La vie sans horloge

« What happens in Vegas stays in Vegas ».
Tom de Peyret offre un point de vue inédit sur la cité du vice en la vidant de sa population, soulignant l’incongruité de cette ville perdue dans le désert de Mojave. 

Au volant d’une voiture de location, je descends lentement le Strip jusqu’à Downtown. Un long ruban de motels, de parkings géants, de stations-service défile devant mes yeux. On dirait un bandeau d’écrans publicitaires qui auraient pris corps dans les bâtiments. De chaque côté de la route, s’élèvent sans discontinuer des enseignes géantes qui s’illuminent comme la concrétisation architecturale des flux nerveux des passants. Derrière ce patchwork mural d’images digitales qui se confondent à force de vouloir se distinguer, se dressent, plus éclaboussants encore, les hôtels-casinos dont les formes frustes du thème qu’ils ont élu essaient de résumer pour un enfant de six ans l’histoire de l’humanité de l’antiquité à Futuropolis. Au début on les distingue à peine à cause de leur grandeur, mais en s’éloignant d’eux, ils se révèlent dans leur individualité. Ce sont eux qui composent le vrai paysage de Las Vegas, qui l’emblématisent : la pyramide noire et le sphynx doré du Luxor, le château de princesse de l’Excalibur, le Manhattan du New York New York, etc. À la différence des autres villes du monde, la cité du jeu ne peut se résumer en une ou deux figures reconnaissables. Elle les multiplie au contraire à profusion comme si elle voulait par là transcender définitivement toute possibilité de lui assigner une quelconque identité durable. Pour prendre la mesure des dizaines d’hôtel-casinos géants qui bordent le Strip, il faut quitter sa voiture et se fondre dans le défilé humain qui les longe.  Sur les trottoirs ou les parkings qui se succèdent sans liaison véritable, déambule avec une totale absence de nonchalance (toute flânerie est ici proscrite) une foule grège et compacte. Sa pérégrination est seulement interrompue par de jeunes gens en tenue de sport qui, avec des gestes brusques, distribuent des prospectus publicitaires où sont proposées des adresses de spectacles érotiques, des bons de réductions pour le supermarché voisin, des tickets gratuits pour un petit déjeuner au champagne au Sahara ou au Stardust. Surpris par cette intrusion de l’ordinaire dans un monde fantaisiste, la plupart des gens ne prennent même pas la peine de les regarder et les jettent aussitôt après les avoir pris. Poussés par le fort vent qui s’engouffre entre les masses compactes que forment les hôtels, les brochures et les tracts s’envolent, se collent aux jambes des passants et à la fin tapissent le sol.

                                                                               Bruce Bégout, Zéropolis, Éditions Allia, Paris, 2002.