Un certain
refus des normes
Satomi Nihongi
Née en 1947 à Yokosuka, ville portuaire de la baie de Tokyo,Satomi Nihongi a développé sa pratique photographique en publiant ses premières séries dans des revues indépendantes célébrant les cultures alternatives nippones des années 70. La scène musicale et le monde de la nuit deviennent ses sujets de prédilection. Repérée par Nobuyoshi Araki, la jeune femme ne tarde pas à quitter le Japon et s’installe notamment en Angleterre où elle photographiera la scène punk, donnant naissance au livre Punk Rock in London (Buronzu-sha, 1979). Elle délaisse par la suite peu à peu son appareil photographique, laissant derrière elle une impressionnante archive capturant une jeunesse éprise de liberté. Aujourd’hui, son travail est redécouvert, notamment avec la publication de l’ouvrage ‘70s Tokyo Transgender (Komiyama, 2021) qui montre l’intemporalité de son regard et ses talents de portraitiste.
Comment avez-vous découvert les clubs gays, sachant que ces endroits sont assez confidentiels – encore aujourd’hui – en ville ? Vous rappelez-vous la première fois où vous y êtes entrée ?
SATOMI NIHONGI
C’était à Shinjuku. Après la séance de photos pour « Long Hair », que vous pouvez trouver dans le livre 70’s Tokyo LONG HAIR INVERTED (publié également par Komiyama Tokyo). J’avais besoin de créer un impact, d’un nouveau sujet à l’essence un peu pernicieuse. Parce que les personnes aux cheveux longs, en particulier les jeunes hommes (quand j’avais un peu plus de vingt ans) étaient très amicaux et gentils, contrairement à ce qu’aurait pu suggérer leur style vestimentaire. À cette époque, il y avait dans leur communauté une symbolique forte, une espèce de résistance ou d’affirmation, une sorte de revendication de leur mode de vie. Et puis je me promenais dans Shinjuku et je l’ai remarquée.
Je n’avais aucun lien avec cette communauté et je n’avais jamais eu l’occasion de rencontrer des personnes transgenre.

Toutes les photographies sont extraites du livre ‘70s Tokyo Transgender de Satomi Nihongi, publié en 2021 par Komiyama Tokyo. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de l’éditeur.
Toute la culture underground était complètement cachée. Et je n’avais pas particulièrement essayé de les contacter ni eu l’occasion de les photographier. Peut-être parce que j’ai fréquenté une école pour filles au règlement très strict. En fait, mes amies de l’école n’ont jamais vu mes photos, et pas même ma sœur, ou mon enseignante. Je peux facilement imaginer qu’elle s’évanouirait si elle était au courant.
Pour revenir à votre question, la première fois que j’ai rencontré des personnes transgenre, j’ai ressenti un mélange de surprise et d’émerveillement. Au début je leur ai demandé si je pouvais les photographier et ils ont accepté de bon cœur. Ensuite, j’ai commencé à photographier des personnes transgenre. Mais je n’envisageais pas d’aller dans des clubs et des bars gays des quartiers où ils évoluaient, comme Shinjuku, Akasaka ou Aoyama. Alors j’étais toujours accompagnée par mon garde du corps qui entrait le premier, et jetait un coup d’œil. Ce n’était pas facile pour moi en tant que jeune femme (ha ha) de me rendre dans ce genre d’endroit. Heureusement, il était toujours derrière moi.
Vous avez aussi photographié d’autres groupes de personnes, dans la scène rock londonienne par exemple. Ses membres partagent avec la communauté transgenre un certain rejet des normes. Diriez-vous que vous êtes attirée par des sujets qui se battent pour leur liberté ?
SATOMI NIHONGI
En fait, je n’ai pas vu ces personnes comme porteuses d’une revendication particulière. C’est simplement ma curiosité et l’attrait qu’elles exerçaient sur moi qui m’ont poussée à les photographier.
J’ai aussi eu l’opportunité de travailler pour Rock Hebdo, le mensuel de Rock en Stock quand j’étais à Londres de 1970 à 1979. Pendant ces années, les journalistes m’ont amenée dans de nombreux festivals de rock, des concerts et même des pubs où les gens étaient très alcoolisés. À cette époque, j’ai pris beaucoup de photos. Vous pouvez en trouver certaines dans le livre Punk Rock in London. Mais je ne sais pas si mon nom est cité pour les photos de Rock Hebdo. C’était évidemment une expérience extraordinaire, mais il n’y avait aucune garantie quand je travaillais dans ce contexte. Tout était rude dans cette culture à l’époque. Même si je n’avais pas de raison particulière de photographier ces personnes, je dirais que tout le monde doit vivre sa vie sans crainte et sans subir de préjugés, et ce même dans la scène punk ou les communautés transgenre.
Ces photos ont été prises il y a presque cinquante ans. Avez-vous été surprise quand vous les avez redécouvertes en travaillant sur la publication avec Komiyama ?
SATOMI NIHONGI
J’ai été ravie de pouvoir publier mon travail avec Komiyama, mais je n’ai pas été surprise parce que je sais que ces photos renvoient suffisamment d’énergie pour parler à ceux qui les regardent. Et je suis très heureuse de partager ces superbes images avec des gens partout dans le monde, grâce au livre, et d’en parler dans cette interview.
Comment travailliez-vous à l’époque ? Donniez-vous des indications à vos modèles ou preniez-vous les photos de manière spontanée ?
SATOMI NIHONGI
Je travaillais de manière absolument spontanée. Parce qu’ils s’étaient déjà façonné une personnalité attirante et qu’ils savaient la présenter. C’était une incroyable expérience de passer du temps au sein de leur communauté très fermée. Chaque fois que j’allais dans leurs bars (ou clubs ou pubs gay, je ne sais pas comment définir cette atmosphère) ils portaient des superbes tenues, par exemple des robes bouffantes ou des kimonos, parfois des jupes serrées et des collants comme des employées de bureau et ils se mettaient à danser sous la lumière violette ou rose des projecteurs. Tout était poussé à l’extrême, mais il y a une esthétique dans cette communauté, surtout en ce qui concerne la mode. Des coiffures, des costumes, des ongles vernis et des maquillages extraordinaires. J’ai passé des très bons moments.
PROPOS
RECUEILLIS
PAR
JUSTIN
MORIN
&
MUGI
IDE








Satomi Nihongi, ‘70s Tokyo Transgender, ©︎ Komiyama Tokyo 2022.