Vestiaire

Entre introspection et mise en scène, Hugo Comte imagine le vestiaire de demain le temps d’une séance d’essayage.

Lire la suite Fermer

C.Q.F.D. de la nature relationnelle mode

Luca Marchetti

Depuis quelques années déjà, les programmes d’études supérieures consacrés aux dites fashion studies proposent une variété toujours grandissante d’enseignements sur les aspects les plus abstraits et conceptuels de la mode. On y trouve des cours qui en dissèquent l’imaginaire, qui analysent sa mise en image, qui étudient la psychosociologie ou la sémiotique du vêtement, ou qui explorent la pratique naissante du fashion curating… jusqu’à s’aventurer sur le sujet — toujours très polémique — de la mise à mort culturelle et industrielle de la mode-même.
Comme si la simple matérialité du vêtement n’était plus une pré-occupation pour les intellectuels de la mode de nos jours, la plupart des publications dans ce domaine, de l’éclairant Critical Fashion Practices qui analyse le travail des créateurs les plus ouvertement conceptuels de ces dernières décennies, jusqu’à Fashion Tales consacré au potentiel de la mode à inventer des imaginaires de fiction, semblent aussi suivre ce virage. Parmi les titres les plus inspirants, Thinking through Fashion mérite d’être considéré avec une attention particulière, car ce livre ne propose pas uniquement une lecture philosophique de la mode de ces trente dernières années, mais il démontre également que la plupart de la production vestimentaire contemporaine a comme effet principal de nous connecter à des expériences auxquelles nous n’aurions pas accès sans l’intermédiaire du vêtement. 

La mode y est présentée comme un agent relationnel qui nous permet d’appréhender “autrement” le corps, l’espace, nos semblables ou encore notre capacité d’imagination.

L’artiste anglais Leigh Bowery, performeur et créateur de vêtements, décédé dans les années 1990, avait été un pionnier dans cette exploration. En concevant ses tenues pour des performances présentées au sein de clubs ou lieux d’art londoniens, il veillait toujours à entraver la perception des cinq sens plutôt qu’à la favoriser. Par le dépaysement proprioceptif et la déformation de l’apparence, il souhaitait réécrire les codes de notre présence dans le monde. Si une telle approche radicale est envisageable de la part d’un artiste, on en retrouve aussi des traces dans le travail de créateurs de vêtements tout à fait tournés vers le prêt-à-porter.

Il suffit de citer Hussein Chalayan pour lequel la mode a toujours été un outil pour définir les mécanismes de construction de l’identité individuelle et collective. Dans son projet Place to Passage, par exemple, le vêtement est métaphorisé par un véhicule spatio-temporel susceptible d’accompagner l’individu dans les métamorphoses intérieures toutcomme dans ses déplacements géographiques.

Hussien Chalayan, Place to Passage, 2003.
Extrait de film, avec l'aimable autorisation d'Hussein Chalayan/Neutral.

L’écho des question-nements de Bowery et de Chalayan se ressent également dans l’approche au vêtement de Rick Owens, dont le sujet plus récurrent est notre relation à l’altérité, autant celle que l’on peut trouver à l’intérieur de nous-mêmes que celle dérivée d’une apparence physique plutôt humanoïde qu’humaine, ou alors, par une provocante reconfiguration du rapport à l’autre qu’il a même utilisé en tant qu’accessoire à même le corps des mannequins, lors d’un défilé.

La liste des designers de vêtement impliqués dans une relecture des codes de la représentation et de la construction du genre compte aujourd’hui un nombre impressionnant de noms. Parmi les moins connus et les plus originaux, le canado-jordanien Rad Hourani — basé entre Montréal et New York — a choisi l’axe de la neutralité, investiguée en tant qu’aspect inhérent à l’espèce humaine qui détermine autant l’émergence des traits de genre dans l’individu que nos relations de séduction et de communication avec l’autre.

Toutes ces problématiques sont visiblement proches de celles que l’on retrouve au cœur des disciplines artistiques parallèles à la mode, de la danse contemporaine jusqu’à l’architecture ou la performance. L’hybridation des approches artistiques est d’ailleurs un autre signe typique de notre époque et les fondations ouvertes par nombre de grandes maisons de luxe présentant une programmation à cheval entre mode et arts en sont une confirmation indiscutable. Certainement la Fondazione Prada de Milan, plus que d’autres, a saisi la nature relationnelle de la marque de mode dans le contexte de la culture de nos jours. Contrairement à plusieurs de ses homologues qui ont souhaité s’installer dans une création architecturale “monolithique” posée comme un objet urbain dans le tissu métropolitain, elle a plutôt choisi une approche plus fragmentaire et éclatée. La Fondazione n’a pas investi « un édifice », mais toute une série de micro et macro-structures déjà existantes, cousues les une aux autres par des interventions telles des passerelles, des tunnels ou des rampes inclinées. Considérée par le prisme de sa programmation, la forme de la Fondazione fonctionne tout à fait comme un miroir architectural d’un contenu artistique qui se veut aussi « relationnel ». Là où l’opération de l’archistar Rem Koolhaas a souhaité créer un réseau de sites indépendants et connectés entre eux par des interventions de raccord, le chef d’orchestre artistique du projet, Germano Celant, a imaginé une programmation essentiellement faite de projets collaboratifs, de performances, d’activités participatives et de commandes artistiques où le rôle joué par l’exposition d’œuvres en tant qu’objets est sensiblement secondaire vis-à-vis de l’importance accordée à la mise en relation entre artistes, publics et genres créatifs.

Bien que l’orientation relationnelle de la culture vestimentaire puisse paraître d’un premier abord surprenante, le phénomène paraît quasiment une évidence si l’on suit la perspective de Lucas Mascatello, artiste et stratège de marque vivant à New York. En dehors de tout contexte académique, dans un article publié sur la plateforme éditoriale SSense en septembre, il appliquait à la mode la notion d’« aposématisme », ou bien la stratégie qui permet aux organismes vivants de s’adapter à leur contexte de vie en émettant des signaux relationnels destinés à leurs semblables. La mode, matériau d’expression de l’individualité par excellence, serait alors utilisée par les individus pour mettre dans une relation logique la surabondance de stimuli identitaires véhiculés par l’environnement médiatique dans lequel ils vivent et par conséquent, pour maximiser leurs possibilités d’être compris et d’établir des relations avec leur contexte de vie.

En élargissant la visée d’une telle analyse au contexte de toute la culture dans son ensemble, le rapport relationnel que le vêtement nous aide à établir avec le monde pourrait bien façonner le futur proche de tout l’univers de la mode. Demain, la mise en relation entre les innombrables diversités que le monde globalisé a généré en vue d’une cohabitation heureuse risque de s’imposer à nous davantage comme une obligation que comme une opportunité.

Lire la suite Fermer

Fille d'aujourd'hui, femme de demain

Sigrid BouazizNatacha Ramsay-Levi

Après avoir officié aux côtés de Nicolas Ghesquière chez Balenciaga et Louis Vuitton, Natacha Ramsay-Levi est devenue la directrice artistique de Chloé en avril 2017. Une poignée de collections lui ont suffi à mettre en place une mode plurielle, teintée de romantisme et d’évasion. Il s’en dégage une décontraction spontanée, un chic qui se définit par une élégance naturelle, en opposition à une sophistication trop étudiée. Une qualité que l’on pourrait attribuer à la comédienne Sigrid Bouaziz : entre théâtre, cinéma d’auteur et rôles pour la télévision, la jeune femme incarne par sa capacité de déplacement une certaine idée de la modernité. Si Natacha et Sigrid ont déjà eu l’occasion de se croiser, elles n’avaient pourtant jamais pu s’entretenir l’une avec l’autre. Pour Revue, elles racontent leurs intuitions et leurs besoins de création.

Photographe Mélanie + Ramon
 Styliste Jack Borkett

Natacha Ramsay-Levi  Je t’ai découverte Sigrid à travers ton rôle dans Personal Shopper, le film d’Olivier Assayas. Ce que tu joues, tes choix, ta beauté très française m’ont donné envie de te rencontrer. C’est pour cela que je t’ai invitée à venir assister à nos défilés !

Sigrid Bouaziz    Nous avons des amis en commun mais nous n’avions jamais eu l’occasion de nous croiser. Je sais que ça peut sembler un peu superficiel de l’affirmer en introduction de cette discussion, mais la mode que tu proposes chez Chloé, c’est vraiment tout ce que j’aime, que ce soit dans les inspirations, les imprimés, la coupe. Il y a vraiment quelque chose qui touche à « une vraie personne ». Ça réconcilie avec la mode je trouve.

NRL  Tu es parisienne, n’est-ce pas?

SB  Tout à fait.

NRL  Il n’y a pas tellement de gens qui ont cette culture parisienne, qui habitent là depuis longtemps, connaissent bien les différents quartiers. Je crois qu’entre nous, il y a cette reconnaissance là également. Je retrouve une énergie qui est celle de Paris.

SB  Même si toutes les parisiennes ne sont pas pareilles.

NRL  Exactement. Mais il se dégage de toi quelque chose que je trouve très singulier, une sorte d’aisance naturelle.  J’ai l’impression qu’on peut te croiser autant à Saint-Germain que dans le 20e. 

SB  J’ai l’impression que l’on parle toutes les deux de cette même femme qui se nourrit culturellement de beaucoup de choses,qui est vivante dans la ville. 

NRL  Dès que tu commences à être un tout petit peu publique, il y a ce phénomène de personnes qui se reconnaissent. Je le vois maintenant avec Chloé et j’imagine que c’est aussi ton cas avec ta carrière. J’avoue que c’est un des aspects qui me plaît le plus. Les choses se font assez naturellement. Il se forme une communauté de points de vue, de façons de regarder le monde, de centres d’intérêt. Ce qui fait que lorsque l’on se rencontre pour la première fois, on a souvent l’impression que l’on se connaît déjà !

SB  Mais c’est une vraie question, de comprendre pourquoi et comment on se reconnaît. C’est comme une rencontre avec un metteur en scène. Il va reconnaître quelque chose en toi, et c’est presque inconscient. C’est ce qui s’est passé avec Olivier Assayas, avec lequel je n’ai pas passé d’essai. On s’est reconnus à un endroit. C’est assez mystérieux.

NRL  Oui ! C’est vrai que les filles que nous invitons au défilé, c’est parce que j’ai envie de les découvrir. Moi je suis obsédée par les femmes, sinon je ne ferais pas ce métier-là ! Le féminin est un sujet génial, et c’est également celui de Chloé. J’aimerais te demander quel est ton rapport à la mode ?

SB  J’ai un rapport amour/ haine avec ce milieu car je suis née dedans, mais je ne l’assume pas trop. Mon père a créé une marque qui s’appelle Ventilo et qui n’existe plus aujourd’hui.

NRL  C’est drôle, j’ai fait référence à cette marque il y a quelques jours ! Elle a fait partie de cette époque où le prêt-à-porter français était encore très créatif.

SB  J’ai donc grandi là-dedans. Ma mère, qui a été mannequin dans sa jeunesse, était la muse de mon père. J’ai commencé  à faire moi-aussi du mannequinat, un peu malgré moi. Mais j’ai toujours eu un rapport de défiance par rapport à ce monde-là. J’ai rencontré des gens biens et des gens moins bien. J’ai fait quelques campagnes, pour Vanessa Bruno ou APC. Je me souviens d’une série d’images géniales faites par Mark Borthwick. C’était les belles années où les photographes étaient libres de réaliser des campagnes créatives. Même si j’ai vécu des belles choses, j’ai décidé d’arrêter ça pour me consacrer au métier d’actrice  en passant le conservatoire et en refoulant la mode. Mais malgré moi, elle revient !

NRL  Oui mais désormais tu peux choisir, c’est une autre position.

SB  La mode, c’est toujours un peu compliqué quand tu es comédienne. Je ne voulais pas non plus qu’on m’identifie comme la « it-girl », je ne voulais pas qu’on m’enferme dans le cliché de la branchée parisienne : on ne sait plus ce que tu peux jouer car on te voit trop dans des images de mode… L’image ne doit pas primer sur ton travail d’actrice.

NRL Tu inities beaucoup de projets je crois ?

SB  Oui, j’essaie de dire des choses, que ce soit en mettant en scène
un spectacle ou en réalisant des courts-métrages ou des clips.Ce sont des outils différents, de la même manière que toi aussi dans la mode tu as à ta disposition différents moyens pour communiquer
un message.

NRL  Ça te permet également de ne pas être dans l’attente.

SB  C’est sûr que tu subis le désir — ou non — de quelqu’un. Tu passes ton temps à être choisi ou à ne pas être choisi. Il faut savoir que l’on t’adresse une majorité de « non » pour une poignée de « oui ». Ce sont des refus que l’on oublie sinon on deviendrait fou. Ce n’est pas toujours évident. Du coup, pour moi, faire les choses par soi-même est indispensable. Quand on est actrice, on a souvent un besoin d’expression qui est inaliénable. Monter ses propres projets est aussi parfois compliqué car dans le regard des autres, cela peut être interprété par : « Ah, elle ne travaille pas donc elle s’occupe en faisant ses propres trucs. » Mais ça n’est pas que ça. Je pense que si je travaillais beaucoup, j’aurais malgré tout ce besoin de m’exprimer à travers mes projets personnels. Ça part d’un vrai désir. Et toi, qu’est-ce que ça a changé dans ta manière de créer de te retrouver à la tête de Chloé ?

NRL  Cela n’a rien à voir. Jusqu’ici j’ai travaillé pour Nicolas (Ghesquière) pendant quinze ans. Et j’aurais pu continuer quinze années supplémentaires car il a un univers tellement étonnant, toujours en mouvement, qu’il est impossible de s’ennuyer. Mais j’ai passé mon temps à créer en essayant de mettre les lunettes de quelqu’un. Bien sûr, il y avait beaucoup de moi dans ce que je lui proposais, mais c’était pour la marque et pour lui. Aujourd’hui, il s’agit de définir ce en quoi, moi, je crois pour Chloé. Il n’y a pas d’autre filtre que le mien. Tout est différent, tout est pensé. Il y a la partie instinctive, que je connaisbien pour l’avoir pratiquée, et la partie réflexive où j’essaie de comprendre comment les choses s’assemblent, ce qu’elles véhiculent, comment elles se transforment en matière. Cela reste des messages de mode, mais quand même, il y a des messages qui passent. J’ai lu tel livre, mis tel artiste ou telle musique en avant, et tout cela parle. C’est génial de pouvoir s’exprimer ainsi, à la fois de pouvoir sortir ses obsessions et leur donner du sens. C’est quelque chose qui se nourrit et qui est très inspirant.

SB  Je retrouve chez toi un plaisir de la mise en scène de quelqu’un de vrai, tu sculptes des vêtements à partir de tout ce qui t’a nourri. C’est là où je trouve que la mode devient vraiment intéressante.

NRL  Avant les défilés, j’écris le texte de présentation avec Thierry, l’un de mes collaborateurs, et Pauline Klein, une amie écrivaine. La collection printemps-été 2019 s’intitule « Hippie modernism », titre emprunté à un catalogue qui regroupe les travaux de plusieurs architectes, artistes et réalisateurs. C’est après-coup que j’ai réalisé qu’il y avait dans ma vie, dans les objets et les livres qui m’entourent, plein de liens avec ces différents penseurs. Quand tu commences à tirer sur un fil, tu comprends que tout est lié et produit du sens. 

SB  Est-ce qu’il y a des motifs qui t’inspirent de manière récurrente ?

NRL  La mode a pour principe d’être changeante, j’adore ce media car il ne pose pas de limites sur les zones où tu peux poser ton œil. Par exemple, j’adore prendre un élément ringard pour le transformer en autre chose. C’est notre chance de faire ce métier, qui n’est pas vraiment de l’art et qui joue sur les références : pouvoir tout regarder. Il y a des leitmotivs qui reviennent, mais je ne regarde jamais la même chose. L’antiquité par exemple, pour ses formes simples. Les bijoux, avec leur charge émotionnelle, qui portent en eux une trace, un souvenir. D’ailleurs cette dernière collection — printemps-été 2019 —était très inspirée par les souvenirs de vacances. 

SB  Ça se ressentait énormément, c’était un vrai plaisir. Il y avait quelque chose de solaire, de jouissif, de très généreux, et ça fait du bien. 

NRL  Le corps et le vêtement doivent parler ensemble.

SB D’ailleurs, je tiens à te dire que ça m’a fait plaisir de voir ces mannequins avec ces fesses voluptueuses! Ça change de ce que l’on voit habituellement ! J’aime ce côté généreux et pas sage. Prendre les inspirations à plein d’endroits différents pour les faire siennes. On sent que tout est chargé de références, même si on a pas besoin de les re-connaître pour apprécier le résultat. Je viens de réaliser un film en 16mm, je suis actuellement en train de le monter. J’ai filmé ma maison d’enfance et son jardin. On retrouve cette question des symboles. Il y a énormément d’objets dans cette maison, c’est extrêmement chargé. J’ai repris toutes les poupées de ma mère, qui en possédait une centaine, et je les ai filmées une par une. Il y a également beaucoup de reliques de mon adolescence. J’ai adoré les utiliser. Tout le monde ne verra pas ce qu’il y a derrière, mais je suis sûre que leur charge d’histoire se sent.

NRL  Cette capacité à sentir, je crois que c’est un truc très féminin, quelque chose qui ramène à la figure de la sorcière. J’ai d’ailleurs lu cet été un livre qui s’appelle Rêver l’obscur, sous-titré femmes, magie et politique, écrit par Starhawk. Cette question-là est un peu à la mode aujourd’hui, mais je crois vraiment à la différenciation entre les hommes et les femmes. On a chacun un pouvoir un peu magique. Le notre est à un endroit assez spécial, dans l’émotion. C’est là-dessus que j’ai envie de travailler, parce que c’est ça que je ressens. C’est pour ça que j’ai des obsessions sur des femmes comme toi ! Pour moi, il y a quelque chose d’un peu magique à être une femme. Et qui dit magie, dit symbolisme. 

SB  J’ai beaucoup d’amies femmes, beaucoup de tribus, et c’est la chose la plus importante dans ma vie. Je suis émerveillée et bouleversée par ces amitiés féminines, toutes ces femmes guerrières qu’il y a autour de moi et qui sont toutes porteuses de quelque chose de très fort et puissant.

NRL  Pour le premier défilé, j’ai parlé de l’idée de « travailler avec les faiblesses ». Les années 80, cette idée de femme indépendante à épaulettes, ça n’a plus beaucoup de sens aujourd’hui. Nous sommes complètes avec nos forces et nos faiblesses. Il y a cette transparence, cette acceptation de montrer les deux faces, chez toutes les femmes que j’aime. Je crois que tu as mis en scène un spectacle autour de Sylvia Plath ?

SB  Oui, elle a une histoire tragique, elle s’est suicidée à l’âge de 30 ans, et pour autant, je me suis beaucoup reconnue en elle car elle était aussi une midinette. Elle n’était pas torturée comme pouvait l’être Sarah Kane. Quand tu lis son journal, tu la découvres en train de se regarder dans le miroir, à se demander si elle est bien habillée, à parler des nouvelles chaussures qu’elle a achetées. Je me reconnais en elle car moi aussi je suis parfois légère, obsédée par ces petits détails, et ça n’est pas pour autant que je n’ai pas des choses plus profondes à dire.

NRL  Toutes les femmes artistes que l’on admire travaillent sur ces oppositions. Il y a cette œuvre de Chantal Akerman que j’adore  : In the Mirror. C’est juste une femme qui se regarde dans le miroir d’une armoire et qui décrit son corps. C’est d’une simplicité extraordinaire et c’est très fort.

SB  Est-ce que le futur est un sujet qui te parle ?

NRL  Je suis très sur le présent. Pour moi, la seule question liée à celle du futur concerne la Terre. Le rapport à la technologie, c’est bien, mais je n’arrive pas à me concentrer dessus car il y a des choses plus préoccupantes. Je me demande s’il y a surtout des moyens de faire quelque chose maintenant pour notre planète car c’est extrêmement urgent. 

SB  Je suis complètement d’accord avec toi. 

NRL Il faut se poser les bonnes questions : qui on est, comment on vit, qu’est-ce qu’on fait. 

SB  J’ajouterais qu’il faut recréer du sens. Du lien.

NRL  De l’intelligence. 

SB  Dans ma génération, je ressens cette perte de sens. On traverse une crise identitaire.

NRL  Pour moi le vrai futur est de revenir à des problèmes très simples. Je pense notamment au texte de la céramiste Valentine Schlegel, qui a écrit ces phrases très simples dans l’un de ses catalogues. Cela s’appelle « notes pour un scénario d’un film autobiographique » : 

Je bats la terre
Je pose du plâtre
Je pioche un mur
Je pioche la terre
Je cloue du cuir
Je coupe du bois
Je rame
Je tourne un pot
Je fais des confitures
Je sculpte du bois
Je rame
Je mets mes godillots
Je roule pieds nus à la plage un cordage
Je plante
Je coupe les arbres
J’épluche
Je ramasse tout à la plage
Je brode

C’est très simple, c’est réduit à presque rien, et pourtant, je pense que le futur se rapporte peut-être à ça. Tout le reste abîme la planète. Comment faire que ces quelques lignes aient de la valeur ? C’est ça qui est important.

SB  Face à l’immobilisme, il faut revenir à des choses essentielles.

NRL  Un peu d’idéalisme, un idéalisme simple et courageux,
serait bien.

Sororité absolue

Face à un patriarcat déclinant et ravageur, Laura Coulson prône un futur féminin aux valeurs salvatrices, entre solidarité, compassion et transmission.

Lire la suite Fermer

Généalogies du futur

Kapwani Kiwanga

Il est toujours intéressant de voir comment circulent et évoluent les concepts, les appellations, les labels. La destinée fascinante des mots. Ainsi va du terme afrofuturiste qui depuis son apparition sous la plumede Mark Dery en 1994, a vécu déjà plusieurs vies. Sun Ra fait résonner les cuivres de la diaspora électronique des années 2000, basse en avant, des ruines de Detroit aux radios pirates de Londres. Sam Delany cruise dans les cinéma new-yorkais et invente avec Octavia Butler des mondes où d’autres genres et sexualités sont possibles. Et l’Europe danse sur les rythmes techno de l’Underground Resistance. Fin de la première bobine.

Un concept c’est un outil utile, unificateur, prenez le terme diaspora par exemple, mais l’outil est de sable, il ne tient que le temps de se dire et s’effrite aussi vite qu’il a été assemblé. L’espace culturel de l’Atlantique Noir est né au bord des plaques tectoniques et se nourrit des séismes successifs des vagues divergentes du cool, de l’adoubement par les milieux culturels et académiques qui ne savent trop quoi faire de ces Noirs et de leurs expressions que de les mettre en cage pour pouvoir mieux les étudier, les appréhender, les classer. Les rendre réels tout en s’efforçant de les effacer. Parce que les Noirs n’existent pas dans cette société. L’afrofuturisme est au cœur de l’expérience Noire, il est le point nodal qui relie tous les fils de la toile diasporique. 

Tu es Noir et tu regardes vers le ciel : afrofuturiste. Tu fais de la techno à Soweto. Afrofuturiste. Tu tries les déchets informatiques dans un dépotoir de Lagos : afrofuturiste. La seconde bobine s’effrite. Mais la force de la diaspora afroplanétaire c’est cette capacité au recyclage, à l’hybridation, à pouvoir sentir le sens du vent et s’en servir pour renvoyer les préjugés par l’ascenseur par lequel ils sont arrivés. Hollywood vomit un Black Panther américain jusqu’au cliché, alors que du Togo au Nigéria, de Dakar à Kinshasha, on entame une troisième bobine afrofuturiste, entre réalisme magique et spéculations, entre culture de masse et mondes de l’art contemporain. 

Afrogalactica, le projet proprement labellisé afrofuturiste en trois volets de Kapwani Kiwanga, naît au cœur de cette histoire, en 2012. Artiste, formée à l’anthropologie, Kapwani Kiwanga dessine, dans son travail aux contours multiples, une véritable phénoménologie Noire, celle de peuples dispersés mais toujours en lien, traversés par des savoirs qui sont communs et divergents en même temps. Elle cultive avec exigence et minutie, au fil de ses recherches et expositions, la fragilité et la nuance qui s’exprimait déjà dans Bon voyage, son film de 2005, réalisé pour la BBC. Déjà, il s’agissait de récit, de diaspora, de mythes, de corps déplacés, broyés par la machine travail. Notre discussion s’ouvre sur le deuxième volet du projet, The black star chronicles.

Peggy Pierrot          Pouvez-vous m’expliquer ce qui a motivé Afrogalactica II ? 

Kapwani Kiwanga  C’est la suite d’une série de trois conférences performées où j’incarne un scientifique du futur. C’est un projet qui a commencé en 2012, donc ça date un peu. Ces performances, je les réactive lorsque l’on m’invite à en livrer une interprétation, mais je ne les retravaille pas. Le premier volet, qui devait être le seul au départ, c’est un peu « afro-futurisme 1.01 ». Je parle de certains artistes afro-américains. En travaillant sur ce premier volet, j’ai pris conscience qu’il n’y avait pas de place pour les questions et points de vue féminins et les questions de genre dans ce que j’explorais et en même temps je n’arrivais pas à tout faire rentrer de ce que j’avais amassé. deuxième volet, parce qu’il ne servait à rien de forcer, d’essayer de tout faire entrer dans une seule performance. J’ai fait comme un abécédaire de l’afrofuturisme. Du coup, j’ai construit le second volet en prenant Octavia Butler comme point de départ. Il y a certains de ses livres que j’aime plus que d’autres, et plus que la forme ou certaines phrases, ce sont
ses idées que j’adore. 

Peggy Pierrot            Quel était votre point
de départ dans l’œuvre d’Octavia Butler ?

Kapwani Kiwanga Le point de départ c’était le premier tome de la Xenogenesis, Dawn et cette idée qu’après la séparation d’avec la terre, inhabitable, le fait de se retrouver dans un vaisseau perdu dans l’espace est l’occasion de  se repenser un peu, de repenser la société. Je pars d’une situation fictive et je retrace l’histoire avec des archives populaires qui montrent la création de races et de genres comme un processus intentionnel, que la création des hommes et des femmes résulte d’une intention. Je puise des exemples chez différents penseurs, je refais la généalogie des catégories. Par exemple,  je mentionne le cyborg et
le travail de Donna Harraway. J’explore aussi le concept américain de miscegenation, qui n’existe pas vraiment en français — on dirait amalgamation ce qui n’est pas très joli. C’est le mélange des races qui est exposé dans ce cadre.

Kapwani Kiwanga, Jalousie, 2018.
Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la Galerie Jérôme Poggi, Paris.

Kapwani Kiwanga, Vumbi, 2012.
Photographie numérique, tirage pigmentaire couleur.
Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la Galerie Jérôme Poggi, Paris.

l’Europe et l’Afrique, où on se projette dans un futur. Je pense que c’est afrofuturiste même si la technologie n’est pas mise en avant, car il y a la question du temps, celui avant et celui après nous, ce temps qu’on ne voit pas à l’œil nu.

La plaque européenne avance vers la plaque continentale africaine. On pense qu’elle passera en dessous à terme. On parle de temps géologiques ici. De centaines de milliers d’années. Cette question des continents tels qu’on les connaît est temporaire, cela changera comme cela a déjà changé.

Peggy Pierrot            Le lien entre la géologie et les minéraux est intéressant. On sait qu’on se tourne pour l’archivage longue durée vers le minéral. La relation à la pierre et à la transmission. On a reçu beaucoup d’archives gravées dans la pierre, que ça soit la pierre de Rosette ou les Tables de la Loi, pour en revenir aux questions mythologiques et religieuses. On sait aujourd’hui que les supports d’archivage numérique sont limités dans le temps et on cherche du coté des minéraux des façons de transmettre à plus long terme que sur les disques durs sur lesquels nous basons toute notre mémoire aujourd’hui.

Kapwani Kiwanga  La transmission orale persiste plus que par exemple les manuscrits de Tombouctou qui peuvent brûler, les informations sont peut être codées dans les histoires, mais sont plus sûrement gardées dans les coffres-forts du langage.

Peggy Pierrot            Évoquons le Sun Ra Repatriation Project. D’où vient l’idée du portrait-robot et l’idée de l’envoyer dans l’espace par radio transmission ?

Kapwani Kiwanga  L’idée a été de recom-poser un portrait de Sun Ra à partir du souvenir des gens qui ont travaillé avec lui. C’est le portrait qui ressort de ces souvenirs, un portrait- robot qui ne lui ressemble pas physiquement mais qui est le fruit fidèle de ces souvenirs, et qui nous renvoie à des thématiques qu’il a creusé, ce qu’est l’essence, la représentation au delà de l’image. La limite de l’image qui représente l’humanité et qu’on envoie à travers l’espace. On a peut-être quelque chose de plus juste avec quelque chose qui n’est qu’un collage de souvenirs qu’avec une vraie photographie. C’est de là qu’est partie l’idée du portrait-robot, avec l’idée aussi de questionner cette façon de représenter les gens qui est aussi une partie du système de violence de l’image et de la représentation dans un contexte sécuritaire.
La radioastronomie est venue quant à elle parce que c’est un des moyens les plus faciles pour faire voyager des données à travers l’espace et le temps. Ça m’a semblé être le meilleur moyen de communiquer sur de longues distances. C’est aussi un clin d’œil à la période de la guerre froide où beaucoup d’argent a été mis dans la conquête spatiale. C’était le vecteur qui permettait de lier ma pratique et tous ces travaux de recherche de vie extra- terrestre, et les thématiques abordées par Sun Ra lui-même.

 

Le troisième volet, qui date de 2014, s’appelle Deep space scrolls, (les manuscrits des confins de l’espace). Il fait la même durée mais effectue une sorte de retour au continent africain pour puiser dans les connaissances astrales et astronomiques anciennes, dans les runes et les ruines de l’empire zimbabwéen. Le contexte fictif de cette partie ce sont des relations qu’il y aurait eu entre des nations extra-stellaires et des humains dans le passé. Je creuse cette idée que la connaissance, la vie, vient d’ailleurs…

Peggy Pierrot            Vous avez évoqué plusieurs fois le rapport au savoir, à l’académie.

Kapwani Kiwanga  J’essaye toujours d’avoir différentes tonalités : académiques, des histoires du folkore, de la mythologie, des chansons traditionnelles ou populaires, mes mots, mes notes personnelles surtout. Je travaille toujours différents types de textualité pour garder un coté polyforme et une multivocale. J’ai une formation en religions comparées, et j’ai été vers l’art parce que ça m’intéressait, c’est pas anodin, cette dimension philosophique et spirituelle. Elle s’exprime au travers de langages codés, je continue à creuser cela dans mon travail sur les croyances au sens large, juste la force de croire m’intéresse, que ça soit une croyance spirituelle ou politique.
J’ai un autre corpus qui parle du futur, à travers le rapport géologique entre

Peggy Pierrot            Dans votre travail, il y a aussi les archives qui dénotent d’un intérêt fort pour la relation passé/présent/futur. Je pense à votre travail sur les Maji Maji.

Kapwani Kiwanga  Ma relation aux archives… Au départ ce ne sont pas tant les archives en tant que telles qui me motivent, mais d’abord l’envie de regarder, de poser des questions sur les événements, d’explorer ce qui a pu se passer. Ma recherche sur les Maji Maji commence d’abord par des histoires racontées par des personnes, oralement, un autre type d’archive en quelque sorte. D’une certaine façon, je pose la question du document : qu’est-ce qu’un document qui a valeur d’archive ? Quels matériaux sont reconnus comme témoins ? Et quelle place laisse-t-on à l’invisible ? À ce qui n’est pas écrit, pas calligraphié, pas photographié — la matérialité entre l’oral et l’écrit. La matérialité de manière générale, celle de la société occidentale dans laquelle j’ai grandi et j’évolue, dans laquelle ce qui existe doit être tangible parce que si c’est là physiquement ça existe et si ça n’est pas là, matériellement, ça n’existe pas. 
C’est la question de ce qui est occulté et effacé, dans les archives, qui m’intéresse. Du coup, pour rester dans cette thématique du futur, ce sont des archives accessibles avec lesquelles je travaille, des images que parfois on connaît déjà. C’est un processus de comprendre comment on en arrive à maintenant. Mais les archives ne sont pas quelque chose de sacré, d’hyper protégé. Pour moi les archives doivent être ça, manipulées, usées, vivantes. Dans mes installations lorsqu’elles sont présentes, quand elles existent, je fais de façon à ce que les personnes puissent les manipuler, ou moi-même je les manipule, je les plie, afin que les archives ne deviennent pas trop autoritaires, trop figées.

Peggy Pierrot            Autoritaires ?

Kapwani Kiwanga, White Gold Morogoro, 2016.
Vue de l’exposition « Ujaama » à la Ferme du Buisson, 2016.
Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la Ferme du Buisson. © Emile Ouroumov

Kapwani Kiwanga  Qu’elles ne parlent que d’une seule voix, hégémonique, qu’elles ne laissent pas de place à l’interprétation. Je fais référence aussi à l’autorité de celui qui peut dire, à l’autorité des faits. Derrière l’idée de faire ces conférences- performances, il y aussi une idée d’investir cet endroit de savoir qu’est la conférence, qui est aussi un de ces espaces autoritaires et espace de transmission comme l’archive. J’ai aussi envisagé cette forme car j’étais agacée d’entendre des gens parler avec autorité, avec un manque d’humilité dans leur relation à la transmission.

Peggy Pierrot            Est-ce que ça veut dire que vous n’avez pas de passion particulière pour les récits spéculatifs, la science-fiction  ou d’autres genres…

Kapwani Kiwanga  J’aime tout ce qui est fantastique, j’ai toujours été intéressée par le cinéma de zombies, par les vampires. La spéculation vient plus de la lecture de Butler. La spéculation comme méthode ou stratégie m’intéresse politiquement. C’est devenu plus clair au fur et à mesure que je formulais ce projet.
Mais le pouvoir de lutte et le pouvoir du récit ont toujours été en moi, la narration est au cœur de ce que je fais même si c’est de manière éclatée, que ce n’est pas toujours mis en avant. Les récits spéculatifs ou fantastiques, c’est une autre façon de regarder les mythes ou plutôt, je devraisdire les langages codés, les langages symboliques que je trouve assez forts. Ils travaillent sur différents niveauxde conscience et c’est ce qui m’intéresse.  Après cette période afrofuturiste et de science-fiction entre guillemets, je continuemais autrement, pas forcément en traversant mes spéculations ou récits personnels, à suivre et creuser des spéculations faites par d’autres personnes en ce qu’elles permettent de créer quelque chose de nouveau. La spéculation a une force politique. On voit les effets de pouvoir du récit dans nos sociétés, dans les familles. On le voit dans les chances qu’on se donne et que l’on donne aux autres.

Kapwani Kiwanga, vue de l’exposition « The sum and its parts », Reva and David Logan Center for the Arts, Chicago (États-Unis), 2017.
Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la Galerie Jérôme Poggi, Paris.

Le langage performe, on le voit, alors la spéculation c’est se donner la possibilité de voir les choses différemment, c’est nous autoriser à penser que d’autres choses peuvent exister, que l’on est pas si loin que ça de voir nos pensées se matérialiser. La spéculation peut-être de tout ordre. Puisque que je performe dans le registre universitaire, ce n’est pas de la narration littérairecomme peut le faire un écrivain. Je me plonge dans les termes et tournures de phrases universitaires. Mais il y a d’autres spéculations dans le politique, le Black Panther Party dansses choses bien ou moins bien tenait de ce type de tentative. C’était aussi une spéculation : et si on prenait les armes et on s’occupait de nous-même ? La spéculation c’est partir de cet état présent et se projeter dans un futur imaginé qui soit autre. De manière générale, il y a une obsession du futur auquel s’ajoute une angoisse. On peut regarder à quel moment de l’histoire sortent le plus de films apocalyptiques, l’angoisse du futur c’est d’abord l’angoisse du présent.

Présence à l’instant

Le futur n’est qu’anticipation. Marton Perlaki connecte ce temps en suspens avec la danse, entre instantané et improvisation.

De la Terre à la Lune

Fondée en 1958, la NASA — l’agence spatiale des États-Unis —  est l’une des organisations mondiales la plus investie dans la conquête de l’espace, comme en témoigne cette iconographie historique.

Lire la suite Fermer

Nouvelles de demain

Rirkrit Tiravanija

L’artiste thaïlandais Rirkrit Tiravanija est volontiers reconnu comme l’un des plus influents de sa génération.
  Ses travaux défient les descriptions traditionnelles car sa pratique associe la créationclassique d’objets, les perfor-mances, publiques ou privées, l’enseignement ainsi que d’autres formes de services publics et d’actions sociales. Il invite le spectateur à prendre part à l’expérience en temps réel et à l’échange dans la création artistique.
Participer et faire participer sont des éléments-clés dans la pratique de Tiravanija. Comme il le dit lui-même, le terme « relationnel » peut s’appliquer à la majeure partie de ses travaux. Ses œuvres, qui explorent le rôle social de l’artiste sont, pour le curateur Nicolas Bourriaud qui les a régulièrement citées, représentatives de sa conception de l’art relationnel.

 

 

Hamid Amini             Votre dernière exposition à la galerie Gavin Brown’s Entreprise présente une série de tableaux inspirés par Philip Guston, représentant un mur et faisant clairement référence à l’autorité. Selon vous quels changements sont apparus dans l’art depuis l’investiture de Trump ?

Rikrit Tiravanija      L’opinion s’est beaucoup divisée. Il y a davantage d’ignorance, de peur, et avec l’investiture de Trump, les nationalistes (blancs) se sont enhardis. Le monde de l’art est pris au piège du mondialisme et des profits de l’économie de marché. L’art devient hors de propos, il se met à genoux et se voit réduit à un simple produit décoratif.     

Hamid Amini             Pensez-vous qu’il existe une différence entre les artistes occidentaux et les artistes des pays d’Asie ? Dans une interview, vous déclarez que les artistes asiatiques n’ont rien d’autre qu’eux-mêmes comme point de départ… Comment avez-vous débuté ? Étiez-vous déjà bien familiarisé avec l’histoire de l’art ? Comment vous frayiez-vous un chemin dans l’histoire de l’art occidental en tant que thaïlandais ? Et ces questions sont-elles même pertinentes ? 

Rikrit Tiravanija      Selon moi, l’amnésie de l’histoire (du passé) résultede la modification des lieux de création, et de la nature de l’art et de son univers. Je pense donc qu’il est important de comprendre vraiment l’histoire, les traditions, les intentions et les combats, de trouver comment on peut appliquer ses idées dans le monde actuel et d’avancer vers l’avenir.   

Hamid Amini             Vous travaillez souvent à partir de l’absence d’objets ou d’actes. Vos cours s’intitulent en général « Comment ne pas travailler » ou « Créer sans objets ». Pensez-vous qu’il existe une présence dans l’absence ? Comment traitez-vous la notion de manque ? 

Rikrit Tiravanija      Le manque est la peur de l’absence, mais là encore je pense qu’il s’agit de la perspective culturelle que chacun de nous entretient avec la valeur de la vie. Nous naissons nus et nous quitterons ce monde sans objets, c’est inévitable, et le fait de bâtir son existence sur de faux postulats est au cœur des problèmes du monde dans lequel nous vivons. Je pense que les objets n’ont pas de valeur à moins qu’on les utilise, et c’est à travers leur utilisation qu’ils trouvent leur signification, que les relations apparaissent.

Hamid Amini             La cuisine est essentielle dans votre pratique. En 1992 vous avez mis en place une exposition baptisée Untitled (free) à la 303 Gallery, à New York, convertie pour l’occasion en cuisine où vous avez servi gratuitement du riz au curry thaï. Cuisinez-vous parfois seul, pour vous ? 

Rikrit Tiravanija      Tout le temps.

Hamid Amini             Quelle est votre boisson préférée ?

Rikrit Tiravanija      Le Negroni.

Hamid Amini             Vous semblez beaucoup apprécier le rôle d’enseignant. Que vous apporte l’enseignement ? Pensez-vous que tous les artistes devraient enseigner au cours de leur carrière ? Comment définiriez-vous le terme de générosité dans votre pratique ?

Rikrit Tiravanija      J’enseigne parce que j’aime rencontrer des gens, ça me permet de rester en contact avec les autres. Mais c’est aussi un acte d’opposition, car je n’adhère pas à l’idée d’ « apprendre » aux autres comment devenir artiste. Je trouve que l’institution de l’enseignement et l’étude (de l’art) relèvent d’une démarche erronée. On professionnalise quelque chose qui devrait être entre les mains d’amateurs. Je ne pense pas que les artistes doivent devenir des professionnels, je suis devenu artiste parce que je ne voulais pas être un professionnel. C’est contre-intuitif.

Rirkrit Tiravanija, « Une rétrospective (tomorrow is another fine day) », Paris-Musées, Paris, février 2005.
Conception graphique de M/M (Paris).

Rirkrit Tiravanija, « Une rétrospective (tomorrow is another fine day) », Paris-Musées, Paris, février 2005.
Conception graphique de M/M (Paris).

La vie en noir

Profondes et noires comme le cosmos, les images de Liam Warwick se lisent autant comme une allégorie monochrome du futur que comme un espace mental en expansion.

Lire la suite Fermer

Le secret des oasis

Loïc HenryGolgotha

Note: Cette nouvelle est écrite en forme de spirale : le premier chapitre est au centre puis le récit ondule d’avant en arrière pour atteindre ses deux extrémités, le début et la fin.

STANCE 4

Le char à voile glissait dans le désert sans se soucier des pierres qu’il projetait au loin. Son ombre vespérale se dilatait ou se condensait sur la rocaille au gré de la topographie et du cap choisi par le navigateur. Le sol irrégulier sous les larges roues et la colère du vent dans le grand hunier inquiétaient un peu Hegazti, qui craignait qu’une rafale fourbe ou qu’une roche ne déséquilibrât leur embarcation. Les deux autres passagers ne semblaient guère s’émouvoir des embardées et des accélérations subites ; aucun d’eux ne doutait des talents de l’homme qui s’affairait près de la poupe. Le char serpentait dans les canyons, contournait les amas rocheux et se jouait du dénivelé pour rejoindre l’oasis de l’Arlequin, située à plus de trois cents kilomètres de leur point de départ.

Personne ne parlait ; la plainte des voiles, le claquement des haubans et l’entrechoquement des pierres rendaient toute conversation vaine. Chacun contemplait le désert : les falaises fauves illuminées par le crépuscule, les champs de cailloux acérés à tribord, les sommets asymétriques à l’horizon. Combien de fois ses compagnons avaient-ils accompli ce voyage ? Yahto se trouvait à la lisière de l’âge mûr ; quelques traces blanches parsemaient sa chevelure ébène et de fines ridules s’invitaient sur son visage glabre. S’il était un peu jeune pour exercer de telles responsabilités, que dire de Kiyoe ? À peine sortie de l’adolescence, elle promenait sa silhouette éthérée sur le pont tandis que ses yeux en amande voletaient sans cesse, comme pour lamper les paysages jusqu’à plus soif.

Images par Golgotha

« Drôle de binôme », pensa Hegazti.

D’habitude, ses interlocuteurs observaient à la dérobée sa longue crinière blanche et les sillons que le temps avait creusés sur son visage pendant plus de neuf décennies. Pourtant, depuis son arrivée trois jours plus tôt, personne n’y prêtait attention. Dans les regards furtifs et les moues éphémères, elle ne lisait ni incrédulité ni doute, comme si tout le monde se moquait de son apparence.

Au loin, les premières flèches transperçaient l’horizon. Hegazti comprit vite que les distances étaient aussi trompeuses dans le désert qu’en mer :
il leur faudrait encore plus d’une heure pour atteindre leur destination. Elle avait choisi ce lieu le matin même pour échapper à l’emprise doucereuse de la capitale et pour quérir des tranches de vie plus naturelles, moins scénarisées.

« Ils n’auront pas le temps de tout préparer, cette fois », songea-t-elle.

STANCE 5

« Qui voulez-vous rencontrer ? »
La question de Kiyoe surprit Hegazti.
« Le chef de cet endroit. Je ne sais pas comment vous l’appelez… »
Yahto et Kiyoe échangèrent des regards gênés, comme pour laisser l’autre trouver une réponse appropriée. L’homme se lança enfin :
« Dans quel domaine ?
– En général… Qui coordonne la gestion de l’oasis de l’Arlequin ? »
Recroquevillée sur elle-même, Kiyoe souffla, d’une voix à peine audible :
« Personne. »

Hegazti s’efforça de ne pas laisser transparaître son agacement, car elle sentait ses interlocuteurs sincères. « Dans une situation où les pouvoirs sont partagés, cherche celui qui choisit la répartition des richesses et celui qui détient l’usage de la force ; s’il s’agit de la même personne, tu auras trouvé le chef, quel que soit son titre », lui avait dit un de ses premiers professeurs.

« Qui prend les décisions budgétaires ?
– Personne, répéta la jeune femme.
– Qui dirige l’armée, la police ?
– Il n’y a pas de militaires ou d’unités de maintien de l’ordre ici. »
D’un sourire, Hegazti balaya l’instant, comme si le sujet n’avait pas d’importance :
                 « Nous pouvons nous promener à notre guise ?
– Oui, bien sûr, répondit Yahto. Souhaitez-vous que nousvous accompagnions ?
– Avec plaisir, vous me guiderez… »

L’oasis se composait de plusieurs niveaux autour des trois bassins. Les réservoirs supérieurs, situés aux deux extrémités de la cité et distants d’à peine trois kilomètres, couvraient chacun une surface proche de deux hectares. Les abords n’étaient pas aménagés, et les rares bâtiments qui les ceignaient semblaient remplir une fonction utile plutôt qu’esthétique ou d’habitation, peut-être pour récolter l’eau potable. En contrebas, la ville s’étirait autour d’un large étang elliptique, alimenté par des canaux qui ondulaient le long de la roche. Au vu de la superficie et de la densité de construction, Hegazti estimait la population à environ quarante mille âmes. Le trio chemina sans but réel dans la cité pendant une heure. À chaque carrefour, Hegazti choisissait l’artère la plus peuplée : l’humain était sa matière première, et elle n’avait pas besoin d’échanger avec les habitants pour déceler les signes non verbaux, plus révélateurs et plus fiables que les paroles. Elle exerçait ses talents de pyscho-éthologue pour la Ligue depuis plus de sept décennies, sur la base d’un concept fondateur : personne ne pouvait comprendre les interactions humaines en profondeur sans intégrer leur part d’animalité. Comme tout groupe de mammifères, femmes et hommes répondaient à des codes sociaux façonnés par des millénaires d’évolution. Les sociétés humaines étaient plus complexes que celles des singes ou des cétacés, mais il s’agissaitd’une différence de degré et non d’état.

Plus le temps passait, plus Hegazti se sentait mal à l’aise. À moins d’une comédie collective, la multitude d’individus croisés aurait dû lui permettre d’esquisser une carte liminaire de cette micro-société et de déceler les premières émotions récurrentes. Dans les échanges qu’elle avait observés lors de leur balade, elle n’avait pas discerné les indices habituels : le jeu subliminal d’un mâle dominant au milieu d’un groupe, le regard acerbe des femmes quand une vénus locale attirait l’attention des hommes alentour, les tics de communication des marchands face à leurs clients. Tout était à la fois plus neutre et plus dense, comme lors de ces rares moments de magie avec un ami où l’on abandonne les masques conscients et inconscients.

Un instant, elle oublia les habitants pour se concentrer sur le lieu. S’ils n’affichaient pas de richesses ostentatoires, les bâtiments et la voirie semblaient propres et en bon état ; aucune trace de pauvreté ne parsemait les quartiers. Bien entendu, quelques heures étaient suffisantes pour écarter les mendiants et enfermer les fauteurs de troubles, mais pas pour rénover les routes et les murs ou pour s’occuper de l’apparence de toute une population.

STANCE 3

Accompagnée de Kiyoe et Yahto, Hegazti avait l’impression de déambuler dans un gigantesque parc d’attractions à l’échelle d’une ville. Chaque habitant de l’oasis de la noix vaquait à ses occupations — réelles ou factices ? — sans se soucier des dignitaires ou de l’étrangère à leurs côtés. Personne ne les apostrophait, ne les félicitait, ne les critiquait ou ne leur soumettait une quelconque requête. Ce simple fait sonnait faux : dans quel monde les symboles du pouvoir passaient-ils inaperçus lorsqu’ils se promenaient dans les rues sans escorte ?

En connaisseuse, elle apprécia le travail nécessaire à une telle perfection : pas un geste ou un mot ne venait troubler le tableau idyllique, pas même une œillade involontaire ou un éclat de voix au loin. Certes, la visite de l’émissaire de la Ligue était annoncée depuis des mois, mais une telle organisation révélait que cette planète souhaitait à tout prix cacher un lourd secret.

Elle décida de tester un habitant au hasard, autant pour étudier ses réactions que celles de ses deux compagnons de marche. Elle s’approcha d’un homme seul, assis sur un banc :
« Bonjour, je m’appelle Hegazti. »
Nullement surpris, l’inconnu se tourna vers elle.
« C’est un nom étrange, je ne l’avais jamais entendu avant. De quelle oasis venez-vous ?
– Aucune, je viens d’ailleurs.
– Vraiment ? »

Il se redressa, soudain intéressé.
« Nous sommes d’habitude à l’écart des traces commerciales, touristiques ou militaires.
                 – Et pourquoi, à votre avis ?
– Makhtesh n’offre aucune utilité géopolitique et n’est pas riche de minerais ou de matières premières. Et peu de Seuils sont en lien    avec notre planète.
– Vous êtes tranquilles, en somme. »

L’homme sourit de ce résumé.
« Oui, c’est un peu cela…
– Et vous n’avez pas envie d’aller voir ailleurs ?
– La situation est tendue en ce moment, non ?
– Cela dépend où… Il y a en effet quelques différences de vues sur la souveraineté de plusieurs planètes. »

Hegazti s’en voulut un peu de son euphémisme : un tiers des mondes étaient en conflit ouvert avec un autre, sans compter les guerres civiles. L’homme enchaîna aussitôt sans argumenter :
« Et d’où venez-vous ?
– De Johor.
– C’est une planète de la Ligue, non ?
– Oui.
– La Ligue… murmura-t-il. J’espère que vous n’amenez as la mort avec vous… »

Malgré la force des paroles, le ton était candide, presque désinvolte. Hegazti s’apprêtait à nier, mais ces décisions ne dépendaient pas d’elle ; elle s’en tira avec une pirouette.
« Vous croyez que la Ligue écoute les conseils d’une vieille femme peur ses choix militaires ? »

Ils continuèrent à deviser quelques minutes : l’homme se comportait de manière naturelle. « Apparemment naturelle, presque trop… », pensa la psycho-éthologue.

Elle rejoignit Yahto et Kioye pour poursuivre leur flânerie dans la cité ; Hegazti s’adressait aux habitants de temps à autre et recevait en retour des réponses directes, naïves parfois. Enfin lassée, elle se dit qu’il fallait mettre un terme à cette mascarade.

« J’aimerais visiter une autre oasis.
– Oui, si vous voulez, murmura Kiyoe. Laquelle ? »
Hegazti s’attendait à une suggestion. Elle savait que ses hôtes imaginaient un déplacement en aéronef ; aussi, elle biaisa :
« Vous avez une carte ? »
Yahto lui tendit une console dont l’image était centrée sur leur position. Hegazti joua un instant avec les fonctionnalités du logiciel avant de leur montrer un point plus à l’est.
« Là. »

De concert, Yahto et Kiyoe se penchèrent pour lire le nom du lieu. La jeune femme fut la plus prompte à réagir.
« L’oasis de l’Arlequin ? Il n’y a pas d’astroport là-bas : le trajet se fait généralement en char à voile. Quand voulez-vous partir ?
– Dès que possible.
– Cet après-midi ?
– Parfait. »
Habituée aux échanges diplomatiques, Hegazti masqua sans peine sa surprise : elle s’attendait pourtant à une litanie de motifs fallacieux pour la détourner de son choix ou pour retarder leur départ, et non à un accord aussi rapide et inconditionnel.

STANCE 6

« D’après ce que j’ai compris, vous gérez l’approvisionnement  en céréales de la cité… », souffla Hegazti.

Genos, un petit homme rondelet au visage d’ange, hocha la tête de droite à gauche, à mi-chemin entre l’approbation et le rejet.

« Oui et non. J’importe en effet des céréales, mais aussi des fruits,    des légumes, du poisson, de la viande : tout ce qui est alimentaire et non raffiné, non traité. Toutefois, je ne suis pas seul : nous sommes    quatre dans ce cas, plus d’autres intervenants mineurs pour lesquels    cela représente une activité annexe.
– D’accord. Et qui dirige cette activité au niveau de la ville ? »

Genos se figea comme si la question n’avait aucun sens puis finit
par murmurer :

« Personne. Je suis libre de commander ce que je veux
et de le vendre ensuite.
– Les autres aussi ?
– Oui, bien sûr. »

Avec une pointe d’amusement, Hegazti songea que cela plairait aux dirigeants de la Ligue, qui s’était d’abord façonnée comme une alliance commerciale de planètes à vaste potentiel marchand.

Dans l’histoire de l’expansion spatiale, l’économie de marché n’était pas le système majoritaire, non par manque d’efficacité, mais parce qu’il était intrinsèquement fragile. Les guerres, les révolutions, les religions, la fracture de la société en communautés polarisées, les injustices et les inégalités — réelles ou perçues — lui portaient en général un coup fatal avec l’arrivée aux commandes d’un homme fort, qui choisissait souvent de consolider son pouvoir en encadrant la sphère économique.

« Le système est le même pour toutes les oasis de Makhtesh ?
– Oui.
– Et les règles sont fixées à l’échelle planétaire ou locale ? »

À nouveau, Genos oscilla, indécis, avant de répondre :
« Il n’y a pas de règles…
– Pour les contrats par exemple, comment…
– Il n’y a pas de contrats, l’interrompit-il.
– Pardon ?
– Nous nous mettons d’accord, voilà tout.
– Et en cas de problème ? »

L’homme haussa les épaules, comme pour signifier que le sujet ne revêtait pas la moindre importance pour lui. Son attitude reflétait pourtant une franchise absolue, sans aucun signe usuel de mensonge. Ils discutèrent encore quelques minutes puis elle rejoignit Yahto pour lui soumettre la question qu’elle rechignait d’ordinaire à poser, préférant déduire la réponse elle-même à partir de ses observations.

« Quel est le système politique de Makhtesh ? »
Yahto lui décocha un sourire solaire.
« Aucun.
                 – Qui gouverne les oasis ? Et la planète ? »

Avant même qu’il ne réplique, Hegazti savait quel mot il allait prononcer :
« Personne. »

Elle s’approcha de son interlocuteur pour ne pas perdre les signes verbaux ou corporels : le moindre détail pouvait livrer autant d’informations qu’un long discours. En articulant chacun de ses mots, Yahto expliqua :
« Ici, les systèmes politique et économique sont fractals : ils sont invariants par changement d’échelle. Les diverses activités ne sont pas régulées, pas plus dans les oasis que sur la planète elle-même. Notre seule concession est une capitale tournante parmi les cités en bord de mer pour les échanges avec l’extérieur. Cette année, c’est l’oasis de la noix qui tient ce rôle.
– Et comment Kiyoe et vous-même avez-vous été choisis ? Élus, désignés, nommés…
– Nous étions disponibles au moment de votre venue, c’est tout. »

Hegazti ne répondit pas ; elle avait besoin de réfléchir. Parmi la myriade de mondes qu’elle avait visités au cours de sa vie, elle avait observé de nombreux régimes politiques : monarchie, théocratie, démocratie, oligarchie sous maintes formes et systèmes autoritaires à foison — dictatoriaux, militaires, collectivistes. Quelle qu’en soit la variante, jamais elle n’avait rencontré d’anarchie fonctionnelle à l’échelle planétaire. Même les expériences en cercle plus restreint débouchaient tôt ou tard sur une voie plus classique, le plus souvent après un bain de sang. Les explications étaient multiples, mais Hegazti considérait que l’anarchie contredisait les normes éthologiques que l’évolution avait imprimées en l’homme. Les sociétés, comme la nature, avaient horreur du vide : in fine, quelqu’un détenait le pouvoir, prenait les décisions pour le groupe, accumulait plus de richesses que son voisin ou connaissait plus de succès avec le sexe opposé — ou le même, c’était selon. Les chimpanzés mâles se battaient parfois à mort pour occuper le sommet de la pyramide afin de bénéficier des faveurs des femelles les plus séduisantes ; les rats développaient une organisation exploiteurs, exploités, autonomes, souffre-douleurs ; dans une meute de hyènes tachetées, les femelles étaient toujours dominantes, et ce trait héréditaire condamnait ainsi à mort toutes les sœurs de la portée.

Le monde décrit par Yahto n’était pas crédible pour une psycho-éthologue expérimentée comme Hegazti.

STANCE 2

Le Seuil reliait une planète mineure en cours d’affiliation à la Ligue avec Makhtesh. Il s’ouvrait au fond d’un abysse de presque douze kilomètres de profondeur, à mi-chemin entre le tropique et le pôle Nord. Hegazti connaissait déjà le pilote, Nuz, un ancien Explo qui avait abandonné la topographie et la recherche des Seuils à l’aube de son demi-siècle pour une place plus tranquille au service de la Ligue. Bien que taciturne, son compagnon de voyage ne lui déplaisait pas ; leurs conversations étaient rares, mais denses, sans passage obligépar de stériles discussions visant seulement à meubler le silence.

Elle avait appris la veille que Nuz avait participé à la découverte de deux Seuils au cours de sa carrière, dont l’un reliait l’immense mer intérieure de Johor à un monde emmailloté par des océans colériques, riches d’hydrocarbures. Au vu des profondeurs, l’exploitation était trop coûteuse, mais disposer de telles réserves pouvait s’avérer utile, notamment en cas d’embargo.

Une fois amarrée à l’astroport, la navette s’ouvrit enfin pour libérer Hegazti. Un homme d’une trentaine d’années et une jeune femme patientaient au milieu du quai, sans escorte, immobiles malgré le vent qui se jouait de leur chevelure.

« Plutôt minimal comme accueil diplomatique », pensa la psycho-éthologue.

Lorsqu’elle posa le pied sur la marche, elle ne put réprimer un frisson. Malgré son ample expérience, fouler un nouveau sol l’affectait toujours autant. Makhtesh portait la référence deux cent quarante-sept, et la première exploration datait de presque un millénaire. Au début de la colonisation spatiale, la multitude de planètes offrait aux hommes une promesse de paix. La plupart des conflits sur l’ancienne Terre étaient liés aux ressources : territoires, sources d’énergie et, surtout, eau potable. La découverte du premier Seuil dans la fosse des Mariannes appartenaità l’histoire : elle avait ouvert la voie vers une kyrielle de mondes au moins partiellement océaniques. Puisque les ressources devenaient soudain presque infinies, il n’était plus utile de se disputer pour les partager, et une vague d’espérance avait submergé la Terre.

Pourtant, après une courte période calme, les guerres avaient repris. Seule l’échelle avait changé : au lieu de se battre entre pays, on s’affrontait maintenant entre planètes. Le logiciel humain s’était adapté sans vraiment modifier son fonctionnement. Aucun monde n’avait échappé aux conflits — internes ou externes — au cours du siècle dernier ; tous avaient connu les affres de la guerre.

À l’exception de Makhtesh, en paix depuis plus de cinq cents ans.

STANCE 7

La description de Yahto n’avait aucun sens.

Makhtesh n’abritait ni organisation centrale ni gouvernement planétaire ;à l’échelle locale, il n’y avait ni chef, ni groupe de décision, ni processusdémocratique. Aucune loi ne régissait les sphères privées ou profession-nelles ; les juges et les tribunaux n’existaient pas, pas plus que les prisons ou les unités de maintien de l’ordre. La propriété individuelle était présente sans être codifiée ; les impôts étaient payés sur une base volontaire, sans règles ni contraintes. Une force armée moderne était affectée à un seul but : la défense des trois Seuils éparpillés dans les océans. Conquérir Makhtesh coûterait cher en temps, en matériel et en soldats, alors que l’intérêt de la planète demeurait très limité en raison de ses faibles ressources énergétiques et de ses rares Seuils. Cela expliquait sans doute le peu d’entrain des chefs de guerre : certains avaient bien essayé de percer la protection de Makhtesh, mais ils avaient vite deviné que la conquête épuiserait leurs capacités militaires, sans leur apporter de contrepartie notable. 

Toutefois, si le comportement extérieur se comprenait, cela ne justifiait pas qu’un système contre-nature de l’avis de Hegazti eût pu perdurer aussi longtemps. Certes, la vie semblait douce et plutôt égalitaire dans les quatre oasis que Hegazti avait visitées, sans pauvreté visible, mais certains paraissaient mieux lotis que d’autres. Un orateur plus adroit que les autres, un putsch militaire, une révolution populaire, une alliance de circonstance auraient pu — auraient dû ? — chambouler cette incongruité politique. 

Il manquait une pièce au puzzle…

Si les rencontres diplomatiques n’avaient pas toujours de durée définie, le standard se chiffrait en journées. Comme ses hôtes ne manifestaient pas le moindre agacement, elle visita six oasis, proches de son point d’amarrage ou plus éloignées ; elle discuta avec des éleveurs, des industriels, des soldats, des artisans, des professeurs, des pêcheurs, des médecins ; elle écouta les leçons dans les écoles, les chansons sur les écrans collectifs, les blagues sur les marchés. Aucun instant ne sonnait faux en lui-même : il aurait pu se produire sur Johor ou ailleurs. C’est l’impression d’ensemble qui induisait un malaise, une sensation de feinte ou de trucage.

Au bout d’une vingtaine de jours, elle comprit ce qui la chiffonnait : l’absence. 

L’absence de disputes pour des broutilles, de remarques acerbes dans un couple, de remontrances d’un parent à son enfant, de sous-entendus teintés de poison. Il ne s’agissait pas seulement d’un vernis culturel puisque les visages comme les gestes confirmaient cette quiétude ambiante.

La lumière vint du troisième hôpital qu’elle visita dans l’oasis du croissant, l’une des plus grandes du continent sud. Au détour d’une conversation avec la directrice qui lui fournissait moult données chiffrées, l’esprit de Hegazti s’égara dans des calculs de ratios pour ne pas lui montrer qu’elle aurait préféré vagabonder sans notice explicative à ses côtés, les sens en éveil. Puis ils déboulèrent dans la salle où quatre infirmières prenaient une pause avant de retourner au chevet des malades. Si les soignantes avaient toujours émoustillé les sens des hommes, peut-être aussi grâce à l’attention qu’elles leur prodiguaient dans des moments difficiles, ces quatre jeunes femmes auraient attiré le regard dans n’importe quelle situation, même vêtues d’un simple sac de jute. Leur peau, leur chevelure et leurs yeux usaient de toute la palette de couleurs que la nature offrait, et chacune tutoyait la quintessence de la splendeur féminine.

« C’est vrai que le personnel est beau dans cet hôpital, les femmes comme les hommes », songea Hegazti.

Comme dans ce quartier.

Comme dans cette oasis.

Comme sur toute la planète…

STANCE 1

« Et comment s’appelle cette anomalie ? » demanda Hegazti.

Avant de répondre, Marco laissa filer quelques secondes.
« Makhtesh.
– Quel est l’intérêt pour vous ?
– Vous ne trouvez pas curieux qu’une planète n’ait connu aucun conflit depuis plusieurs siècles ?
– Si, bien sûr. Cela me passionne, mais vous ? Vous êtes l’un des sept membres du Collège de la Ligue, et vos décisions affectent des dizaines de mondes et des milliards de personnes.  Quelle importance revêt Makhtesh à vos yeux ? »

Marco se leva pour arpenter son bureau sans prononcer un mot. Soudain, il agrippa une simple chaise et s’assit très près de la vieille femme.
« Pourquoi la Ligue grossit-elle sans cesse depuis des siècles à votre avis ?
– Parce qu’elle est l’une des premières puissances militaires dans l’univers.
– Oui, mais encore ?
– Parce qu’elle est riche et qu’elle peut financer son expansion.
– Juste. Et pourquoi est-elle si riche ?
– Pour trois raisons : elle est développée technologiquement, elle a créé un système juridique fiable et elle laisse une liberté économique à ses sujets.
– Précisément. Le Collège n’intervient pas dans les affaires ou si peu ; il se contente de fixer des règles simples et de collecter des impôts auprès de ceux qui réussissent.
– Cela paraît facile.
– Pas tant que cela : il faut éviter de concentrer le pouvoir en une seule main, lutter contre la corruption, s’assurer que le peuple n’est pas trop grognon.
– Certaines personnes vivent dans une misère noire…
– Je sais.
– Vous vous en moquez ?
– Je le regrette… En toute franchise, ce n’est pas ma priorité. »

Hegazti se pencha vers son interlocuteur, presque à le toucher.
« Quelle est votre priorité, Marco ?
– Je veux que la Ligue croisse. Notre système est le meilleur : plus nous fédérerons de planètes, plus les conflits diminueront et plus nous pourrons dévier nos moyens financiers vers le bien-être général.
– En somme, vous voulez faire la guerre pour obtenir la paix ? »

La saillie arracha un sourire à Marco ; il ne paraissait pas blessé par la remarque de la psycho-éthologue. Il n’était pas dupe : tant que sa soif de pouvoir était alignée avec les intérêts de la Ligue, il se sentait en cohérence avec lui-même.
« Et Makhtesh dans tout cela ? demanda-t-elle.
– Combien de planètes conquises par la Ligue ont-elles fait sécession ensuite ?
– Je ne suis pas spécialiste, mais un faible nombre, je présume.
– Deux.
– Pourquoi ?
– Au début, parce que notre puissance militaire est supérieure, puis parce que les habitants eux-mêmes y trouvent leur compte. Dans la plupart des cas, nous les avons libérés d’un tyran, et la Ligue leur offre des opportunités bien meilleures pour  eux-mêmes et leurs enfants.
                 – Pour une partie d’entre eux…
– Quand la proportion est suffisante, c’est déjà gagné pour nous. »

Hegazti s’autorisa un court temps de réflexion :
« D’accord. Si Makhtesh vous apprenait comment pacifier encore plus les relations, cela vous permettrait d’intégrer les nouveaux mondes plus rapidement…
– … Puis d’affecter nos forces militaires ailleurs.
– Vous n’avez aucune envie de conquérir cette planète…
– Je savais que vous comprendriez vite, vous êtes la meilleure psycho-éthologue de la Ligue !
– Et, à ce titre, vous me croyez sensible à la flatterie ? »

STANCE 8

Dans les océans de Makhtesh, Hegazti restait silencieuse avant de rejoindre le Seuil. Nuz ne cherchait pas à engager la conversation, la laissant rêvasser dans sa cabine, et elle lui en était reconnaissante. 

Elle savait.

Sans détenir la moindre preuve, elle ne doutait pas une seconde de ses conclusions. Kiyoe et Yahto avaient deviné qu’elle avait percé leur secret à jour ; ils avaient aussi pressenti qu’elle ne le révélerait pas. Pourquoi déchaîner un torrent de feu sur un monde si pacifique ? Son rapport ne mentionnerait que des faits déjà connus et expliquerait l’absence de conflits par les spécificités géographiques de ce pays et sa faible densité de population. Quant au système politique, plus ou moins compris à l’extérieur, les mêmes arguments serviraient de paravent. En conclusion, Makhtesh serait présentée comme une incongruité vouée à se déliter, sur des années, des décennies voire des siècles. Il existait deux moyens de fédérer tout le monde contre vous. Le premier consistait à utiliser l’atome dans une guerre, y compris à faible échelle ; votre arrêt de mort était alors signé, peut-être même aussi celui de votre planète. L’empereur autoproclamé de Rebun avait tenté sa chance, et le lieu n’abritait plus que des cadavres en décomposition en lieu et place des centaines de millions d’âmes qui avaient peuplé les continents jumeaux. 

En temps de paix, une civilisation développée offrait entre deux et douze lits d’hôpital pour mille habitants, en fonction de la pyramide des âges et de l’efficacité des programmes de prévention.

Un ratio inférieur à un signifiait des lacunes dans le système de santé. Rien ne permettait de ranger Makhtesh dans cette classe, alors qu’elle affichait un rapport d’environ zéro virgule quatorze. Comme Hegazti n’imaginait pas qu’une catégorie de population — les anciens ou les malades — pût être condamnée à mort dans une telle société, cela suggérait que la solution se trouvait dans les origines. 

Dans les gènes.

Plus encore que le nucléaire, les manipulations génétiques vous assureraient le courroux de l’humanité entière, a fortiori si elles étaient généralisées et que leurs conséquences induisaient des comportements divergents par rapport à la norme humaine. Les craintes étaient presque irrationnelles : personne ne voulait affronter des surhommes ou des chimères homme-animal en combat. D’autres avançaient des motifs religieux ou moraux pour exclure la génétique, et il n’existait guère de terme plus incandescent que celui de transhumanisme.

Hegazti renversa un peu de sucre sur la table de sa cabine. De la pointe de son stylet, elle écrivit :
« Makhtesh est si paisible. Femmes et hommes sont si beaux et doux. Ils ne sont plus complètement humains peut-être… Dois-je pleurer leur sort ou le nôtre ? »

Puis ses doigts dansèrent sur le sucre pour effacer les lettres éphémères.

Note de l’auteur : Makhtesh est une planète du même univers que Les Océans stellaires, roman publié en 2016 aux éditions Scrineo et à paraître au format poche en novembre 2018 aux éditions Gallimard Folio SF. Cette nouvelle se situe quelques siècles ou millénaires plus tôt et elle est indépendante du roman.

Futur Antérieur

Entre réalité et utopie, Stefanie Moshammer installe un trouble temporel en photographiant des édifices futuristiques bâtis au siècle dernier.

Lire la suite Fermer

Coup d'Éclat

Lucia Pica

Depuis janvier 2015, Lucia Pica est en charge de la beauté au sein de la maison Chanel. Nommée « Global creative make-up and colour director », un titre difficile à traduire tant l’étendue des recherches stylistiques dans la cosmétologie est complexe, elle incarne une vision moderne, à la fois respectueuse d’une certaine tradition mais n’hésitant pas à bouleverser les codes établis. À travers quelques images que nous lui avons soumises, elle revient sur son parcours et les fondements de sa pratique.

DE L’ITALIE ET DE SA PASSION POUR LE MAQUILLAGE

Sur cette photographie de 1988, on voit  la chanteuse italienne Mina. Elle a rasé ses sourcils, on peut dire qu’elle était avant-gardiste. Elle a cette voix incroyable, puissante, et a su la mettre en scène à travers des images très fortes. Pour moi, le maquillage sert à cela : il s’agit d’exprimer sa personnalité en s’assumant totalement. Même si mes inspirations viennent de partout, je me sens profondément italienne dans tout ce que je fais. Je vis à Londres depuis vingt ans, et malgré cela, mes amis disent de moi que je suis très italienne. Je crois que cela m’a un peu transformée : lorsque je retourne voir ma famille à Naples, je suis devenue un peu plus réservée que la moyenne des napolitains ! Londres a été une étape importante dans ma carrière. C’est en arrivant ici que j’ai commencé à me dire que le maquillage pouvait être un métier. Avant cela, c’était quelque chose qui me plaisait et m’attirait mais je n’avais aucune idée que cela pouvait être mon quotidien. Une amie a repéré un cours de maquillage et me l’a conseillé. J’ai donc suivi un stage d’un mois au Greasepaint Makeup College. J’ai ensuite travaillé pendant un long moment en tant qu’assistante de maquilleur. Puis j’ai été la première assistante de Charlotte Tilbury pendant quelques années. Tout cela constitue un processus assez long. Il faut du temps pour réussir à dialoguer avec les créatifs impliqués dans la création d’une image. Il faut du temps pour comprendre comment marier les influences qui nous traversent aux requêtes que nous recevons. Je crois qu’il faut savoir rester curieux et regarder ce qui nous entoure.

Ridi Pagliaccio, Mina, album sorti le 20 octobre 1988, PDU, Lugano.
Coiffeur : Gino Sgarbi
Maquillage : Stefano Anselmo
Aérographe : Gianni Ronco
Gâteau : William
Photographie & design : Mauro Balletti

 

DE L’EXPRESSION

Cindy Sherman utilise le maquillage, entre autres artifices,pour se transformer et créer différents personnages. Elle n’hésite pas à aller dans l’absurde et le grotesque, il n’y a pas de bon ou de mauvais goût. J’envisage le maquillage comme un support pour exprimer sa personnalité. Il permet de formuler comment on souhaite se montrer au monde. Je crois qu’il peut aussi transformer notre état d’esprit. Le maquillage a ce pouvoir ! Il peut vous faire sentir plus en confiance, plus heureux ou plus mystérieux. Parfois, lorsque je mets du mascara, j’ai l’impression de me sentir plus alerte, comme si je déployais mes antennes ! Cependant, je suis très attentive à ce que les produits que je crée produisent un effet sans pour autant être démonstratifs : je ne veux pas que le résultat final soit trop lourd, ni pour la peau ni pour le style. J’aime quand le maquillage, aussi sophistiqué soit-il, a l’air naturel.

Cindy Sherman, « Untitled # 359, 2000 ».
Photographie couleur, 76,2 × 50,8 cm — 101,6 × 76,2 × 3,81 cm (encadrée) © Cindy Sherman
Avec l’aimable autorisation de l’artiste, de Sprüth Magers, et Metro Pictures.

DE L’INSPIRATION

J’ai été surprise de l’accueil incroyable qu’a reçu la première collection de fards à paupières que j’ai imaginée pour Chanel. J’avais mis au point une gamme de rouge, une couleur inattendue pour les yeux, que l’on pouvait porter vif ou atténué en la mélangeant avec d’autres teintes. À ma surprise, il s’est passé quelque chose, une tendance ; j’ai pu voir des femmes dans la rue porter ce rouge à paupières. Bien évidemment, je n’ai pas inventé le fait de mettre du rouge sur les yeux, c’est quelque chose qui a déjà été à la mode. Mais je crois que c’était le bon moment pour que cela redevienne une tendance. Le fait que Kristen Stewart ait été l’égérie du produit, le désir des femmes pour quelque chose de moins conventionnel, toutes ces circonstances ont fait que c’était la bonne proposition au bon moment. Mon rôle est d’être attentive à cela. D’un point de vue concret, toutes les couleurs existent déjà. Et pourtant, vous ne pouvez pas imaginer le nombre de nuances de rouge à lèvres que j’ai créé depuis que je suis arrivée chez Chanel. Il m’arrive parfois de me demander s’il est possible de compléter cette gamme chromatique et pourtant… Il y a toujours une nouvelle nuance ou une texture inédite à mettre au point. Je crois qu’il faut rester sensible à ses intuitions et ne pas chercher à suivre la tendance. J’aime voyager pour trouver l’inspiration, ça me permet de découvrir de nouvelles combinaisons de couleurs, des émotions, des ambiances. Pour ma première collection, je savais très bien ce que je voulais, c’était très clair. Pour la suivante, c’était différent ! Je me suis volontairement mise dans une position où je ne savais pas ce que j’allais faire. Je suis partie en road trip à Big Sur, en Californie. J’y ai trouvé une palette de couleurs qui n’était, comment dire, pas si inspirante : le bleu de l’océan, la végétation verdoyante, le sable de la plage… J’étais un peu nerveuse à l’idée de rester sur ces images si littérales. Mais la Californie a cette lumière si particulière ; elle change tout au long de la journée et transforme l’environnement. Le ciel a commencé à se teinter de couleurs glorieuses, la lumière des phares de la voiture s’y est mélangée en créant des lignes horizontales… Je sentais que je tenais quelque chose ! Nous avons pris des photographies. Pour contraster avec cette nature, nous nous sommes rendus dans le centre ville de Los Angeles pour y faire des natures mortes, en pleine nuit, et capturer la lumière des néons, les formes de l’architecture. J’avais trouvé de quoi travailler et développer ma nouvelle collection. Mais pour en arriver là, il a fallu accepter de ne pas contrôler. Rester libre peut être effrayant car rien ne garantit le résultat. Je considère le maquillage comme une forme d’art, et pour repousser ces limites, il faut oser prendre des risques.

DE LA SENSORALITÉ

Karla Black est une artiste dont les installations utilisent différents matériaux, que ce soit des produits de beauté ou des produits utilisés dans la construction de bâtiments. Ses palettes de couleurs sont très étudiées, il en résulte des sculptures où la sensorialité est très forte. C’est un aspect qui m’intéresse énormément. Même si je ne vais pas en profondeur dans les formules chimiques de mes créations, c’est un travail que je mène en collaboration avec notre laboratoire. Mon rôle est de venir avec une idée et de chercher comment faire se rencontrer la couleur et la texture que j’ai en tête. C’est un travail technique que je suis de près même si mon rôle est de me consacrer sur les aspects visuels et sensuels. Pour obtenir la meilleure performance d’une certaine couleur, il faut trouver la texture la plus appropriée. Pour le Rouge Allure Velvet, je voulais un résultat très rouge et très mat en même temps. Quelque chose d’osé, de présent, mais qui reste agréable à porter. Une autre de mes préoccupations est le rituel qui entoure l’acte de se maquiller. J’aime quand les gestes sont simples. Par exemple, nous avons mis au point le Liquid Powder.

Karla Black, « Verb », 2012, (detail), carton, peinture, papier cartonné, craie, revêtement par poudre, 107 × 200 × 72 cm. © Karla Black
Avec l’aimable autorisation de la Galerie Gisela Capitain, Cologne et Capitain Petzel, Berlin. Photo : Ronnie Black.

Cette appellation est presque un oxymore et pourtant : quand on l’applique, il a cette sensation liquide qui se transforme en effet de voile avec un résultat mat. C’est une texture un peu étrange, surprenante. Mais elle reste très facile à appliquer. Je cherche à mettre au point des produits qui peuvent aider les femmes à avoir un bon résultat sans être trop compliqués à utiliser. Tout le monde n’est pas make-up artist. Certaines personnes ne savent pas comment faire, d’autres peuvent être intimidées à l’idée de porter une couleur audacieuse. C’est là que réside mon défi : faire en sorte qu’une personne qui soit attirée par une couleur ne se sente pas mal à l’aise en la portant.

Causalité inversée

Benjamin Vnuk court-circuite la frise chronologique en faisant coexister la modernité d’une jeune femme de son temps et un environnement figé dans le passé.

Lire la suite Fermer

Les lignes de demain

Nouvelle Génération

Si les géants industriels ont permis de démocratiser le design d’objet,ils ont aussi banalisé certaines formes, les rendant aussi efficientes que tristement familières. Face à cette homogénéisation, des studiosindépendants proposent des alternatives inspirantes. Flirter avec l’art contemporain. Insuffler une touche de surréalisme. Marier artisanat et techniques industrielles. Ces jeunes designers réinvestissent les formes arché-typales et proposent des univers à même de réinventer le quotidien.

OS ∆ OOS

Alternance de formes géomé-triques, du rond au triangle en passant par les courbes du « S », le nom du label OS ∆ OOS ressemble à une énigme qu’il faudrait déchiffrer. Ce sont aussi les lignes qui caractérisent la première version de « Syzygy », la lampe qui l’a révélé au public : un socle en béton triangulaire ornéde disques de verre. En astro-nomie, la syzygie correspond à l’alignement de trois corps célestes dans le système gravitationnel. Les éclipses solaires et lunaires apparaissent alors. La création de OS ∆ OOS reproduit ce phénomène à l’aide de verre polarisant. En tournant les disques, la lumière est plus ou moins filtrée et dessine une éclipse, permettant ainsi de moduler l’intensité de l’éclairage. Ce parfait mélange d’abstraction et de fonctionnalité caractérise la pratique de OS ∆ OOS. Constitué d’Oskar Peet (« Os ») et de Sophie Mensen (« Oos », pour « Oosje », son surnom), le duo s’est rencontré en 2009 alors qu’ils étudiaient à l’Académie de Design d’Eindhoven, où leur studio est aujourd’hui basé. En 2017, le couple a conçu l’aménagement de la boutique du lunetier Ace & Tate. L’espace est une brillante démonstration de la modularité de leur projet « Matrix » : une simple structure de grille qui peut à la fois prendre la forme d’un banc, d’une cloison ou de support pour luminaire. Son esthétique minimale, entre prévisualisation filaire de logiciel 3D et matériaux de construction, est un clin d’œilaux architectures industrielles présentes à Eindhoven. Lorsque l’on questionne le duo quant à son souhait pour l’avenir, celui-ci répond : « Nous aimerions collaborer avec un architecte pour dessiner une maison et ensuite concevoir son intérieur, en prenant en compte tous les détails, des matériaux aux couleurs en passant par les formes du mobilier. »

OS ∆ OOS, projet Matrix, banc 30 × 140 × 42 cm
& luminaire 24 × 60 × 125 cm, 2017.

SOFT BAROQUE

Les créations de Soft Baroque sont irrévérencieuses, dans le sens où elles ne cherchent pas à se conformer aux canons esthétiques ou aux tendances dictées par le marché. Le binôme, formé en 2013, est composé de l’artiste slovène Saša Štucin et du designer australien Nicholas Gardner, et est basé à Londres depuis la fin de leurs études au Royal College of Art. Le marbre, généralement employé pour sa magnificence, est ici en morceaux réagencés comme un vase brisé que l’on aurait maladroitement recollé et devient pot, luminaire ou table avec la série « Corporate Marble ». Le duo cherche à redéfinir les frontières du design : en jouant sur les contradictions du système, il opère à l’intersection de l’artisanat et des logiques fonctionnelles inhérentes à chaque objet. Pour autant, les propositions de Soft Baroque ne sacrifient pas la beauté sur l’autel de la réflexion. Leurs objets séduisent par leur incongruité. Ils diffusent une douce poésie, un soupçon de surréalisme qui les rend aussi intrigants que désirables. Ainsi les « Pearl screws » sont la rencontre de l’accessoire le plus banal et économique de la construction, la vis, et d’une perle de nacre, pierre précieuse dont la valeur culturelle reste inégalée. Habituellement cachées ou recouvertes, les têtes de vis sont donc serties de perles, comme autant de petites sphères laiteuses qui viennent décorer la surface plane d’un miroir ou briser la géométrie d’une tablette à la Donald Judd. Plus surprenante encore, la « Primitive Progressive Plinth » est une étagère dont la structure est recouverte de terre glaise. Automatisée, elle se met en mouvement pour danser sur elle-même dans un mouvement cinétique, répétitif et hypnotique. Cherchant à éclater les espaces préconçus où l’on segmente art et design, Soft Baroque développe une pensée transversale. Leur projet rêvé est à l’image de leur fantaisie et de leur ingéniosité  : « Nous aimerions réaliser une fontaine, bien réelle et fonctionnelle ! »

Soft Baroque, « étagère murale », 52 × 26 × 106 cm, 2018.

ARANDA / LASCH

Duo basé entre New York et Tucson, Benjamin Aranda et Chris Lasch dessinent aussi bien des immeubles que du mobilier. Inspirés par les volumes géométriques engendrés par la nature, leurscréations sont faites de polygones et de structures filaires, convoquant aussi bien les formes primitives que les symboles cosmogoniques. Si la rigueur mathématique est bien présente, leur esthétique cultive un goût pour l’asymétrie. Ainsi la série « Quasi » (débutée en 2007), déclinée en table, console, miroir et cabinet, se base sur le quasi-cristal, état de la matière découvert en 1982 dont la qualité distinctive est que son motif structurel ne se répète jamais deux fois de la même manière. Il en résulte des formes qui semblent s’échapper ou se propager. Cette idée d’un design modulaire se manifeste d’une manière encore plus surprenante avec la série « Railing » (2015). Ici, chaque pièce de mobilier (deux chaises et un tabouret composent la collection) est une boucle composée de plusieurs arcs de cercle. 

Aranda/Lash, « Railing », 2015.

Au lieu de dessiner une circonférence parfaite, la ligne serpente et se fige dans une forme convulsée. Sculpturales, ces boucles offrent assise et dossier dans un jeu de tension entre vide et plein. Habillés de mousse de silicone ou de cuir, les tubes deviennent d’intrigantes volutes colorées. Au-delà de son projet esthétique, le binôme souhaite réduire les inégalités. Benjamin Aranda développe : « En ces temps perturbés, la tendance est que les riches le deviennent encore plus et les pauvres de plus en plus démunis. Le design et l’architecture ne font que participer à ce problème, ils ne le réduisent pas. Et je suis certainement coupable, de par le genre de travail que je fais, mais je ne suis pas pour autant riche. J’espère changer le monde d’une manière positive. On m’a appris à croire que le design pouvait rendre le monde meilleur mais il semble que la promesse du modernisme, du design pour les masses, n’était qu’un rêve brumeux, perdu sur le chemin de ce moment laid de marché capitaliste. Mon projet rêvé n’est pas de concevoir un musée ou une tour, mais quelque chose de modeste, comme une maison que quelqu’un avec peu d’argent pourrait acquérir et ainsi réduire les inégalités qui font basculer l’équilibre de notre planète. »

SABINE MERCELIS

La transformation des matériaux est au cœur de la pratique de la designer néerlandaise Sabine Marcelis. Privilégiant les techniques artisanales aux technologies de pointe, les objets qu’elle crée témoignent d’une sensibilité accrue pour le toucher. Ses cubes en résine, à la fois tables basses et assises, joliment nommées « Candycube », présentent des couleurs pastels nées d’une technique de polissage savamment exécutée, difficilement compatible avec la production de masse. Immaculé, chaque plan capte les reflets du décor environnant, plaçantles interactions entre objet, espace et personne au centre de la réflexion de Marcelis. Autre exemple caractéristique de sa recherche, ses miroirs sont des disques dont la surface unie se fragmente en plusieurs aplats géométriques colorés. Les couleurs se réverbèrent et se déploient selon l’intensitéde la lumière du jour. La composition puise dans les références modernistes, un courant que la designer maîtrise parfaitement, comme le prouve le PavillonNéerlandais qu’elle a imaginé à l’occasion du festival de Cannes, en 2017. Lieu de rencontre professionnel, cet espace est une interprétation en trois dimensions de la Composition en rouge, bleu et jaune de Mondrian. Des châssisnoirs déterminent les différentes zones et leur fonction, et encadrent les tables et autres luminaires monochromes de Marcelis. Fidèle à la philosophie De Stijl qui prônait la dissolution des frontières entre le design, l’architecture, le cinéma et les arts, Sabine Marcelis questionne l’expérience. Cela explique pourquoi elle ne ressent nullement l’envie de concevoir de manière industrielle. Ne souhaitant pas participer à la surenchère d’objets déjà produits, elle préfère se concentrer sur des petites séries afin de créer des objets uniques. D’ailleurs, son projet rêvé témoigne de cette volonté expérientielle : «J’aimerais créer une installation de land art. Quelque chose dans la nature, où mes matériaux et objets pourront interagir avec un décor naturel et jouer avec la lumière qui s’y déploiera ».

Brit van Nerven & Sabine Marcelis, « Seeing Glass »,
projet en cours depuis 2013. Photo : Lee Wei Swee

COIL + DRIFT

Avant de fonder Coil + Drift, John Sorensen-Jolink s’est illustré dans le domaine de la danse contemporaine, à la fois en tant qu’interprète (il a notamment participé à la reprise en 2012 du classique de Philip Glass, Robert Wilson et Lucinda Chid Einstein on the beach) et chorégraphe. Il n’est donc pas étonnant de déceler dans le mobilier qu’il crée un sens affirmé de l’espace. La chaise « Soren » présente un dossier réduit à sa plus simple abstraction : un demi arc de cercle circonscrit le plan, ellipse d’un disque parfait. On peut s’amuser à retrouver d’autres références au vocabulaire chorégraphique dans les créations du designer. Ainsi les luminaires de la gamme «Bishop» jouent sur la notion d’équilibre. L’étagère « Hover » est constituée de panneaux disposés en quinconce, faisant naître lignes et interruptions, à la manière d’une partition rythmique. Elle permet aussi de constater le soin qu’apporte Coil + Drift aux matériaux employés. Différentes essences de bois, du frêne au noyer, du laiton, du marbre ou encore de la résine transparente renforcent le raffinement des propositions. Un sentiment d’harmonie se dégage de l’univers imaginé par John Sorensen-Jolink. Il a mis en scène cette sensation à travers différentes propositions chorégraphiques, entre performances live et pièce vidéo, où différents danseurs évoluent dans un intérieur constitué de son mobilier. Ils les manipulent, les déplacent, s’y installent et se les échangent. Ainsi les surfaces de ces meubles, leurs échelles, leurs volumes s’inscrivent tangiblement dans une réalité poétique, une mini-mode en soi. D’ailleurs, cette idée de microcosme, cette envie de constituer sa sphère, semble logique quand on pense aux nombreux déplacements qu’a effectué le danseur lors de ses différentes tournées. Il explique également : « Aujourd’hui je rêvede concevoir un hôtel ; sonespace et tous ses objets. J’aime profondément les hôtels et suis excité par la possibilité qu’ils offrent d’échapper à son environnement domestique, ne serait-ce que pour une nuit, pour s’entourer d’une réalité différente. »

Coil +Drift, « miroir » June, 2016.
Photo : Sean Davidson

MULLER VAN SEVEREN

Dès le premier regard, la pureté des lignes se dégage des créations du duo Muller Van Severen. Pour Petit H, le projet d’Hermes visant à donner une seconde vie aux matériaux non utilisés, ils ont mis au point « Waves of leather » : des bandes de cuir bicolore sont disposées sur des patères et forment des étagères souples, successions de lignes horizontaleset de vagues, telles des calligra-phies en volume. On retrouve cette même utilisation du cuir dans leur série de fauteuils. Les formes sont réduites à l’essentiel : les structures sont matérialisées par les arêtes de parallélépipèdes qui accueillent les lés de tissus et autres peaux qui forment les dossiers. Les lignes perpendiculaires dialoguent avec les courbes tandis que les couleurs assurent les contrastes. Cette idée de discussion et de complémentaritéest inhérente au fonctionnement du couple.

Muller Van Severen, « wire s # », 2016.

Tous deux artistes — Fien Muller est photographe, Hannes Van Severen est sculpteur —, ils confrontent leur point de vue pour aboutir à des créations souvent hybrides. Les fauteuils se dédoublent tête-bêche pour devenir un module à partager à deux, les structures se prolongent en tablette ou luminaire, les étagères deviennent des tables… Plus récemment, Muller Van Severen a mis au point des éléments de mobilier à l’esthétique plus radicale. Les pièces de la série « wire s # » se résument à des volumes réalisés en grillage. Les formes sont archétypales et troublent par le sentiment d’immatérialité qu’elles dégagent. Bien présentes et pourtant laissant apparaîtrele décor environnant, elles semblent virtuelles. Un sentiment renforcé par les prouesses techniques qui voient certains de ces blocs se bomber pour devenir des méridiennes. Là aussi, les variations les transforment en mobilier hybride, décuplant leur aura sculpturale. À propos de son souhait professionnel pour l’avenir, le duo aimerait voir sa production distribuée à une autre échelle : « Nous aimerions créer une série spéciale pour une grande compagnie de design comme Vitra ou Flos ».

Texte de Muriel Stevenson

Vouloir être

De quoi la jeunesse rêve-t-elle pour demain ? Leon Mark dresse le portrait de ceux qui bâtiront notre avenir et partage leurs réponses. 

Lire la suite Fermer

Tout vous est aquilon ;
tout me semble zéphir

Mathieu Lindon

S’il est parmi les auteurs français les plus respectés, Mathieu Lindon reste très discret. Depuis le célébré Ce qu’aimer veut dire, Prix Médicis en 2011, qui raconte son amitié avec le philosophe Michel Foucault et, en écho, sa relation au père, l’écrivain n’a cessé de poursuivre son travail :
une exploration de la littérature comme matière intellectuelle sincère, stimulante, protéiforme et parfois déstabilisante. C’est le cas de son vingt-deuxième ouvrage paru aux éditions P.O.L. et intitulé Rages de chêne, rages de roseau. Sur plus de 650 pages, il remet en cause l’ordre établi des choses en multipliant les raisonnements et les contradictions. Ainsi, qu’adviendrait-il si le chêne et le roseau, protagonistes végétaux de la fable de La Fontaine, se rebellaient contre la morale de l’histoire ? Une expérience rare pour le lecteur, un souffle épique relevé par de nombreuses pointes d’humour et de trouvailles stylistiques. Justin Morin s’est entretenu avec Mathieu Lindon sur les origines de ce livre indéfinissable.

Justin Morin

Si l’on doit définir vos deux précédents ouvrages, Les hommes tremblent (2014) et Je ne me souviens pas (2016), on pourrait dire qu’ils sont respectivement une satire sociale et un récit autobiographique — inspiré par le recueil de Georges Perec. Votre dernier livre, Rages de chêne, rages de roseau (2018) est quant à lui insaisissable. Le texte est comme liquide, s’emportant dans ses propres vagues. Pouvez-vous me dire quelle est sa genèse ? Est-ce une réponse à vos précédents textes ?

Mathieu Lindon

Il n’est pas une réponse aux précédents, en tout cas pas dans mon esprit. Pour moi, ce livre est tout à fait spécial dans mon travail, je le vois d’une certaine manière comme un accomplissement, l’expression d’une liberté extrême. Après avoir fini Je ne me souviens pas, j’avais un problème : je ne voulais plus parler de moi ni non plus raconter des choses imaginaires. Ça ne m’intéressait pas d’inventer des histoires et ça ne m’intéressait pas de parler de moi, donc cela me laissait un champ très limité de possibilités ! Je me suis dit que j’allais suivre les conseils que je donne à mes proches qui m’en demandent sur l’écriture. Je préconise toujours d’écrire tout ce qui passe par la tête, même si on n’est pas sûr que ça vaut le coup, car il sera toujours temps d’enlever ensuite, alors qu’il est plus difficile de récupérer ce qui vous est passé par la tête si on ne l’a pas noté. On peut trouver soi-même ce qu’on écrit alors nul, mais puisque personne ne lira ces pages, il n’y a pas à avoir honte ! Et il ne faut pas avoir peur d’avoir honte quand on écrit. Rages de chêne, rages de roseau  est gros mais il représente moins de la moitié de la première version. Initialement, j’ai eu beaucoup de mal à l’écrire. Contrairement à ce que je fais d’habitude où j’abandonne quand je n’y arrive vraiment pas, j’ai persisté. Alors que j’avançais très lentement, très petitement, tout à coup quelque chose a pris, un flux plus important, et puis c’est parti de tous les côtés, si j’ose dire. Je me suis dit que si j’avais envie d’écrire des poèmes ou des formes théâtrales, il fallait le faire et il serait toujours temps de couper. Et de fait, j’ai beaucoup coupé.

« C’est une dimension politique qui ne va me faire aucun allié, qui ne m’intégrera à aucun parti et ne m’accordera le soutien de personne. »

Justin Morin

Dès les premières pages, il m’est venu l’envie de lire ce livre à haute voix car le travail sur le rythme est très impressionnant. D’ailleurs, sur YouTube, on peut voir une vidéo où vous lisez un extrait, et cela m’a conforté dans cette idée que l’oralité de ce texte est extrêmement importante.

Mathieu Lindon

À un moment, j’ai été pris par un rythme et le livre a suivi, à moins que ce soit le livre qui ait trouvé son rythme et moi qui ai suivi. Il y a quelque chose de musical même si je suis la dernière personne à pouvoir en juger car la musique n’est pas mon fort.

Ce rythme est allé avec le livre, et le livre avec le rythme. J’ai eu besoin de m’y mettre
et de m’y plonger tout le temps, de rester dans mon univers et de m’extraire de tout autre. Dès que je me levais, avant de faire quoi que ce soit, je me mettais à écrire, pour n’être dérangé, contaminé par rien. J’ai pris l’habitude de faire des siestes l’après-midi juste pour pouvoir me réveiller à nouveau et retrouver cet état coupé du monde, me retrouver dans mon monde à moi, indépendamment de tout, et attraper ce rythme. Il n’est pas toujours le même, on pourrait dire que c’est celui d’une pensée. Rages de chêne, rages de roseau est comme le roman d’une pensée, une pensée automatique, perpétuelle, dans l’instabilité propre à la pensée. Je trouve que dans le monde littéraire actuel, où j’aime cependant beaucoup d’écrivains, il y en a une partie considérable qui se contente d’écrire où elle se trouve. Quand j’étais petit, il n’y avait pas de téléphone portable et, pendant mes vacances, quand je partais en groupe, j’envoyais une carte postale à mes parents avec une croix indiquant « je suis là », comme ont dû faire les enfants de ma génération. J’ai le sentiment que beaucoup de livres aujourd’hui, en sciences humaines et en littérature, consistent juste à dire « je suis là ». Alors les gens qui sont là aussi trouvent ça magnifique. Mais c’est pour moi le contraire de ce qu’est la pensée et de ce qu’est la littérature. D’une certaine manière, j’ai toujours envie de dire : « je ne suis pas là ! »

Justin Morin

Une adaptation théâtrale, c’est quelque chose qui pourrait vous plaire ?

Mathieu Lindon

Vous pensez peut-être à 2666 , l’adaptation du roman de Roberto Bolano (ndrl : Présentée au festival d’Avignon en 2016, la pièce de Julien Gosselin dure 11h30). Je crois que ça n’est pas mon genre. Cela dit, certains amis qui ont aimé le livre m’ont dit en riant que l’on pouvait l’ouvrir et lire un passage au hasard, un peu comme la Bible ! Cela correspond à l’idée d’entrer et de sortir pendant une représentation.

Justin Morin

Le livre s’ouvre sur un dysfonctionnement : quelque chose ne fonctionne plus. Et dans cette description de l’inconfort, de l’insatisfaction, il y a quelque chose de politique, un rapport à la révolte qui est très fort.

Mathieu Lindon

Tout à fait. Même le titre exprime ça. Mais cette dimension politique ne dit pas explicitement « je suis là ». C’est une dimension politique qui ne va me faire aucun allié, qui ne m’intégrera à aucun parti et ne m’accordera le soutien de personne. Dans mon esprit, il y a quelque chose d’ironique. Je ne sais pas si c’est le mot juste. Quelque chose d’humoristique ? On le retrouve dès la première phrase du livre. « Tout à coup, le monde ne convient pas ». Pour moi il y a quelque chose de drôle dans ce « tout à coup », car tout le monde est d’accord pour dire que ça ne va pas, c’est un fait qui n’est pas une découverte.

Justin Morin

Ce passage est un des nombreux dialogues entre deux personnages nommés « un » et « autre ». Le lecteur bien consciencieux va aborder ces discussions en essayant d’identifier l’un et l’autre, pour se rendre compte que les rôles s’inversent subrepticement, ou que cela pourrait être une seule et même personne dont le cerveau droit dialogue avec le cerveau gauche.

Mathieu Lindon, Rages de chêne, rages de roseau, P.O.L, Paris, 2018.

Mathieu Lindon

Pour tout vous dire, au début j’avais simplement mis des tirets. Mais, sur mon ordinateur, tout revenait à la ligne, ça recomposait le texte depuis le début en dialogues, c’était un cauchemar de mise en page. Donc, exaspéré, j’ai mis « Un » et « Autre » en me disant que je l’enlèverais peut-être après et c’est resté.

Justin Morin

Tout un chapitre est consacré à l’enfance, sujet que vous avez déjà exploré dans vos précédents ouvrages. Est-ce que la littérature pour enfants est quelque chose qui pourrait vous intéresser ?

Mathieu Lindon

On m’a déjà proposé d’écrire pour les enfants et je ne l’ai jamais fait explicitement, sans doute parce que j’avais l’idée que certains de mes livres s’adressaient déjà aux enfants. Je pense notamment à l’un de mes tous premiers livres, Prince et Léonardours (1987), qui a eu des problèmes avec la censure. Un ami avait fait des illustrations, un peu comme dans les livres de la Comtesse de Ségur. À mon idée, le livre avait été interdit précisément pour ces dessins. Mon ambition était de faire un livre à l’image des illustrés à destination des adolescents plus que des enfants. Champion du monde (1994), je trouve également que c’est un livre pour adolescents. Merci (1996) qui vient juste après, tout en étant très différent, je crois l’est aussi.

Justin Morin

Vous écrivez actuellement ?

Mathieu Lindon

Oui. Et les histoires de temporalité avec mes livres n’ont pas grand sens. Celui-ci a mis un an à être publié. Je ne suis pas pressé. Qu’est-ce qui s’ouvre à moi pour la suite ? Je ne sais pas, mais j’y travaille depuis 18 mois maintenant et je commence peut-être à voir. De toute façon, écrire, c’est quand même ce que j’aime le plus, ce que ça devient n’est pas forcément le plus important. Je ne maîtrise pas ce texte pour l’instant, mais j’ai gardé cette liberté de me dire « avançons, il sera toujours temps de voir plus tard ».