Intime conviction
Jack Lueders-Booth
Jack Lueders-Booth est un personnage à la fois charmant et intimidant. À presque 90 ans, ce photographe autodidacte est vif et plein d’esprit, il répond aux e-mails et fait preuve d’une insatiable curiosité pour les gens. Alors qu’il travaillait comme administrateur au département de photographie de l’université de Harvard – il a fini par enseigner lui-même la photographie à Harvard pendant près de 30 ans –, il brûlait d’envie d’être lui-même diplômé, ce qui l’a mené à la MCI Framingham, un établissement pénitentiaire pour femmes situé dans le Massachusetts. Pendant les neuf années qu’il y a passées, il a pris une série de polaroïds poignants des détenues dans cette institution qui, à l’époque, se voulait libérale et avant-gardiste.
Syra Schenk
Je voudrais entamer cette conversation en parlant de votre parcours. Vous avez quitté un poste lucratif de courtier en assurances pour vous consacrer à la photographie. Aujourd’hui, on vous dirait que c’est de la folie.
Jack Lueders-Booth
Oh, c’est déjà ce qu’on me disait à l’époque, en 1970 ! J’ai quitté une carrière de cadre supérieur dans l’assurance. J’étais très doué et je gagnais très bien ma vie. J’ai probablement dû renoncer à un tiers de mon salaire, mais j’avais l’impression que cette voie ne me mènerait à rien. J’aurais gagné beaucoup d’argent, mais je ne me serais pas amusé autant qu’aujourd’hui, c’est certain, et je n’aurais pas fait ce qui semblait important à mes yeux. Contribuer aux bons résultats du PDG, ce n’était pas très motivant pour moi.
Syra Schenk
Vous étiez autodidacte. Aujourd’hui, les personnes de ma génération ne se rendent pas compte de ce que cela implique. À l’époque, rien n’était automatique sur les appareils photo – il fallait savoir comment le faire fonctionner, comment exploiter la lumière, régler l’ouverture, etc.
Jack Lueders-Booth
En réalité, ce n’était pas si compliqué, ces appareils étaient faciles à utiliser. Aujourd’hui, certains appareils photo sont dotés de programmes automatiques complexes et obscurs qui sont difficiles à prendre en main. À l’époque, c’était beaucoup plus fondamental : on s’occupait de l’exposition, de la vitesse d’obturation, de l’ouverture et c’était tout. Je parle souvent d’autodidaxie, mais je devrais plutôt parler de « paterdidaxie » : mon père était chimiste, il avait des connaissances en physique et en mathématiques, et il était photographe.

© Jack Lueders-Booth — avec l’aimable autorisation de Stanley/Barker, Londres.
Il était très rigoureux : il créait lui-même les produits chimiques nécessaires au développement en chambre noire en mélangeant des composants de base. Il ne les achetait pas. Il s’intéressait beaucoup à la photographie et c’était une vraie vocation. C’est ainsi que j’y suis venu. Et c’est sans doute plus intéressant que l’assurance.
Syra Schenk
J’aimerais revenir sur le contexte dans lequel le livre MCI Framingham-Women Prisoner Polaroids a vu le jour : vous avez passé plusieurs années à enseigner la photographie dans un centre d’incarcération et vous avez pris des portraits des détenues. Les photos sont saisissantes, l’assurance qu’elles ont, la confiance qu’elles dégagent. On voit que vous avez vraiment dialogué avec vos modèles, qu’il y avait une vraie intimité entre vous, dans le sens où vous vous connaissiez, et qu’au-delà de ça, le décor ne ressemble pas à une prison.
Jack Lueders-Booth
Cette prison a toujours eu une vision progressiste de l’incarcération. Elle a été fondée à la fin du XIXe siècle, les femmes y étaient enfermées pour avoir eu des enfants hors mariage, ce qui était un délit dans les années 1870 – beaucoup de choses étaient considérées comme choquantes à l’époque, c’est ce dont parle le début de La Lettre écarlate de N. Hawthorne. Miriam Van Waters, l’une des premières directrices de l’établissement, a voulu compenser cela et créer un environnement très familier pour que les femmes s’y sentent à l’aise. Elle voulait leur insuffler l’idée qu’elles n’étaient pas incarcérées. Elle voulait qu’elles ne perdent pas le contact avec le monde extérieur, pour qu’elles ne deviennent pas des criminelles et qu’elles voient le temps passé à Framingham comme une préparation en vue de leur retour dans le monde réel. D’ailleurs, elle les qualifiait d’étudiantes, et non de prisonnières.
Syra Schenk
Sur certaines photos, on peut voir des hommes. Si j’ai bien compris, la prison était mixte à un moment donné ?
Jack Lueders-Booth
Comme je l’expliquais, la MCI Framingham a longtemps été le lieu d’expériences de socialisation. Et l’une de ces expériences consistait à introduire des hommes dans la population. Ils représentaient environ 20 % de l’effectif et étaient choisis pour leur bon comportement. Environ six mois avant leur libération, ils venaient à la MCI Framingham et logeaient dans des quartiers réservés aux hommes, mais ils se mêlaient à la population féminine pendant les repas, les cours et les loisirs.
Syra Schenk
L’autre particularité de l’établissement est le fait que les gardiens ne portaient pas d’uniforme. Est-ce que vous pensez que cela faisait une différence, qu’il n’y ait pas de hiérarchie visible ?
Jack Lueders-Booth
Oui, on ne pouvait pas vraiment distinguer les gardiens des détenues. Moi qui y suis resté longtemps (ndlr : 9 ans au total), j’ai vu à quel point les gardiens interagissaient souvent avec les détenues, et avec bienveillance,en se plaçant au même niveau qu’elles et en s’intéressant aux mêmes sujets. Ils ne les prenaient pas de haut.
Syra Schenk
Si le gouvernementavait des retours positifs sur ce type deprogramme, pourquoi s’en détour-ner ? Pourquoi ne l’a-t-il pas maintenu ?
Jack Lueders-Booth
Disons que ça ne s’est pas bien terminé, dans des circonstances très brutales et traumatisantes. Ce qu’il s’est passé, c’est que des hommes et des femmes de la prison participaient à un programme informatique et avaient accès à des ordinateurs très puissants, offerts par Honeywell, dotés d’une technologie très puissante et très efficace. Les hommes, principalement, et quelques femmes ont pris le contrôle des ordinateurs et s’en sont servis pour lancer une activité, inconnue du personnel de surveillance de la prison. Le pire, c’est qu’ils les utilisaient aussi pour faire du trafic de drogue. En janvier 1983, un groupe de policiers et de militaires ont débarqué à minuit, fait sortir tous les hommes de la salle informatique et le programme a pris fin ce jour-là. C’est vraiment dommage qu’ils aient tout gâché, car je pense que ce programme aurait fait bouger les choses s’il avait pu être répliqué dans d’autres systèmes d’incarcération. Évidemment, certains conservateurs ont sauté sur l’occasion pour mettre un terme à ces pratiques carcérales progressistes.
Syra Schenk
Vous avez enseigné la photographie aux détenues.
Jack Lueders-Booth
Oui, c’est pour ça que j’y suis allé. C’est une longue histoire, mais je vais vous la faire courte. Quand je travaillais à Harvard, je me suis rendu compte que je n’avais pas de diplôme prouvant que j’étais qualifié pour faire ce que je faisais, c’est-à-dire enseigner. Alors je suis allé voir l’administration de la Harvard Graduate School, je leur ai expliqué ma situation, que je voulais intégrer leur programme et que je voulais aussi travailler sur une thèse : enseigner la photographie à des personnes institutionnalisées afin de leur remonter le moral et de leur transmettre une compétence.
Syra Schenk
En fait, vous avez créé votre propre programme universitaire !
Jack Lueders-Booth
Oui, et ça les intéressait. Le hasard a fait qu’à la même époque, dans mon département, il y avait un professeur d’art et de peinture qui participait au Massachusetts Prison Art Project, un projet artistique en milieu carcéral. Ils cherchaient un professeur de photographie à la MCI Framingham. Tout s’est bien goupillé et, en un mois, c’était réglé.
Syra Schenk
Mais comment cette idée de thèse vous est-elle venue ? C’est plutôt inhabituel.
Jack Lueders-Booth
J’ai toujours eu cette idée en tête. Je photographiais les pensionnaires d’une maison de retraite à Long Island, dans le port de Boston, et j’ai vu qu’ils n’avaient pas grand-chose et qu’ils cherchaient des trucs à faire. Je me suis dit que leur enseigner la photo serait à la fois productif et amusant. Bien entendu, c’était avant les années 2000 et le numérique – comme il s’agissait de photos argentiques, il fallait une chambre noire pour les développer, ce qui était toujours ludique.
Et quand j’ai voulu obtenir mon diplôme dans l’enseignement, je me suis dit que ça pourrait être le sujet de ma thèse. Vu l’âge que j’avais à l’époque, une petite quarantaine, je pensais qu’ils accepteraient et c’est ce qu’ils ont fait.




En fin de compte, ce n’est qu’une série de coups de chance qui se sont succédés : Framingham a contacté Harvard pour embaucher un professeur de peinture, Harvard a dit qu’ils avaient un professeur de photographie, j’ai postulé, obtenu le poste et voilà. C’était la première fois que j’allais dans une prison. J’étais terrifié. Je ne savais pas à quoi ressemblaient les prisons, comment étaient les détenues…. J’avais beaucoup d’appréhension au début.
Syra Schenk
Au fil des ans, vous avez dû prendre confiance et vous sentir de plus en plus à l’aise avec les détenues.
Jack Lueders-Booth
J’y suis resté pendant huit ou neuf ans. On a tissé des liens – je m’inquiétais de leur bien-être et elles m’aimaient bien, donc tout s’est très bien passé.
Ma fille Laura, qui avait 18 ans à l’époque, à peu près l’âge des détenues, m’assistait. L’avoir à mes côtés a permis de briser la glace et de me donner de la crédibilité aux yeux de ces femmes.
Syra Schenk
Est-ce que vous pensez que les photos que vous avez prises des détenues sont aussi fortes justement parce que ces femmes étaient vos élèves et que vous aviez tissé un lien avec elles ?
Jack Lueders-Booth
Je ne dirais pas qu’en photographie, il faille nécessairement connaître son sujet. Certains photographes arrivent naturellement à prendre des photos aussi profondes ou pénétrantes, et plutôt rapidement. Mais c’est sûr que le fait qu’elles me connaissent a facilité les choses au début.
Syra Schenk
Parlez-moi des polaroïds présentés dans le livre.
Jack Lueders-Booth
Ces photos sont le résultat de plusieurs partenariats de six mois avec l’entreprise Polaroid. Ils nous fournissaient les pellicules. À la fin des six mois,ils regardaient les photos et avaient la possibilité de choisir leurs préférées. Il s’agissait de photos uniques, d’originaux. Malheureusement, ils avaient toujours le bon goût de choisir les meilleures photos.
Syra Schenk
Bien entendu, je me suis aussi intéressée au reste de votre travail. Beaucoup de photographes ont abordé le sujet de l’Americana et je trouve que votre regard est différent, dans le sens où vous capturez très souvent une fulgurance, un instant qui est très chargé en émotions. Vos photos s’inscrivent dans un contexte et on a presque envie de connaître l’histoire qu’il y a derrière. Alors que beaucoup de gens, beaucoup d’autres photographes qui ont travaillé sur le thème de l’Americana, sont plus grossiers, presque condescendants, ou au contraire le glorifient totalement. Dans votre travail, je vois un regard plus émotionnel. Qu’est-ce que vous pensez de votre approche du sujet ?
Jack Lueders-Booth
C’est une très bonne question. Je ne suis pas sûr de pouvoir y répondre. Je me bats contre le sentimentalisme dans mes photographies. Je pense que je suis une personne très sentimentale, avec des émotions exacerbées, et ce sont probablement ces émotions qui motivent mes photographies. Mais en même temps, j’essaie de ne pas tomber dans l’excès et de rester objectif. Je pense que le but est de parvenir à une certaine pénétration, afin que le sujet semble noble et que l’on puisse s’identifier à la situation, sans pour autant tomber dans le mélodrame larmoyant. Je me suis énormément immergé dans presque tous mes projets. J’y consacre des mois, voire des années, là où d’autres photographes se mettent dans ces situations pendant un jour, un week-end. Peut-être sont-ils soumis à la pression d’une commande commerciale ; ce n’est pas mon cas. Il est difficile de faire quoi que ce soit en si peu de temps. Si vous passez du temps avec une communauté, si vous apprenez à la connaître, elle finit par vous faire confiance. Et c’est là que vous obtenez des photos authentiques.
PROPOS RECUEILLIS PAR SYRA SCHENK




Toutes les photographies sont extraites du livre Women Prisoner Polaroids de Jack Lueders-Booth, publié par Stanley Barker, Londres, en 2024.