L'aventure des formes

Odile Decq

In 1993, l’agence d’architecture d’Odile Decq déménage entre les stations de métro parisiennes Saint-Sébastien-Froissart et Chemin Vert. Elle n’a pas bougé depuis : c’est là où l’on a proposé de m’accueillir. Pour y arriver, je dois traverser un certain nombre d’espaces — le dernier est à gravir. Il est occupé par un escalier en bois qui craque, encadré de murs décrépits. Avant de monter, en essayant de rester discret, je photographie ce hall marqué par l’Histoire — non la modernité. Sur YouTube, Odile Decq parle de son studio en disant « Il est complètement vieux, totalement déformé. Les assemblages sont un peu invraisemblables pour certains, donc c’est drôle ». Vingt-six ans après, tout tient encore sur pied, et il reste évidemment de nouvelles choses à assembler. J’arrive. il faut attendre. Elle arrive, et demande une eau chaude — sans rien y faire infuser d’autre.

Entretien avec Florian Champagne

Odile Decq, vous êtes architecte, urbaniste, designer, artiste. Si vous deviez vous définir sans parler de vos fonctions professionnelles, comment est-ce que vous le feriez ?

Je dirais que je suis quelqu’un qui part à l’aventure.

Quel genre d’aventures ?

Toutes aventures possibles. L’aventure, ça veut dire la découverte, la rencontre. Partir à l’aventure pour découvrir ce qui est différent de ce que je connais.

D’après vous, quel serait le meilleur moyen de découvrir votre travail ?

D’aller voir certains de mes bâtiments… Mais c’est compliqué, parce qu’ils sont un peu partout dans le monde. Rentrer dans mes bâtiments, ça fait comprendre des choses. En même temps, ça ne fait comprendre que l’état d’un moment de mon travail. Même si une architecture dure longtemps, c’est comme tous les projets créatifs : la chose une fois finie n’est jamais que l’état d’un moment. Je ne suis pas quelqu’un de figé, de dogmatique, qui aurait une idéologie qui se serait arrêtée quelque part. Chaque projet peut être différent du précédent.

 

Odile Decq, FRAC Bretagne, sanitaires, Rennes, France.
© Odile Decq — Roland Halbe

Justement, sauriez-vous expliquer comment votre architecture a évolué entre le moment où vous avez commencé à travailler dans les années 80, et aujourd’hui ?

C’est compliqué, parce que le métier d’architecte s’apprend en même temps que l’on travaille. Les études d’architecture ne fabriquent pas un métier figé, arrêté, défini : c’est une façon de raisonner, de comprendre, d’agir, de synthétiser des problèmes complexes… Chaque projet peut aussi bien être un musée, un bâtiment de bureaux, un immeuble de logements… À chaque fois, ce sont des sujets totalement différents, qui ont leur propre complexité intrinsèque — notamment du fait du lieu où ils sont situés. À chaque fois, il faut faire des synthèses. Pour cela, il faut convoquer beaucoup d’autres disciplines, car l’archi-tecture les intègre quasiment toutes : il y a une composante artistique, économique, juridique, géographique, environnementale, sociologique, philosophique… Il faut aussi prendre en compte le fait que vous ayez à travailler avec des gens que vous devez, d’une certaine façon, manager : le client, l’entreprise, l’ingénieur… C’est à cause de cette complexité qu’on dit souvent que les architectes atteignent leur maturité après dix ou quinze ans de leur activité. En même temps, je ne me suis pas arrêtée à la fin de ces dix ou quinze premières années en disant : c’est comme ça que je sais faire, et c’est comme ça que je vais faire maintenant. J’ai continué à avancer, à chercher. La possibilité d’intervenir dans l’art contemporain m’a aussi nourrie, donné d’autres visions, d’autres façons de faire, d’approcher le design, parfois même la technique. J’ai une curiosité permanente pour tout ce qui se passe dans le monde, dans les sciences, dans les nouvelles technologies, dans l’évolution politique du monde, la façon dont aujourd’hui il se restreint, alors que je pensais qu’il s’agrandissait… Tous ces éléments ont une incidence sur la façon dont je fais mes projets. C’est vaste ce que je raconte — c’est le monde, en fait. Mais c’est ça l’architecture. C’est pour ça que c’est complexe. Ça n’est pas compliqué, c’est juste complexe. Et ça prend du temps.

Avez-vous besoin de réunir des conditions particulières pour travailler ?

Ça dépend ce qu’on appelle « travailler ». Je travaille tout le temps. Toute minute, chaque seconde, c’est travailler. Je voyage beaucoup. Donc je ne peux pas dire que j’ai besoin d’être dans mon studio pour travailler. Par contre, j’ai besoin qu’on me pose des questions, et à un moment, de laisser mon esprit travailler seul. Le cerveau est une machine extraordinaire, il emmagasine énormément de choses. Quand vous faites des actes basiques qui laissent votre esprit libre, comme vous brosser les dents, il peut faire des connexions. Mon travail est très intuitif. C’est pour ça que je ne sais jamais à l’avance quel projet je suis en train de faire, et qu’est-ce que ça va donner.

Vous dites que ce qui compte pour vous, c’est de créer des espaces où les gens se sentent bien. Comment faites-vous pour y parvenir ? 

Odile Decq, Museo d’Arte Contemporanea Roma, Javelot (luminaire réalisé avec Luceplan), Rome, Italie.
© Odile Decq — Georges Fessy

Pour moi, l’architecture n’est pas simplement un objet que l’on voit de l’extérieur. C’est d’abord un espace dans lequel on vit, dans lequel on fait ce que l’on doit y faire, qu’il s’agisse d’un musée, d’une bibliothèque… Il faut que les personnes qui rentrent dans ce bâtiment aient la possibilité de le parcourir — parcourir un espace, ça vous donne du temps, et le temps vous permet de réfléchir, de vous déconditionner par rapport à la vie que vous aviez à l’extérieur. Le temps, c’est un parcours. C’est des choses, des sensations que l’on va expérimenter. Petit à petit, en prenant du temps, ceux qui rentrent dans le bâtiment vont oublier la vie qu’ils ont à l’extérieur. En se plongeant dans le bâtiment, j’espère qu’ils se sentiront mieux. Et que quand ils en ressortiront, ils en ressortiront transformés. Moi, ça m’est arrivé, ce genre de choses avec des bâtiments. Donc c’est ça que j’espère.

Quels sont ces bâtiments qui vous ont marqué intimement ?

Il y en a deux. Alors que j’étais à Paris, une amie qui habitait Lyon m’a proposé d’aller visiter le couvent de La Tourette par le Corbusier. Le Corbusier, ce n’est pas forcément ma tasse de thé, mais je ne l’avais jamais vu. Donc elle me dit : je t’emmène. On est arrivées là-bas, et le premier endroit vers lequel on s’est dirigées, c’est la chapelle. Quand j’y suis entrée, ça m’a estomaquée. Je me suis arrêtée, quelques minutes. J’ai regardé cette boîte totalement parallélépipédique, très haute, dont la lumière arrivait par une fente raccord entre le toit et le mur. Ça donnait une dimension encore plus grande à l’espace : j’avais l’impression qu’il était gigantesque. Je me suis sentie minuscule. Je suis revenue plusieurs fois à La Tourette, mais je n’ai jamais voulu retourner dans la chapelle, pour ne pas perdre cette émotion. Pour ne pas perdre ce sentiment. Il y a une deuxième expérience, c’est le musée juif de Libeskind à Berlin, que j’ai visité avant qu’il soit fini, quand il n’était encore qu’une coque de béton. Le bâtiment construit un parcours en son intérieur, mais au centre, il y a des vides connectés aux espaces du parcours. Vous faites le parcours, et régulièrement vous avez la possibilité d’aller regarder le vide. Ce vide exprime l’arrêt de la vie des juifs pendant la guerre, cette idée de la rupture dans le temps. C’est très fort. Dans ce musée, il y a d’autres choses comme ça, qui vous laissent des impressions extrêmement fortes, qui vous amènent à réfléchir. C’est ça qui m’intéresse.

Vous parlez de l’importance, pour vous, de la mer, en particulier de la ligne d’horizon. Quelle est la relation que vous entretenez aux environnements sur lesquels l’humain n’a pas bâti, qu’il n’a pas paysagés ? 

La mer, ce n’est que de l’énergie — un peu comme la couleur rouge, que j’utilise souvent pour souligner certains éléments importants de mes bâtiments. Je la vois de chez moi quand je suis à Saint-Malo. Je peux rester toute la journée à la regarder, parce que c’est une nature vivante, tout le temps changeante : la couleur de la mer change, sa forme, avec la marée, change, les lumières aussi. En même temps, au fond de la mer, il y a l’horizon, et lui aussi change. Selon la marée, la distance que vous avez avec lui n’est pas la même. Vous voyez des choses différentes au bout. Parfois des rochers émergent, alors que le reste du temps ils sont cachés par la mer… En même temps, la ligne d’horizon, c’est un voyage. Pour naviguer à voile — ce que j’ai fait quand j’étais plus jeune, et qu’il m’arrive encore de faire de temps en temps — vous devez évidemment aller vers une direction. Sauf que sur la mer, il n’y a pas forcément de repères. Donc vous vous dirigez vers un point sur l’horizon. Mais, comme il y a du vent et du soleil, vous ne pouvez pas naviguer tout droit. Il faut négocier avec la mer, avec le vent, avec les courants, avec le soleil qui change. Vous cherchez le meilleur chemin en navigant. Et quand vous avez avancé vers votre ligne d’horizon de départ, elle est repartie plus loin… Elle va toujours plus loin. Alors, vous savez que vous devez aller au-delà : vous ne pouvez qu’aller au-delà. C’est ça qui est intéressant. Et c’est ça pour moi l’architecture aussi. On navigue entre les contraintes que l’on a, que l’on trouve, par rapport au sujet, et on atteint un point qui ne peut être que dépassé. Et le prochain projet ne peut que le dépasser encore plus.

Qu’est-ce que votre parcours vous a appris et que vous aimeriez apprendre aux autres ?

Ce que je dis toujours à mes étudiants, c’est qu’il faut être curieux : c’est la curiosité du monde et des choses qui s’y passent qui vous permet de comprendre les projets que vous devez faire. Quand on fait un projet, c’est un temps très long. Entre le moment où vous démarrez, et le moment où il va être fini et livré, il peut se passer deux ans, cinq ans, dix ans, quinze ans quelquefois… Le temps fait que vous ne construisiez pas pour des gens qui vivaient hier — même si l’histoire est importante pour la base de ce que vous avez à faire. Vous ne construisez même pas pour aujourd’hui, puisque le bâtiment va être fini demain, parfois même après-demain. Il faut comprendre, de façon prospective, quel est le monde qui sera là le jour où votre bâtiment sera fini. Quand vous pensez qu’il y a douze ans, beaucoup de gens n’avaient pas de téléphone portable : vous commencez un projet sans téléphone portable ; vous livrez, les gens sont avec des téléphones portables, donc ils vont pratiquer le bâtiment différemment. En plus de ça, le bâtiment ne va pas s’arrêter de vivre le jour de son inauguration : il peut vivre dix ans, trente ans, cinquante ans, ou plus encore… Vous êtes obligé de penser demain. Je dis ça encore plus fort aujourd’hui, parce que,avec la robotique, l’intelligence artificielle, les humains vont perdre beaucoup de possibilités de travailler. Il va y avoir beaucoup de choses pour lesquelles on va nous aider, mais qu’est-ce qui va rester aux humains à faire ? Penser. Être capables de penser, pour permettre aux gens de vivre avec ces modalités-là, dont on ne connaît pas encore toutes les incidences, même si on en devine un certain nombre. Pour ça, vous devez avoir une curiosité insatiable sur ce qui se passe dans le monde, ce qui se passe autour de vous, ce qui se passe dans les technologies, pour comprendre comment vous allez pouvoir agir, pour continuer d’exister. Pas simplement être quelqu’un qui sait faire des plans : ça, le robot saura le faire. C’est pour réfléchir à tout ça que j’ai créé une école d’architecture. Mes étudiants d’aujourd’hui sont nés en 2000 ou 2001. Ils sont au XXIè siècle : ça veut dire quoi, le XXIè siècle ? Leur boulot, c’est de l’inventer, et c’est formidable ! 

Donc vous pensez tout le temps à l’architecture du futur ?

Pas à l’architecture du futur : au monde du futur. Peut-être que demain, des gens qui auront fait des études d’architecture n’en feront plus au sens où moi je le fais. Si vous regardez ce qui se passe avec les jeunes aujourd’hui, vous entendez parler de plateformes, de communautés, d’architectes qui vont travailler avec des gens en les aidant à s’organiser, sans forcément construire des bâtiments… Ce qui m’intéresse, ce n’est pas simplement la forme : c’est l’environnement et notre façon de vivre, qu’on doit aider à organiser. 

Vous racontez qu’à vos débuts, on vous expliquait qu’en tant que femme, vous seriezdouée pour dessiner des cuisines, des rangements : on mettait en avant votre côté pratique. Vous avez décidé de vous appuyer sur cette qualité pour l’appliquer plutôt à des immeubles de bureaux, des musées… Avec votre expérience et votre recul, est-ce qu’être une femme est quelque chose qui a influencé ou inspiré votre parcours ?

Je ne suis pas un homme, donc je ne peux pas penser comme un homme — ça c’est sûr. On n’est pas assez nombreuses, dans ce métier. Quand vous pensez que, dans le monde, on est moins de dix pour cent à la tête de nos agences, ce n’est vraiment rien. C’est un métier extrêmement masculin. Mon environnement, mes confrères, les gens avec qui je travaille — je suis toujours en face des hommes. Dans toutes les réunions où je vais, il n’y a jamais de femmes. Être une femme, c’est compliqué au début, et ça l’est toujours. C’est plein de chausse-trappes, pleins de trucs qu’on vous demande pour voir si vous êtes capable parce que vous êtes une fille… Alors que dans les écoles d’architecture, il y a plus de soixante pour cent d’étudiantes. Mais c’est comme ça : c’est tellement compliqué d’accéder, tellement compliqué de faire. Tellement compliqué de se confronter. Pour faire ce métier, quand on est une femme, il faut énormément de détermination. Ensuite, je ne saurais pas dire qu’il y a une architecture de femmes et une architecture d’hommes… Je sais qu’il y a des architectures qui sont faites par des architectes différents. Hommes, femmes, ou autres. Le genre n’a pas d’importance : c’est la personne qui a de l’importance. Son histoire et son parcours.

Odile Decq, Museo d’Arte Contemporanea Roma, auditorium, Rome, Italie.
© Odile Decq — Roland Halbe

Avez-vous renoncé à des choses pour être l’architecte que vous êtes aujourd’hui ?

Est-ce qu’être libre, c’est renoncer à des choses ? Je ne sais pas… 

Vous diriez que vous êtes libre ?

Oui, je suis totalement libre. Je n’ai pas de contraintes dans ma vie, hormis celles que l’on me donne pour mes projets. Et la liberté est quelque chose que j’ai payé cher. Une fois que vous l’avez, vous ne voulez plus qu’on vous l’enlève. Sans doute, qu’il y a des choses que j’ai perdues, mais je n’ai pas de regrets. Je ne regarde pas en arrière. 

Qu’est-ce que ce serait, la plus grande responsabilité dans votre travail ?

Aider les humains à vivre bien.

Quelle est la dernière chose que vous ayez faite qui vous a rendue fière ?

Je n’ai pas de notion « d’être fière ». Je suis heureuse quand je me  rends compte que les gens sont heureux dans les projets que j’ai faits, ou quand ça leur fait plaisir. Mais la fierté… La fierté de quoi ? D’avoir réussi ? Je n’ai pas réussi, je continue ! Non, il n’y a pas de fierté… Je crois savoir que je suis une bonne architecte, que je fais bien de l’architecture… Mais c’est peut-être demain ou après-demain que je découvrirai que je peux être fière de ce que j’ai fait. Pas tout de suite. J’ai encore le temps.

Si les lecteurs de Revue souhaitent prolonger cet entretien par un morceau de musique, qu’avez-vous à leur suggérer ?

Je vais en choisir deux extrêmement différents, qui me tiennent à cœur, et qui parlent de moi. Il y a la Symphonie en C de Stravinsky, le premier mouvement et il y a « Thunderstruck » de AC/DC. Parce que dans les deux  il y a de l’énergie, il y a de la vie, il y a de la variation… Ce n’est jamais pareil.