Un fantôme que l’on décrit avec complaisance est un fantôme qui cesse d’agir
Céline SciammaFishbach
Scénariste et réalisatrice, Céline Sciamma s’est imposée avec ses trois premiers films comme une auteur singulière, à même de capturer les tourments de ses personnages à travers une écriture aussi délicate qu’incisive. Naissance des Pieuvres (2007), Tomboy (2011), Bande de filles (2014) suivent au plus près des personnages aux destins contrariés pour lesquels on ne peut que vibrer. Cette mythologie moderne, faite de désir d’absolu et de passions, on la retrouve dans le premier album de Fishbach. Mais si À ta merci résonne de manière universelle, il est aussi plein d’une envoûtante étrangeté.
À l’occasion de cette rencontre inédite, les deux artistes reviennent sur leur parcours.
Céline Sciamma J’aime bien le clip qui accompagne la chanson ‹ Y crois-tu ›, celui où tu es éclairée par des écrans d’ordinateur ou de téléphone. Le dispositif est simple mais fonctionne très bien.
Fishbach C’est un clip qui a été fait dans des circonstances un peu particulières. Après les Transmusicales de Rennes, en décembre 2016, j’étais très fatiguée et ai fait de l’hyperacousie. Un tournage assez physique était prévu, je devais recevoir des litres d’eau, de la poussière… J’ai préféré annuler, cela n’était pas possible. Mon label attendait malgré tout un clip. J’ai eu cette idée et ai demandé à un ami de m’aider à la réaliser. On a fait ça dans ma chambre, silencieusement, tout doucement. Avec cette vidéo, je ne voulais pas donner trop d’informations, trop d’histoire. J’ai simplement suivi mon amour de l’esthétique du XIXe siècle et du clair-obscur, mais en essayant de la moderniser. Les visages ne sont plus éclairés à la bougie mais à l’iphone.
CS La première fois que je t’ai entendue, c’était avec le morceau ‹ Mortel ›. Je me suis sentie en intimité avec cette chanson, certainement comme plein de gens. C’est ce que j’aime dans la musique : ce principe d’intimité immédiate. Avec ton disque, il y a également une sorte de réminiscence temporelle car il me rappelle une époque particulière, certains sons des années 80. Dans mon travail, j’aime beaucoup cet aspect anachronique. Je fais des films sur la jeunesse mais ça n’est jamais la jeunesse d’aujourd’hui, c’est une jeunesse intemporelle. J’essaie de ne pas mettre de marqueur du temps. Par exemple, la façon dont les personnages sont habillés est plus liée à l’histoire qu’à une direction artistique stylistique. Il n’y a pas de téléphone portable — sauf dans Bande de filles, mais c’est le plus contemporain. Il y a cette idée d’une jeunesse de cinéma, fictionnelle, donc un peu mythologique aussi. Ta musique a aussi quelque chose de cet ordre-là. Quand j’ai écouté
tes paroles, j’ai vraiment été séduite. J’ai d’ailleurs des petites frustra-tions de mix, je me permets de te le dire ! Surtout sur ‹ Y crois-tu › : on aura beau l’écouter plus fort, elle sonnera toujours pleine. C’est un vrai parti pris.
F Effectivement, c’était notre volonté sur ce morceau. C’est le seul qui est comme ça mais on voulait quelque chose de pop, qui prend toute la place.
CS Certaines phrases étaient comme des énigmes pour moi ! J’ai dû attendre le clip pour comprendre que tu disais les mots « je suis la plage ». De dire tout ça, cela fait un peu fan, mais j’avoue l’être ! Globalement, je trouve que c’est un moment très enthousiasmant pour la variété française, on se retrouve face à une génération talentueuse, et qui décide d’être une génération. C’est assez beau de voir les liens, la façon dont les choses circulent, entre des jeunes artistes qui ont des univers très différents, comme Cléa Vincent, Juliette Armanet ou les Pirouettes. C’est une espèce de conversation que l’on a envie de suivre. Moi j’ai donc entendu un de tes titres, j’ai attendu ton album, je suis même allée te voir en concert alors que je n’y vais pas très souvent. Je vais plutôt voir des artistes comme Madonna ou des vieilles lunes comme Tori Amos !
F Je suis à côté de Madonna et Tori Amos, tu me flattes beaucoup trop !
CS La musique pour moi, c’est le possible surgissement de l’émerveillement au quotidien. Bien plus que le cinéma ou la littérature qui demandent du temps.
F C’est vrai, la musique, tu tombes dessus. Ou alors elle te tombe dessus ! Quand tu entends quelque chose qui t’interpelle à la radio et que tu mets le volume plus fort pour mieux l’entendre, c’est un moment cool et unique.
CS Je passe mon temps seule, chez moi, avec mon clavier, entre six et sept heures par jour. La musique est un compagnon de route. Pour écrire, je choisis toujours une ou deux chansons qui vont m’accompagner sur tout le projet. C’est le programme stylistique qui sera également le programme politique du film. Sur mes trois premiers, c’était des chansons d’Abba. On verra si ce sera encore le cas sur le prochain !
F Par exemple, sur Bande de filles, quel était le morceau ?
CS ‹ The Winner takes it all ›
F Je l’adore.
CS Elle est très belle. J’ai entendu à la télévision Françoise Hardy dire que c’était une de ses chansons préférées. Abba a cette particularité : ils font danser les gens sur des chansons tristes, et c’est ça que j’aime. Moi aussi je souhaite transmettre quelque chose d’ultra-vivant, des envies d’être, une énergie avec des histoires qui ne sont pas forcément légères. Je me demandais comment tu avais travaillé sur ton disque ?
Abba, Arrival, 1976.
Logo et pochette : Rune Söderqvist.
Photographie : Ola Lager.
CS Elle est très belle. J’ai entendu à la télévision Françoise Hardy dire que c’était une de ses chansons préférées. Abba a cette particularité : ils font danser les gens sur des chansons tristes, et c’est ça que j’aime. Moi aussi je souhaite transmettre quelque chose d’ultra-vivant, des envies d’être, une énergie avec des histoires qui ne sont pas forcément légères. Je me demandais comment tu avais travaillé sur ton disque ?
F Cela peut sembler paradoxal, mais quand j’ai commencé à faire des chansons, ça n’était pas pour être écoutée. Il n’y avait pas de volonté particulière. J’ai débuté avec une tablette, avec le micro de la machine. C’est le meilleur des outils ! Sur ces appareils, les sons utilisés sont assez synthétiques, un peu cheap, ça explique aussi pourquoi beaucoup y entendent les années 80. Les textes qui ont été écrits, j’ai eu besoin de les sortir, c’était une nécessité. C’est complètement intime. Ce sont des choses de ma vie, romancées, réécrites pour que je n’en dise pas trop, ou alors avec des codes qu’une seule personne pourra comprendre, tandis que les autres se les approprieront avec leurs propres histoires. J’ai retranscrit mes malheurs de jeune femme à travers mes mélodies. Une fois que tu décides de les chanter face à un public, il y a quelque chose de l’ordre de l’impudeur et de l’exhibitionnisme. Et du sport aussi ! La scène, c’est un bonheur physique. J’ai deux espaces de liberté dans le monde : le sexe et la scène. Je suis un peu chien fou quand je chante face à un public, j’ai beaucoup de trous noirs. On me dit : « tu as fait ceci ou cela » et je ne m’en souviens pas. Il n’y a rien de plus pénible qu’un concert où on te rejoue l’album à l’identique. Moi je voulais offrir quelque chose d’unique aux gens, de partager un vrai moment.
CS Sur combien de temps as-tu écrit cet album ?
F Autour de trois ans, même si certains morceaux sont plus anciens, et si j’ai fait d’autres choses pendant tout ce temps. Un morceau comme ‹ Un beau langage › ne ressemblait pas du tout à ce qu’il est aujourd’hui sur l’album. Je l’avais mis de côté et quand il a été question de faire un disque avec Entreprise, mon label, je l’ai retravaillé. J’ai fait le tour de tous mes morceaux, de toutes mes histoires. Certaines étaient vieilles mais elles me parlaient encore. C’est ce qui fait que certaines chansons sont assez universelles. Les interlocuteurs ont parfois changé. Ça permet aussi de relativiser : « j’ai aimé cette personne, maintenant je ne l’aime plus, et désormais j’en aime une autre ». Sur le prochain disque, il y a aura peut-être de nouveau des chansons que j’ai écrites il y a très longtemps. Mais j’avoue que je ne voulais pas faire de disque au début, j’avais très peur.
CS Parce que ça fige ?
F Exactement. Il y a des morceaux que je ne joue plus pareil sur scène depuis la sortie de l’album. ‹ On me dit tu › change constamment, et je ne suis pas très contente de la version qui figure sur le disque. Si j’avais eu six mois de plus pour ce disque, je les aurais pris et refait ce que j’avais envie de refaire. En même temps, ça fait du bien de lâcher, c’est comme une délivrance. J’imagine que c’est la même chose pour un film. Mais je ne sais pas trop, j’ai l’impression que la durée entre deux films est plus courte ?
CS Moi en moyenne c’est trois ou quatre ans, mais ça dépend vraiment des réalisateurs. Il n’y a pas vraiment de règle. Je voulais te demander d’où venait ton nom de scène ?
F C’est le nom de famille de ma mère que j’ai allégé d’une lettre. Je l’ai choisi au moment où j’ai dû créer un SoundCloud. Comme je n’osais pas écrire en français, j’ai travaillé avec un parolier. Je lui envoyais mes maquettes via Internet, d’où le compte. Je voulais mettre quelque chose de moi, mais qui en même temps ne soit pas moi… Fishbach, ça veut dire « rivière poissonneuse ».
J’ai un rapport à l’eau très particulier, c’est un lieu de méditation totale. Il y a plusieurs types d’eau. La mer est un sujet que j’ai pas mal exploité car c’est là que je suis née. C’est l’horizon le plus parfait, l’infini, l’imagination.
Et il y a aussi les eaux dormantes, les lacs, avec une tout autre symbolique que je trouve également passionnante. J’ai adoré lire L’eau et les Rêves de Gaston Bachelard. J’adore les sciences ! Je m’intéresse à plein de choses mais je ne suis pas une spécialiste. J’ai une piètre culture générale car j’adore m’émerveiller et découvrir par hasard. Par exemple, je suis fan de Balavoine et de Christophe, et je ne cherche pas à connaître tout ce qu’ils ont fait. Le jour où je découvre une nouvelle chanson, c’est un bonheur absolu ; je ne veux pas gâcher cela en écoutant toute leur discographie. Et toi, quel est ton rapport à la culture ? Es-tu à l’affût de ce qui se fait, de ce qui se dit ?
CS Tout à fait. Mais mon rapport à la culture est un peu séquentiel. Jusqu’à mes vingt ans, j’étais un rat de bibliothèque. Je me disais que pour m’en sortir, il fallait que je sois un puits de science, je ne croyais pas suffisamment aux possibles. Même pour draguer les filles, je me disais qu’il allait falloir que je sache plein de trucs, que je sois une personnalité séduisante. Du coup j’ai eu une adolescence assez solitaire et très studieuse. Ce n’est pas forcément une bonne façon de faire, je ne comprenais pas tout ce que j’ingurgitais. J’avais un côté étudiante : étudions la vie, et après on vivra ! Et j’ai commencé tard à vivre ! J’ai fait des études rigoureuses — hypokhâgne, khâgne — où l’on t’apprend justement à apprendre. Mais j’ai de la tendresse pour cette période-là, notamment car je serais incapable de faire ça aujourd’hui. Du coup, j’ai des espèces d’acquis sur lesquels je vis, ce qui est assez pratique ! J’ai ensuite procédé de façon un peu perverse polymorphe en suivant des fils, en fonctionnant par des associations d’idées, avec une certaine curiosité du présent, en regardant la télévision, en ayant un appétit pour tout.
F C’est drôle car moi j’ai arrêté tôt l’école, j’étais dans une forme de rébellion, j’ai eu très peur de tout ça. J’avais l’impression de ne rien apprendre, donc il a fallu que j’arrête pour faire mon propre apprentissage. Je me reconnais dans ce que tu dis car j’étais totalement l’inverse. Je me demandais si tu avais déjà fait des clips.
CS Jamais. On m’en propose souvent, je l’envisage à chaque fois, mais je n’ai jamais réussi. Tout comme la publicité. Je vais aux réunions, mais soit c’est trop cadré, et je me dis « pourquoi moi plutôt qu’un autre », soit je n’y arrive pas. Mon métier de réalisatrice, je ne le fais pas souvent, je pourrais donc envisager la pub ou le clip comme un exercice. J’ai plein d’amis qui le font pour se faire la main, tester de nouvelles caméras, rencontrer de nouveaux collaborateurs. Mais je n’ai jamais réussi, même si ça n’est pas fermé. Fabriquer une image, c’est impliquant, engageant. Autant écrire, je peux le prendre à la légère. Par exemple, si on me proposait de faire de la science-fiction, je pourrais le faire, je peux écrire tout ce que je n’aurais pas l’intuition de faire, la légitimité de produire par moi-même.
F Est-ce que tu travailles sur ton prochain film ?
CS J’entame son écriture mais comme j’écris aussi pour d’autres au même moment, ça n’est pas évident. Mais je fonctionne beaucoup en mémoire tampon : quand je m’y mets, cela veut dire que j’ai bien processé, cela devrait aller vite. J’aimerais bien tourner l’année prochaine.
F Tu peux déjà nous en parler ?
CS Je peux dire que ça ne sera pas un film sur la jeunesse, mais plutôt sur les 25-30 ans. Contrairement aux précédents, j’aimerais tourner avec des actrices professionnelles. Et ça ne sera pas un film contem-porain. Donc ça fait beaucoup de changement !
F Tu as travaillé avec Para One sur la bande originale de tes films, tu aimes la musique électronique ?
CS Oui, car c’est un genre musical qui te permet de travailler tous les sons. Tu peux faire des bruits de vent avec un synthétiseur. Je trouve ça cool de se demander quel est le son d’un parking ! Tu vas avoir une note pour l’humidité, une autre pour la lumière… Moi j’utilise énormément la sonothèque de David Lynch, toutes ses fréquences hautes et basses, que ce soit pour un son de tube néon ou d’un frigo. Le montage sonore, c’est quasiment la partie que je préfère, où je suis la plus heureuse, dans toute la fabrication du film. Tu es face à ce que tu as fait, que tu en sois satisfait ou non, et avec le son, tu vas au fond de ta pensée. Ça n’est pas un simple habillage. Il s’agit de trouver comment je vais parler au ventre des gens.
F Tu ne demandes pas à tes ingénieurs du son de capturer des ambiances ?
CS Si bien sûr, mais ça ne fonctionne pas toujours. L’eau par exemple est très dure à attraper. Dans Naissance des pieuvres qui est en partie sous l’eau, on a été obligé de tout réinventer et c’est ça que j’ai trouvé génial. Ça n’est pas évident de parler de son, de musique. Il faut inventer sa grammaire et se faire confiance.
F Oui ! La musique est impalpable. C’est là où je me sens le plus libre, car ça n’existe pas physiquement… Tu parlais de David Lynch… Moi souvent, les films me marquent autant par leur histoire que par leur musique. J’adore les compositions de François de Roubaix mais aussi celles de Vladimir Cosma… Un thème musical qui revient dans un film modifié, joué différemment, peut me tirer les larmes. Le générique d’Angelo Badalamenti pour Twin Peaks est incroyable. Son travail a sublimé la série. D’ailleurs, tu pourrais développer une série, c’est un format qui t’intéresse ?
CS J’ai travaillé un an et demi sur Les revenants, donc c’est quelque chose que je connais un peu. Mais pour faire une série, pour faire de la télé, il faut du pouvoir afin de signer véritablement le projet. Sinon tu es pris dans des logiques qui sont trop puissantes. Mais j’adorerais le faire. Plutôt une mini-série de six ou sept heures car je n’ai pas l’ambition de dépeindre un monde sur dix saisons. Cette année j’ai aimé Big Little Lies, j’ai trouvé ça marquant, notamment pour des questions de production et d’échelle. Les grandes séries des années 90, comme Les Sopranos ou Six Feet Under ce sont les scénaristes qui deviennent producteurs. Ils ont le pouvoir de raconter ce qu’ils veulent comme ils le veulent. Big Little Lies, ce sont les actrices qui deviennent productrices et qui disent : « On en a marre, on a entre 40 et 50 ans et on nous met à la poubelle. On va prendre le pouvoir, on va se produire et en plus on va faire une fiction qui parle de condition féminine. » Que ce soit à la télé ou de manière globale, il faut toujours regarder qui a le pouvoir — ça on le sait, c’est toujours la même chose — mais surtout qui le prend et comment !
L’enquête
Sophie CalleMai Nguyen
Photographe, écrivain, réalisatrice, plasticienne : si Sophie Calle est tout cela à la fois, elle reste malgré tout une énigme. Son talent à restituer les choses les plus intimes de manière fulgurante nous amènerait presque à l’envisager comme une personnalité familière, quelqu’un que l’on côtoie depuis plusieurs années. Mais pour vraiment la découvrir, et à travers le jeu de l’interview, j’ai décidé de me faire enquêtrice. Je l’inviterai à préciser et à creuser, à confirmer tout ce que je crois connaître d’elle à travers son travail si particulier et prolifique. « Il faut durer. Pas juste faire des choses » me dit-elle.
Des femmes
J’ai toujours trouvé le travail de Sophie Calle très féminin. Banalité et platitude. Pas tant que ça. Autour de moi, très peu d’hommes sont vraiment sensibles à son œuvre. C’est une artiste femme qui touche involontairement les femmes, avec qui les femmes se sentent connectées, et proches par les thèmes qu’elle aborde, par le ton qu’elle emploie pour les aborder, par la sensibilité qu’elle y déploie. Je l’interroge, je marche sur des œufs, délicat de nos jours de parler de « féminin », de parler de genre sans tomber dans des clichés. « Je ne vois pas pourquoi ça m’offusquerait. Je ne me pose pas ce genre de questions. Je ne me décrirais pas spontanément en disant je fais un travail de femme.» Je lui demande si elle ne trouve pas que les femmes ont beaucoup de pression aujourd’hui. L’obligation à la performance, la réussite professionnelle, sentimentale, familiale… Être indépendante et libre, mais en même temps sensible et aimante, difficile de tout concilier. « Je ne peux pas vous répondre car je ne trouve pas que ça soit si compliqué que ça d’être une femme. Je le vis c’est tout ! Oui, je suis indépendante. Oui, j’ai la chance d’arriver à faire ce que j’avais envie de faire. Mais dans mon travail je cherche ce qui présente un potentiel artistique, et non pas à résoudre mes problèmes personnels. Mes motifs ne sont pas d’ordre thérapeutique.»
De l’intimité
J’ai beau savoir que comme tout artiste ce que Sophie Calle nous donne à voir n’est que ce qu’elle choisit de nous donner à voir. J’aime cela dans son œuvre, ce que j’interprète comme une forme de pudeur et de retenue, qui va à l’encontre de cette injonction à rendre sa vie publique, révélée et transparente. « Ce n’est pas par pudeur mais pour des raisons artistiques. Je montre ce qui me semble intéressant sur un mur, dans les pages du livre, ce qui peut intéresser les autres, sans que ce soit uniquement mon histoire. Mon matériau c’est le récit, mais je ne parle pas toujours de moi. » Une question me taraude : comment réussir à se séparer d’une œuvre? Elles sont toutes tellement personnelles, privées même. Cela doit être un déchirement. « Ça n’est pas personnel pour moi, je raconte une histoire, je ne raconte pas ma vie, je ne tiens pas un blog. Ce que je raconte, ça n’est même pas intime, c’est arrivé à tout le monde, tout le monde a été quitté… Je n’ai même pas l’impression que c’est ma vie. Un moment de ma vie, oui, et même pas vraiment, car j’ai choisi cette minute-là plutôt que telle autre, cet événement plutôt que tel autre.»
Extrait de Sophie Calle, Ainsi de suite (Éditions Xavier Barral, 2016) Collateral Damage. Targets / Dommages collatéraux. Cœur de cible, 1990-2003
© Sophie Calle / ADAGP, Paris, 2017
Portraits de délinquants fichés, utilisés comme cibles pour l’entraînement des policiers du commissariat de la ville de M., États-Unis.
C’est donc la banalité quotidienne des situations et des émotions dépeintes par Sophie Calle qui me touche. Son universalité ni plus ni moins. « Une rupture, une mère qui meurt…c’est ma mère sur l’écran mais c’est une mère qui meurt avant tout. Et puis le même projet peut être terriblement impudique selon la personne et selon les mots qu’on choisit. Par exemple mon père était très discret, protestant : si je l’avais filmé en train de mourir, cela aurait été incroyablement impudique. Alors que ma mère le souhaitait ; elle était extravagante et voulait être le centre d’attention. Le même geste, la même idée peut être incroyablement agressive et violente pour l’un, amicale, amoureuse et un hommage pour l’autre. »
Du temps
À l’entendre, Sophie Calle sait suivre le cours naturel de sa pensée. L’idée doit mûrir, faire son chemin. Moi qui cours après le temps, la voir qui semble prendre son temps me rassure.
« Mais j’ai le temps. Je n’ai pas d’obligations. Je travaille seule. Je n’ai pas de studio, pas d’assistant. Le plus difficile c’est d’écrire, ce qui est le plus complexe. Mais je n’ai pas toujours été dans cette situation ; j’ai aussi le temps parce que j’ai un certain âge et que je n’ai rien à prouver. Ne pas faire d’expo pendant un an ça n’est pas très grave. À une certaine époque de ma vie, il fallait que je cons-truise quelque chose. Et parfois ça en prenait du temps ! Par exemple, pour le projet sur la banque, j’avais trouvé des images dont la beauté m’avait séduite. J’avais donc les images mais pas l’idée. Alors j’ai continué à chercher. Et il m’a fallu seize ans pour trouver. Certains projets sont une lutte ! En ce quiconcerne Douleur Exquise j’ai eu l’idée, j’ai accumulé tous les éléments, les textes, les images, mais je n’avais pas la forme adéquate. Je l’ai trouvée au bout d’une quinzaine d’années. » Je lui parle de mon angoisse du temps qui passe. Je viens d’avoir 40 ans, je suis à « mi-parcours », comme on dit : « Plus jeune, je ne m’inquiétais pas de ne pas avoir de temps. Je n’avais pas de temps parce que j’étais pressée.
De l’amour et de l’absence
Je lui parle de moi, encore, de ce qui préoccupe les femmes de ma génération. Mais pas uniquement les femmes. Vivre sa vie et tomber amoureux, être et rester amoureux, aimer, être aimé, ne plus aimer ou ne plus être aimé. Sur sa vie amoureuse, finalement Sophie Calle n’aura consacré que deux œuvres Prenez Soin de vous et Douleur Exquise. Dans son film No Sex Last Night, elle exprimait la difficulté de la vie à deux. Le temps d’un road trip, les deux amants Sophie Calle et Greg Shephard se sont confiés à leur caméra pour tenter de dire ce qu’ils ne parvenaient pas à se dire l’un à l’autre. « Ce n’est pas le chagrin d’amour qui revient dans mon travail, c’est le manque, l’absence, et ça peut prendre des tas de formes.» Dans sa réflexion sur l’absence, le manque, la disparition, le deuil, Sophie Calle, loin de rester dans une démarche de gestion de crise, tente de stimuler la mémoire et l’imagination. Et de donner une présence positive à l’absence.
Extrait de Sophie Calle, Ainsi de suite (Éditions Xavier Barral, 2016)Collateral Damage.
Targets / Dommages collatéraux. Cœur de cible, 1990-2003
© Sophie Calle / ADAGP, Paris, 2017
De l’écriture et de l’image
Ni simple plasticienne, ni uniquement écrivain, le langage, les mots et l’écriture jouent un rôle primordial dans le travail de Sophie Calle. On lit Sophie Calle. Comme on lit un roman. Je lui demande si un jour elle aimerait écrire un vrai roman sans image. « Je crois que je n’y arriverais pas. Et puis pourquoi le faire ? J’ai trouvé une manière d’écrire qui m’appartient.»
Soixante-dix-neuf. C’est le nombre de publications, catalogues d’exposition et éditions limitées, parues entre 1980 et aujourd’hui. Je suis impatiente de pouvoir découvrir le livre qui sortira à l’occasion de « Beau Doublé Monsieur le Marquis ! », sa prochaine exposition au Musée de la Chasse et de la Nature à Paris. Elle m’explique avoir trouvé l’inspiration dans un ouvrage spécialisé. « Alors que je cherchais des idées, je suis allée à Belval, le domaine qui appartient aux propriétaires du Musée de la Chasse. Dans ma chambre, il y avait un livre sur la chasse que j’ai commencé à feuilleter. Il y avait un vocabulaire que je ne connaissais pas du tout : « le chien de rouge », « le beau revoir », « la recherche du sang ». Cela m’a fait penser à Valère Novarina, qui a écrit des textes dans lequel il énumérait tous les noms des fleuves et des vents dans le monde, c’était magnifique. Et là j’ai commencé à piocher toutes ces expressions que je ne comprenais pas ou qui avaient du mystère. C’est un livre fourrure, qui s’appellera Les Fanfares de Circonstance.
Extrait de Sophie Calle, Ainsi de suite (Éditions Xavier Barral, 2016)Collateral Damage.
Targets / Dommages collatéraux. Cœur de cible, 1990-2003
© Sophie Calle / ADAGP, Paris, 2017
Du langage et des petites annonces
Sophie Calle m’explique que Beau Doublé, Monsieur le Marquis ! parlera de la mort, de l’absence, des hommes et des bêtes. Elle a également invité l’artiste Serena Carone à venir présenter plusieurs de ses pièces, dans un dialogue inédit entre les deux artistes. On y retrouvera un médium qu’elle affectionne et qu’elle a déjà exploité précédemment : les petites annonces. « Cette fois-ci, je suis partie du Chasseur Français, le magazine, car ils m’ont ouvert leurs archives. Je ne voulais pas analyser un phénomène mais un langage. Comment on se décrit, qu’est ce qu’un homme recherche principalement chez une femme… Dans la plupart de ces annonces, le langage se doit d’être économique. Il faut dire les choses avec un minimum de mots, car ils sont payants, être le plus bref et efficace possible. Cette économie des mots, je m’y confronte également car mes textes étant principa-lement destinés aux murs des galeries, il a fallu que j’apprenne à écrire de façon concise, pour que les gens acceptent de lire debout, ce qui n’est pas rien ! Couper, ramasser, raccourcir, résumer, c’est quelque chose qui est mon souci à chaque fois que j’écris le moindre texte car je pense l’exposition avant le livre. Je relis mes textes parfois pendant un an jusqu’à ce que chaque mot me semble indispensable. »
Du jeu et du hasard
Toute mon existence et en dépit du bon sens, j’ai été superstitieuse. Je ne pouvais m’empêcher de voir des signes dans ce qui m’arrivait dans la vie. « Ce qui m’arrivait », comme si les événements me tombaient dessus. Evidemment, j’ai songé à consulter une voyante plus d’une fois. Mais par peur de la mauvaise aventure, je suis toujours restée entre deux eaux, entre fascination et crainte. Sophie Calle, elle, aime le jeu. Je lui parle du projet « Où et Quand ? », réalisé avec la complicité de la voyante Maud Kristen, en 2008, dans l’espace parisien de la galerie Perrotin. « Paul Auster devait faire un film sur moi, à la demande d’un metteur en scène anglais. Il a bâti un scénario mais n’a jamais trouvé l’argent pour le réaliser. Alors il a écrit un roman Leviathan en se servant de certains éléments de son scénario. On y découvre donc, le temps d’un chapitre, un personnage qui me ressemble. Elle garde ses cadeaux d’anniversaire, suit des gens dans la rue, se fait suivre par un détective privé, devient femme de chambre et ensuite ce person-nage vit sa vie de personnage de roman sans se mélanger à la mienne. Mais il avait aussi glissé deux performances de son invention dans mon chapitre : il faisait suivre à son personnage un régime chromatique et vivre selon quatre lettres de l’alphabet. J’ai voulu jouer avec le roman, c’est venu tout seul, de fil en aiguille, l’envie d’obéir à un roman. Plus tard j’ai rencontré un peu par hasard cette voyante, dont j’aimais le langage, la manière de s’exprimer, l’intelligence. Je ne sais pas comment l’idée est venue de lui demander d’imaginer mon futur pour obéir à ses visions. Non pour démontrer quoique ce soit sur la voyance, mais pour suivre une trame, un scénario. Parce que j’aime les rituels, le jeu. »
Extrait de Sophie Calle, Ainsi de suite (Éditions Xavier Barral, 2016) Collateral Damage. Targets / Dommages collatéraux. Cœur de cible, 1990-2003
© Sophie Calle / ADAGP, Paris, 2017
De l’avenir
Avant de nous quitter, Sophie Calle partage avec moi ses projets à venir. Elle me parle notamment d’une collaboration prochaine avec le Süddeutsche Zeitung. Elle me présente toutes ses pistes de réflexion avec un enthousiasme sincère et une voix pétillante. Je perçois alors un peu, peut-être, qui est Sophie Calle. La plasticienne des mots m’est moins inconnue. « Le plus difficile c’est de durer. Durer. Jusqu’au jour où ça s’arrêtera. »
Explorer Revue
C.Q.F.D. de la marque de mode contemporaine
Études Studio
À contre-courant des lois classiques du marketing qui prônent la cohérence absolue des codes et la lisibilité immédiate de toute expression institutionnelle, le collectif Études Studio anime à Paris une marque de mode d’un nouveau genre.Elle s’est construite par rencontres et affinités électives entre ses six membres, toujours en mettant à l’honneur la pluridiscipli-narité des métiers et de la production. Sa philosophie se lit en filigrane dans son nom qui, en juxtaposant deux mots signifiant la même chose en deux languesdifférentes, rappelle autant l’intelligence créative de l’étude que l’importance d’une signature collective et directement inspirée des dynamiques internes au studio d’artiste.
Études Studio a maintenant cinq ans. Inscrite depuis 2012 parmi les noms les plus suivis dans le panorama international, la marque de mode française y fait figure de paradigme de ce qu’est une enseigne de style contemporaine. Tout en étant connue principalement pour son prêt-à-porter, elle a habitué son public de clients, lecteurs et spectateurs à une panoplie d’expressions créatives qui s’étendent bien au-delà du vêtement. Si d’un côté cet éclectisme réfléchit celui de l’univers actuel du style (qui s’étend de la création et ses multiples mises-en-ambiance tous médias confondus, à l’interaction en temps réel avec les populations de clients et de followers), il parle aussi de la nature d’Études, née non pas d’un projet commercial, mais du partage d’une même sensibilité créative parmi les membres du collectif qui l’a créée.
Jérémie Egry et Aurélien Arbet, co-fondateurs de la marque, se rappellent : « C’est dans les suburbs grenoblois, où nous faisions à l’époque du graffiti ensemble qu’a vu le jour un premier projet de streetwear, intitulé Hixsept, correspondant clairement à l’époque et à l’âge que nous avions.» À partir de ce moment le groupe a commencé à s’agrandir, à l’instar d’un rhizome deleuzien, en intégrant d’autres têtes pensantes, d’autres savoir-faire et en s’ouvrant à d’autres finalités. Les dernières collections de Hixsept furent donc dessinées par José Lamali, commercialisées par Antoine Belekian et vendues dans la boutique grenobloise de Marc Bothorel. L’arrivée de Nicolas Poillot en 2006 correspond au moment de la création de la maison d’édition JSBJ — Je Suis une Bande de Jeunes. Jérémie poursuit : « Au fil des différents projets initiés en dix ans, nous avons pu expérimenter, apprendre, prendre conscience de ce qu’étaient les outils (la direction artistique, la publication de livres, la photographie, la création de mode) et de ce que nous avions envie de faire. Puis en 2012 nous avons senti la nécessité d’affirmer la cohérence de ces univers en les rassemblant sous une même entité qui serait plus en phase avec nos âges et notre époque».
Cependant, dans Études Studio le livre a pris une place totalement complémentaire à la création de mode sans en devenir une déclinaison. Nicolas Poillot précise : « La ligne éditoriale se développe principalement autour de la photographie contemporaine tout en y intégrant des collaborations avec des artistes contemporains. Le positionnement reste de niche, les tirages limités et les publications se font aussi bien avec des noms émergents ou plus établis. Tous sont également susceptibles d’être impliqués dans des side project pluridisciplinaires et ponctuels. De toute façon, au départ de tout ce qu’Études fait, on retrouve la notion de collaboration, d’échange et de rencontre. » En regardant attentivement le fonctionnement de la marque, on peut même avoir l’impression que la réflexion menée autour du livre en est le pivot. Tel un incubateur, le livre est envisagé en interne comme un territoire de recherches et d’expérimentations. Un aspect confirmé par Jérémie : « Le livre fait sens car c’est un objet qui nous a beaucoup affectés. Étant une génération pré-Internet, c’est un objet physique qui a capté notre intérêt alors que nous étions très jeunes. La revalorisation de cet objet, dans une époque où il est amené à disparaître, est très intéressante. »
Dike Blair, Untitled, 1992.
La pertinence de cette approche se comprend encore mieux en considérant que la mode vit aujourd’hui une situation tout à fait similaire. C’est entre autre en réaction au phénomène fast-fashion, aux multiples scandales d’ordre éthique qui ont marqué nombre de marques internationales, et au galvaudage de la singularité que nous attachons à la notion de style par l’impressionnante entropie d’images produites, partagées et consommées en temps réel, que le marché du prêt-à-porter est en train de se muer en un univers complexe et fascinant de niches et de micro-niches, d’éditions limitées et de productions hybrides, toutes revendiquant à leur manière une qualité esthétique, matérielle ou culturelle accrue. Que l’on parle de vêtements ou de livres, le statut que ces deux artefacts ont dans la culture contemporaine les rend moins nécessaires, moins irremplaçables, et plus obsolètes, d’où le fait qu’on leur prête l’attention que l’on prête aux choses rares.
Études n’a pas vocation à être une marque intellectuelle, mais sa logique interne stimule l’intellect en suggérant qu’une marque de mode aujourd’hui est avant toute autre chose un « point de vue ». Sa pertinence tient donc au choix d’une posture, à savoir d’une manière qui lui soit propre d’interpréter notre socio-culture et de la rendre plus intelligible par ce qu’elle crée. Compte tenu de la variété de phénomènes (matériels, visuels, performatifs, olfactifs, artistiques et conceptuels…) qui se retrouvent aujourd’hui compris dans la notion de mode, cette marque a tout intérêt à valoriser une production « transesthétique » qui nous accompagne à travers différentes esthétiques et modalités perceptives. « Le point de vue à la base de chaque projet est le même, [seule] sa traduction est différente, tout comme les enjeux et les contraintes », insiste Jérémie, « mais la réflexion est toujours commune à tout ce que l’on fait. En ce moment, par exemple, nous publions un livre qui retrace cinq années de travaux photographiques. Bien que ces images puissent sembler tout à fait détachées de ce que les gens voient et pensent d’Études, pour nous elles représentent notre ADN. Par elles on parle d’observer la ville et de l’influence que cet espace à sur l’individu. »
À la lumière de ces considérations on pourrait légitimement affirmer que la marque de mode a aujourd’hui la marge de manœuvre d’un discours traditionnellement réservé à l’art, à savoir celui d’une production capable de stimuler un éveil de la conscience dans son public, pour banal et quotidien qu’il puisse être. Nicolas indique :
« Art et mode sont indissociables pour nous, et ce n’est pas du tout un choix opportuniste, au contraire, c’est pour nous une manière assez naturelle de travailler. Le fait que l’art soit lié au mythe du détachement de tout propos fonctionnel ou de tout acte commercial, est quelque chose qui nous fascine. Le geste artistique, sa liberté, est inspirant d’où le fait que l’œuvre, l’image, la performance ou l’artiste même, soient toujours au départ de notre démarche »
Quand Jérémie affirme que l’expérience de l’art a été le déclencheur qui leur a donné l’envie de créer Études, on ressent dans ces propos la conscience que la phase de banalisation vécue par l’art de nos jours, en raison de son succès commercial et d’une audience de plus en plus populaire, n’est que la contrepartie de l’imprévisible moment d’« artisation » vécu par la mode — pour le dire avec les mot de Lipovetsky— avec laquelle l’univers artistique aime se lier de complicité. L’art a certainement encore un rôle d’éclaireur dans notre culture. Mais parallèlement à cela, on soupçonne aujourd’hui la marque de pouvoir s’instaurer en tant que forme artistique nouvelle ou, du moins, comme un acteur culturel à part entière en effaçant le stéréotype désormais désuet entre commerce et création.
Texte par Luca Marchetti
La montagne magique
Aurélia Morali
1 TRAIN — INT. JOUR
Derrière des lunettes noires, Sarah, la trentaine, retient difficilement ses pleurs. Elle est assise en face d’un légionnaire. Les larmes, incontrôlables, coulent sur ses joues.
Elle rédige un texto : « Je te déteste. Je voudrais que tu sois mort ». Elle croise alors le regard du légionnaire qui la fixe avec un air sévère, comme s’il devinait ce qu’elle venait d’écrire. Elle efface son texto au lieu de l’envoyer…
2 LIEUX DIVERS — INT. / EXT. JOUR (Flash-back)
Des personnes se succèdent face caméra, dans des lieux divers.
Marie, une amie de Sarah, dans son appartement :
MARIE
Non ? Comme ça ?! C’est dingue… Vous aviez l’air tellement amoureux… Édouard me l’a même dit encore l’autre soir…
Édouard, face caméra, dans un café :
ÉDOUARD
Ça m’étonne pas… Je l’ai trouvé très absent l’autre soir…
D’ailleurs, je l’ai dit à Marie juste après que vous êtes partis…
La mère Sarah, la soixantaine, en larmes :
LA MÈRE
C’est terrible ! Il faut absolument que tu le retiennes…
Fais des compromis pour une fois… Il en vaut vraiment la peine…
Pas comme ton père…
Dans un autre appartement, le père de Sarah,
un homme d’une soixantaine d’années également, élégant :
LE PÈRE
Qu’est-ce que t’en as à faire ? S’il veut partir, qu’il parte…
Qu’il crève même… De toute façon, on n’est pas fait pour passer sa vie avec une seule personne…
Dans un jardin, une autre amie de Sarah :
AMIE N°1
C’est pas le moment de te poser des questions ou d’analyser les choses… Prends ton temps… Et surtout, fais-toi du bien…
Dans un appartement, un autre ami de Sarah :
AMI N°1
C’est l’occasion de faire une bonne mise au point sur toi… Tu vas en chier pendant quelques temps… Autant en chier un bon coup, à fond, pour mieux ressortir la tête de l’eau après…
Dans l’appartement de Sarah, sa sœur :
SŒUR
Et pour l’appart, vous allez faire comment ?
Dans un restaurant :
AMIE N°2
Vends-le…
AMIE N°3
Garde-le, il est super…
AMIE N°4
T’inquiète, il va avoir un retour de bâton et il va revenir, c’est sûr…
Idem, face caméra, dans un bureau…
AMI N°3
Oublie-le et ne te dis surtout pas qu’il va revenir…
3 CAFÉ — INT. JOUR (Flash-back)
Sarah est dans un café avec un ami.
Elle a les yeux creusés et très mauvaise mine.
SARAH
Je suis épuisée…
L’AMI
Ça se voit, t’as vraiment une sale gueule… Tu devrais partir quelque part pour te reposer… Y’a un ami qui m’a parlé d’un spa en Suisse qui a l’air super…
SARAH (avec une grimace, pas convaincue)
En Suisse ?…
L’AMI
Il m’a raconté qu’un jour, il s’est retrouvé juste à côté de Kirsten Dunst dans un jacuzzi… Elle a dû aller là-bas pendant sa dépression après sa rupture avec Jack Gylhenhall… Si c’est pas un gage…
Sarah esquisse un sourire, amusée.
4 TRAIN — INT. JOUR
Retour au présent. Sarah, en sanglots, est au téléphone, entre deux wagons. Elle a le souffle coupé, respire mal. Elle fait visiblement une crise de panique.
SARAH
Je vais mourir, je te dis… Jamais j’arriverai jusque là-bas…
LA SŒUR off
Respire…
SARAH
J’y arrive pas… J’ai l’impression de me désintégrer… Je vais mourir Alice…
LA SŒUR off
Arrête de répéter ça. Calme-toi… Décris-moi le paysage…
SARAH le souffle court
(après un temps) Y’a des champs…
LA SŒUR off
Ok… Ils sont comment ?
SARAH
Ben vert… Enfin, non, jaunes… Enfin, entre les deux…
LA SŒUR
Y’a que des champs ?
SARAH
Non, là on passe devant une forêt…
LA SŒUR off
Y’a pas de maisons ?
SARAH
Non… Ah si, là j’en vois quelques-unes… Elles sont les unes à côté des autres… Comme ça, posées… Elles ont l’air connes…
LA SŒUR off
Respire…
Sarah prend une grande inspiration. Elle arrive à nouveau à respirer peu à peu. Ses pleurs cessent… On entend sa respiration lente…
5 GARE DE CHÜR — EXT. JOUR
Toujours le bruit de sa respiration lente et contrôlée…
Sarah descend du train à la gare de Chür, en Suisse allemande. L’endroit est moderne et plutôt vide. L’ambiance est différente : un peu flottante, cotonneuse, très calme. Un peu comme Sarah, fatiguée d’avoir trop pleuré.
Sarah regarde sur un panneau les correspondances…
6 TRAIN CORAIL — INT./EXT JOUR
Sarah est assise dans un petit train corail qui sillonne les montagnes. Le paysage est magnifique ; sapins, rivières… C’est de plus en plus sauvage, de plus en plus calme…
Le rythme se dilate… Sarah se laisse porter…
7 CAR — INT./EXT. JOUR
Sarah roule à présent dans un petit car, plus haut dans la montagne. Autour d’elle, des touristes de tous les pays : Australiens, japonais… Entre amis ou en couple… Elle est la seule à être seule.
À travers la vitre, elle jette un coup d’œil au grand précipice, puis tourne la tête, prise d’un vertige.
8 HÔTEL/LOBBY — INT JOUR
Sarah, sa valise à la main, s’avance dans le lobby de l’hôtel. C’est un endroit moderne et de bon goût. Les murs sont boisés, la moquette sombre.
Une grande baie vitrée ouvre sur le paysage et… la montagne qui se dresse en face.
Au desk, Sarah discute avec une employée de l’hôtel. Tout en lui indiquant des informations sur un prospectus, l’employée lui explique le déroulement de son séjour.
L’EMPLOYÉE (avec un accent allemand ou Suisse)
En plus du libre accès aux termes, vous avez donc choisi la formule « Restructuration profonde », en trois jours… C’est une série de soins qui vont agir sur votre corps, mais aussi sur votre esprit, afin de permettre aux cellules et aux énergies positives de refaire surface tout en évacuant les mauvaises… C’est notre soin le plus recommandé en période de stress… Ça commence après demain à 10h — le temps de faire connaissance avec le lieu — par un bain de pétales de roses du japon, suivi d’un massage detoxifiant à 13h, accompagné d’un masque corporel énergisant, pour finir sur un bain magnétisant ionique à 17h…
Sarah écoute en acquiescant, un peu sonnée.
L’EMPLOYÉE
…Ça, c’est pour le premier jour, la phase de sollicitation des cellules… Le lendemain, on passe à la face d’attaque… À 9h30, on casse les fibres supérieures de l’épiderme pour atteindre en profondeur les toxines…
SARAH avec une grimace
Ça va faire mal ?
9 HÔTEL / CHAMBRE SARAH — INT — NUIT
Dans sa chambre obscure, Sarah, tout habillée, dort sur son lit, la tête écrasée contre l’oreiller, comme une masse. Une grande baie vitrée laisse voir la montagne qui se dresse en face, imposante, éclairée par la lune.
10 HÔTEL / COULOIRS — INT. JOUR
Le lendemain, Sarah, vêtue de son peignoir blanc et de ses chaussons en éponge fournis par l’hôtel, serviette autour du cou, déambule dans les couloirs blancs et lumineux au style futuriste 70’S. Elle croise un couple, comme elle, en peignoirs blancs… Puis un autre qui sort de sa chambre, puis encore un autre qui sort de l’ascenseur… Que des couples, entre 30 et 80 ans… À chaque fois, et de façon un peu mécanique, les clients la saluent d’un petit signe de tête ou d’un « bonjour » qu’elle leur rend avec un sourire convenu, dans un défilé à la fois un peu grotesque et inquiétant…
11 HÔTEL / COULOIRS & VESTIAIRES TERMES INT. JOUR
Sarah sort d’un ascenseur et arrive dans un endroit aux murs noirs laqués. Elle avance dans les couloirs sombres, seule et hésitante quant au chemin à suivre, comme dans un labyrinthe.
Elle arrive jusqu’à à un tourniquet. Elle regarde l’espèce de bracelet magnétique qu’elle porte autour du poignet et observe le tourniquet, perplexe. Elle tente de frotter son bracelet contre plusieurs endroits du tourniquet, mais rien ne se passe… Elle réessaie, en vain, puis regarde autour d’elle, cherchant quelqu’un pour l’aider. Personne…
Un couple arrive alors. Avec aisance, l’homme et la femme passent leurs bracelets devant le tourniquet et l’ouvrent sans aucun problème. Sarah s’empresse de les imiter, puis les suit dans les couloirs. Elle n’entend pas ce que le couple se dit, mais ce sont de beaux quinquagénaires, qui semblent bien dans leur peau.
Dans les vestiaires, Sarah observe le couple et reproduit, de façon appliquée, exactement les mêmes gestes qu’eux : elle prend une serviette sur un tas, laisse son peignoir et ses chaussons dans un vestiaire…
12 HÔTEL / TERMES — INT. JOURS
Toujours en suivant le couple, Sarah arrive dans les termes :
un ensemble de bassins, dans une pierre grise et moderne sur laquelle
se découpent de grandes fenêtres carrées donnant sur des sapins…
L’endroit semble vide, comme si le monde avait disparu. Sarah
cherche alors des yeux le couple qu’elle suivait, mais il a disparu…
Pas très à l’aise, Sarah s’aventure à travers les termes,
passe entre les bassins…
Elle arrive finalement dans un jacuzzi, une pièce à l’éclairage tamisé, aux murs en pierre sombre, très haute de plafond,
avec une musique contemporaine un peu new age et angoissante…
À l’intérieur, que des couples silencieux, côte à côte ou enlacés…
Ils observent Sarah qui arrive.
Elle les salue d’un sourire et d’un signe de tête, mais personne ne répond, rendant son geste déplacé. L’atmosphère est peu engageante. Sarah hésite puis tente de se trouver une place parmi eux…
13 HÔTEL / RESTAURANT — INT. NUIT
Le soir, elle entre dans la salle de restaurant pour le dîner.
Un serveur l’accompagne jusqu’à une table et l’installe.
LE SERVEUR
Vous souhaitez commander un apéritif maintenant ou vous préférez attendre Monsieur ?
SARAH gênée
Non, je suis seule…
LE SERVEUR
Ah, excusez-moi… (Il retire les couverts face à elle) Je vous apporte le menu…
Le serveur s’éloigne.
Sarah regarde alors les gens autour d’elle : des couples, des familles, des groupes… Souriant, discutant, s’animant… Autant d’images d’Épinal à la gloire du rapport humain…
Devant elle et à quelques tables sur sa gauche, deux femmes seules… et vieilles. Elle les observe un instant : l’une d’elle étudie le menu avec une attention excessive, entourant ou cochant les plats qu’elle choisit… L’autre dîne et se ressert un verre de vin d’une bouteille déjà bien entamée…
Sarah, angoissée, décroche alors son téléphone et compose un numéro.
SARAH
Al… Allô ?
RÉPONDEUR FEMME
Bonjour, vous pouvez me laisser un message après le bip sonore…
Sarah compose un autre numéro…
RÉPONDEUR HOMME
Je suis actuellement indisponible. Laissez un message et je vous rappellerai, si vous avez de la chance !
Marie soupire et raccroche. Elle compose encore un autre numéro…
SARAH
(soulagée) Allô Marie ? Oui, ça va ? Oui… Je suis arrivée hier… Non, c’est très… Reposant… (puis déçue) Ah, tu sors… Tu vas dîner chez qui ? … Moi ? Heuu… Je sais pas, je vais voir… On peut se rappeler demain ?… Oui, ou plus tard, quand on veut… N’hésite pas… Je t’embrasse…
Sarah raccroche son téléphone, regarde autour d’elle, soupire, elle retient ses larmes qui lui montent aux yeux.
14 HÔTEL / CHAMBRE SARAH — INT. NUIT
Assise dans son lit, Sarah essaie de lire. On aperçoit le titre de son roman, La montagne magique de Thomas Mann. N’arrivant pas à se concentrer, elle fait défiler le numéro des pages, puis regarde l’heure sur son réveil : 8h30. Elle pose son livre, prend son portable, compose un texto : « Bonne nuit »… Puis l’efface.
Sarah éteint la lumière et se couche.
L’obscurité fait alors apparaître, face à elle, par la baie vitrée, la montagne qui se dresse, majestueuse, noire et éclairée par la lune. Des nuages l’entourent et lui donnent un air un peu inquiétant.
Sarah fixe la montagne. Ses paupières se ferment peu à peu. Elle s’endort.
Sarah dort d’un sommeil agité, tandis que la montagne lui fait face… Comme si la montagne avait un effet sur le sommeil de Sarah…
15 HÔTEL / CHAMBRE SARAH — INT. JOUR
Le lendemain. Dans sa chambre ensoleillée, Sarah encore à moitié endormie, tâte la place dans le lit à côté d’elle… Constatant qu’elle est vide, elle se réveille en sursaut, en prenant une grande inspiration, comme sortant d’une apnée. Hagarde, elle regarde alors autour d’elle et revient peu à peu à la réalité.
Elle aperçoit alors face à elle la montagne maintenant verte et ensoleillée.
16 HÔTEL / SALLES DE SOINS — INT. JOUR
Dans une petite pièce à la lumière tamisée, Sarah est dans un bain bouillonnant dans lequel se trouvent des pétales de roses. Son corps flotte, porté par les remous.
Puis dans une autre pièce, Sarah se fait masser. Des mains lui malaxent le dos, les bras, les jambes…
Dans une autre pièce encore, Sarah, assise dans un fauteuil, se fait couper les ongles des mains, puis des pieds… Puis, on les lui vernit…
Les soins se succèdent, s’accumulent, sur différentes parties de son corps inerte de poupée désarticulée.
À chaque fois, une musique sirupeuse de détente accompagne le soin…
Puis, étendue sur une table, Sarah se fait méticuleusement enduire le corps d’argile, comme pour un rituel. On lui enduit ensuite le visage… Jusqu’à ce qu’elle soit entièrement recouverte, comme momifiée. L’esthéticienne saucissonne maintenant le corps de Sarah dans un film plastique.
Une fois Sarah emmaillotée, l’esthéticienne sort alors de la pièce et la laisse seule, avec en fond sonore des bruits de savane (ou des chants d’oiseaux…).
Seuls les yeux de Sarah semblent encore vivants. Une larme coule sur son masque en argile.
Un peu après… Sarah, oppressée, lutte pour tenter de se libérer du film plastique, perce des trous avec ses mains, en arrache des bouts…
17 HÔTEL / COULOIR SPA — INT. JOUR
Sarah, recouverte d’argile et de lambeaux de film plastique, erre dans le couloir, telle un zombie.
SARAH
Y’a quelqu’un ?
18 HÔTEL / SAUNA — INT JOUR
Sarah est dans un petit sauna, seule. Couchée sur une banquette en bois, vêtue d’un maillot de bain, elle transpire beaucoup, rougie par la chaleur.
Le couple de quinquagénaires croisé aux bains entre alors, complètement nu. Ils échangent quelques mots dans une langue Nordique, probablement du Suédois, puis saluent Sarah.
Comme l’espace est petit, ils sont obligés de s’installer près d’elle. Ils semblent très à l’aise, tandis que Sarah, elle, est un peu plus gênée par la proximité de ces corps inconnus et nus.
Silence et chaleur… Tandis que l’homme est assis dos au mur, la femme commence alors à faire des exercices de yoga, écartant puis levant les jambes…
Sarah ferme les yeux, ne sachant où regarder, mais les entrouvre malgré tout de temps en temps, pour observer le couple, curieuse…
19 HÔTEL / RESTAURANT — INT. NUIT
Le soir, Sarah est assise à sa table. Le même serveur que la veille arrive et retire les couverts face à elle, avec un petit sourire complice. Sarah lui rend son sourire, un peu crispée.
Sarah finit une entrée. Puis, elle prend son portable et commence à écrire un texto « Tu es mon amour, ma famille. Tu me manques trop. Je n’arrive pas à vivre sans toi ». Puis, elle efface le texto et recommence « Tu me manques… »
Le serveur vient alors débarrasser son assiette.
LE SERVEUR
Pour la suite, vous préférez les ravioles de chevreuil au conté ou la souris d’agneau ?
SARAH
Rien, merci, ça ira.
Le serveur semble déçu.
LE SERVEUR
Vraiment ? Mais vous n’avez pris qu’une entrée… (avec un air entendu) Il faut manger… Les ravioles de chevreuil sont une spécialité de la région. Je vous les recommande…
SARAH
Non, merci, vraiment, je vais m’arrêter là.
Le serveur insiste.
LE SERVEUR
Vous arrêtez là ? Mais le menu comprend aussi une sélection de fromages et un dessert. Ce soir, c’est une tarte aux poires avec un caramel au beurre salé…
Sarah commence à être agacée, mais reste aimable.
SARAH
Oui, je sais, merci, mais je n’ai vraiment plus faim.
LE SERVEUR
Mais…
Sarah le coupe, plus ferme, en le regardant dans les yeux, sans sourire.
SARAH
Ça ira, merci.
Le serveur part sans rajouter un mot, un peu vexé.
Sarah regarde son texto resté en plan, l’efface et pose son portable.
20 CHAMBRE / SALLE DE BAIN — INT. NUIT
Penchée sur la cuvette des toilettes, Sarah vomit.
Sarah se rince la bouche dans le lavabo.
21 CHAMBRE SARAH / BALCON — EXT. NUIT
Sarah, sur son balcon, observe la montagne face à elle, comme hypnotisée. La montagne semble la happer, magnétique…
22 HÔTEL / SALLES DE SOIN — INT. JOUR
Le lendemain, une nouvelle série de soins…
Sur le visage de Sarah, on applique un masque bleu, puis un masque vert, puis un jaune, on lui souffle de la vapeur, on le masse, on lui passe des produits avec un pinceau…
Sarah est enfermée dans une sorte de cocon dont ne sort que sa tête.
Une esthéticienne passe une machine bruyante pour masser les jambes de Sarah.
L’esthéticienne dépose maintenant des pierres fumantes à différents endroits du dos de Sarah.
L’ESTHÉTICIENNE
Attention, ça va être un peu chaud…
L’esthéticienne enroule à présent le corps de Sarah de bandelettes humides.
L’ESTHÉTICIENNE
Attention ça va être un peu froid…
Au fur et à mesure que les bandes recouvrent son corps, Sarah commence peu à peu à grelotter.
23 HÔTEL / SALLE DE REPOS — INT JOUR
Allongée sur un fauteuil, Sarah, dans un peignoir blanc, continue de grelotter.
Face à elle, une large fenêtre laisse voir des sapins. Sarah les fixe. Peu à peu, son regard se perd dans les sapins, comme s’ils étaient tout proches d’elle.
Elle cesse peu à peu de grelotter
24 HÔTEL / PISCINE TERMES — EXT — JOUR
Les branches des sapins tournoient à présent, se découpant sur le ciel, accompagnées par le son d’une respiration lente et comme étouffée, et par de légers et apaisants bruits d’eau…
…Sarah fait la planche dans la piscine découverte de l’hôtel. Ses oreilles sont sous, l’eau…
De sa main, elle balaie doucement l’eau pour se mouvoir. Puis elle pose ses mains sur son ventre, sentant le mouvement de sa respiration en même temps qu’elle l’entend…
Sarah ferme les yeux. …
25 SALLE DE SPORT — INT. JOUR
Les yeux fermés de Sarah…
Dans une ambiance tamisée, elle est assise en tailleur, sur un tapis de sol, au milieu d’autres personnes. Un professeur passe parmi les élèves. Sa voix est berçante.
LE PROFESSEUR
Vous remontez progressivement la plante des pieds… Vous sentez la nuque de vos orteils… Puis plus haut les paupières de vos genoux…Les épaules de vos hanches…
Sarah ouvre les yeux et regarde l’inscription sur le devant du tee-shirt du professeur : « Ce qui ne tue pas »… Puis, la suite écrite derrière lorsqu’il se tourne « Rend plus fort ».
Le professeur est en tailleur assis face aux élèves.
LE PROFESSEUR
Et maintenant, riez !
Tous les élèves partent d’un rire artificiel et forcé, formant un spectacle presque effrayant. Sara fait doucement sortir des bruits de sa bouche en regardant autour d’elle, perplexe.
LE PROFESSEUR regardant Sarah
Plus fort…
Sarah se force à rire, de plus en plus nerveusement et bruyamment… Elle fait peur elle aussi.
26 HÔTEL / RESTAURANT — INT. NUIT
Le soir. Sarah arrive sur le seuil du restaurant.
Apercevant les deux vieilles femmes seules qui entourent sa place, elle fait demi-tour.
27 HÔTEL / PIANO BAR — INT. NUIT
Sara passe devant la salle piano-bar où joue un pianiste. Elle hésite, puis va s’assoire au bar.
SARAH au serveur
Une vodka s’il vous plaît.
LE SERVEUR
Sans rien ?
SARAH
Si, avec des glaçons… Et vous auriez des cacahuètes aussi ?
Le serveur la sert.
Plus tard. Sarah regarde le pianiste jouer en se gavant de cacahuètes. Elle finit sa vodka.
SARAH au serveur
Une autre s’il vous plaît.
Plus tard. Sarah, accoudée au piano, chante pour accompagner le pianiste qui joue « My way ». Elle est visiblement ivre, chante à tue tête, sans inhibition.
Elle n’a pas remarqué, assis un peu plus loin, le couple du sauna qui la regarde en souriant.
Un serveur s’approche d’elle.
LE SERVEUR
Excusez-moi Mademoiselle, mais vous dérangez les clients…
SARAH ivre et offusquée
Quoi, mais on est en train de chanter une chanson magnifique (désignant le pianiste) Monsieur et moi… Et vous ne devriez pas m’interrompre pendant cette chanson… Vous savez qu’en Thaïlande, chaque année, des gens se font tuer dans les karaokés parce qu’ils ont mal interprété « My way »… On ne rigole pas avec cette chanson…
LE SERVEUR gêné
Vous devriez rentrer dans votre chambre…
SARAH (faisant non de la tête)
Je suis une cliente, comme tout le monde et…
VOIX DE FEMME (en anglais)
Excusez-moi…
Sarah se retourne et découvre la femme du sauna devant elle, avec son mari.
LA FEMME (en anglais)
Ce soir, les bains font nocturne. On s’apprêtait à y aller avec mon mari… Ça vous dirait de nous accompagner ?… (avec un sourire) Moi c’est Siedsel…
L’HOMME
Et moi Jonas…
Sarah regarde autour d’elle. La pièce tourne. Elle acquiesce.
28 HÔTEL / PISCINE TERMES — EXT. NUIT
Dans la nuit, Sarah se baigne avec Jonas et Siedsel dans la piscine extérieure. Ils sont entourés par la montagne et les sapins qui se découpent, noirs, sous la nuit claire. Au-dessus d’eux, le ciel est rempli d’étoiles…
Ils nagent un peu, se croisent, s’observent… L’ambiance est très sensuelle, mais aussi un peu magique à cause du cadre.
Puis, peu à peu, Jonas et Siedsel se rapprochent de Sarah, tournant autour d’elle comme autour d’une proie, mais avec bienveillance.
Ils se rapprochent de plus en plus, l’encerclent, elle se laisse faire…
Sarah descend sous l’eau et y voit les corps du couple, sans têtes.
Sarah, Siedsel et Jonas ont quitté la piscine et passent entre les bassins. Ils en croisent un dans lequel flottent des gens entièrement recouverts de boue ce qui leur donnent des airs d’êtres un peu surnaturels, d’autant plus que Sarah est encore sous l’effet de l’alcool…
29 HÔTEL / CHAMBRE DANOIS — INT. NUIT
Dans leur chambre d’hôtel éclairée par la lune, Siedsel et Jonas, debout, entourent Sarah. Ils retirent leurs peignoirs, puis Siedsel ôte doucement celui de Sarah.
Jonas défait délicatement le nœud du haut de maillot de bain de Sarah qui tombe à ses pieds… Puis le bas glisse le long de ses jambes… La bouche de la femme embrasse le cou de Sarah, les mains de l’homme caressent son corps…
Sarah se laisse faire, immobile, face à la fenêtre et fixe la montagne et la lune qui lui font face. On dirait une cérémonie, dans laquelle Sarah serait comme une offrande à cette montagne.
Puis les mains de Siedsel et Jonas se rencontrent sur le corps de Sarah. Le couple se rapproche alors et s’embrasse. Peu à peu, Siedsel et Jonas semblent s’être retrouvés et avoir oublié Sarah. Sarah les observe un instant…
Puis elle ramasse discrètement son peignoir et son maillot et quitte doucement la chambre.
30 HÔTEL / COULOIRS — INT. NUIT
Sarah, vêtue de son peignoir blanc, avance dans les couloirs vides et sombres de l’hôtel.
31 HÔTEL — EXT. NUIT
Sarah sort de l’hôtel. Elle s’arrête un instant et regarde la montagne.
32 MONTAGNE — EXT. NUIT
Sarah, toujours vêtue de son peignoir blanc et pieds nus, marche sur une petite route qui monte dans la montagne.
Sarah continue de gravir la montagne. La route est maintenant entourée de forêt. Sarah marche encore. La route est devenue un chemin. Ses pieds écrasent la terre, les branches, les pierres…
Sarah, marche, marche, marche, monte, monte, monte…
… Elle arrive enfin en haut de la montagne. Elle regarde la lune qui brille au-dessus d’elle et l’obscurité en bas. Epuisée, elle se laisse tomber sur l’herbe, s’allonge et s’endort…
33 MONTAGNE — EXT. JOUR
Le lendemain, Sarah, endormie dans l’herbe est réveillée par une chèvre qui lui lèche le visage. Elle ouvre les yeux et tombe nez à nez avec la chèvre. Elle se redresse et en aperçoit alors une dizaine d’autres qui la fixent avec curiosité tout autour… Elle regarde autour d’elle, le temps de comprendre ce qu’elle fait là…
Son regard tombe sur la vallée, avec son hôtel, tout petit en bas.
Elle entend alors des voix d’hommes qui s’approchent. Elle constate qu’elle est débraillée et réajuste rapidement son peignoir tout en se relevant. Elle voit alors trois randonneurs qui arrivent vers elle et semblent un peu surpris de la voir là, en peignoir, les cheveux ébouriffés.
Ils se font face, interdits.
UN RANDONNEUR (après un moment)
Tout va bien ?
Sarah hésite un instant.
L’un des randonneurs, séduisant, lui sourit, amusé et charmé par son allure. Sarah, un peu gênée, mais amusée et sous le charme elle aussi, lui sourit à son tour.
SARAH hésitante
Oui, je crois…
Explorer Revue
L’image miroir
Adam BroombergOlivier Chanarin
Depuis plus de vingt ans, le duo de photographes Oliver Chanarin et Adam Broomberg repousse les limites de la photographie. En combinant le photojournalisme et les arts visuels, ils présentent des séries photographiques de moments historiques importants, mais refusent d’attribuer à ces images une intention bien définie. En abordant les thèmes de la politique, de la religion, de la guerre et de l’Histoire, Broomberg et Chanarin tentent de mettre en évidence les lignes de fracture habituellement associées à cette imagerie et créent de nouvelles réponses, de nouveaux chemins pour conduire à une compréhension de la condition humaine. Le langage et la littérature jouent un rôle majeur comme matériau dans leurs travaux aux facettes multiples, depuis les principes philosophiques de l’ABC de la guerre de Bertolt Brecht jusqu’aux textes sacrés de la Bible, ouvrages revisités et recréés par les artistes dans le format de leur imagerie ambigüe et contradictoire.
Hamid Amini La politique, la religion et la guerre ont été les points centraux de votre travail, comment traitez-vous l’univers du populisme post-Trump dans vos œuvres récentes ?
Adam Broomberg & Olivier Chanarin Juste après l’élection de Trump, nous avons consacré un certain temps à galvaniser les acteurs du monde de l’art qui partageaient notre révolte. Nous ne sommes pas certains que ce soit vraiment du travail, mais le mouvement que nous avons créé et nommé « Hands Off Our Revolution » en a demandé énormément. Il a commencé avec près de 250 signatures, pour la plupart de camarades artistes, de curateurs, de directeurs de musées. Il a aujourd’hui acquis une existence propre avec 5000 membres et des bases dans 6 villes tout autour du globe. Nous ne sommes plus directement impliqués, mais il semble remplir sa mission.
HA J’ai vu récemment votre œuvre Prestige of Terror à la « documenta ». Dans quelle mesure le message du Printemps arabe est-il pertinent dans l’exposition de cette année ?
AB & OC Notre travail a été intégré dans la « documenta » presque par accident. Ces œuvres sur papier, que nous avions imprimées dans un atelier d’impression du Caire sur un support fragile datant de la fin des années 1930, ont été achetées par un collectionneur privé, puis données au musée d’art moderne d’Athènes. Les curateurs de la « documenta » ont dû tomber dessus par hasard. C’est pertinent parce que le hasard est un thème de prédilection pour les surréalistes égyptiens. S’il y a un autre message, c’est peut-être le sentiment inné d’échec qui a imprégné toutes les entreprises des surréalistes égyptiens. Nous avons créé Prestige of Terror au Caire durant une résidence au Town House Gallery. C’était quelques mois avant le début du Printemps arabe. Mubarak était encore au pouvoir. La place Tahrir était calme ; des camions vert foncé remplis de membres de la police anti-émeutes qui semblaient affligés étaient tapis dans les ruelles environnantes. Les surréalistes égyptiens nous ont intrigués, à ce moment-là en particulier, parce que tout comme les policiers anti-émeutes ils craignaient de disparaître. Ils étaient suffisamment futés pour comprendre qu’un mouvement francophile tel que le surréalisme n’avait pas sa place en Egypte dans le sillage du nationalisme arabe. Et l’échec du Printemps arabe n’a fait qu’intensifier cette sensation de mélancholie.
HA Dans votre ouvrage, Holy Bible, dont nous publions certaines images dans ce numéro, vous développez la notion de manifestation de pouvoir à travers la catastrophe. Étant donné l’obsession des médias de masse pour ces images, quel est votre point de vue sur la manière dont nous recevons et déchiffrons l’information aujourd’hui ?
AB & OC Chaque catastrophe a pour contrepartie un miracle. Ce brin de chance qui sépare la victime qui périt dans un tremblement de terre, un tsunami, ou un acte de terrorisme gratuit et le survivant, qui par un coup de chance s’en sort indemne. Les images de catastrophe captent l’imagination du public parce qu’elles témoignent de notre fragilité face aux probabilités atroces, et nous rappellent que nous avons été épargnés. Dans notre exposition Divine Violence nous avons exploré la Bible à la recherche de phrases qui évoquent des images de catastrophes. Ces images ont été tirées d’Archive of Modern Conflict. Mais à chaque fois que nous rencontrions la phrase : « et cela se produisit » qui apparaît sans cesse aussi bien dans le Nouveau que dans l’Ancien testament, nous avons utilisé l’image d’un événement miraculeux. Toutes proviennent d’un carton de photographies étiqueté « magic ». Nous n’avons aucune idée de ce qu’il faisait sur les étagères d’Archive of Modern Conflict, mais il s’y trouvait et nous nous sommes en quelque sorte sentis obligés de les utiliser.
HA Vous avez plus de 20 ans de collaboration à votre actif, quelles sont les difficultés à surmonter pour continuer de travailler ensemble aussi longtemps en respectant une stricte discipline ? Pourriez-vous encore travailler séparément ? Ou le feriez-vous ?
AB & OC C’est une question très personnelle. L’une des conséquences de cette collaboration c’est que nous disposons de moins d’espace, dans le travail du moins, pour les aspects intensément plus intimes. Nan Goldin n’aurait pas pu réaliser The Ballad of Sexual Dependency si elle avait travaillé au sein d’une équipe ! L’envie de travailler ensemble trouve sans doute sa source dans des forces profondément inconscientes, des doutes irréductibles. Ha ha, (rire nerveux). Mais il y a aussi un aspect pragmatique dans le travail collaboratif, une manière d’aborder le monde avec une conception partagée de l’indignation et de l’humour. C’est le côté agréable. Parfois cependant, la collaboration ressemble au personnage tourmenté de How to get ahead in advertising qui découvre un matin à son réveil qu’une seconde tête lui a poussé pendant la nuit !
HA Allez-vous voir beaucoup d’expositions ? Qui sont les photographes que vous admirez en ce moment ? Quels sont ceux qui vous ont particulièrement inspirés tout au long de votre carrière ?
AB & OC John Baldessari, pour nous avoir rappelé que l’art se doit de ne jamais être ennuyeux. Aujourd’hui, nous avons tous les deux de jeunes enfants, alors se rendre dans les musées et les galeries d’art ressemble plus à une chasse aux papillons qu’à la contemplation tranquille d’œuvres d’art ! À nos débuts, nous avons été beaucoup influencés par August Sanders qui réalisait de simples portraits sans concession de toutes sortes de civils durant la République de Weimar en Allemagne. Et le photographe italien Olivero Toscani a sans doute constitué une influence plus importante qu’aucun de nous deux ne veut bien l’admettre. Nous lui devons beaucoup.
Holy Bible (2013) d’Adam Broomberg & Oliver Chanarin est publié par MACK.
Toutes les images sont publiées avec l’aimable autorisation des artistes et de MACK.
Goldfingers
Julien DossenaSurkin
Depuis 2013, saison après saison, Julien Dossena affirme sa vision de la femme Paco Rabanne. En se détachant du patrimoine futuriste de la maison, il a su déjouer les écueils rencontrés par ses prédécesseurs et mettre en place une mode contemporaine. Elle se révèle dans d’étonnants jeux de contraste : minimale mais chaleureuse, mariant technicité et fluidité, rigueur et sensualité. Ce goût de la pluralité, Julien Dossena le partage avec le musicien Benoit Heitz, plus connu sous le nom de Surkin. Digne représentant de la scène électronique française, celui que l’on a découvert à travers ses albums Action Replay (2007) et USA (2011) aime à multiplier les projets parallèles, faisant fi de toute étiquette. Collaborateurs et complices, les deux directeurs artistiques reviennent sur leur parcours commun.
Julien Dossena Si je me souviens bien, c’est une amie commune qui nous a présentés l’un à l’autre il y a environ sept ans. À ce moment-là, on se croisait souvent mais on se connaissait assez peu. Ça a changé lorsque nous avons commencé à travailler ensemble, il y a maintenant deux ou trois ans. Pour la musique de mes défilés chez Paco Rabanne, j’avais l’habitude de travailler avec Michel Gaubert. Je t’ai invité en tant que consultant et Michel a tout de suite vu que nous nous comprenions parfaitement et nous a conseillé de travailler véritablement ensemble.
Surkin Exactement ! La première collaboration sans Michel a eu lieu sur la collection automne hiver 2016-2017, où j’ai travaillé autour d’un morceau de Laurie Anderson. Il y a quatre ans, je n’avais jamais vu de défilé de mode, ma connais-sance de ce milieu était assez limitée. Tu m’as invité à en voir un, et ça a été une révélation. J’ai adoré le format ! Je suis assez impatient de nature, j’ai du mal à rester statique plus de trente minutes. Un show, c’est quelque chose de concentré ; les lumières s’allument et c’est parti pour une dizaine de minutes très construites, avec un début et une fin. Il y a une vraie émotion et je ne pensais pas que ça pouvait me toucher autant. Avant que l’on ne travaille ensemble, on se voyait pour discuter de musique, pour écouter des morceaux, mais nos conversations ne se limitaient pas à ça.
JD C’est vrai que je m’y connais assez peu en musique. J’en écoute lorsque je travaille, mais c’est plutôt un fond sonore. C’est un médium que j’aborde plutôt à travers son pendant visuel, que ça soit les pochettes de disque ou les clips.
Evidemment, comme tout le monde, j’associe certains morceaux à des moments particuliers ; il y a aussi cette mémoire sentimentale…
Au final, nos discussions passent avant tout par les premières images que tu découvres sur les murs du studio. C’est ce qui nourrit nos idées et nous permet de rebondir d’une idée à un morceau et ainsi de suite.
S Très souvent, on parle ensemble d’une fille, on essaie d’imaginer ses occupations, la ville où elle habite, les gens qu’elle fréquente. Ça nous permet de poser un univers. Au-delà de cet aspect, la musique d’un show permet d’ajuster l’atmosphère globale. Si le défilé a une tonalité fun et que l’on souhaite l’atténuer, on va travailler autour d’une musique un peu plus austère. Ça permet de créer un décalage intéressant. On peut comparer la musique d’un défilé à celle d’un film : le spectateur peut s’en souvenir, mais le plus souvent, elle agit de manière presque inconsciente. Il faut donc comprendre et clarifier la collection avant d’appuyer dans telle ou telle direction, ou alors contrebalancer pour élargir l’univers. Ce sont des va-et-vient, des espaces de progressions et de tensions dans le temps.
JD C’est comme une onde sonore. Il y a des mouvements à l’intérieur même d’un défilé. Avec nos discussions, tu me fais découvrir des artistes que je ne connais pas. Finalement, mon ignorance musicale m’offre beaucoup de possibilités. Je n’ai pas peur de grand-chose, je ne juge pas.
S Là où j’ai dû faire attention, c’est qu’au début, j’étais assez tenté de théâtraliser mon intervention, notamment en cherchant à synchroniser certains effets. J’ai vite réalisé que c’est souvent mieux que tout ne soit pas synchronisé, qu’il y ait des décalages. Quand le défilé est trop « scripté », il y a un côté premier degré souvent gênant. Et il ne faut pas oublier que les gens qui sont assis au début de la salle ne voient pas la même chose que ceux qui sont installés à l’autre bout.
JD Ce rapport à la temporalité et à l’espace est quelque chose que l’on a pu développer avec les environnements sonores des espaces de vente Paco Rabanne.
S Oui, c’est aussi ce que l’on peut découvrir à Las Vegas, avec ces faux ciels bleus que l’on voit dans les centres commerciaux. Il y a quelque chose d’assez magique et aussi d’étrange dans cette manière de recréer la nature avec des moyens si primaires. Pour les boutiques, j’ai travaillé sur un paysage sonore qui se compose de plusieurs types de sons : des oiseaux, des cigales, des orages… La difficulté a été de faire en sorte que les différentes combinaisons puissent fonctionner musicalement. Celles-ci sont activées par une application qui réagit en fonction de paramètres géographiques et météorologiques : la localisation de l’espace, le taux d’humidité, la force du vent, la température. Ce principe produit donc un environnement sonore différent s’il est activé à Hong Kong ou à Paris, et selon les heures de la journée.
JD Ce que j’aime aussi dans cette forme de nature reconstituée, c’est qu’elle suggère une idée d’urgence ; il y a un petit peu d’anticipation. C’est comme un mini-glissement temporel où tous les oiseaux auraient disparu… C’est une image que je trouve très Paco Rabanne.
S Tout à fait. Avant de travailler sur ce projet, je suis allé faire un tour dans différentes boutiques pour voir comment le son était traité. La musique est souvent le parent pauvre des magasins. Souvent, on entend des personnes dire : « Attends, je vais demander à mon cousin qui adore la musique de te faire une playlist. » La playlist, pourquoi pas… Si tu es une marque avec un imaginaire rock, tu peux t’en sortir en piochant dans le rock des années 60-70. Mais pour Paco Rabanne, que pouvait-on choisir ? On aurait pu mettre de la musique expérimentale, les débuts de la musique électronique, ou alors quelque chose d’ultra-contemporain. Mais très vite, on s’est rendu compte que ça n’apporterait rien.
JD Je voulais quelque chose de vivant, une forme qui ne soit pas figée. Ma toute première idée était de travailler autour des sons que l’on peut entendre dans les spas : les clochettes, les gongs. Je sais que c’est assez étrange comme référence ! Ces bruits sont associés à la détente et je trouvais ça pertinent parce que je souhaitais que l’on envisage la boutique comme un endroit où l’on va passer un moment agréable. Les bruits de vagues, de pluie, tout ce registre sonore autour de la nature est quelque chose qui est très populaire. Il suffit de voir le nombre de vidéos de ce genre sur Youtube pour le constater. C’est intéressant de comprendre comment cela fonctionne esthétiquement et de l’emmener plus loin… C’est là que tu es venu avec cette idée de bruits d’oiseaux, ces gazouillis synthétiques, que tu avais entendus dans le métro au Japon.
CHRISTIAN MARCLAY, LE PHONOGUITAR, 1982.
© CHRISTIAN MARCLAY — GALERIE PAULA COOPER
S Finalement, même si ce projet est très différent d’un défilé, le processus de création reste le même et passe de nouveau par le dialogue. Ce que je trouve fascinant, c’est que la mode a quelque chose d’intense dans sa temporalité. Le temps accordé à penser et produire une collection est tellement court, ça me dépasse. Pour les shows, je viens généralement deux ou trois fois voir les boards en studio et à chaque fois je suis toujours surpris de voir à quel point les choses évoluent rapidement. En musique, on peut passer plusieurs années sur un album, on se laisse parfois un peu aller : le projet est fini quand il est fini, le cadre est très souple. Dans le milieu de la mode, tu as un calendrier à respecter, et ça passe par la date du défilé.
JD Mais c’est un travail d’équipe. C’est quelque chose qui se construit à plusieurs.
S J’ai constaté que dans des villes comme Londres, tu peux te retrouver dans des groupes avec des gens d’horizons différents : du théâtre, de l’art, du cinéma. À Paris, j’ai passé des années à ne fréquenter que des musiciens, il y a quelque chose de très consanguin.
JD Dans la mode aussi !
S Mais c’est tellement important d’ouvrir son monde ! Si j’ai choisi de faire de la musique, ça n’est pas par vocation. C’est surtout parce que je me suis retrouvé avec un ordinateur et un logiciel. J’ai fait une école d’art, la Villa Arson, à Nice. Comment avoir des idées si tu n’échanges pas avec d’autres milieux que le tien ?
Je ne sais pas vraiment pourquoi les milieux artistiques sont si peu perméables à Paris. Les musiciens à qui je dis que je fais des musiques de défilé sont toujours surpris, ça leur semble inaccessible alors que c’est quelque chose qui potentiellement les attire.
Par contre, ce que je trouve bien, c’est qu’aujourd’hui les choses semblent plus fluides. J’ai l’impression qu’il n’y a pas si longtemps, tu choisissais un métier et tu le faisais toute ta vie. Désormais, tu peux en changer plus naturellement. J’ai fait de la musique et j’ai ensuite créé un magazine. Unite or Perish est une publication transversale qui réunit des contributeurs de milieux différents — de la mode, de la musique, du cinéma… — comme Romain Gavras, Jackson ou encore M.I.A… Mais c’est vrai que cette édition était aussi liée à la sortie d’un projet musical et à une exposition.
JD Oui, c’est un projet global, et c’est ce que je cherche également à développer. Tu parlais d’idées et c’est là que se situent les enjeux aujourd’hui. Il s’agit plus d’idées que de médium. C’est ce qui permet de renouveler le système et de s’affranchir du marketing traditionnel. Pour moi, une réussite dans ce sens, c’est Blonde, le dernier projet de Frank Ocean. C’est à la fois un disque et un fanzine, des pop-up stores, des visuels produits avec des photographes et des graphistes… Il a mis en place tout un univers, et pour le faire, il s’est complètement affranchi des formules toutes faites que le système se contente trop souvent d’appliquer. Et toi, qu’est-ce qui t’a inspiré récemment ?
S J’ai découvert le travail de la chorégraphe belge Anne Teresa de Keersmaeker avec la pièce Drumming, sur une partition de Steve Reich, un compositeur que j’adore. La combinaison des deux disciplines, danse et musique, est incroyable. Il y a quelque chose de l’ordre de l’hypnose qui se produit.
JD J’ai aussi adoré cette pièce. J’ai découvert le travail d’Anne Teresa quand j’étais étudiant à la Cambre, à Bruxelles. La danse, l’opéra, ce sont des univers que j’explorais un petit peu plus à cette époque, sans doute parce que j’avais plus de temps. Ça faisait très longtemps que j’avais mis les arts scéniques de côté, et je m’y remets depuis peu. J’ai récemment vu une pièce de Joêl Pommerat, Cendrillon, et c’était assez dingue. J’aurais presque pu avoir un carnet pour noter toutes les petites choses qui m’ont inspiré pendant le spectacle, que ce soit les lumières ou la mise en scène.
S À Paris, il y a une telle offre culturelle que ça demande un peu de rigueur et d’organisation pour ne pas passer à côté des choses ! Je n’ai toujours pas été voir l’exposition David Hockney au Centre Pompidou alors que c’est l’un de mes peintres préférés. Et il est fort probable que j’y aille à la dernière minute !
JD Parmi les artistes que j’aime toujours autant et qui m’ont marqué à l’adolescence, il y a Donald Judd dont je prends toujours autant de plaisir àredécouvrir l’œuvre. J’ai visité la fondation à New York et je compte bien me rendre à Marfa un jour. Il y a aussi Sol LeWitt. Ce sont des classiques, leurs productions se révèlent toujours sous un nouvel angle dès lors qu’on les confronte à de nouvelles références. Ça se renouvelle constamment.
S Quand j’étais lycéen j’ai été marqué par une exposition de Christian Marclay.
JD Je l’aime beaucoup aussi.
S Je ne sais pas s’il est très à la mode, je ressens une certaine critique à son encontre. C’est un peu le même dédain que les cinéphiles peuvent avoir pour Tarantino. Ce sont des artistes que l’on aime ne pas aimer ! Mais Marclay est quelqu’un qui m’a énormément influencé. Quand une idée est bonne, elle est bonne ! Il a réussi à créer des œuvres qui parlent à tout le monde, là où un artiste comme Sol LeWitt — que j’apprécie également — demande un peu plus de bagage artistique.
JD Mais il y a chez LeWitt une qualité de l’espace pure, une certaine réalité graphique, qui est très directe et qui se ressent sans aucunement avoir besoin de la comprendre.
S Tu as raison. En tout cas, c’est certain que les premières œuvres qui te marquent adolescent ont un attachement qui dépasse tout.
JD Oui, elles sont fondatrices. Il y a un réalisateur pour qui j’ai eu énormément d’intérêt quand j’étais étudiant, c’est Michel Gondry. Ça peut paraître étonnant car personnellement, je n’aime pas vraiment ce qui s’apparente à du bricolage. Mais son univers est si singulier. Et dans sa sphère artistique, il y a évidemment Björk, qui m’a fait découvrir Chris Cunningham. Tout est lié.
S Cunningham, c’est vraiment une référence qui a marqué tous les gens de notre génération. Il a défini une esthétique à laquelle on sera toujours sensible !
Point et ligne sur plan
Barbara Kasten
Depuis plus de quarante ans, l’artiste américaine Barbara Kasten a développé une œuvre explorant la notion d’espace à travers un vocabulaire fait de couleurs et de formes. Hybridation de photographie, de sculptures et d’installations, son travail se déploie à travers une signature esthétique puissante, à la fois pure et narrative. Dans ce ballet abstrait, les énigmes spatiales sont autant de poésies visuelles. Si elle fut souvent copiée au fil des années, Barbara Kasten semble n’avoir jamais souffert des imitations, tant elle a su renouveler, constamment, ses expérimentations artistiques.
Justin Morin J’ai été étonné de découvrir qu’un des premiers métiers que vous avez exercés a été celui d’étalagiste pour un grand magasin. Étonné, parce qu’avec le recul, c’est tout à fait logique. Même si c’est une brève expérience, pouvez-vous m’en dire un peu plus sur cette période ?
Barbara Kasten C’était une époque extraordainaire. J’ai fait ce boulot dans les années soixante. Juste après ma licence, je suis allée à San Francisco avec trois amis et j’ai vécu en colocation dans un grand appartement avec une vue magnifique sur le Golden Gate ; c’était génial. Je me suis toujours intéressée à la mode, je suis moi-même une espèce de fashionista. Réaliser des installations sculpturales pour les vitrines, ça me convenait bien, c’était très intéressant. Mais je me suis vite lassée du monde de la mode, il n’était pas assez riche pour nourrir ma créativité et je me suis lancée dans une carrière artistique. Cependant, mon expérience d’étalagiste a été agréable parce que c’était très créatif. À cette époque, on ne faisait pas d’installations comme maintenant, mais il y a des points communs entre les deux parce que cela revenait à créer un environnement dans chaque vitrine. Il y a un côté commercial, mais il laissait un peu de place à l’imaginaire. C’était aussi assez technique parce que quand on doit intégrer des accessoires dans des volumes réduits, il faut penser en termes de cadres et d’espaces. Tous les aspects de mon activité actuelle constituaient l’essentiel de mon travail d’alors.
Justin Morin Je suis aussi curieux de savoir si vous avez vécu des expériences esthétiques déterminantes pendant votre enfance.
Barbara Kasten, Construct NYC 7, 1983.
Barbara Kasten Je viens d’une famille de la classe moyenne sans aucun lien avec le monde de l’art. Mais j’ai eu une professeur à l’école qui m’a prise sous son aile ; je suppose qu’elle a dû déceler du talent chez moi. J’ai visité l’Institut d’art de Chicago avec elle quand j’avais dix ou douze ans. Je crois que cela a fait naître en moi le désir d’être artiste. Ma famille m’a beaucoup soutenue et m’a généreusement laissée faire ce que je voulais.
À l’époque les femmes n’étaient pas aussi libres de faire ce qu’elles voulaient que maintenant.
Ma famille était assez progressiste. Elle a compris et m’a permis de suivre une voie qui ne menait pas au mariage et à la maternité, même si elle s’attendait à ça. J’ai été mariée, mais je n’ai pas eu d’enfant. C’était un vrai choix. Je ne suis pas froide de caractère, mais je n’avais aucune envie d’être mère. Je me suis toujours dit : « Peut-être que plus tard, j’épouserai quelqu’un qui a des enfants. » Et il s’avère que maintenant, j’ai tellement de contacts avec de jeunes artistes, que ce sont des sortes d’enfants de substitution. Ma relation avec les jeunes est essentielle, ils me soutiennent. C’est pour cette raison que j’ai vraiment aimé enseigner.
Justin Morin Une de vos premières œuvres qui pourrait être importante pour comprendre votre relation à l’espace est Carcass (1971). Au sujet de cette sculpture, vous avez écrit : « Plus les dimensions de l’œuvre augmentent, plus l’implication du spectateur est grande. Avec sa capacité à faire l’expérience de l’œuvre sous tous les angles et de se sentir dans son orbite physique, l’observateur adopte un rôle de participant. » Je trouve que c’est une très bonne manière de présenter vos travaux photographiques dans lesquels l’espace est un terrain de jeu sans limites.
Barbara Kasten Ç’a été une période très intéressante pour moi. J’étudiais la fibre comme matériau avec une femme très intéressante : Trude Guermonprez, une tisserande qui avait étudié au Bauhaus. Elle enseignait à Oakland au California College of Arts and Crafts (CCAC). Ce programme proposait d’expérimenter le textile en relief.
C’était une époque où le textile relevait de l’artisanat mais tentait aussi d’être davantage reconnu comme une forme d’art. Pour mon exposition au Musée des beaux-arts de Boston,
j’ai présenté mes œuvresà côté de celles de huit autres artistes qui utilisaient ce medium comme forme de sculpture. C’était la première fois que ces artistes internationaux exposaient leur travail aux États-Unis. Magdalena Abakanowicz, l’une des artistes invitées m’a beaucoup inspirée. En fait, j’ai passé neuf mois en Pologne à travailler, non pas en tant qu’assistante, mais avec elle comme mentor. J’avais une bourse américaine — la Fulbright Hays Fellowship. L’idée qui sous-tendait Carcass, c’était de créer une forme à trois dimensions à partir de plans en deux dimensions, ce qui ressemble à ce que je fais en photographie aujourd’hui. Mes plus récents travaux — exposés à la galerie Bortolami en septembre dernier à New York — réintroduisent en fait ce procédé. Je faisais la même chose là-bas, j’utilise simplement un autre medium cinquante ans plus tard. J’ai toujours eu ça à l’esprit.
Barbara Kasten, Construct NYC 5, 1983.
Avec l’aimable autorisation de l’artiste, de la galerie Thomas Dane, Londres, et Bortolami, New York.
Justin Morin Pouvez-vous m’expliquer comment vous procédez dans vos recherches ? Je sais que vous vous impliquez physiquement avec vos accessoires, mais je suis curieux de savoir si vous faites des croquis ou des maquettes. Êtes-vous en quête de nouveaux matériaux ? Quel genre de studio avez-vous ?
Barbara Kasten Tout ça à la fois ! Je m’intéresse aussi beaucoup à la peinture et la sculpture classiques. Je mène ma recherche en allant au musée, en lisant des livres, des manuscrits, des articles, juste pour rester investie. Parfois je trouve les matériaux que j’utilise dans des endroits étranges. Je dispose maintenant d’un espace idéal, immense, ce qui n’a pas toujours été le cas. À Los Angeles, je vivais et travaillais dans un local industriel. Dans le studio, j’ai monté des installations sculpturales en trois dimensions, temporaires. Quand je me suis installée à New York, c’était quasiment impossible d’avoir un grand atelier, pour des questions de prix et de disponibilité. Alors je me suis mise à travailler in situ, dans des endroits où je faisais la même chose que dans les studios. J’ai travaillé directement dans les espaces architecturaux des bâtiments et je les ai photogra-phiés. Dans les années quatre-vingt-dix, j’ai voyagé et utilisé des collections provenant de divers endroits. Par exemple, je suis allée en Turquie, à Bodrum, et j’ai fait des photogrammes d’amphores dans le Musée d’archéologie sous-marine…
Justin Morin L’échelle et le cadre ont une grande importance dans la construction de vos images. Qu’est-ce qui vous a poussée à explorer ces notions quand vous avez mis en œuvre Inside/Outside : Stages of Light. Pouvez-vous m’en dire un peu plus sur cette chorégraphie ?
Barbara Kasten En 1985, j’ai réalisé un projet au Capp Street Project à San Francisco. C’était un bâtiment très intéressant, converti à la fois en résidence d’artistes et en espace d’exposition… C’était très novateur pour l’époque. J’ai été invitée à y séjourner et y travailler. J’ai transformé tout l’espace d’exposition en environnement sculptural et j’ai intégré le mouvement parce que j’étais vraiment — et je le suis toujours — passionnée par la conception de pluridisciplinarité du Bauhaus. J’ai invité la chorégraphe Margaret Jenkins à prendre part au projet. C’était une expérience très riche parce que j’ai pu me servir de l’univers que j’avais créé pour l’appareil photo et intégrer un personnage dans ce concept.
Barbara Kasten, Construct PC IX, 1982.
Justin Morin Est-ce que cela a été votre seule expérience avec la danse ?
Barbara Kasten Oui, mais je dois dire que je réfléchis en ce moment à une autre possibilité. C’est un projet auquel j’espère travailler au printemps 2018.
Justin Morin Dans le cadre de ce projet de danse, comment vous êtes-vous accommodée du fait qu’on ne peut pas contrôler le point de vue du spectateur ?
Barbara Kasten J’ai, me semble-t-il, une approche différente de cette question : je ne considère pas qu’il s’agit de mon point de vue. C’est intéressant de garder à l’esprit qu’on peut voir les choses sous différents angles. Je n’essaie pas de tout contrôler, c’est plus ouvert à l’expérience et à l’interaction avec le public. Pour moi, le plus difficile est de travailler avec une grosse équipe; il faut prévoir, planifier, concevoir de manière différente que lorsqu’on est seul dans le studio. Pour la chorégraphie — et les œuvres que j’ai créées pour l’exposition Parti Pris à New York — je travaille avec une équipe qui doit donner corps à mes idées, alors il faut que j’ai une idée plus précise du résultat final. Mais ma pensée est si flexible que je n’arrive pas à imaginer m’en tenir à un programme que tout le monde suit. J’ai besoin d’avoir la possibilité de changer les éléments au fil de la réalisation. Cela a été une sorte de réflexion inversée pour moi.
Mais finalement, je suis toujours en quête d’ambiguïtés spatiales.
Justin Morin Même si ce n’est pas une manière habituelle de lire votre œuvre (surtout parce que cette approche pourrait facilement être considérée comme psychanalytique), je dois dire que l’absence de repré-sentation humaine dans vos photos est très intéressante. Il y a un véritable équilibre entre les formes et les couleurs, le visible et l’invisible. En un sens, cet équilibre parfait accentue la notion d’absence.
Barbara Kasten L’interaction humaine y est suggérée, insinuée, parce que les choses ne s’assemblent pas de la façon dont je les ai installées sans une intervention extérieure. Mais il ne me semble pas nécessaire de montrer quelqu’un dessus, ça dérive plus de l’expérience, je pense. Je veux que les gens y projettent leur propre conscience et leur propre mémoire.
Justin Morin Combien de jours vous faut-il pour réaliser vos photos ?
Barbara Kasten La plupart du temps, c’est long ! Mais, comme mon studio me le permet, je peux travailler à deux ou trois projets en même temps. Ils sont liés mais je ne me concentre pas sur chaque œuvre jusqu’à ce qu’elle soit terminée. J’y travaille, je m’en écarte et j’y retourne.
Justin Morin Les gens vous présentent souvent comme une photographe, même si vous utilisez d’autres mediums. Est-ce que cela vous convient ?
Barbara Kasten J’aimerais ne pas être toujours étiquetée photographe. Je ne me définis pas en ces termes. Bien sûr, la photographie est présente dans le processus de création, mais c’est simplement un procédé intéressant supplémentaire, un outil. En ce sens, je suis très reconnaissante à Alex Klein, le curateur de l’exposition individuelle que j’ai présentée en 2015 au ICA à Philadelphie, qui a su restituer avec brio ma singularité en cernant ma personnalité et l’originalité de mon travail.
Barbara Kasten, Construct NYC 6, 1983.
Barbara Kasten, Construct PC VII, 1982.