Toiles

Zoe Natale Mannella célèbre la beauté et les mystères de la nature à travers ces femmes insectes, créatures chimériques entre l’araignée et le papillon.

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Form follows Function. Function follows Climate.

Philippe Rahm

Philippe Rahm est un architecte suisse basé à Paris. Son travail et ses projets axé autour des sujets du réchauffement climatique et de l’optimisation de l’architecture aux conditions météorologiques, en font l’un des précurseurs de l’approche écologique et éco-consciente. Son travail a ainsi acquis un public international dans le contexte du développement durable. Il remporte des projets à grande échelle, notamment avec OMA (le studio d’architecture de Rem Koolhaas) un projet de réaménagement urbain à Milan, ou le surprenant Central Park à Taichung (Taiwan). Il a enseigné à la AA School de Londres, à l’Académie d’Architecture de Mendrisio, à l’EPFL (École Polytechnique Fédérale de Lausanne), à l’Université de Princeton aux USA et à Harvard, entre autres. Auteur du livre Le style anthropocène, il a été le responsable des pages « Meteorology » du magazine italien d’architecture Domus en 2018. En discussion avec Syra Schenk, il revient sur les principes de son approche et ses mises en pratique.

Syra Schenk
Votre site est structuré autour de quelques mots clés : radiation, conductivité, convection, pression, évaporation et digestion. Ces notions sont-elles une bonne manière d’introduire vos axes de réflexion, et pourriez-vous nous en dire plus ?

Philippe Rahm
Ces mots correspondent à des phénomènes climatiques et physiques. L’architecture, par le biais du secteur du bâtiment, est responsable de 39 % des émissions de CO2 au niveau mondial, bien plus donc que l’aviation qui, par exemple, en représente 2,5 %. Les architectes sont ainsi en première ligne pour combattre le réchauffement climatique, et c’est même à mes yeux une responsabilité. Nous ne pouvons pas simplement voir ceci comme une contrainte de plus, comme un règlement de plus, comme une norme incendie. Je me suis dit qu’il fallait au contraire que ces questions scientifiques prennent le dessus au moment de la création de l’architecture. Les méthodes appliquées jusqu’à aujourd’hui en architecture étaient héritées du XXe siècle avec l’arrivée du pétrole, où l’énergie était abondante ; on en avait rien à faire du réchauffement climatique et on avait une vision beaucoup plus culturelle et symbolique de l’architecture que matérielle et scientifique.
J’ai été étudiant durant la période qu’on a appelée postmodernisme, et tout était décrypté d’un point de vue culturel : si on voulait faire un projet à New York on allait faire un immeuble avec des fenêtres horizontales, à Paris on allait faire des immeubles avec des fenêtres verticales, sans se poser la question de l’ensoleillement, de pourquoi les fenêtres sont verticales ou plutôt horizontales, des raisons constructives ou climatiques. Quand les problèmes du réchauffement climatique sont arrivés, les architectes postmodernistes ont d’une certaine manière, continué à faire toujours des choses symboliques, en rajoutant simplement des panneaux solaires ou des isolations thermiques, sans comprendre qu’en réalité tout était en train d’être révolutionné, que le réchauffement climatique allait aussi transformer la forme et la matérialité des villes et des bâtiments.

Syra Schenk
L’architecte devrait orienter sa réflexion vers la structure dans son environnement plus que vers l’ornement ?

Philippe Rahm
Exactement, le fond même de l’architecture est en train de changer. L’architecture en tant que telle est climatique : nous sommes dans cette pièce, parce que dehors il fait froid. L’architecture, c’est créer des microclimats dans un monde invivable dans lequel le corps humain ne pourrait survivre. L’être humain est africain d’origine, il a une constitution physiologique subsaharienne. Nous ne sommes donc pas du tout adaptés à des latitudes plus nordiques. D’ailleurs, l’être humain a pu migrer à travers la planète grâce à la maîtrise du feu et à l’architecture qui lui permettait de s’abriter. Aujourd’hui l’architecture est responsable du réchauffement climatique ; pourquoi donc la manière de faire le projet reste-t-elle toujours géométrique ou symbolique, pourquoi ne transformerions nous pas le langage ? Nous pourrions plutôt employer la climatologie pour composer des formes architecturales, non plus sur des carrés ou des cubes ou des rectangles ou des volumes, mais sur des phénomènes de convection, de radiation, de conduction.

Syra Schenk
Que serait donc un exemple concret d’architecture climatique ?

Philippe Rahm
La convection par exemple veut dire que l’air chaud monte, le froid descend. On pourrait donc composer la maison dans la coupe, comme une montgolfière, les pièces où on serait le plus déshabillé seraient tout en haut de la maison, la salle de bain par exemple, et là où je suis le plus habillé serait en bas. Ici, on parle de composition thermique et non plus de composition géométrique.

Syra Schenk
Donc ce sont de nouveaux outils ou de nouveaux paradigmes à partir desquels vous suggérez de travailler ?

Philippe Rahm
Oui, c’est un nouveau langage plutôt météorologique, climatique et écologique.

Syra Schenk
Les projets des Mollier Houses et les appartements Vapor à Hambourg sont de nouvelles typologies d’habitat, avec justement une nouvelle façon d’habiter, une nouvelle fonctionnalité des pièces, mais concrètement qu’est-ce qui est différent à part l’agencement des pièces ?

Philippe Rahm
Sur le projet Mollier, nous partions de la contrainte de la ventilation. Nous dégageons de l’humidité et de la vapeur d’eau dans des pièces fermées, ainsi que du CO2, et il faut évacuer cette humidité, évacuer les polluants et ramener de l’oxygène. La ventilation est obligatoire partout dans tous les locaux et les bureaux et c’est automatique, mais dans les maisons c’est manuel.

Philippe Rahm Architectes, Domestic Astronomy, 2009.
Vue de l’exposition Green Architecture for the Future, Musée d’art moderne Louisiana, Humlebæk, Danemark, 2009. Photo: Finn Broendun

Philippe Rahm Architectes, Fermented movies, 2009.
Kunst-Werke Berlin E.v., Berlin, Allemagne.
Photo : © Philippe Rahm architectes

Philippe Rahm Architectes, Résidences Mollier, 2005.
Résidences de vacances, Vassivière dans le Limousin, France, 2005.
FRAC Centre, Orléans. Image : © Philippe Rahm architectes

Les maisons Mollier sont structurées dans une succession de pièces entre celles où il y a le moins d’émission de vapeur d’eau et le moins de pollution et celles les plus humides ou polluées. La première pièce est la chambre à coucher, parce que lorsqu’on dort, on dégage peu de CO2 et de vapeur d’eau, ensuite le séjour, jusqu’à la salle de bain où on dégage énormément de vapeur d’eau.

Syra Schenk
Donc l’agencement de la maison suit également de nouvelles règles comportementales ?

Philippe Rahm
Oui. Elle ne s’organise plus selon des programmes socioculturels issus du pétrole, mais selon des économies d’énergie consécutives à la lutte contre le réchauffement climatique.

Syra Schenk
Plutôt par rapport à une logique d’exploitation ?

Philippe Rahm
Oui, et donc c’est un peu bizarre, car la salle de bain par exemple serait à l’autre bout de la maison par rapport à la chambre à coucher. Mais si on s’attarde un peu sur l’histoire de l’architecture, on s’aperçoit qu’au Moyen Âge par exemple la pièce chaude où était le feu était la chambre à coucher en même temps que la cuisine, et que finalement les fonctions s’établissaient spatialement selon un rapport de proximité avec la source de chaleur. D’ailleurs, toute la famille dormait dans le même lit. Dans notre période écologique, dire qu’on doit toujours formaliser la maison comme au XXe siècle régi par le pétrole, où tout le monde a une chambre séparée avec chacun un radiateur, c’est absurde : on doit trouver d’autres modes d’organisation possibles.

Syra Schenk
Il existe des cultures dans les climats continentaux qui construisent leurs maisons à moitié enterrées, pour accéder aux températures dans le sol, plus fraîches l’été et plus chaudes l’hiver. Est-ce que l’exploitation de notre environnement climatique et naturel serait comme revenir vers d’anciennes méthodes de construction pour améliorer notre style de vie ?

Philippe Rahm
C’est ça. Ce sont des savoir-faire qui se sont perdus au XXe siècle. Même à la Renaissance, dans les architectures d’Andrea Palladio, il y a des systèmes de rafraîchissement par puits canadiens qui soufflent de l’air froid en été au milieu de la maison. Le choix des matériaux se fait aussi selon leur effusivité thermique – le marbre est froid au toucher car l’échange thermique se fait rapidement et cela nous permet de nous refroidir en été. Lorsqu’on touche la laine on ne sent rien parce que la laine ne fait pas d’échange thermique, c’est donc mieux en hiver.

Syra Schenk
Quels nouveaux projets traitez-vous,basés sur ces systèmes ?

Philippe Rahm
Nous avons gagné avec Rem Koolhaas/OMA un projet d’urbanisme à Milan pour le nouveau quartier de Farini. Tout le développement urbain se fait en fonction du vent, pour empêcher qu’il y ait une accumulation de polluants. La structuration du vent permet aussi de rafraîchir l’urbanisation derrière pour éviter les canicules. Ce nouvel espace public, rafraîchissant et dépolluant, nous l’avons appelé limpidarium.

Syra Schenk
Donc l’idée est de créer toute une zone forestière dans la lignée du vent qui viendrait rafraîchir ?

Philippe Rahm
Oui exactement, avec le soutien d’outils comme des fontaines, des surfaces blanches, de l’ombre. Ce jardin public, ce parc, a cette mission climatique ; d’ici, le vent une fois rafraîchi part dans la ville et refroidit les rues. L’urbanisation prévue derrière ne bloque pas la circulation du vent.

Syra Schenk
Je comprends très bien l’idée de ramener du vent et de la circulation d’air dans les villes en plantant des arbres, car l’ombre diminue de 10 à 15 degrés la température faceau soleil, mais comment serait-ce applicable à une ville comme Paris, avec une telle densité ? Est-ce même faisable finalement ?

Philippe Rahm
La solution serait une forme de méditérranéisation de la ville. Par exemple une étudiante de l’Académie de Mendrisio, Alessia Rapetti, a travaillé pour son diplôme sur l’avenir de Bruxelles avec le réchauffement climatique et finalement elle proposait de mettre des toiles dans les rues comme à Tunis ou au Maroc. Après on peut aussi planter des arbres ou mettre des parasols…

Syra Schenk
Trouver un endroit où planter un arbre dans Paris c’est un défi !

Philippe Rahm
C’est pour ça qu’il faudrait tendre des toiles d’un côté de la route à l’autre, éclaircir en couleur, et s’aider des systèmes de fontaines. L’eau, quand elle change de phase entre liquide et gazeux, nécessite de l’énergie qu’elle prend à l’air, ce qui fait baisser la température dehors. Lorsqu’on se rapproche l’été d’une fontaine, on sent de la fraîcheur. Ce n’est pas l’eau en soi, c’est le changement d’état. C’est pour ça que tous les riads de Marrakech ont une fontaine au centre.

Syra Schenk
Qu’en est-il des matériaux ? Il y a certains matériaux dans la construction d’un bâtiment qui sont vraiment tout sauf écologiques. Je pense à la plupart des isolants, le béton… Avez-vous en tête des matières qui pourraient remplacer ces matières-là ?

Philippe Rahm
C’est lié à plusieurs facteurs : le sujet de la performance thermique, le sujet de l’empreinte carbone, et le sujet de la toxicité. Je travaille plutôt au départ sur la performance thermique des matériaux, comme on l’évoquait tout à l’heure : le marbre est employé parce qu’il rafraîchit, par contre la laine, les tapis ou le bois sont des matériaux qui gardent la chaleur. C’est ce qu’on appelle l’effusivité thermique. Nous faisons beaucoup de projets autour de ce sujet : nous créons une gradation, à proximité de la fenêtre nous emploierons de la pierre, qui permet d’emmagasiner la chaleur en hiver et rester au frais en été, en s’éloignant des fenêtres on passe au bois, puis à la laine.
Nous pourrions aussi avoir un retour de l’art décoratif dans sa fonctionnalité : dans les bâtiments anciens on ne peut pas isoler par l’extérieur, on est donc obligé d’isoler par l’intérieur – les mousses isolantes pourraient être comme des tapisseries. Je travaille aujourd’hui sur un système d’oignon, afin de profiter de manière énergétiquement efficace des normes imposées aujourd’hui : plus on va au cœur du bâtiment, plus on sera bien isolé, et les fonctionnalités des pièces sont donc disposées en ce sens – les périphéries du bâtiment servent à la circulation, au stockage, aux passages, et le cœur du bâtiment est dédié au travail. Chauffer au centre, et les pertes subies vont néanmoins chauffer les autres couches de l’oignon avant d’atteindre l’extérieur.
Au XXe siècle, on choisissait les matériaux par rapport à leur symbolique – le marbre c’est luxueux, le bois ça fait chalet suisse, la pierre calcaire ça fait parisien… C’étaient plutôt des choix métaphoriques. Aujourd’hui on peut faire les choix différemment, climatiquement, choisir des matériaux à basse conductivité thermique par exemple, à faible empreinte carbone, non toxique.

Syra Schenk
Des matériaux de proximité comme autrefois ? Après tout la raison pour laquelle Paris est aussi claire, c’est parce que Haussmann s’est servi de pierres locales de couleur claire.

Philippe Rahm
C’est un rapport à la géologie qui me plaît, qui avait été perdu dans la période postmoderne.

Syra Schenk
Quels sont vos maîtres à penser, quels sont les artistes ou architectes dont vous suivez le travail avec attention ?

Philippe Rahm
Focaliser sur l’idée de l’homme providentiel, la figure de l’humain qui serait tout d’un coup génial et qui changerait le monde, c’est une vision alimentée par le pétrole.

Philippe Rahm Architectes, Jade Eco Park,, 2012-2016. Vue d’un Météore, appareil climatique, Jardin Météorologique, Taïwan. Photo : © Philippe Rahm architectes

Philippe Rahm Architectes, Interior weather, 2006. Environment: Approaches for Tomorrow, Canadian Centre for Architecture (CCA), Montréal, Canada. Photo : © Philippe Rahm architectes

En réalité les actes qui transforment le monde, ce ne sont pas les humains, mais plutôt les conditions matérielles qui les créent. Aujourd’hui tous les architectes aiment les constructions en bois, plus personne n’aime les bâtiments en béton appréciés il y a 10 ans. On dégage du CO2 quand on construit en béton, donc finalement les personnages que j’admire c’est le charbon et le CO2 car ce sont eux qui changent le monde réellement !

Philippe Rahm — entretien avec Syra Schenk

Juste avant de partir

En pèlerinage dans la nature, l’héroïne imaginée par Ronan Gallagher se confronte aux différents éléments comme un cheminement vers une quête spirituelle.

Étoiles des neiges

Le duo de photographes Chaumont-Zaerpour met en image la confusion des saisons où l’hiver s’impose en plein été. L’infini blanc de la neige devient la toile de toutes les expressions.

Accalmie

Photographe phare de la Grande Dépression, l’américaine Dorothea Lange n’a cessé d’observer ses contemporains, comme le montrent ces images récemment redécouvertes par l’artiste Sam Contis.

Humeurs

En isolant son sujet dans un environnement purement artificiel, Cruz Valdez observe toutes les nuances de sa personnalité. À travers ce vestiaire Prada, les codes de la sensualité sont redistribués.

Miroir de l’âme

En jouant avec la plasticité de l’eau et ses différentes formes, le photographe Dan Beleiu célèbre une beauté sensuelle, fluide et organique.

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Bewitched

Genesis Belanger

Avec leurs couleurs pastel surannées et ses formes arrondies, les œuvres de Genesis Belanger trouvent leurs inspirations formelles dans l’Amérique des années 1950, plus particulièrement dans l’esthétique publicitaire, mais aussi dans le pop art et le surréalisme. Ses sculptures et ses peintures composent un théâtre domestique où se rejouent les rapports de force et les disparités de nos sociétés contemporaines. Alors que son travail se concrétise dans le champ des arts visuels, Belanger met en place un univers avec la minutie d’un écrivain. Ses installations s’appréhendent comme la page d’un livre fourmillant de détails sur la vie d’un protagoniste absent. En entretien avec Syra Schenk et à l’occasion de sa récente exposition personnelle parisienne au sein de la galerie Perrotin, l’artiste américaine revient sur les multiples interprétations qu’offre son travail.

Syra Schenk
Je voudrais commencer par une question indiscrète : d’où vient votre prénom ?

Genesis Belanger
Mes parents étaient hippies, à l’époque c’était la mode de donner à ses enfants des prénoms qui sortent de l’ordinaire, et j’étais la première née. Le mot signifie l’origine, mais aussi le commencement, et j’étais leur premier enfant.

Syra Schenk
Vous avez travaillé dans la publicité et la mode, quelle activité exerciez-vous dans l’industrie de la mode ?

Genesis Belanger
J’ai obtenu un diplôme de design de mode à la fin de mes études, et j’ai travaillé pour une petite marque contemporaine en tant que designer dès la sortie de l’école. J’ai ensuite été l’assistante d’un décorateur pour la publicité dans le domaine de la mode, pour des shootings et des tournages.

Syra Schenk
Vous vous êtes très vite aperçue que vous vouliez vous investir de manière plus concrète ?

Genesis Belanger
Dès le début mes tâches étaient très concrètes, je dessinais toujours les modèles, je prenais les mesures et je réalisais les modèles. Mais je n’avais pas le dernier mot sur le résultat final.

Syra Schenk
Votre travail est régulièrement assimilé au pop art, au surréalisme. J’ai trouvé cette citation : « Elle compose des espaces où le temps est suspendu. », qui traduit ce que je ressens spontanément face à votre travail qui rappellerait Edward Hopper, bien qu’il interpelle davantage par son côté kafkaïen que surréaliste. Un soupçon de mélancolie mêlé à un fort cynisme, alors que le pop art est peut-être plus naïf et direct.

Genesis Belanger
Mon travail est lié au surréalisme parce que je m’intéresse à la psychologie humaine, et c’est pour cette raison qu’il est également lié au pop art. Il y a certainement un diagramme de Venn. Dans le pop art, les artistes abordaient la publicité d’un point de vue purement formel. Je m’intéresse à la manière dont elle utilise notre psychologie contre nous, ou l’utilise à des fins consuméristes, et cette relation est peut-être intrinsèquement un peu cynique – être capable de comprendre aussi bien l’individu pour le manipuler et en faire le consommateur idéal. Je pense que ce sujet, en tant qu’enveloppe, ouvre beaucoup de pistes sur le plan artistique.

Genesis Belanger, Gatekeeper, 2019. Avec l’aimable autorisation de de l’artiste et de la galerie François Ghebaly, Los Angeles.

Ce qui m’intéresse, c’est de donner à voir l’être humain en son absence, tout ce qu’il a utilisé, ou les vestiges d’une expérience, et le spectateur, en entrant dans l’espace, assemble les pièces et crée presque la narration, un peu comme un détective, mais pas de manière aussi littérale. Je choisis des symboles universellement compris, afin qu’il accède aux sujets qui me tiennent à cœur.

Syra Schenk
Vous laissez donc la porte ouverte au spectateur pour qu’il interprète la scène à sa façon ?

Genesis Belanger
L’interprétation n’est pas exactement ouverte, mais il est assez irréaliste de penser que l’on peut contrôler une narration. Nous nous y intéressons de par notre culture, nous sommes tous des avatars dans nos vies en ligne, nous essayons de contrôler le récit que nous livrons de nous-mêmes – ce n’est pas vraiment possible. Il est donc intéressant de voir combien d’éléments sont nécessaires dans une scène, très peu ou au contraire beaucoup, pour produire la narration que l’on souhaite tout en la laissant très ouverte.

Syra Schenk
On considère que dans Blow out la pièce Healthy Living se moque de l’érection masculine. Les cactus, les ballons dégonflés font-ils référence aux hommes ?

Genesis Belanger
Ce n’est pas exactement l’intention, mais cela ne me dérange pas dans le sens où je m’intéresse aux dynamiques de pouvoir et à la suprématie de l’homme, même de manière simple comme dans la prédominance de l’obélisque. Je pense qu’il est possible de créer un monolithe mou pour critiquer subtilement cette structure de pouvoir. Seulement en le proposant dans un contexte où il est associé à d’autres éléments, pour étoffer une critique possible, sans critiquer directement – dans ce cas alors cet angle d’approche m’intéresse.

Syra Schenk
Les hommes semblent totalement absents de vos œuvres.

Genesis Belanger
Je m’intéresse aux structures de pouvoir, et la personne que l’on peut artificiellement empêcher de le détenir sera le personnage qui m’est le plus sympathique. Souvent, je crois que s’il y avait un personnage dans l’œuvre, il serait féminin, mais ce ne serait pas forcément une femme. Cela traduit seulement mon point de vue sur les structures de pouvoir et le déséquilibre plus généralement. Je pense que les hommes ont occupé la scène assez longtemps.

Syra Schenk
Vous avez déclaré que : « L’industrie de la publicité utilise des parties du corps des femmes pour vendre des produits, une main bien manucurée peut vendre à peu près n’importe quoi. » Dans votre travail, vous montrez des parties isolées du corps féminin, mais qui ne semblent cependant jamais morbides, juste précisément – soignées. Est-ce cela que vous exposez ?

Genesis Belanger
C’était exactement mon intention : utiliser ces compétences que l’on transforme en armes contre nous pour générer un dialogue complétement différent. Regarder la structure non pas en ce qu’elle cherche à nous vendre, ou nous demande d’acheter, mais en se demandant comment cela a pu arriver. Que pouvons-nous faire à ce sujet ? Pour générer des dialogues complexes.

Syra Schenk
Vous établissez de manière récurrente des ponts entre la pauvreté émotionnelle provoquée par le capitalisme et les béquilles classiques du monde d’aujourd’hui – médicaments, caféine, alcool, cigarettes. Ne sont-elles pas les « exutoires » d’aujourd’hui, tout comme vous avez observé à juste titre que dans les années 1950 et 1960 cuisiner des plats élaborés était l’exutoire des femmes aux libertés restreintes ?

Genesis Belanger
C’est à 100 % ce que je pense. Tant de gens consomment ces produits pour survivre à l’inégalité d’aujourd’hui…

Syra Schenk
Vous dites les gens –vous voulez dire les individus dans leur ensemble ou essentiellement les femmes ?

Genesis Belanger
Cela s’applique à beaucoup de monde. Quand on a un système aussi injuste, il est difficile pour presque tous ceux qui y sont confrontés, certains plus que d’autres. Je parle plus facilement des femmes, mais, je pense, sans exclure qui que ce soit.

Syra Schenk
Tous ceux qui souffrent de la lutte pour le pouvoir ? 

Genesis Belanger
Oui, exactement. Je crois vraiment que dans notre culture les femmes font l’objet d’une pression particulière.

Syra Schenk
Peut-être parce qu’elles tiennent aussi le rôle de reproductrices ?

Genesis Belanger
Oui certainement.

Syra Schenk
  Vous avez observé que les possibilités limitées des femmes sur le marché du travail et le fait qu’on attend d’elles qu’elles restent à la maison pour s’occuper de la famille pourraient rendre folle une personne intelligente. Votre œuvre Minor procedure interroge le besoin que ressentent les femmes d’aujourd’hui de modifier leur apparence, peut-être aussi comme une forme d’exutoire ?

Genesis Belanger
Dans notre culture, la beauté est synonyme de pouvoir, et la pression exercée sur les femmes pour qu’elles modifient leur apparence et répondent à certaines attentes, indépendamment de facteurs intrinsèquement humains comme le vieillissement, est immense. Et leur donne peut-être aussi du pouvoir. Lorsque l’on se sent impuissant face à quelque chose d’aussi biologique que le vieillissement, peut-être que modifier son apparence confère vraiment du pouvoir.

Syra Schenk
Pour reprendre le contrôle sur ce qui est théoriquement incontrôlable ?

Genesis Belanger
Oui, précisément.

Syra Schenk
L’une des œuvres montre une main serrant un miroir brisé, entourée de médicaments, de ballons dégonflés et de bonbons colorés. Est-ce une analogie avec le vide émotionnel que vous mentionnez souvent ?

Genesis Belanger
Dans ce vide nous faisons des choses qui, nous l’espérons, nous combleront, qui rendront les choses tolérables, et puis par moment nous le regrettons.
Avec cette œuvre, j’ai beaucoup pensé à la honte, au regret et à la culpabilité, et à la façon dont cela nous renvoie à la responsabilité de nos actes, même si ces actes nous ont été imposées par une structure extérieure.

Syra Schenk
 À quoi la honte, le regret et la culpabilité se rapportent-ils ? La vie en général ou quelque chose de plus spécifique ?

Genesis Belanger
Ils se rapportent à toutes les choses que nous faisons pour nous sentir mieux – prendre des médicaments délivrés sur ordonnance, consommer de l’alcool ou de la nourriture dans des proportions excessives –, mais qui sont à double tranchant. Il y a là un cycle qui consiste à adopter certains comportements pour se rendre la vie supportable, mais ils provoquent aussi un mal-être, et ensuite nous devons les reproduire encore et encore pour le supporter. Et cela devient un cercle vicieux.

Syra Schenk
Comment s’en sortir ? Évidemment en provoquant la réflexion. C’est peut-être un thème pour votre prochaine exposition ?

Genesis Belanger
(rires) Je ne sais pas, c’est là toute la question, n’est-ce pas ?

Syra Schenk
Vous avez déclaré : « La beauté et l’imagerie complexe peuvent traduire des idées vraiment complexes, même si le spectateur n’en est pas conscient. » On pourrait dire que cela s’applique à votre travail – il semble troublant de perfection et de linéarité, toujours lisse, parfaitement soigné, dans une palette de couleurs qui rappelle beaucoup une certaine époque. Les niveaux de lecture ne sont-ils pas multiples ?

Genesis Belanger
En rendant mon travail aussi beau que possible – parfois les gens le trouvent effrayant – j’espère qu’il envoie subtilement des messages auxquels les spectateurs peuvent choisir d’adhérer ou non. Il n’est pas rebutant et j’espère qu’il opère dans un espace plus subconscient.

Syra Schenk
 L’une de mes pièces préférées est checks and balances – malbouffe, médicaments, caféine, cosmétiques. Un polaroïd du monde d’aujourd’hui. Tout le maquillage en essence ?

Genesis Belanger
Oui, absolument !

Syra Schenk
Comment travaillez-vous ? Êtes-vous plutôt organisée, avez-vous une équipe ? Travaillez-vous sur plusieurs pièces à la fois ?

Genesis Belanger
Je suis très organisée, j’ai deux assistants et chacun de nous travaille un matériau spécifique. Je réalise toute la céramique, un de mes assistants travaille le métal, un autre s’occupe de toute la couture et de la tapisserie. Nous travaillons tous également d’autres matériaux, mais nous nous concentrons surtout sur notre sujet, et les sculptures sont le fruit d’un travail d’équipe. Je travaille sur toutes les choses à la fois, d’une manière un peu folle. Vous pouvez venir dans mon studio au milieu de l’exposition et ne pas voir une seule œuvre terminée, et les pièces ne sont assemblées qu’à la toute fin. C’est extrêmement stressant, mais avec la nature des matériaux et le temps que prend la réalisation de certaines parties, c’est finalement la manière la plus efficace de travailler.

Syra Schenk
Vous avez connu une ascension fulgurante. Ressentez-vous une certaine pression aujourd’hui ?

Genesis Belanger
Je n’ai pas ressenti de contrainte dans mon travail, mais c’était vraiment déroutant au début. Chaque exposition m’offre une opportunité plus excitante que la précédente. J’ai créé toute ma vie dans l’obscurité la plus totale, et je me suis soudain retrouvée sous les feux de la rampe.

 

Genesis Belanger, Flicker in the Ether, 2022 ; I Don’t Believe in Ghosts, 2022, [vue d’exposition]. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la galerie Perrotin, Paris.

Genesis Belanger, Inner Beauty, (détail), 2020. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la galerie Perrotin, Paris.

Genesis Belanger, Not one single regret, 2022. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la galerie Perrotin, Paris.

C’est comme si j’avais été un peu populaire et que tout d’un coup j’étais radicalement différente, cela me semble vraiment étranger. C’est plus un malaise personnel. J’ai surtout envisagé toutes les opportunités comme des paramètres à repousser. J’essaie d’évoluer autant et aussi sincèrement que je peux, et de ne pas trop penser aux attentes du marché et aux choses de ce genre. Un peu comme si les designers considéraient toutes les contraintes comme des paramètres de conception et essayaient de trouver des moyens astucieux d’aboutir au résultat que je recherche, malgré certaines limitations.

Genesis Belanger

Course folle

Subculture japonaise, le terme Bozosoku désigne les clans de motards marginaux et leur amour pour leurs motos customisées. Felix Cooper photographie ce groupe de femmes perpétuant cette tradition et leur sens du style.

Psilocybe uda

En s’inspirant des formes végétales de la nature, le photographe Harry Carr met en scène une beauté hybride et trouble autour de ces lignes si familières.

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Planète sauvage

Tania Pérez Córdova

C’est dans une certaine économie d’effets et de formes que la poésie des sculptures de Tania Pérez Córdova opère. En associant des éléments disparates, parfois en opposition, l’artiste mexicaine met en place des images mentales aux multiples strates. Les techniques qu’elle utilise, qu’il s’agisse de la fonte et du moulage d’aluminium ou du verre soufflé, portent en eux l’idée d’une transformation dont la valeur symbolique n’est jamais exclue. Les cycles de production, de vie et de circulation des objets qu’elle convoque se superposent dans une grâce naturelle. Les formes géométriques et organiques sont au service de narrations aux échelles variables. Une élasticité qui fait toute la richesse du travail de l’artiste. À l’occasion de sa récente exposition personnelle à la Galerie Tina Kim (New York), Tania Pérez Córdova s’entretient avec Justin Morin et revient sur son processus de création.

Justin Morin
On pourrait définir votre travail comme une poésie visuelle, un assemblage de divers éléments, la plupart du temps considérés comme un tout, mais d’une façon très délicate et sculpturale. Pouvez-vous décrire votre processus de création ? Rassemblez-vous ces éléments dans votre atelier et cherchez-vous différentes façons de les associer pour qu’ils correspondent aux idées que vous voulez exprimer ?

Tania Pérez Córdova
Je commence souvent par faire des recherches sur un objet qui m’intéresse. Je réfléchis à sa valeur culturelle, à l’histoire de sa production, à ses propriétés physiques. Je veux simplement m’en approcher et apprendre comment il est fabriqué, comment il peut être modifié, d’où il vient. Parfois, cela suppose que je commence à travailler dans des ateliers. Puis je me concentre davantage sur le comportement de l’objet, ses interactions avec l’environnement ou les situations sociales dans lesquelles on le trouve.
J’essaie de l’envisager comme un contexte à part entière plutôt que comme une chose. Enfin, une rencontre fortuite, une découverte accidentelle viennent généralement compléter l’œuvre. Comme si je devais attendre qu’un incident imprévu se produise.

JM
Vous utilisez souvent des éléments naturels (perle, feuille),parfois dans leur forme organique originelle, parfois par le biais de répliques. La nature est-elle une notion importante pour vous?

TPC
La nature, en tant que principe, est importante dans le sens où elle me permet de considérer les matériaux comme des événements inscrits dans le temps, en suivant leur croissance, leur transformation et leur décomposition au sein d’un écosystème. L’idée de réplique est liée à une réponse à la nature transmise culturellement et aux rapports que nous entretenons avec elle, à la valeur que nous lui accordons.

JM
En poursuivant sur le thème de la nature, nous pourrions dire que vous utilisez ces éléments en tant qu’organismes vivants qui renvoient à une représentation physique du temps. Par exemple, les feuilles trouées et les chaînes pourraient évoquer l’idée de pluie, comme un arrêt sur image.

TPC
Pour la série de plantes que j’ai exposée dans Precipitation à la galerie Tina Kim à New York, j’ai voulu envisager la sculpture comme une reconstitution de processus naturels ; ainsi, au lieu de produire un objet fixe, j’ai tenté de suggérer la mise en scène de pluie qui tombe, de respiration ou de décomposition des plantes.

Tania Pérez Córdova, Aspidistra Elatior 2022. Plante artificielle, chaîne en or plaqué 14 carats, structure d’acier, 92,1 × 10,2 × 31,8 cm. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et Tina Kim Gallery. Photo : Hyunjung Rhee.

Il s’agissait de la nature, mais aussi de la création d’une image, d’une image mentale qui renvoie à un état psychologique particulier.

JM
Dans votre pratique, la météorologie – depuis les œuvres trouées précédemment évoquées, intitulées en fonction de l’origine de la feuille et du cumul de pluie, jusqu’à la sculpture Iron Rain – devient un outil de narration. Quand avez-vous commencé à vous y intéresser ?

TPC
Plus qu’à la météorologie, je dirais que je m’intéresse aux qualités narratives des matériaux. Je recherche particulièrement les rapports possibles entre leur comportement et les histoires qui les entourent. La pluie de fer m’a été inspirée par un article scientifique qui décrivait des événements météorologiques possibles dans des planètes lointaines en dehors de notre système solaire. L’auteur parlait de pluie de métaux fondus. L’histoire m’est restée et, alors que je travaillais dans une fonderie, je n’ai cessé de penser à cette image de métal fluorescent tombant du ciel. Le creuset, récipient en graphite, est un outil utilisé dans les fonderies pour recueillir le liquide en fusion. Il y avait un très vieux creuset qu’on allait jeter, alors j’ai décidé de le remplir en me rappelant les pots qu’on place dans la maison quand il y a des fuites pendant la saison des pluies chez nous. Et c’était une sorte de mise en scène de l’article que je venais de lire.
Quand je parle de raconter des histoires, ce à quoi je fais référence, c’est vraiment à la création d’une image parallèle à celle de l’existence formelle d’une œuvre, qui est une image mentale des histoires incomplètes qui circulent autour d’elle.
Pour l’exposition à Tina Kim, j’ai pensé à des précipitations plus ou moins fortes pour que l’exposition soit dotée d’une temporalité unique ; pour l’imaginer comme une occurrence particulière de pluie où il y aurait quelques gouttes dans la première salle et où, en arrivant dans une deuxième, on rencontrerait une pluie torrentielle. Cela permettait de concevoir l’exposition comme un moment dans le temps, pour la penser comme un script.

JM
L’improvisation, les accidents, les rencontres font partie de votre vocabulaire. Par exemple, la forme de vos cadres en bronze n’est pas totalement contrôlée. Des performances très simples interviennent, par exemple des personnes dont les vêtements reprennent un motif visible dans l’exposition qui apparaissent sans programmation préalable. J’admire vraiment cette liberté et cette légèreté et je m’interrogeais sur votre démarche créative. Vous rendez vous tous les jours à votre atelier ? Est-il proche de votre domicile ? Empruntez-vous toujours le même chemin ou changez-vous d’itinéraire ?

TPC
Quand j’étais plus jeune, j’évitais à tout prix la routine. Je pensais qu’il n’était pas nécessaire de se rendre au studio tous les jours, que le travail pouvait se faire n’importe où et à n’importe quel moment. C’est une idée romantique commune.

Tania Pérez Córdova, Una reja en una reja 5/A fence into a fence 5, 2022. Aluminium, plumes d’oiseaux, argile, 100 × 78 × 5 cm. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et Tina Kim Gallery. Photo : Dario Lasagni.

En général, j’ai du mal à suivre les routines, je ne suis pas très méthodique et la répétition me rend claustrophobe.

Cependant, maintenant que je suis mère, je dois organiser mon temps différemment. Ma vie est plus compartimentée et je dois être aussi efficace que possible lorsque j’ai la possibilité de travailler. J’ai mis en place une routine quotidienne au studio et des horaires de travail plus précis. Ç’a été important pour moi d’apprendre à habiter mon studio, car ça ne m’était pas naturel, j’ai dû apprendre. Pour être honnête, je ne pense pas que cela ait changé l’esprit de mon travail. Mon approche est la même aujourd’hui qu’hier. Peut-être suis-je plus productive actuellement. Pour être honnête, je ne pense pas que cela ait changé l’esprit de mon travail. Mon approche est la même aujourd’hui qu’hier. Peut-être suis-je plus productive actuellement.

JM
Y a-t-il des créateurs, dans les arts visuels ou pas, qui influencent votre travail ?

TPC
Il y a évidemment beaucoup de gens qui m’ont inspirée, souvent les personnes les plus proches de moi : mon partenaire, mes amis. Cependant, il me serait difficile de dresser une liste de noms. La plupart du temps, je vois plutôt l’influence comme une inspiration. Qui peut venir de partout. Parfois, l’énergie de quelqu’un, un détail dans sa pratique ou son utilisation du langage peut suffire à déclencher quelque chose, même si son travail est complètement différent du mien. Certains livres m’ont marquée au fil des ans. Je pense que ce qui est intéressant dans l’influence, c’est qu’elle peut provenir d’un aspect de l’œuvre que l’auteur n’avait pas soupçonné. Pour donner un exemple, j’ai récemment pensé à un recueil de poésie d’Ann Carson intitulé Short Talks que j’ai lu il y a quelques années et qui m’a vraiment marquée.

JM
Si vous n’étiez pas artiste, quelle activité exerceriez-vous ?

TPC
À un moment, j’ai envisagé d’étudier les mathématiques. Je m’intéresse aux mathématiques lorsqu’elles atteignent leur forme la plus abstraite, le genre de mathématiques qui sont loin de toute utilisation pratique et restent un discours hypothétique. J’aurais également aimé étudier la psychologie.

JM
Rêvez-vous d’un projet, en termes de taille ou de processus créatif que vous espérez réaliser à l’avenir ? Seriez-vous intéressée par une installation ou une sculpture en extérieur ?

TPC
J’aimerais utiliser l’éclairage naturel dans un espace conçu comme un cadre temporel pour différents événements. Imaginer un toit où la lumière frappe différents objets à différents moments de la journée et où des choses se produisent autour d’eux à certaines heures. Je ne sais pas à quoi ressemblerait cet espace…

Tania Pérez Córdova, Breathe in 2, 2022. Pierre ponce, respiration d’une personne, verre soufflé, 30 × 38 × 25,5 cm. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et Tina Kim Gallery. Photo : Charles Roussel.

Formellement

Branches, épines, fleurs et autres lignes végétales, Daniel Archer propose une vision graphique et minimale de la nature à travers les lignes du vêtement.

Superpositions

En collaboration avec l’artiste David Bailey Ross, la photographe Felicity Ingram propose une vision sensorielle faite de superpositions, de couleurs
et de psychédélismes.

Confusion des sentiments

Bords de Seine et appartement haussmannien, la photographe Annie Powers capture la quintessence de la femme Saint Laurent dans son décor naturel : Paris.

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Fastidieuse bactérie

Jean-Marc Caimi Valentina Piccini

Compte-rendu de plusieurs années d’investigation, l’ouvrage Fastidiosa s’appréhende comme un récit basculant d’un genre à l’autre, du documentaire au thriller écologique. Mais ici, point de fiction puisqu’il témoigne de la triste réalité d’une maladie, la Xylella Fastidiosa, qui touche les oliviers du sud de l’Italie, et de ses répercussions écologiques et sociales. En enquêtant auprès des cultivateurs, les photographes Jean-Marc Caimi et Valentina Piccini dressent un portrait de cette Italie agricole, riche de traditions et de croyances, et fragilisée par l’épuisement de la nature.

Justin Morin
Comment avez-vous entendu parler de la Xylella fastidiosa ?

Jean-Marc Caimi & Valentina Piccini
La bactérie Xylella est un problèmemajeur pour les oliveraies du sud de l’Italie et a récemment menacé d’autres pays et régions d’Europe telles que la Grèce, l’Espagne et le sud de la France. Elle est propagée par un insecte de la famille des cigales et s’attaque aux oliviers en provoquant une dessiccation rapide qui entraîne des dommages considérables sur le paysage, l’économie, le patrimoine et l’identité d’une population qui a vécu pendant des siècles dans une sorte de symbiose avec la terre et les arbres. Lorsque nous avons commencé à travailler sur le sujet il y a sept ans, au début de l’épidémie, nous voulions proposer un compte-rendu approfondi, personnel et artistique d’une question que les médias traitent souvent de manière superficielle. De plus, Valentina étant originaire de Bari, dans les Pouilles, nous avons bénéficié d’un accès privilégié à la vie des gens, des agriculteurs, des scientifiques, des agronomes et de toutes les personnes que nous avons rencontrées au fil des ans pour réaliser le livre.

Justin Morin
Le livre s’ouvre sur les paysages des Pouilles, puis sur une reproduction religieuse, mettant en place le contexte très religieux du Sud de l’Italie. Pour ceux qui ne connaissent pas cette région, pouvez-vous nous la décrire ?

Jean-Marc Caimi & Valentina Piccini
Dans les Pouilles, comme dans une grande partie du sud, les gens reçoivent une éducation religieuse et sont croyants, en particulier les personnes âgées, comme certains des cultivateurs de notre histoire. Mais au-delà de cela, il existe une sorte de lien intime avec la terre, une approche animiste, où les arbres sont des êtres vivants qui renferment des histoires et des secrets ancrés dans le passé. Les images auxquelles vous faites référence, ainsi que l’ensemble de l’œuvre, sont ouvertes à l’interprétation. Il n’y a pas de message didactique univoque. Nous avons souhaité construire un récit visuel évocateur qui touche à la sphère intime des lecteurs. Nous essayons de les amener à entrer dans l’histoire en suscitant des émotions, plutôt que de leur fournir un compte-rendu descriptif qui s’explique de lui-même. Bien que le livre soit en grande partie documentaire et scientifique, il laisse au lecteur la possibilité de créer son propre panorama des sentiments et des sensations que les images déclenchent en lui.

Justin Morin
À la manière d’une enquête, le livre alterne les styles de photographie, du paysage au portrait en passant par des planches botaniques ou des images tirées d’observations au microscope. Il se construit une narration complexe, un peu à la manière d’un film qui passerait du récit intime au thriller. Cette approche s’est-elle imposée à vous pour rendre compte de la complexité de la situation, à la fois sociale, biologique et scientifique ?

Jean-Marc Caimi & Valentina Piccini
L’épidémie de Xylella ne se contente pas de ravager les cultures. Elle a complètement ébranlé la vie des gens, le tissu social,humain et, bien sûr, économique de toute une région. Nous pensons que cette histoire symbolise notre époque, dans laquelle des événements souvent anthropogéniques, du changement climatique à la gentrification urbaine massive, altèrent notre histoire de façon dramatique, souvent avec la perte de particularités locales spécifiques et de l’héritage culturel, en faveur d’un nouvel ordre plus efficace économiquement et plus mondialisé. L’histoire est basée et construite sur notre relation avec les personnes dont nous parlons, qui nous ont permis de découvrir leur monde, leur vie, leur lutte pour maintenir un lien avec leur culture et leur histoire, et l’amour de leur terre. Du paysan vivant une vie rurale simple dans les champs jusqu’à la communauté scientifique en quête d’une solution à l’épidémie d’arbres. Le livre, comme le sujet lui-même, est en effet à plusieurs niveaux.

Nous nous sommes délibérément abstenus d’imposer un style visuel unique, pour être plus libres d’expérimenter et d’approfondir chacune des sections qui le composent. Par conséquent, nous avons sélectionné pour chaque section les moyens photographiques que nous considérons les plus fonctionnels afin d’aborder chaque sujet avec le plus de précision possible, qu’il s’agisse de transmettre une émotion ou de reproduire une preuve scientifique.

Justin Morin
Questa terra e la mia terra est le titre d’un carnet de photographies annotées que l’on retrouve reproduit au cœur du livre. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce carnet ?

Jean-Marc Caimi & Valentina Piccini
Nous emportons toujours avec nous un carnet dans lequel nous prenons des notes, collons des polaroïds et demandons parfois aux gens de rédiger leurs propres notes. C’est un petit rituel que nous avons et qui nous donne souvent l’occasion de nous rapprocher de nos sujets, d’interagir, de nous souvenir. Parfois, comme dans cet ouvrage, les pages du journal intime s’introduisent dans l’histoire visuelle et en font partie intégrante. Ce que nous avons recueilli au cours de notre longue relation avec les personnes que nous avons rencontrées pendant la réalisation de Fastidiosa nous a tellement inspirés et a été si révélateur de l’histoire que nous avons commencé à sortir notre carnet plus régulièrement avec l’intention claire de construire des pièces visuelles. Nous avons demandé aux agriculteurs de prendre le temps d’écrire et nous leur avons également demandé quel objet représentait leur relation avec leur terre, pour que les lecteurs saisissent le sens de « questa terra e la mia terra », cette terre est ma terre. Un livre dans le livre est né.

Justin Morin
Beaucoup de fantasmes entourent l’arrivée de la bactérie en Italie, qui pour certains aurait été introduite par le biais de plantes exotiques en provenance du Costa Rica, ou qui serait une arme dans une guerre de marché entre producteurs d’huile, ou encore une tactique de promoteur immobiliers pour récupérer des terres. Est-ce que ces histoires vous ont été racontées par les personnes que vous avez rencontrées ?

Jean-Marc Caimi & Valentina Piccini
En effet, toutes sortes de scénarios ont circulé au fil des ans, certains de ceux que vous mentionnez étant plausibles. Mais il y en a eu beaucoup d’autres, souvent alimentés par des défenseurs de la théorie du complot sur les réseaux sociaux, tout comme pendant l’épidémie de Covid. Ainsi, nous avons eu des drones répandant la bactérie, des personnes circulant la nuit avec des camions d’épandage dans le cadre d’un rituel religieux, la pollution de l’usine sidérurgique ILVA, et bien d’autres encore. C’est tout à fait compréhensible : lorsqu’un terrible fléau frappe en si peu de temps et sans explication officielle, les gens commencent à se raccrocher à des informations non vérifiées pour parvenir à une explication. C’est un terrain idéal pour les vantards et les personnes sans scrupules qui veulent profiter de la situation.

Justin Morin
Combien de temps avez-vous passé sur place ? Et combien de temps a été nécessaire pour réaliser le livre ? Comment se partage le travail dans votre duo ?

Jean-Marc Caimi & Valentina Piccini
Nous travaillons sur cette histoire depuis six ans, depuis que le premier foyer de Xylella a été détecté près de Gallipoli, aux cours desquels nous nous sommes établis dans la région pendant de longues périodes. Nous avons vécu dans les locaux d’un moulin à huile à Gemini, où nous avons installé notre chambre noire et commencé à développer nos photos. C’était magique, nous nous sentions complètement connectés à l’histoire que nous étions en train de documenter. Tiffany, notre éditrice chez Overlapse, travaille avec nous depuis deux ans et nous nous sommes rencontrés à plusieurs reprises pour discuter et peaufiner les détails des nombreux chapitres de l’ouvrage. La collaboration a été très importante. Elle a ensuite réalisé un travail extraordinaire en éditant le matériel et en concevant le livre dont nous sommes évidemment fiers, tant sur le plan du contenu que de la forme. Nous fonctionnons en équipe, à deux photographes, depuis neuf ans et nous couvrons des sujets variés, de la guerre à la religion en passant par l’environnement. Nous photographions, éditons et écrivons tous les deux. Nous réalisons également des travaux multimédias et composons des bandes sonores. Nous formons un duo créatif pluridisciplinaire. Le fait que notre équipe soit composée d’une femme et d’un homme nous permet de gagner la confiance des protagonistes de notre histoire et d’entrer dans leur intimité, toujours essentielle. Une confiance qui est réciproque.

Toutes les photographies sont extraites du livre Fastidiosa de Jean-Marc Caimi et Valentina Piccinni, édité par Tiffany Jones chez Overlapse, en janvier 2022, à Londres. Avec l’aimable autorisation des artistes et de leur éditeur. © Overlapse

Idiosyncrasie

Les photographes Estévez + Belloso se focalisent sur des détails – naturels ou artificiels – qui font basculer la beauté dans une esthétique quasi futuriste.