, et même virtuose. Quant à Charlotte, elle vit dans une maison modeste et maudit son existence. En rêvant d’ailleurs, cette grande seringue exaspère Léone et désespère Lulu. La petite fille vient souvent dormir à la maison et toutes les deux regardent par la fenêtre les couples qui entrent et sortent du RouleRoule. Charlotte s’incruste chez Clara et choisit même dans son dressing la robe qu’elle portera pour la soirée. Sur cette robe de tulle rouge flotte le parfum de Clara. Twilly d’Hermès Eau ginger est léger et fruité comme une bulle de savon. Il a en son cœur un gingembre solaire et insolent, espiègle, un gingembre qui pétille, qui trépigne. De part et d’autre une pivoine aux accents hespéridés et un cèdre si délicat qu’il se cache. Puis la fragrance semble s’horizontaliser sur la peau et la couvre d’un baume délicieux. L’odeur fleurit, puis mûrit. Emportée par la nuit d’été, Charlotte en vient à croire Clara qui lui propose de vivre dans son sillage, désinvolture et inconséquence de la petite fille riche. Mais le film venge Charlotte qui espérait beaucoup, qui espérait trop. C’est son histoire à elle qu’il raconte.

Inspiré par L’Effrontée de Claude Miller

Twilly d’Hermès
Hermès

Rozu
Aesop

Nez : Barnabé Fillion

À cheval sur son chowka roux, Ashitaka fonce à l’ouest pour trouver le Dieu-Cerf. Lui seul pourra le délivrer de cette blessure au bras qui le consume. Le dieu se trouve dans une forêt menacée par les forges de Dame Eboshi et, de part et d’autre, on prépare la guerre. Accidentellement blessé à l’arquebuse par une ouvrière de la forge, Ashitaka est conduit par la Princesse aux loups sur l’île où paît en journée le dieu. Les premiers rayons de soleil percent la canopée et dans le trou de verdure le dieu métamorphe apparaît, tout nimbé d’or, entre deux arbres millénaires. Chacun de ses pas génère autour de son sabot divin mille floraisons – treille, pampre, lierre, rose. Deux notes émergent dès le premier spray de Rozu : un santal moelleux duquel éclot un buisson de roses fraîches. Autour de ce santal rozé s’enroule tout un florilège de notes à l’intensité volatile. D’autres bois assurent l’assise de la fragrance : vétiver mais aussi gaïac qui, associés à la myrrhe, assèchent le sillage, le fument très légèrement. Percent en même temps les notes aiguës de bigarade, de bergamote et de shiso. Le jour se lève. Ashitaka ouvre les yeux. Rozu est le parfum de ce moment, celui d’Ashitaka, et du matin, ressuscités.  

Inspiré par Princesse Mononoké de Hayao Miyazaki

 

 

 

Sans Merci
Givenchy

Il est l’héritier d’une famille de la noblesse balte mais il a atterri dans une prison de Baltimore. Il est tout au bout, dans la dernière cellule. Et il ne voit plus personne. Il ne peut se nourrir que de ses souvenirs. Il repense souvent à ses anciens patients du temps où il était un psychiatre estimé et parvenait à les déchiffrer. Il les dévorait au sens figuré avant de les dévorer au sens propre. Il se souvient avec émoi de la seule femme qu’il n’a jamais réussi à soumettre. Quand elle entrait dans son cabinet et qu’elle s’allongeait sur son divan, le sillage de son parfum lui parvenait comme un bouclier inexpugnable. Il constituait autour d’elle une aura autant défensive qu’offensive. Quel délice pour un homme dont l’odorat est si développé, lui qui peut sentir derrière une vitre percée de quelques trous que l’agent Starling porte une crème de jour et parfois un parfum. Vêtue de ces molécules, sa patiente devenait l’allégorie de l’autorité. Sans Merci n’est pas autoritaire : il est l’autorité même. Le davana et son odeur veloutée de fruits blets se fond rapidement dans un vétiver sec, un patchouli humide et un whisky tourbé à souhait. L’odeur crayeuse devient presque palpable et fait mettre un genou à terre à l’esthète cannibale qui entre en fascination.

Inspiré par Le Silence des agneaux de Jonathan Demme

Rozu
Aesop &
Sans Merci
Givenchy

Orphéon
Diptyque

C’est la nuit. Elle avance dans les petites rues de Rome alors que résonnent de cristallins arpèges, de ceux qui ponctuent les contes de fées. Elle le cherche, elle l’appelle : « Marcello ! Marcello ! » Elle entre dans l’eau telle une naïade et tombe sous le charme de l’ancien monde. Marcello, pourtant tiré à quatre épingles, son éternel costume de dandy sur le dos, rejoint la star aux belles boucles qui a fermé les yeux, extatique. Ce moment restera dans leur mémoire comme dans la nôtre et peut-être dans celle de Neptune et de ses divinités adjacentes, la Salubrité et la Prospérité. Marcello entre dans la fontaine et s’approche de Sylvia Rank. Ils sont seuls, enfin seuls. Sans journalistes, sans mari jaloux et sans fiancée suicidaire. Lui qui passe ses nuits dans la capitale romaine, évoluant entre ses borgate et ses clubs branchés, entre ses prostituées et ses aristocrates, Orphéon est son parfum. Marcello transporte avec lui cette odeur de nuit où se superposent lieux et rencontres, bars enfumés et femmes effleurées, fumée des cigarettes et fauteuils en cuir. L’odeur sombre et boisée naissant du cèdre et de ses effluves de crayon de papier, s’enrésine et se poivre avec les baies de genévrier. La fève tonka pralinise le fond et l’épaissit tandis que fleurit un jasmin délicat, presque imperceptible, comme si en se frottant au cou de Sylvia, le chroniqueur mondain, bientôt écrivain, prenait avec lui un peu de son odeur, blanche et indolée, à elle.

Inspiré par La Dolce Vita de Federico Fellini

Ocean Leather
Memo

Nez : Alienor Massenet

Fruit d’un amour interdit – puisque fils d’un modeste gardien de phare et de la reine de l’Atlantide – Arthur est destiné à réunir deux mondes, celui des Surfaciens et celui des Atlantes. La guerre est proche et Orm, le demi-frère d’Arthur, tente de réunir les peuples sous-marins pour liquider l’humanité, violente et pollueuse. Formé par Vulko qui lui apprend la maniement des armes, aidé par Mera et ses pouvoirs hydrokinétiques, le sang-mêlé doit faire valoir son droit d’aînesse et s’imposer comme l’héritier légitime du trône. Sur – et sous – toutes les mers du monde, voilà qu’Arthur part à la recherche du trident forgé avec l’acier de Poséidon, autant arme que sceptre. Échouant sous l’eau, Arthur vaincra son frère à l’air libre. Ocean Leather respire cette victoire. C’est un parfum qui donne aux autres l’envie d’être à vos côtés. C’est un parfum qui réconcilie la terre – le cuir – et la mer – l’eau salée. C’est un parfum qui respire le grand large et les bassins pélagiques. Chacune de ses vagues charrie trois notes comme les fourches du trident légendaire. La grande fraîcheur du parfum – fraîcheur hespérido-aromatico-résino-florale – mandarine, basilic, violette, sauge, élémi – flotte sur un fond iodé et salin. Un roi est né et son territoire va des abysses au sommet des montagnes.

Inspiré par Aquaman de Ron Howard

Ocean Leather
Memo

Peau d’Ambrette
Atelier Materi

Nez: Marie Hugentobler

Les grandes maisons sont nombreuses à convoiter Arrakis. La planète n’est que sable et chaleur, d’immenses vers engloutissent hommes et machines au moindre mouvement, mais elle est la seule planète de l’univers connu sur laquelle se trouve l’épice. Elle se mêle au sable, aussi fine que ses grains, mais plus brillante qu’eux. Elle vole dans l’air quand le vent souffle sur la planète brûlante. Si pour les Fremen elle est une substance sacrée, dont Paul Atréides expérimente les vertus psychotropiques, pour les civilisations avancées elle permet le voyage interstellaire. Colonisée hier par les Harkonnen, Arrakis doit l’être désormais, sur ordre de l’Empereur, par les Atréides. Le piège se referme sur le Duc et sa famille. Seuls survivent son épouse et son fils qui rejoignent la résistance des Fremen qui vivent dans leurs sietch. L’épice, ocre et dorée, a rendu bleus leurs yeux. Peau d’Ambrette présente en surdose un ingrédient rare : les graines d’ambrette. Sur Arakis, l’épice est passée au tamis. Au Pérou, le procédé est le même pour les graines d’ambrette. Les notes qui entourent ces graines viennent renforcer ses effluves tour à tour floraux, ambrés et musqués, tels la mandarine, l’angélique, le santal ou l’ambroxan. Quand le parfum touche la peau, une impression de grande fraîcheur, légèrement poivrée, parvient à l’odorat. Mais le parfum évolue à une vitesse folle, comme un fruit qu’on écosse, vers sa beauté chaude et moelleuse. Le parfum se révèle alors à nous comme Paul à son destin.

Inspiré par Dune de Denis Villeneuve

Peau d’Ambrette
Atelier Materi

Photographies Justinas Vilutis
Décoratrice Aurore Piedigrossi

Eleganza Extravaganza

Témoin privilégiée de la scène voguing new-yorkaise entre 1989 et 1992, Chantal Regnault propose une émouvante plongée dans les années historiques de ce mouvement aujourd’hui mondialement célébré. 

Lire la suite Fermer

Les coiffures
à l’échelle

Antoine Bucher

OU QUAND LES ARISTOCRATES AVAIENT
ENCORE TOUTE LEUR TÊTE ET BIEN PLUS

Au cours du dernier tiers du XVIIIe siècle, la coiffure féminine connaît une période d’extravagances capillaires durant laquelle la taille de la tête et des cheveux peut représenter près du tiers de la silhouette d’une élégante. La hauteur des créations conduit à les baptiser coiffures à l’échelle.

C’est au règne de Louis XVI que la vogue des coiffures hautes est généralement associée, mais il convient de noter l’existence de quelques précédents dans l’histoire de France. L’un d’eux, et sans doute le plus fameux est l’apparition de la Fontange. Décoiffée au cours d’une partie de chasse en 1680, la duchesse de Fontanges invente sur le vif une coiffure verticale à partir de sa jarretière. Le roi approuve, le succès est au rendez-vous et la coiffure prend à la fois plus de hauteur et le nom de cette maîtresse de Louis XIV. La poussée de croissance est toutefois limitée dans le temps et le règne de Louis XV reste, pour sa part, mesuré quant à l’ornement de la tête des femmes. C’est sans compter sur la dernière favorite du roi… Madame du Barry arbore en effet une coiffure toute en hauteur agrémentée de dentelles, plumes et fleurs naturelles lors de sa présentation à la cour en 1769. À cette occasion, le coiffeur dissimule même dans les cheveux des fines bouteilles d’eau dans lesquelles trempent les tiges des fleurs.

Les années 1760, 1770 et 1780 sont alors marquées par la puissance grandissante des coiffeurs grâce au développement de structures verticales. Les images de coiffures se multiplient alors comme jamais auparavant. Le naturel n’est pas à la mode et les têtes se vêtent de compositions de plus en plus architecturées. Construites souvent avec un coussin nommé pouf, elles sont gonflées à l’aide de crin et de faux cheveux. Ces véritables pièces montées se parent de rubans, de dentelles, de perles, de fleurs, de pierres, et parfois même de petits personnages de cire, d’oiseaux empaillés ou de maquettes. Les références à l’antique mais surtout aux actualités deviennent le sujet de ces coiffures. Le dernier opéra, une pièce de théâtre, la vaccination du roi ou une victoire militaire se transforment en sculptures capillaires. L’une des plus célèbres de l’époque est la Belle Poule, créée en hommage à la victoire navale du navire français éponyme contre la flotte anglaise en 1778.

Coeffure au chien couchant, gravure d’une suite de 31 Coiffures, inspirées de la Gallerie des Modes et Costumes Français (Allemagne, circa 1780).   Librairie Diktats.

Elle comporte au sommet du crâne une maquette de bateau. En cette période d’extravagances, les coiffeurs se revendiquent comme de véritables artistes et utilisent la gravure pour faire connaître leurs créations et asseoir leur autorité. Legros fait ainsi paraître un traité illustré, Davault des almanachs et Depain des estampes. Ce dernier publie trois suites d’eaux-fortes représentant des coiffures entre 1777 et 1790. La première, Au Beau Sexe se compose de douze planches présentant des créations qui n’ont rien à envier à celles que Léonard, le coiffeur de Marie-Antoinette réalise pour la reine de France. Wartell immortalise d’ailleurs en 1777 « l’Autrichienne » dans un portrait dédié à la Comtesse de Polignac. Les cheveux de l’élégante jeune femme sont coiffés pour former quatre boucles sur les côtés et surmontés au sommet de trois plumes qui surplombent des couronnes de fleurs et des rubans. 

La correspondance entre Marie-Thérèse d’Autriche et Marie-Antoinette ne manque pas d’ailleurs d’évoquer les cheveux de la jeune souveraine. L’impératrice appelle alors sa fille à plus de sobriété dans ses coiffures dont elle condamne la taille et les ornements. Copiées dans les différentes cours, les coiffures hautes deviennent un sujet de caricature dans toute l’Europe. Les gravures exagèrent la hauteur des compositions et le caractère impraticable de ce type d’ornement. Malgré leur coût élevé, un encombrement non négligeable et des démangeaisons fréquentes dues à l’hygiène limitée et à l’utilisation de pommades pour fixer l’ensemble, les coiffures hautes restent à la mode jusqu’à la Révolution. Et même, un petit peu au-delà. Les coiffeurs tentent en effet de les adapter au goût révolutionnaire. Depain est ainsi l’un des rares à publier des gravures de mode au moment de la Révolution et les planches de sa troisième suite parue vers 1790 reproduisent des coiffures aux noms évocateurs : sans Redoute, à l’Espoir, aux Charmes de la Liberté, à la Nation. Portant encore la mention « avec privilège du roi », elles constituent de précieux témoignages des toutes premières années postrévolutionnaires. Trop associées avec l’aristocratie, les coiffures hautes ne survivent toutefois pas longtemps à la décapitation de la clientèle. 

Bonnet au Levant, gravure d’une suite de 31 Coiffures, inspirées de la Gallerie des Modes et Costumes Français (Allemagne, circa 1780).   Librairie Diktats.

La Belle Poule, gravure d’une suite de 31 Coiffures, inspirées de la Gallerie des Modes et Costumes Français (Allemagne, circa 1780).   Librairie Diktats.

Songe pastoral

Le photographe Thibaut Grevet met en avant la force graphique et le potentiel cinématographique de la mode de Richard Quinn.

Effigies

En s’appropriant et détournant les codes du portrait classique, le photographe Maxime Imbert présente une vision de la jeunesse loin des clichés habituels.

Lire la suite Fermer

C.Q.F.D. de l’ambiance
Une conversation
avec Emanuele Coccia

Luca Marchetti

LUCA MARCHETTI
On ne peut pas discuter d’ambiance sans aborder la question du « sensible » qui occupe aujourd’hui une place inédite dans la culture. Commençons en observant que les aspects de l’expérience qui relèvent de la sensibilité sont devenus fondamentaux pour définir notre identité. Ainsi, pour préciser son statut social, l’individu affiche plus volontiers ses compétences esthétiques, ses goûts gastronomiques ou ses connaissances en œnologie, que son appartenance à une classe sociale ou alors une situation socio-économique. Qu’en pense l’auteur de La Vie Sensible?

EMANUELE COCCIA
C’est tout à fait le cas. C’est très important de montrer des compétences sensibles pour se présenter à l’autre.
La sensibilité a été graduellement arrachée à son statut traditionnel de phénomène d’apparence. Ce n’est plus une interface entre nous et le monde, elle fait tout à fait partie des mécanismes de construction du réel et de la vie de chacun dans la société. Débattre de choses sensibles ou esthétiques – comme les vins et spiritueux – est un moyen de montrer sa « valeur » individuelle et son mode d’être dans le monde.
Pour le comprendre, il faut rappeler que tout cela a été possible parce que notre société a graduellement adopté une vision de l’esthétique ancrée dans le « jeu ». Et la culture digitale n’y est pas pour rien. Comme le dit, entre autres, l’écrivain Alessandro Baricco, la logique au cœur de la société digitale est une logique de gaming et celle-ci définit de plus en plus notre rapport à la société. Ce qui fait écho aux idées bien plus anciennes du philosophe Friedrich Von Schiller qui, dans ses considérations sur l’appréciation esthétique, affirme qu’elle est en mesure de transformer les qualités de l’objet en prouvant que la beauté n’est pas une simple qualité de l’objet, ou de l’œuvre d’art, mais que le jeu esthétique entre humains qui révèle le beau est quelque chose qui est en mesure de perfectionner la vie sociale dans son ensemble… Ce même jeu est ce qui nous permet d’affirmer notre liberté et notre autonomie. Ainsi, on peut élargir la logique du gaming jusqu’au cosmos, car nous le construisons de manière sensible, comme dans un jeu, parce que cela nous permet de mettre en scène notre liberté d’individu. C’est pour la même raison qu’on se définit en discutant de vins et de nourriture : on ne se cantonne pas à une contemplation de la réalité, on en débat pour mettre en scène notre liberté aux yeux des autres…

LUCA MARCHETTI
Certains considèrent cet engouement pour le sensible comme une mode, surtout dans les domaines créatifs comme l’art, la création de vêtements, le design ou la décoration d’intérieur… Pourtant l’étude des ambiances, du goût, de l’éphémère et bien d’autres phénomènes sensibles gagnent également de l’importance dans des domaines bien plus sérieux comme l’étude de la cognition et les sciences humaines. La philosophie s’y intéresse particulièrement, probablement en raison de sa capacité de s’attaquer à ce qui n’est pas quantifiable ou mesurable. Quelle place tient l’ambiance dans ta recherche ?

EMANUELE COCCIA
J’ai beaucoup travaillé sur ça. Dans La Vie Sensible bien évidemment mais aussi dans La Vie des Plantes où j’ai consacré un chapitre entier à l’idée d’atmosphère. C’est pour moi un concept central dans la réflexion sur l’esthétique qui le plus souvent a été traité comme un phénomène cognitif, c’est à dire quelque chose qui nous transmet une information. Au contraire, je tiens à mettre en valeur le caractère « génétique » du sensible.

Olafur Eliasson, Life, 2021. Vue de l’installation à la Fondation Beyeler. Photo: Pati Grabowicz. Avec l’aimable autorisation de l’artiste, de neugerriemschneider, Berlin et de Tanya Bonakdar Gallery, New York / Los Angeles. © 2021 Olafur Eliasson

Le sensible n’est pas un moyen d’accéder à la connaissance. C’est ce par quoi les êtres se construisent réciproquement… Notre manière d’exister est telle que nous la connaissons en raison de notre nature sensible ! Le sensible, et donc les ambiances, sont à la base de notre relation à l’autre et à notre contexte de vie.

LUCA MARCHETTI
D’ailleurs ton confrère philosophe Bruce Bégout (Le Concept d’Ambiance, Paris, Seuil, 2020)  décrit l’ambiance comme un aspect fondamental de l’existence qui se manifeste autant dans l’environnement qui nous entoure que dans notre dimension affective. Ce serait donc tout ce qui est alentour et qui nous affecte.

EMANUELE COCCIA
C’est vrai, mais l’ambiance détermine aussi notre mode d’être. Ce n’est pas juste « ce qui nous affecte » et qui nous communique des informations, c’est quelque chose qui structure notre être, une condition de notre existence. Ça peut paraître un peu abstrait, mais les manifestations en sont tout à fait banales et quotidiennes. Le manque de coolness nous fait abandonner un lieu, un groupe, tout comme l’absence d’empathie peut nous amener à interrompre une relation… Il ne s’agit pas d’un manque d’information mais d’une impossibilité d’être « comme ça ».

LUCA MARCHETTI
Et la mode dans tout ça ? Tu t’en es beaucoup occupé dans ton parcours. Récemment il a été question d’aborder l’espace de vente de la mode – notamment le premier concept-store de l’histoire, le milanais 10 Corso Como. Tu en as donné une lecture éclairante, loin des interprétations visuelles et des déchiffrages des codes culturels souvent empruntés par les sciences humaines et sociales pour étudier ces mêmes phénomènes. Tu parles de mode comme d’un « intensificateur » de l’existence. La dimension affective y est donc cruciale, tout comme la nature affective de l’ambiance peut expliquer en grande partie le sens d’un lieu comme le concept-store…

EMANUELE COCCIA
Sûrement. D’ailleurs Carla Sozzani rappelle que sa principale motivation lors de la conception de 10 Corso Como était sa volonté de transformer les pages d’un magazine en un espace en trois dimensions. Si on considère que sur les pages d’un magazine de mode on retrouve un agencement sensible de formes, d’idées et de propos, sa version en 3D consiste à transposer dans l’espace une « portion » de monde. 10 Corso Como a fait de l’ambiance la condition même du lieu.

Ann Veronica Janssens, Ciel, 2003. Retransmission visuelle du ciel en temps réel, vue d’installation, Belgacom, Bruxelles. Extrait du catalogue Ann Veronica Janssens : 8’26’’, édité par MAC, École nationale supérieure des beaux-arts, 2004. Design de M/M (Paris). Bibliothèque Justin Morin

La possibilité d’engendrer « du sensible » est au cœur de sa réalité, car le sensible y contamine tout : son économie, la manière d’y manger, de regarder, d’y respirer… C’est tout un monde sensible !

LUCA MARCHETTI
On sait que l’un des usages sociaux de la mode parmi les plus connus est de nous définir, autant individuellement que collectivement. Penses-tu que grâce la mode on pourrait se définir, se reconnaître et se faire reconnaître en termes « ambianciels » aussi ? C’est à dire, de manière éphémère, intangible ?

EMANUELE COCCIA
Oui c’est certainement le cas. La mode est une force anti-destin. Elle arrache les gens à leur destin et en ouvre d’autres à coup d’inventions et de réinventions. De ce point de vue, la mode a décidément besoin d’ambiances. Elle doit déterminer des ambiances, des environnements ; c’est sa force. L’aspect essentiel des ambiances, des atmosphères, est leur caractère précaire et éphémère. L’essence de la mode est la capacité d’accepter la précarité de l’être. D’une part, c’est la forme la plus démocratique qui soit, mais c’est aussi l’espace le plus précaire que notre culture a pu créer, ce qui complique les choses. Elle envisage la précarité comme une chance et non pas comme un aspect de vulnérabilité. Si elle a autant d’attrait, c’est qu’elle a horreur des identités stables, et cette vision de l’identité ne peut être qu’une ambiance.

LUCA MARCHETTI
Traditionnellement, on manifeste l’appartenance à un genre, à une culture ou même à une « ethnie » à partir de l’apparence, jusqu’à exhiber des signes visuels précisément codés. Pouvons-nous voir dans le caractère précaire et éphémère de la mode, dans sa nature « ambiancielle » une occasion de construire l’identité de l’individu de manière plus fluide, voire diverse et inclusive ?

EMANUELE COCCIA
Je ne suis pas sûr que le problème aujourd’hui soit le « signe visuel ». Je le vois plutôt dans une étrange volonté d’essentialiser l’identité… Une vision morale qui relie l’identité au tangible et au visible. J’y vois aussi un désir de pureté,qui considère que se définir sur la base du ressenti serait « impur ». L’une des conséquences est qu’on finit souvent par revendiquer l’affiliation à une communauté pour se définir. Alors que l’identité existe par sa nature atmosphérique et ambiancielle, elle est ancrée dans le ressenti le plus profond…

LUCA MARCHETTI
Nous avons parlé du concept-store, mais il me semble que le défilé et l’événement de mode tirent leur sens de ce qu’on pourrait appeler le « design d’ambiances », bien que cet aspect ne soit pas fréquemment considéré. Je pense par exemple aux défilés de Balenciaga visant à recréer l’ambiance de certains lieux politiques (en reprenant leur proportions exactes), ou l’atmosphère des archives historiques de la maison avec l’aide de créations d’odeurs par l’artiste Sissel Tolaas…

EMANUELE COCCIA
Ces projets montrent de manière encore plus claire la vocation de la mode à envisager le monde comme entièrement dé-constructible. On revient à la logique esthétique propre au gaming et à la capacité de la mode à tirer sa force de la précarité. Le défilé construit tout un monde ambienciel pour le brûler sous nos yeux en quelques minutes. En ce sens,la mode est ce qui permet d’amener les principes de l’art au plus près du corps et de nous les faire vivre grâce à une forme de sensibilité immédiate et incarnée.

LUCA MARCHETTI
Dans l’art on retrouve aussi un intérêt grandissant pour l’éphémère et l’intangible, n’est-ce pas? De l’art relationnel à l’installation, de la performance jusqu’à des œuvres très différentes les unes des autres, mais toutes hautement immersives. Je pense au travail d’Anne Veronika Janssen, d’Olafur Eliasson, de Sarah Sze, certains projets de Diller & Scofidio ou la pratique de Philippe Rahm entre art et architecture… Peut-on parler d’une esthétique des ambiances ou carrément d’art ambianciel ?

EMANUELE COCCIA
Grande question ! Probablement oui, ça existe déjà en partie. L’art aussi tend de plus en plus à devenir « construction de mondes », et tout y devient ambiances et atmosphères… C’est cela qui définira la construction du monde une fois que l’art aura pris le dessus sur le monde !

Caméléonidés

Les expérimentations graphiques d’Andrew Vowles, entre décalages et superpositions chromatiques, nous rappellent que la beauté est l’art de la transformation.

Lire la suite Fermer

Body double

Alexandra Bachzetsis

Questionnant autant l’intimité que la surexposition, le rapport au langage ou encore la mise en scène de soi, le travail chorégraphique d’Alexandra Bachzetsis multiplie les axes de réflexion. Sa danse se traduit aussi bien dans un espace nu qu’investi par des accessoires sculpturaux, comme autant de prothèses à même de transformer le corps. Puisant autant dans l’histoire de l’art que dans la culture pop, et s’appuyant sur les gender studies, ses pièces passent d’un registre à l’autre, en rupture rythmique ou en harmonie. Une gymnastique à la fois conceptuelle, plastique et en constant mouvement.

MS         Votre travail explore de nombreux thèmes, les mélangeant de manière très libre et inattendue, afin de créer des collisions aussi théoriques qu’esthétiques. Par rapport à la scène, vous arrive-t-il de vous contraindre ? Y a-t-il des lignes que vous ne souhaitez pas traverser ?

AB         La scène dans sa meilleure version est un espace non censuré, une anthologie d’inspirations, d’expressions, d’histoires et de fictions. Ce n’est pas un simple cadre spatial, mais une analogie ou un moyen de transposer notre construction du désir dans le domaine des sens, juste devant nous. Je crois fermement dans le besoin de repousser les frontières à l’intérieur et à l’extérieur de la structure du théâtre et de ses conventions. J’aime traverser les frontières d’un genre. Ne pas respecter les conventions du théâtre quand je fais une pièce de théâtre, mais plutôt travailler d’une manière cinématographique. Lorsqu’il s’agit de réaliser un film, penser à la composition et à l’aspect théâtral de la mise en scène des corps pour la caméra,

Je repousse les limites de la pensée binaire et tente de les révéler à travers des gestes précis d’échange entre le masculin et le féminin vers un corps qui change constamment de genre. Je travaille avec la perception sociale de la différence de genre et la débarasse de sa connotation conventionnelle, la mets en mouvement à travers un travail chorégraphique.

Par exemple, dans Chasing a Ghost (2020), je me concentre sur la structure et le thème du double et du duo – entre toutes les constellations de genre. J’essaie de formuler une étude physique du comportement de l’étrange à travers l’« échangeabilité » des gestes en répétition et l’irrésistibilité des corps. Le corps, considéré dans sa pleine physicalité, est mon matériau autant que la mémoire du corps et de ses représentations à travers les cultures et les histoires. Je suis intéressée par la nature liquide du corps humain, ses multiples passages à travers les rôles de genre, les différences d’âge et la manifestation factuelle de chaque moment singulier dans le temps à travers sa propre présence.

MS         Vos performers ont une place très importante dans votre processus de création. Quels sont les qualités que vous recherchez chez eux lorsque vous écrivez une pièce ?

AB         La capacité à retranscrire le réel est une qualité importante que je recherche. La capacité à être réaliste est une qualité importante que je recherche. Je pense que c’est artistiquement la façon la plus aboutie de travailler sur la construction de l’identité. Je pense qu’il est important de laisser les interprètes explorer leur interprétation individuelle lors de l’engagement dans mon processus artistique, ce qui nécessite bien sûr une définition et une clarté de la recherche dès le départ, afin d’entrer dans un processus chorégraphique qui engage toutes les parties impliquées. Il y a une fine ligne à parcourir entre la liberté et le contrôle, mais une ligne très importante à conserver et à redéfinir dans le processus de collaboration. Les concepts performatifs ne sont jamais statiques – ils bougent et changent dans le temps et doivent être réexaminés à tout moment.
Je m’intéresse à la présence subversive d’une personne – et je recherche donc des interprètes capables de s’engager dans la tâche complexe d’être à la fois eux-mêmes tout en étant dans le fantasme de quelqu’un d’autre.

MS         Les nouvelles technologies, des smartphones aux réalités augmentées, introduisent de nouvelles habitudes et de nouvelles formes de mouvement. Selon vous, comment cela se traduit-il dans notre relation à nos corps et à la manière dont les percevons ?

AB         L’utilisation intensive des technologies à travers lesquelles nous expérimentons, produisons et transmettons constamment des représentations du corps se traduit par un sentiment de platitude, de stagnation, de paresse, de projection du corps, d’être hors du corps. Des désirs multiples et parallèles d’expériences corporelles finissent par être totalement enfermés et piégés dans l’idée du corps à l’écran, et non dans l’expérience du corps. La politique de l’anxiété traite de la gestion de ces projections. Les applications de rencontre et les plateformes de communication sur les réseaux sociaux deviennent une extension et un remplacement des expériences physiques. La construction du fantasme et du désir en tant qu’analogues visuels distants, virtuels – au-delà de l’idée de corps dans l’espace qui peuvent se rencontrer de manière aléatoire, fortuite, urgente et dangereuse – est devenue très dominante dans nos habitudes et routines de la vie quotidienne. La pornographie permet aux utilisateurs de regarder sans engagement, juste pour suivre, fantasmer, exploser, observer. Je perçois notre époque comme un gros plan majeur, une réalité zoomée au-delà de la notion de rencontre intime avec l’autre, mais plutôt avec l’idée ou la projection de notre imaginaire sur les autres ou avec les autres.

MS         Votre collaboration avec Paul B. Preciado prend plusieurs formes. Pouvez-vous nous dire comment vous vous êtes rencontrés et comment se passe votre travail ?

AB         Nous nous sommes rencontrés en 2015 lors de notre participation à la Documenta 14, à Athènes. En raison de notre intérêt commun à questionner l’identité de genre à travers la performance, nous avons commencé à travailler ensemble – Paul en tant que curateur de recherches et moi en tant qu’artiste – sur l’ensemble intitulé Private (2017) que j’ai conçu à l’occasion de la Documenta 14. Plus tard, nous avons continué à travailler ensemble sur ma pièce Escape Act, pour laquelle Paul a offert le poème intitulé « Love is a Drone » comme matériel d’instruction et partition de la pièce. Nous avons utilisé le texte comme paroles pour les chansons qui ont été faites et interprétées dans Escape Act. Notre collaboration est un dialogue artistique à travers différentes pratiques au point de rencontre du langage et du geste – finalement, le corps.

MS         On peut faire l’expérience de votre travail à travers des pièces dansées mais aussi dans des expositions. Comment concevez-vous le dialogue entre la scène et la galerie ?

AB         Pour moi, les deux contextes sont des environnements de travail. Ils ont des besoins différents, des publics divers et demandent des approches individuelles. J’ai l’impression de les aborder comme des espaces singuliers de représentation. L’héritage de leurs différents langages est important quant à la manière de façonner le processus chorégraphique en un choix esthétique formel.
Je prends plaisir à réinventer l’idée de forme et de support par rapport à son hôte.
Le cinéma et la vidéo, l’installation ou la photographie ont un rayonnement différent de celui du spectacle vivant. Ils exigent chacun une approche particulière en matière de mise en scène d’intimité.

Alexandra Bachzetsis, Gold by Alexandra Bachzetsis. © Alexandra Bachzetsis

Alexandra Bachzetsis, Anne Pajunen & Gabriel Schenker, From A to B via C, © Alexandra Bachzetsis en collaboration avec Julia Born et Gina Folly. Photo: Arion Doerr. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de Performance Space 122.

Les expositions et les chorégraphies ont leur propre vie. elles fonctionnent ponctuellement ou de manière suspendue selon leur chronologie. Je pense qu’une exposition est une installation permanente pour une rencontre avec un public, en mouvement, sur une plus longue période, tandis qu’une chorégraphiesur scène est une apparitionponctuelle et une confrontation avec un public majoritairement immobile sur une courte durée. En tant qu’artiste de performance, il m’est plus facile de m’adresser au public tout en perfomant avec mon propre corps une partition ou une de mes œuvres, plutôt que de me tenir à côté de mon œuvre d’art dans une de mes expositions et de devoir engager une conversation avec des spectateurs.

MS         Revue est à la fois un magazine d’art et de mode, ce qui m’amène à m’interroger sur votre relation avec l’imagerie de mode. Vous avez notamment travaillé avec les photographes Blommers & Schumm pour une série d’images qui présentent plusieurs de vos pièces. Pouvez-vous me dire comment vous percevez les photographies de mode ?

AB         Je pense que les images créent un récit, ce sont des moments figés dans le temps et il émane d’elles une ambiance. La plupart des images que vous avez mentionnées ont été produites comme matériel promotionnel pour mon travail de performance.
Au fil du temps, j’ai travaillé avec un certain nombre de grands photographes, parmi lesquels Blommers & Schumm, Mathilde Agius, Melanie Hoffman, Derek Stierli, Melanie Bonajo,mettant en scène le corps pour des séances photo. La photographie de mode en tant que genre apparaît en fait assez peu dans ce processus. Ce qui reste, ce sont des corps, des vêtements et un ensemble d’instructions pour les mettre en scène en fonction de projets individuels.
Ma longue et importante collaboration avec la graphiste Julia Born transcende la présence spatiale du corps sur scène, dans le musée, la galerie ou dans la photographie, car elle est structurée et remise en scène dans des imprimés, des flyers aux livres, dans l’espace d’une page.
Nous aimons distiller l’essence d’un projet dans un ensemble de photographies qui fonctionnent comme une présence énigmatique, créant un monde parallèle de perception de l’œuvre. Souvent, nous créons des objets imprimés qui accompagnent les performances comme des recueils de chansons, des manuels de désir ou des livrets d’instructions.
Mon regard sur la mode est sincère. Je m’intéresse aux expressions de notre temps. Je travaille avec les modes de traduction des langues, l’interprétation des corps et la marchandisation du désir et j’examine comment ceux-ci trouvent leurs apparitions matérielles dans la musique, la littérature, les vêtements, la mise en forme du corps – et le langage du mouvement qui accompagne ces formats.
J’aime travailler avec des designers tels que Cosima Gadient d’Ottolinger, Christian Hersche de Christoph Lemaire pour Uniqlo, Léa Dickely et Hung La de Kwaidan Editions, Ulla Ludwig, Priska Morger, Eva Bühler et Patrizia Jaeger.
Porter des vêtements est une transformation.
Les vêtements sont des éléments de performance qui demandent une approche autoérotique quand on joue avec eux. Ce sont des outils pour reformuler le vocabulaire d’une convention dans une nouvelle langue.

MS         Cette dernière question est très large, mais pouvez-vous nous dire quelle est votre conception du beau ?

AB         Dans mon travail, je ne suis pas concernée par la beauté mais plutôt par la réalité. La beauté apparaît et périt. Ce n’est pas que je pense que nous pouvons l’atteindre, l’acheter, la former ou la préserver de quelque manière que ce soit. C’est plutôt un sentiment exprimé par des gestes, des actions, des mouvements et un sentiment d’appartenance qui finit par se rapprocher de l’idée même de beauté lorsqu’on pense à la performance.

Alexandra Bachzetsis & Sotiris Vasiliou, Chasing
a Ghost by Alexandra Bachzetsis, © Mathilde Agius

Je travaille avec des conventions, des archétypes et des formes esthétiques établies comme éléments de performance, mais pas dans le but de créer un langage conséquent d’une doctrine esthétique. Plutôt pour discuter de manière critique des tendances de notre temps qui nous entourent et nous informent, et qui finalement provoquent et façonnent nos corps.

Ma méthodologie est celle d’utiliser des codes existants afin d’atteindre une nouvelle liberté – une réalité.

Propos recueillis par Muriel Stevenson

Métropole

Les héroïnes de Corentin Leroux révèlent leur singularité en se fondant dans l’énergie citadine. Leur allure, ponctuée de couleurs et de textures, cultive la poésie dans un geste brut.

Lire la suite Fermer

Psychedahlia

Richard Quinn

On pourrait présenter la mode de l’Anglais Richard Quinn en évoquant ses volumes extravagants et ses imprimés audacieux. Il ne faudrait pourtant pas oublier sa maîtrise du trompe-l’œil. En jouant sur un motif qui se répand de la tête aux pieds, il cisèle des silhouettes qui se révèlent dès lors qu’elles se mettent en mouvement. L’endroit devient envers, l’image se déploie et le volume s’anime. Un art de la métamorphose qui rappelle que les fleurs, signatures graphiques du créateur, peuvent être aussi romantiques que psychédéliques. Rencontre avec l’auteur de la plus excitante des hallucinations collectives.

Lorsque l’on demande à Richard Quinn s’il est en mesure d’expliquer ce que l’on perçoit comme une fascination pour le monde floral, tant il emploie ce motif à travers ses collections, la réponse sonne comme l’affirmation de son amour pour la mode : « Quand on observe ce qui a été fait dans le passé par les maisons de couture parisiennes, on retrouve toujours un imprimé floral. Vous pouvez l’utiliser de manière stricte ou alors avec beaucoup de douceur, et je trouve ça particulièrement intéressant. Tout dépend de l’intention que vous souhaitez insuffler. Je trouve que c’est une bonne base. » Assurément, le créateur a profité de ses études à la Central Saint Martins School pour explorer l’histoire de la mode et de la couture, des années 1950 à nos jours, de la femme-fleur célébrée par Christian Dior avec la silhouette New Look aux robes gladiateurs de Nicolas Ghesquière pour Balenciaga qui composent l’iconique collection printemps-été 2008. Né en 1990 à Londres, dans le quartier d’Eltham dans le sud-est de la ville, Richard est le plus jeune d’une fratrie de cinq enfants. Son parcours à Saint Martins fait rêver : diplômé en 2016, sa collection remporte le H&M Design Award, qui se concrétise par une aide financière et la commercialisation de plusieurs pièces disponibles dès l’automne 2017. On y retrouve déjà ce qui fait le style Richard Quinn : des imprimés floraux de la pointe des talons jusqu’au bout des doigts gantés pour un collage graphique et survitaminé. Quelques mois plus tard, il fait défiler sa première collection dans le calendrier officiel de Londres. Pour la seconde, dédiée à l’automne 2018, les mannequins traversent un décor fait de papier peint, clin d’œil aux origines de ces fameux motifs végétaux. On a beaucoup parlé de la présence de la Reine Elizabeth II dans le public, un événement en soi puisqu’elle assistait ainsi à son tout premier défilé. Mais au-delà de cet adoubement royal, les vingt-neuf looks présentés ont impressionné par leur maîtrise.

Les volumes, semblables à des carrés de soie surdimensionnés, s’enroulent autour des corps. Les imprimés sont comme désynchronisés et jouent la confrontation, faisant se rencontrer les époques et les styles. Les fleurs graphiques dessinées façon années 1970, les compositions végétales tout en arabesque, les pois blancs sur fond noir – de différentes tailles –, tout se superpose et se mélange. Une telle surenchère pourrait faire basculer ces silhouettes dans le costume, et pourtant, il n’en est rien.

Richard Quinn a le sens de l’équilibre. Sa mode est fantasque tout en étant crédible. De quoi convaincre Moncler de lui proposer de collaborer à la ligne Moncler Genius, succédant ainsi à ses camarades Craig Green ou JW Anderson.

Rares sont les jeunes designers à avoir impressionné avec leurs premières collections. Sortir du lot est déjà une épreuve. Pourtant, les difficultés s’intensifient dès lors que le studio doit grandir. Contrôler sa croissance sans trahir son identité, respecter un calendrier fait de logistiques industrielles, gérer une économie fragile… Plus rares encore sont ceux qui réussissent ce tour de force. Face à ce challenge, Richard Quinn a décidé d’investir dans son indépendance : « Tout est imprimé dans nos ateliers. Cela nous permet d’être réactifs et de tester directement les idées en ajustant les échelles et les couleurs. » Justement, lorsqu’on le questionne sur son processus créatif, il répond : « Il n’y a pas vraiment de règles, je mélange les approches. Parfois nous assemblons les éléments à la manière d’un collage, d’autres fois j’ajoute un nouvel élément sur une ancienne toile précédemment utilisée pour un essayage. Si nous travaillons sur un très gros volume, on va le draper sur le mannequin, ou alors, on va se servir d’essais qui se trouvent dans l’atelier. L’idée est de traduire les intentions rapidement à partir de ce que l’on a. Évidemment, faire des croquis est important, mais je pense que le fait de travailler concrètement le volume offre beaucoup plus. » Cette méthodologie permet au créateur d’étendre son univers tout en perfectionnant son langage.

Il suffit d’ailleurs de voir le court-métrage qu’il a proposé pour dévoiler son automne 2021 afin de constater l’évolution – mais aussi les ambitions – de Richard Quinn. On y suit les pérégrinations d’une héroïne évoluant parmi des hordes de chats et de chiens incarnés par des silhouettes humaines outrageusement moulées dans du latex noir, clin d’œil à la Catwoman de Tim Burton et à la culture BDSM. Celle-ci est choisie par les chats pour devenir leur nouvelle reine. Pour avoir une idée plus précise de l’ambiance, pensez à Fritz the Cat, le matou imaginé par Robert Crumb catapulté entre les songes d’Alice au pays des Merveilles et les pas de deux de Black Swan. Le film est un délire en technicolor qui bénéficie de chorégraphies signées Dane Bates, rappelant les extravagances des comédies musicales de l’âge d’or d’Hollywood.

Photographie de Thibaut Grevet

Mais surtout, tout cela suinte de sensualité, voire de sexualité. Il y a un paradoxe dans les récentes propositions du créateur. En habillant l’entièreté du corps, il occulte totalement la peau, et par extension la nudité, mais révèle totalement la silhouette. Le corps est anonyme mais devient un objet de fascination.

Il le confirme : « L’idée de cette collection était d’explorer cette hypersexualité de manière très frontale tout en gardant un regard artistique. Par exemple, on peut y voir Lily Cole qui tient deux chiens en laisse, chiens incarnés par deux mannequins. Je recherchais ce genre d’images très assumées, qui ne cherchent pas à s’excuser, tout en restant très belles. Une beauté sombre. » Le film regorge de références provenant de différences disciplines artistiques. Le cinéma, bien évidemment, avec des citations de cadrages empruntés à Pulp Fiction : « Dans le long-métrage de Tarantino, les personnages ouvrent une boîte et le spectateur découvre un angle de vue particulier que nous avons repris. La scène d’ouverture de notre film est aussi un pastiche de cinéma noir. Il y a plein d’éléments qui proviennent de choses que j’ai affectionnées quand j’étais enfant, comme le Charlie et la Chocolaterie de Mel Stuart. Chaque scène change de décor mais l’histoire se poursuit. Je voulais vraiment que ce projet soit l’occasion de mettre en place une narration autour des vêtements, et de ne pas se contenter de filmer des mannequins en train de défiler sur un podium. Chromatiquement, le film joue les contrastes en termes de couleurs, passant du rose au gris pour aller ensuite au rouge et se conclure dans le blanc et bleu. Tout est très graphique et assumé. Nous avons profité de la pandémie pour construire quelque chose d’ambitieux. »

Ce soin apporté aux décors se traduit par des objets tapissés des imprimés de la collection : du papier peint, des parapluies, un piano et même un taxi accueillent les fleurs du designer. Et cette profusion fonctionne ! Se pourrait-il que Richard Quinn envisage de diversifier ses activités en ajoutant la décoration d’intérieur à la mode ? « C’est tout à fait possible. L’un des objectifs de cette vidéo était de mettre en place un monde immersif. Tout ce qui est visible dans le court-métrage, nous l’avons imprimé nous-même. Nous réfléchissons à cette idée d’un univers à 360 degrés. Plus qu’à de la décoration intérieure, je pense à un lifestyle. »

Impossible de parler de Richard Quinn sans évoquer Leigh Bowery, éternelle référence de la scène londonienne de la fin des années 1980, performer aux looks spectaculaires. Le maquillage se faisait masque quand les cagoules ne cachaient pas son visage. Lui aussi était un adepte du vinyle et n’hésitait pas à jouer les caméléons en se camouflant, en imprimé pied de poule. Pour Bowery, le vêtement est essentiel. Questionnant le genre et la norme, il n’a cessé de brouiller les frontières entre masculin et féminin. Trois décennies plus tard, Richard Quinn propose une mode dans la continuité de cette vision hybridant sens de la fête, de la beauté et du politique. Récemment, il a introduit dans ses collections ses premières pièces masculines avec des propositions qui cultivent le même goût pour l’extravagance et assument leur part de féminité. Cette revendication pour un corps libre trouve de nombreux échos dans la culture pop contemporaine, plus spécifiquement dans le hip-hop. Parmi les adeptes de Quinn, on peut citer les superstars Megan Thee Stallion et Cardi B qui ont toutes les deux fait de l’hypersexualisation un argument féministe, ou encore Lil Nas X qui détourne quant à lui les codes de la virilité. L’industrie musicale raffole de cette mode spectacle et subversive. Et puisque l’on parle de musique, on fait remarquer à Richard Quinn que son film offre une playlist impeccable, allant d’Underworld à Strauss en passant par Sam Smith. Ce à quoi il répond : « C’est ce que nous écoutions à l’atelier pendant la création du projet. Le fait que ces titres soient entendus par toute l’équipe nous a tous mis dans le même mood, c’est très immersif comme manière de faire. La musique influence l’ambiance de la collection. » Voilà qui permettra peut-être d’avoir des indices sur ce que l’on pourra découvrir lors du prochain défilé : « En ce moment, nous écoutons beaucoup de musique underground allemande, de la house music, mais rien de vraiment connu, contrairement à la précédente collection. » Il faudra sans doute se préparer à une plongée dans les tréfonds des nuits berlinoises. Frissons d’excitation garantis.

Texte de Justin Morin

Dans les rues de Boston

Plongée dans le Boston populaire des années 1970 sous l’œil de Mike Smith, photographe américain passé maître dans l’art du portrait.

Lire la suite Fermer

Vertigo

Philippe Decrauzat

Jeu graphique de lignes ondulantes ou strictement parallèles, en noir et blanc ou dégradé de couleurs, l’œuvre de l’artiste Suisse Philippe Decrauzat décline des formes simples mais produit des effets saisissants. Elle s’inscrit dans une lecture critique de l’abstraction géométrique. Ses recherches convoquent donc plusieurs courants : l’art optique évidemment, mais aussi l’art minimal, conceptuel et pop. Questionnant l’image en mouvement, mais aussi sa circulation, sa pratique se nourrit autant de l’histoire de la peinture que de celles du cinéma ou de la musique. Dans son atelier parisien, au milieu de nouvelles toiles qui s’apprêtent à être présentées à l’occasion d’une exposition personnelle au Portique, au Havre, Philippe Decrauzat revient sur les différents éléments qui composent son travail.

Justin Morin
Comment s’est développé votre langage visuel ? Durant vos études, avez-vous toujours été attiré par ces formes minimales ou avez-vous traversé d’autres courants esthétiques ?

Philippe Decrauzat
Je suis arrivé à ce répertoire de formes abstraites à la fin de mes études. Certaines peuvent être lues en écho à des œuvres de l’art cinétique et de l’art optique. Les premiers moments de mes recherches ont été liés à des questions de rapport aux images et à leur circulation. Celles-ci peuvent provenir de sources très différentes, elles ne se limitent pas au champ des pratiques picturales. Je pense par exemple aux films ou aux pochettes de disque. Avec le temps, j’ai fini par m’intéresser à certaines formes qui s’inscrivent dans des questions de perception et plus spécifiquement dans l’histoire de l’abstraction et de ses origines. Ce qui me permettait de réfléchir au statut de l’auteur, au rapport du spectateur à l’œuvre et de sa réception… Dans mon environnement ces questions étaient très commentées à la fin des années 1990 / début 2000, au moment de l’émergence de l’esthétique relationnelle et d’un retour d’intérêt pour l’abstraction. Pour ma part, je découvrais La mort de l’auteur (1967) de Roland Barthes ou encore L’œuvre ouverte (1962) d’Umberto Ecco.

Justin Morin
La musique est un domaine très présent et référencé au sein d’une certaine frange de la « peinture suisse ». Pouvez-vous nous citer quelques pochettes de disques qui vous ont marqué ?

Philippe Decrauzat
À l’époque, nous allions encore découvrir et acheter dans les magasins de disques. Cela participait à une manière d’être formé visuellement par des objets. Je pense qu’on le fait toujours aujourd’hui, très différemment et de manière peut-être plus dirigée. J’ai donc découvert des groupes issus des scènes expérimentales électroniques – notamment à travers les signatures du label Mille Plateaux – autant que des choses plus anciennes comme tout le travail de Peter Saville pour Factory Records, je pense notamment aux pochettes de Section 25 et bien évidemment celles de Joy Division et New Order. Ces visuels avaient cette capacité de transmettre une part du projet artistique, sonore, et culturel, de ces musiciens en y ajoutant une nouvelle dimension. Tout cela s’est fait sous l’influence de Francis Baudevin, professeur et artiste génial avec qui nous parlions plus de ces objets que de peinture. Mais ce que je retiens, c’est que ces pochettes de disques faisaient circuler des histoires de peinture.

Justin Morin
Ce qui est intéressant, c’est que le vinyle est un objet rond contenu dans un carré qui se déploie pour dévoiler une image rectangulaire.

Philippe Decrauzat
J’ai également le souvenir des différents supports qui s’offraient à nous : compact disc, mini disc, vinyle, cassette… La standardisation n’avait pas encore eu lieu alors que le MP3 faisait tout juste ses débuts. Il y avait une sorte de richesse de formats qui coexistaient avec une tension où l’on se disait « cela va disparaître » puisque l’on se demandait quel support allait prendre le dessus. À l’époque, cela semblait très clair et on voit que vingt ans après, ça ne l’était pas ! S’il m’arrivait d’acheter des vinyles, je n’aurais certainement pas misé sur une telle résistance ! Idem pour la cassette, je n’aurais pas pensé que certains albums seraient publiés, aujourd’hui encore, sur ce format.

Justin Morin
Votre peinture développe une relation à l’espace et au volume qui est très singulière. Cela passe notamment par vos châssis qui peuvent prendre des formes très variées et sculpturales.

Philippe Decrauzat
En ce qui concerne le support de peinture, il s’agit de s’inscrire dans une histoire et de travailler à partir de cette histoire. Les choix que j’entreprends – comme travailler à partir d’une toile de coton et non de lin ou de développer des formes découpées – sont liés au désir de se rapprocher d’une histoire de la peinture qui raconte un rapport à l’espace, à l’objet et à la surface. Une peinture qui s’inscrit dans des questions de perception.

Justin Morin
Vous déployez votre travail à travers une variété de formes mais dans une certaine économie de la couleur, en travaillant notamment le noir et le blanc.

Philippe Decrauzat
Je peux travailler sur des rapports d’opposition, de contraste qui sont les plus productifs en termes de vibrations et de persistance rétinienne, d’où mon choix fréquent du noir et du blanc. Ce qui me permet aussi de convoquer la relation au positif/négatif et d’une certaine manière à la retranscription (signal) et au texte (tracé noir sur fond blanc).

Philippe Decrauzat, Only Too Insidious, (flag wave half speed blue iridescent), 2019. Acrylique sur toile, 115 × 126 cm.

Philippe Decrauzat, Pause I, 2019-2020. Acrylique sur toile, 211 × 150 cm. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

La couleur ou les couleurs c’est par le dégradé que j’en fais l’expérience, qu’il soit traité de manière continue ou à l’inverse par une succession régulière de nuances discontinues. Mais avec l’idée d’une transition, du passage d’un état à un autre, du multiple.

J’emploie aussi souvent des couleurs métalliques ou iridescentes qui n’offrent jamais une teinte stable, puisqu’elles vont fluctuer en fonction de l’espace, être sensibles à la luminosité ambiante ou encore se moduler au moment de leur reproduction photographique. Cette question de la reproduction m’intéresse énormément. Je viens d’une génération qui a beaucoup regardé de catalogues et de magazines. L’histoire des expositions et des œuvres qui circulent dans leur état reproduit crée ce rapport très spécifique aux couleurs, aux ombres, aux espaces, aux corrections d’images. Pour en revenir à la couleur, on peut donc penser à une forme d’économie, mais je ne pense pas que cela soit le cas. Sur les pièces présentes derrière nous, les teintes de noir sont nombreuses et différentes. Ça n’est pas forcément perceptible au premier abord, mais cela le devient progressivement et par comparaison.

Justin Morin
Justement, comment travaillez-vous ces effets d’optique qui se jouent dans vos tableaux ? Est-ce quelque chose que vous avez étudié ou qui résulte d’expérimentations ?

Philippe Decrauzat
La persistance rétinienne est un phénomène qui me fascine car elle concerne la peinture, mais aussi l’image en mouvement. Certains parlent d’illusions, je préfère dire que ce sont des images physiologiques, produites par le corps. C’est comme une réponse du corps à son environnement. Elle fait partie de ces domaines sur lesquels on peut lire énormément – souvent la même chose – et donc penser que tout est résolu alors que ça n’est pas le cas. Ça m’intéresse de revenir sur des questions qui semblent résolues et qui ne le sont pas. Une des dimensions de la perception, c’est bien qu’il n’y a rien d’arrêté et de définitif, puisque tout est lié aux outils d’observation, aux méthodes, aux expériences et à nos constructions culturelles. L’art cinétique a connu un moment très fort dans les années 1960. Nous avons eu l’impression que ces artistes avaient résolu ces questions, réduisant ce mouvement à un moment anecdotique, parfois même dénigré par la suite, passant ainsi à d’autres questions. C’est aussi toute cette histoire qui m’intéresse. Pourquoi une forme serait plus simple qu’une autre et plus assimilable ? Pourquoi un rapport noir/blanc serait plus facilement résolu qu’une palette extrêmement diversifiée ? Pourquoi la délimitation d’une ligne nette serait moins expressive qu’un coup de pinceau jeté sur la toile ?

Justin Morin
 Pour en revenir au rapport sculptural de vos châssis, comment aboutissez-vous à de telles formes ?

Philippe Decrauzat
Il y a autant des dessins préparatoires sur ordinateur que des croquis dans mon carnet. Je travaille avec des découpes réalisées sur du bois. Il faut ensuite trouver le moyen de détacher la toile du support, puisque rien n’est contrecollé sur le châssis. Je travaille dans les limites de l’objet, dans la mesureoù chaque décision est liée à des contraintes techniques. La logique vient dicter la forme. Les formats, les épaisseurs des tracés et des formes sont liés à ses limites, c’est une partition qui se joue. Les tableaux finissent par raconter leur propre histoire. Il arrive que l’on me demande si je ne peux pas faire telle ou telle pièce en plus petit, ce qui n’est évidemment pas possible. Une fois l’intention définie, le reste ne fait que suivre.

Justin Morin
Vous auriez pu faire le choix d’abuser du « sans titre » pour titrer vos œuvres, et pourtant, ce n’est pas le cas.

Philippe Decrauzat
J’essaie de titrer mes peintures, mais c’est vrai que ça n’est pas simple. Je travaille sur une nouvelle publication – publiée chez Verlag der Buchhandlung Walther und Franz König – qui se concentre sur les quinze dernières années de ma pratique et rassemble beaucoup de matières autour de mon travail de peinture, d’installations et aussi sur les films que j’ai réalisés, et qui sont plus difficilement accessibles, visibles en dehors des expositions. On trouve un ensemble de textes qui viennent parler du travail de manière directe et certaines fois de manière indirecte, voire périphérique, ce qui apporte un autre point de vue sur le travail et l’emporte comme s’il s’agissait d’un point de départ. En faisant ce livre, il m’est arrivé de trouver et donc de titrer des œuvres plusieurs années après leur réalisation et leur exposition. Ça embêtera peut-être beaucoup de monde, mais je suis devenu assez décomplexé vis-à-vis de cela. Il y a des artistes qui m’intéressent beaucoup, et depuis longtemps, comme Kenneth Anger. Certains réalisateurs de films expérimentaux n’hésitent pas à remonter leur film, repenser leur bande son ou changer le titre, car la plasticité du médium permet de donner plusieurs formes au projet. Il n’y a pas de stratégies très claires.

Philippe Decrauzat, Untitled (subdued laugh), 2011. Acrylique sur toile, 180 × 160 cm.

Au contraire, cela produit de la confusion et j’aime bien cet aspect. Le titre permet ce jeu, il peut se changer, se modifier. Il reste compliqué à trouver car je veux toujours rajouter un élément de lecture possible. C’est pour moi un espace supplémentaire pour raconter une part de l’histoire qui ne sera pas forcément visible.

La peinture comme interface, c’est aussi ce projet-là : fondamentalement, nous n’avons peut-être pas besoin de parler de la peinture, mais si on décide d’en parler, alors elle peut raconter autre chose et nous permettre d’aller ailleurs.

Still (Times Stand), du 30 octobre 2021 au 9 janvier 2022, au Portique, Le Havre.

Cet instant se répètera éternellement

Qu’est-ce qui relie les deux protagonistes de l’histoire racontée par la photographe Erika Kamano ? Un sens du singulier et un goût pour le secret.

Lire la suite Fermer

Palettes

Sylvie Fleury

À son origine, le mot poudrier désignait un godet à couvercle percé de trous, rempli de poudre destinée à sécher l’écriture. Il disparaît avec l’usage du papier buvard, avant de se réinventer en accessoire de mode.

Avant la Révolution, la poudre est l’apanage des aristocrates et des bourgeois. Les pratiques changent peu au XIXe siècle : la mode reste au teint blanchâtre et l’acte de se poudrer se fait dans l’intimité du cabinet de toilette. Ce qu’on appelle alors poudrier n’est qu’un contenant en carton qui sert avant tout à aller acheter de la poudre en vrac. Au début du XXe siècle, l’esthétique et les matériaux du poudrier évoluent pour arriver au summum de la modernité du moment grâce au savoir-faire de la joaillerie. Les premiers poudriers Art nouveau en métal apparaissent. Ils abritent une palette de couleurs, parfois complétée par un miroir et des accessoires, allant de la houppette à poudre aux pinceaux. Objets de luxe, ils se déclinent à l’infini et peuvent être décorés de pierres précieuses, de nacre ou de laque. Avec l’avènement du maquillage industriel suivront les modèles en plastique permettant une diffusion de masse. Cette production en série est le reflet de l’évolution sociétale, tant dans l’évolution des mœurs que dans l’émancipation féminine. Glissé dans un sac à main, le poudrier accompagne la femme moderne. Le maquillage devient un geste d’affirmation.

Sylvie Fleury présente en 2018 l’exposition Palettes of Shadows dans l’espace parisien de la galerie Thaddeus Roppac. L’artiste suisse est connue pour sa pratique pluridisciplinaire revisitant l’histoire de l’art sous un prisme pop. Résolument postmoderne dans ses appropriations, elle combine mode, industrie du luxe et art contemporain pour mieux déboulonner les stéréotypes de genre, explorant autant la culture du shopping que l’univers mécanique de l’automobile. De fait, elle détourne le concept de tuning et l’applique à ses productions, n’hésitant pas à jouer avec les peintures métallisées, les fourrures ou les motifs de flamme.

Jubilatoire, son art fait de la séduction une arme politique. 

Sylvie Fleury, Road Movie, 2018. Peinture acrylique sur toile sur bois, 12 kgs. 120 × 120 × 11 cm. Avec l’aimable autorisation de la Galerie Thaddaeus Ropac, Paris. Photo: Charles Duprat © Sylvie Fleury

Sylvie Fleury, Bronzed SPF 30, 2018. Peinture acrylique sur toile sur bois, 10 kgs. 125 × 125 × 6 cm. Avec l’aimable autorisation de la Galerie Thaddaeus Ropac, Paris. Photo: Charles Duprat © Sylvie Fleury

Sylvie Fleury, Couture Palette-Ballets Russes, 2018. Peinture acrylique sur toile sur bois, 10 kgs. 143 × 106 × 6 cm. Avec l’aimable autorisation de la Galerie Thaddaeus Ropac, Paris. Photo: Charles Duprat © Sylvie Fleury

Sylvie Fleury, Pink Explosion, 2018. Peinture acrylique sur toile sur bois, 15 kgs. 120 × 120 × 12,2 cm. Avec l’aimable autorisation de la Galerie Thaddaeus Ropac, Paris. Photo: Charles Duprat © Sylvie Fleury

Diffusion, réflexion, réfraction & diffraction

Dédoublements, superpositions et autres multiplications, Josie Hall use de tous les subterfuges qu’offre la photographie pour créer une histoire surréaliste.

Lire la suite Fermer

Sur le fil

Gisèle Vienne

S’il est infiniment plastique, et donc séduisant, le travail de Gisèle Vienne est avant tout traversé de combats politiques et de réflexions philosophiques. Ainsi les formes qu’elle met en scène fascinent autant qu’elles troublent. En témoigne son utilisation singulière de la marionnette, bien loin des clichés associés à cet objet aux richesses méconnues. Au-delà de l’incarnation, c’est la question de la perception qui se joue et qui, se faisant, amène à revoir tout un système de pensée. Dans son vaste corpus d’œuvres  – allant de la chorégraphie à la photographie, en passant par le commissariat d’expositions – l’artiste cultive les amitiés créatives. Elle collabore ainsi fréquemment avec l’auteur Dennis Cooper. Affiliée au mouvement queercore, son écriture, entre humour cinglant et poésie crue, résonne avec les tourments contemporains. Un spectre sensible et riche qui fait écho aux histoires racontées par Gisèle Vienne.

JM Ma première question peut sembler anecdotique, mais puisque l’adolescence est un sujet qui revient fréquemment dans votre travail, je me demandais comment vous aviez vécu cette période ? Étiez-vous une enfant solitaire ou plutôt entourée ?

GV J’ai passé une partie de mon enfance et de mon adolescence en banlieue de Grenoble, à Saint-Martin-d’Hères. J’ai également vécu à Fribourg, dans la Forêt-Noire, pendant mes années de collège de 6ème et 3ème, et j’ai passé mon année de terminale à Berlin. J’ai baigné dans les deux cultures, en réalité les trois, puisque ma mère est autrichienne, et que donc la moitié de ma famille vivait là-bas. Je n’étais pas une enfant solitaire, j’aimais beaucoup la compagnie des autres. J’ai énormément joué avec d’autres enfants, et fait la fête à l’adolescence puis après. Mon désir d’art, de corps, de mouvements, vient aussi évidemment de ces longues sessions de jeus, de déguisements, de grimages et de toutes ces fêtes, de ces concerts où l’on danse et l’on aime, au son d’Eternal Flame à 12 ans, puis The Cure et jusqu’à Jeff Mills et MMM. Ma mère est plasticienne et grâce à elle, j’ai passé beaucoup de temps à sculpter, à dessiner, à faire toutes sortes d’activités manuelles. La créativité était présente dans mes temps en dehors de l’école. J’ai aussi appris la musique et la danse. J’étais dans un délire de pratique artistique fort avec un désir immense d’apprentissage, qui perdure. D’être à la fois en France et en Allemagne m’a permis de rencontrer des adolescences qui n’étaient pas les mêmes, et des structures de société et de langues qui étaient différentes. Ces expériences m’ont permis de vivre ce que voulait dire le déplacement culturel, et de comprendre tout ce qu’il rend possible, le déplacement du regard, des sociétés qui peuvent être autres. En Allemagne, j’ai découvert une culture alternative passionnante avec des mouvements punk plus forts qu’à Grenoble où la scène électronique était plus présente. Très rapidement, vers l’âge de treize ans, j’ai traîné dans ces milieux alternatifs, que ce soit dans des lieux autonomes dédiés aux jeunes ou dans des fêtes. J’étais entourée de personnes très contestataires, je l’étais moi-même et je le suis toujours, et je comprends cette contestation chaque fois plus précisément. J’ai aussi toujours adoré la lecture, de textes littéraires et théoriques, qui m’a offert et m’offre toujours de grands et beaux moments solitaires.
Ce qui me passionne dans le changement sociétal que nous traversons, c’est qu’il apporte enfin des perspectives passionnantes et justes qui répondent aux questionnements que j’ai rencontrés dès l’adolescence, et qui traversent ma vie. Ce changement sociétal permet d’être appréhendé grâce aux penseurs qui ont écrit des années 1990 à nos jours (et qui ont lu, entre autres, Gabrielle Suchon, Michel Foucault, Monique Wittig, Angela Davis), leurs textes me permettent de comprendre plus précisément ce qui me révolte et comment imaginer un déplacement sociétal. Ces milieux alternatifs – que ce soit la new wave, la techno, la musique expérimentale, le gothique ou le punk – dans lesquels j’ai baigné très tôt portent en eux le désir d’un autre monde, d’une autre société, et permettent des espaces pour le penser. On pouvait durant mon adolescence déjà y voir des filles qui ressemblaient à des camionneurs et des garçons aux allures de princesses des ténèbres et tout le monde qui voulait ressembler à tout autre chose, sauf au père, à sa famille et aux modèles imposés. Il y avait cette fluidité de genre qui n’était pas articulée ou formulée comme elle l’est maintenant. Je trouve magnifique que toute cette pensée qui s’est développée de manière instinctive infuse la société, soit désormais pensée, théorisée. Dans l’espoir que ces prises de conscience etces réflexions soient en mesure de nous aider à modifier la société dans sa structure même et en nous permettant de déplacer nos cadres perceptifs. La philosophie, l’art, la politique et la sociologie me permettent de penser cette lutte, cette colère, cette joie et cette créativité vitales qui ont explosé dès l’adolescence, au moment où la société patriarcale m’avait donné une injonction, celle de me détruire, et où j’ai décidé de vivre, de créer, de penser, d’inventer et de la détruire.

Photographies d’Estelle Hanania

JM Justement, vous avez étudié la philosophie avant d’aborder les arts scéniques et visuels. Est-ce pour vous une manière de compléter vos réflexions par quelque chose de plus tangible ? Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous orienter vers la mise en scène ?

GV Lorsque j’ai étudié la philosophie,il me manquait la conscience de l’expérience des corps et des sens dans le processus philosophique même. J’avais besoin de passer par l’art pour pouvoir mieux penser le monde à partir des sens et du corps, le mien mais aussi celui des autres. Évidemment, il y a un enjeu politique derrière ces hiérarchies des savoirs qui dénigrent et/ou invisibilisent la place majeure de l’expérience sensible du monde dans le développement de la pensée. Qui sont les personnes et ces philosophes qui peuvent se permettre d’oublier leur corps ? De faire comme si elles ne pensaient pas à partir de leur corps, et inversement définir celui des autres,en les réduisant à des identités qui en feront des êtres structurellement dominés dans leur système de pensée. Les corps sont tous situés, donc la pensée l’est aussi, ce qui est absolument passionnant. L’expérience sensible du monde a un rôle majeur dans le processus du développement des connaissances. Pour moi, l’expérience artistique s’articule avec, et complète l’expérience philosophique. C’est pour cela aussi que des personnes comme Georges Bataille, Michel Foucault, Monique Wittig, Angela Davis, Judith Butler et Elsa Dorlin, notamment, me passionnent. Ils sont des penseurs essentiels, aussi parce qu’ils pensent la philosophie à travers le rapport du corps au monde. C’est pour cela que le champ chorégraphique, en ce qu’il pense le geste jusqu’à la danse, est un espace possible de recherche et de création d’une force extraordinaire.

JM Vos œuvres présentent différents types de marionnettes (celle du ventriloque dans The Ventriloquits Convention ou encore la marionnette humaine dans Showroomdummies). D’où vous vient votre intérêt pour cet instrument si particulier ?

GV Les premiers travaux liés à la marionnette sont ceux que j’ai pu découvrir à l’adolescence à travers le champ de l’art contemporain avec des artistes comme Cindy Sherman, Paul McCarthy ou encore Mike Kelley. Plus tôt, j’ai découvert les marionnettes à la télévision avec le « Muppet Show » ou encore « Télé Chat ».Ma mère étant autrichienne, j’ai passé une partie de mes vacances dans ce pays où j’ai vu, toujours à la télévision, des films d’animation tchèques et polonais qui mettaient en scène des marionnettes… Il y a quelques années j’ai assisté à la semaine sainte de Séville. Cette procession où l’on voit ces représentations de Jésus ou de Marie marchant sur les foules ressemble beaucoup aux premiers spectacles de l’histoire de la marionnette, tels qu’ils ont été décrits chez les égyptiens et les grecs. La marionnette est un art qui va de l’art sacré jusqu’aux expressions les plus déconsidérées. Je suis très sensible à l’aspect transgressif et à l’humour qui sont inhérents aux marionnettes. Je pense que la plus grande des transgressions peut passer par l’humour. Alors, il est vrai que je n’ai pas bâti ma réputation sur des œuvres comiques, mais pourtant, il me semble qu’il y a une forme d’humour dans ce que je fais. Étudier la marionnette, c’est moins chic que de se former au cinéma ou l’art contemporain, et pourtant, le bon goût, je trouve ça ennuyeux, et conventionnel. J’aime travailler la dissonance artistique, la contradiction qui sont des stimuli sensibles et théoriques très puissants. À partir d’une contradiction, on est obligé de penser.
Les poupées avec lesquelles je travaille représentent à une majorité écrasante des adolescents surtout, et des femmes. Principalement de taille humaine, principalement silencieuses et immobiles. J’essaie de comprendre davantage à travers mes travaux, à partir de ces expériences physiques, cette violence du regard désincarnant, qui provoque la présence ou l’absence d’un être à son corps. Ce sont autant de tentatives de perturber, pourquestionner les regards que nouspouvons porter sur notre corps et ceux des autres, ainsi que sur leur rapport à leur contexte. Il s’agit de questionner nos regards, dans leur capacité à participer ou à renverser la structure des rapports de pouvoir. Il s’agit de s’emparer de nos représentations pour nous définir autrement.

JM Ce numéro de Revue a pour thème l’illusion. Que ce soit à travers vos spectacles, mais aussi vos installations ou votre travail photographique, la question de la perception est primordiale.

GV Les questions liées aux cadres perceptifs sont au cœur de mon travail. Il s’agit de comprendre notre perception culturellement construite,c’est à dire ce langage que la culture va construire afin que nous puissions décoder le monde et échanger à travers un langage perceptif commun. Cette perception n’est toujours qu’une hypothèse, ce qui veut dire qu’il peut y en avoir d’autres. À partir du moment où on est capable d’en prendre conscience et de les décoder, on peut être proactif dans les déplacements perceptifs, et toucher ainsi aux problèmes que nous souhaitons résoudre, d’un point de vue structurel, c’est pour moi le cœur même des déplacements sociétaux.

Photographies d’Estelle Hanania

Pour en revenir à la marionnette, mais aussi au jeu d’acteur et des danseurs, les notions d’incarnation et de désincarnation posent la question de la manière dont on va percevoir son propre corps, celui des autres, et ceux anthropomorphes. Et par exemple, si l’idéal normatif tente de rendre invisible les mécanismes sociaux d’intériorisation des identités en les naturalisant, on peut ambitionner que l’acte théâtral, par sa théâtralité même, puisse en révéler l’artifice.

JM Si c’était de l’amour, D’après Crowd de Gisèle Vienne, film documentaire réalisé en 2020 par Patric Chiha, repose sur Crowd, dont la question de la perception est au centre. Il montre à la fois ce qui se joue sur le plateau et ce qui se passe en coulisses, c’est à dire les fictions inventées en collaboration avec Dennis Copper pour construire la pièce. Comment est né ce projet ? Avez-vous été surprise par les témoignages de vos interprètes?

GV Ce film est un documentaire sur ma pièce Crowd et sa tournée. Ayant trouvé une partie des fonds nécessaires pour le réaliser, j’ai proposé ce projet à Patric Chiha et à sa productrice.
Patric connaissait en partie les coulisses de mon travail, et le travail fictionnel et autobiographique réalisé pour la pièce. Par exemple, pour Crowd, nous avons développé avec Dennis Cooper une histoire spécifique pour chaque interprète. Depuis le public, nous ne les entendons pas parler, mais ces récits sont là. Ces histoires, pensées en collaboration avec les danseurs, sont plus ou moins fictionnelles, en ce qu’elles articulent, différemment pour chaque interprète le rapport du réel à la fiction. Ce rapport pose la question de savoir comment est-ce qu’on se révèle en parlant directement de soi, mais aussi à travers ce que l’on a envie de jouer, ou à travers le mensonge ou la fiction que l’on choisit. Je ne suis pas surprise par la plupart des témoignages des interprètes puisqu’ils déploient dans ce documentaire, la plupart du temps, ces fictions que nous avons inventées en collaboration avec Dennis Cooper. Ce qui est curieux, c’est que les pièces parlent de mon intimité, et tout autant de l’intimité des artistes qui y participent. Crowd est une œuvre très personnelle pour chacun des artistes qui y participent pour des raisons différentes. C’est notre œuvre à chacun. Une des comédiennes que l’on voit dans ce film, Kerstin Daley-Baradel, dont j’étais très proche et avec qui je travaillais depuis des années, est décédée à l’été 2019. Cela a été dramatique et dévastateur, et c’est beau qu’il reste ces traces. Son petit ami, au moment des funérailles me disait : « C’est une comédienne, lorsqu’elle est sur scène, ça n’est pas elle », ce à quoi j’ai répondu que ce n’était pas vrai. Elle n’était pas une autre personne sur le plateau, c’était elle, autrement. Un interprète, même s’il joue un rôle, n’est pas une autre personne, c’est une personne qui choisit de s’exprimer autrement, et il faut apprendre à écouter les personnes qui parlent aux travers d’autres langues.

JM Vous venez de finir le tournage d’un film au printemps dernier. Pouvez-vous nous en dire plus ?

GV Il s’agit de l’adaptation de ma mise en scène de Jerk, d’après une nouvelle de Dennis Cooper. On y retrouve le même comédien, Jonathan Capdevielle. La pièce est extrêmement performative, physique et technique. Il me semblait faire sens de filmer ce combat entre le comédien et ce personnage, et cette histoire d’une grande violence, semblable à un match de boxe, à travers un long plan séquence que l’on traverse de manière viscérale.
Ce film est aussi un chemin qui va du théâtre au cinéma. Où chacun de ces médiums, à travers cette histoire, permet d’interroger l’autre, dans le rôle qu’il a, en tant que médium même, dans la construction et la naturalisation des rapports de pouvoir. En rappelant fortement le film de genre, et le film d’horreur, c’est la fascination pour l’ultra-violence qui est explorée à travers des questions de rapports de domination, d’incarnation et de désincarnation des corps.

JM Beaucoup de personnes évoquent David Lynch en parlant de votre travail, une référence dont on abuse trop souvent pour évoquer l’étrange, mais qui a l’avantage de parler à un grand nombre. Pour aller plus loin, pouvez-vous nous dire quels sont les cinéastes qui vous inspirent ?

GV Ils sont nombreux, j’aime le cinéma d’Andreï Tarkosvki, et plus spécialement Solaris (1972), qui est un film auquel je pense très souvent. Dans mon travail, la lumière est très importante, pour beaucoup de raisons. C’est une matière qui est vraiment celle du temps. Jusqu’à maintenant, je l’ai beaucoup travaillée en faisant référence à des qualités de lumière naturelle, avec une grande passion pour les HMI. Pour L’étang, ma nouvelle création, j’ai utilisé des leds, et notamment un projecteur Ayrton. La lumière n’est plus celle du soleil, de la nuit et des nuages, mais celle des façades des centres commerciaux. Et là j’ai beaucoup pensé à Apichatpong Weerasethakul, notamment au magnifique Cemetery of Splendor (2015). Je travaille la lumière en faisant référence à celle que j’explore dans mon expérience du monde, je travaille sur la perception émotionnelle du temps tout comme celle de la lumière. Dans un registre très différent, j’aime beaucoup le travail de Bob Fosse, surtout parce que c’est l’un des grands chorégraphes de la fin du XXe siècle. Il a inspiré autant la danse contemporaine que la danse commerciale, de Michael Jackson à Beyonce qui l’ont plagié. J’aime beaucoup son dernier film, Star 80 (1983). J’adore le cinéma de Brian de Palma. Il y a des actrices qui me bouleversent, modifient mon regard sur le cinéma qu’elles interprètent et créent, comme Sissy Spacek, que l’on retrouve justement dans Carrie (1976) ou 3 Women (1977) de Robert Altman ou Delphine Seyrig. Jeanne Dielman, 23 quai du commerce, 1080 Bruxelles de Chantal Akerman est le film numéro 1 de mon top 50. Je pense souvent à Paris is Burning (1990), le documentaire culte de Jennie Livingston, dans lequel Dorian Corey dit, en parlant à la caméra, tout en se maquillant : « À partir du moment où tu peux passer auprès du regard lambda, ou même du regard aguerri, sans qu’ils décèlent que tu es gay, c’est là que c’est réel […] L’idée de réel, c’est de ressembler le plus possible à ton alter ego hétéro. C’est pas une imitation ou une parodie. Non, c’est être capable d’être vraiment cette femme. » Dorian Corey soulève là un sujet central: les images, en ce sens, ne nous représentent pas, c’est à nous d’imiter ces images qui définissent nos identités.
J’ai récemment trouvé magnifique Atlantique (2019), le film de Mati Diop. Autour de l’adolescence, j’ai adoré Naissance des pieuvres (2007) de Celine Sciamma, dont j’aime le cinéma et grâce à qui j’ai découvert Adèle Haenel, une rencontre artistique importante pour moi. J’ai aussi été très tourmentée par les films de Lukas Moodysson comme Fucking Amal (1998), qui est l’histoire d’une jeune romance lesbienne dans la province suédoise, et ensuite Lilya 4-ever (2002). D’un point de vue formel, Playtime (1967) de Jacques Tati ou L’année dernière à Marienbad (1961) d’Alain Resnais sur un scénario d’Alain Robbe-Grillet m’influencent beaucoup.
Pour en revenir à Lynch, ce que je trouve intéressant dans son cinéma, c’est que c’est celui du doute.

Un doute qui crée de la jubilation. Nous sommes dans une culture où la résolution, le sentiment de vérité, doivent apporter de la satisfaction. Où le cinéma est bien souvent au service d’un ordre en place et naturalise une perception culturellement construite pour maintenir un ordre, et avec lui les rapports de pouvoir en place.

Alors que les personnes qui rendent l’interrogation et le doute excitant et ludique nous font avancer intellectuellement et sensiblement dans notre compréhension et nos connaissances du monde. Et pour moi l’une des grande qualités de David Lynch est celle de tous les artistes qui endossent cette responsabilité majeure qui est de participer du questionnement et du déplacement perceptif.

JM Après avoir été maintes fois repoussée, L’étang est une pièce que l’on peut enfin découvrir. Qu’est-ce qui vous a motivée à adapter ce texte de Robert Walser ?

GV Nous avons commencé ce travail en 2016 avec la comédienne Kerstin Daley, ma proche collaboratrice de longue date. En 2018, Adèle Haenel nous a rejointes, avec une évidence qui semble magique, tellement elle est extraordinairement évidente. Il aurait dû être présenté en 2019 mais suite au décès de Kerstin Daley, tout a été remis en cause. Puis il devait être joué en décembre 2020 lors du Festival d’Automne, avec Adèle Haenel et Ruth Vega Fernandez qui nous a rejointes, mais il a été repoussé à cause de la pandémie. La première a finalement eu lieu en mai 2021 à Lausanne. Robert Walser, qui est un auteur suisse que j’adore, est l’un des premiers à avoir mis au cœur de sa littérature un personnage subalterne et des corps dominés. L’aspect subversif et politique de son travail rappelle celui que développe Deleuze dans Le froid et le cruel au sujet de Sacher-Masoch. « Nous connaissons tous des manières de tourner la loi par excès de zèle : c’est par une scrupuleuse application qu’on prétend alors en montrer l’absurdité, et en attendre précisément ce désordre qu’elle est censée interdire et conjurer. » L’absurdité en montre l’absence d’un projet juste, qui ambitionne de traiter tous les humains de manière égale, basé sur une logique qui démontre l’égalité des humains, et en révèle le projet injuste et autoritaire. Et c’est l’enjeu politique de ces lois injustes, qui peut en être révélé. L’étang est un texte qui correspond très bien au romantisme de la fin du XIXe siècle et qui résonne avec la culture romantique adolescente contemporaine qui s’exprime à travers la désespérance et le besoin vital de changement de société et des désirs de destruction.

Je suis extrêmement sensible à ces conflits, à ces douleurs, et à la créativité qui va autour. Quand on est dans ce type de désespoir, la créativité qui peut en découler, c’est le désir de vie.

Dans ce texte de Walser, il y a un espace immense accordé au silence. Avec L’étang, j’ai cherché à montrer ce que disent les corps à travers les immobilités et les silences. Ces silences, on nous apprend à ne pas les écouter, et nous nous devons de l’apprendre. Et je crois que le champ de l’art a son rôle à jouer dans le développement de notre acuité perceptive, pour enfin écouter ce que disent les corps mutiques et les corps empêchés, ceux qui parlent ou hurlent et que notre culture ne veut pas nous permettre d’entendre.