Fastidieuse bactérie

Jean-Marc Caimi Valentina Piccini

Compte-rendu de plusieurs années d’investigation, l’ouvrage Fastidiosa s’appréhende comme un récit basculant d’un genre à l’autre, du documentaire au thriller écologique. Mais ici, point de fiction puisqu’il témoigne de la triste réalité d’une maladie, la Xylella Fastidiosa, qui touche les oliviers du sud de l’Italie, et de ses répercussions écologiques et sociales. En enquêtant auprès des cultivateurs, les photographes Jean-Marc Caimi et Valentina Piccini dressent un portrait de cette Italie agricole, riche de traditions et de croyances, et fragilisée par l’épuisement de la nature.

Justin Morin
Comment avez-vous entendu parler de la Xylella fastidiosa ?

Jean-Marc Caimi & Valentina Piccini
La bactérie Xylella est un problèmemajeur pour les oliveraies du sud de l’Italie et a récemment menacé d’autres pays et régions d’Europe telles que la Grèce, l’Espagne et le sud de la France. Elle est propagée par un insecte de la famille des cigales et s’attaque aux oliviers en provoquant une dessiccation rapide qui entraîne des dommages considérables sur le paysage, l’économie, le patrimoine et l’identité d’une population qui a vécu pendant des siècles dans une sorte de symbiose avec la terre et les arbres. Lorsque nous avons commencé à travailler sur le sujet il y a sept ans, au début de l’épidémie, nous voulions proposer un compte-rendu approfondi, personnel et artistique d’une question que les médias traitent souvent de manière superficielle. De plus, Valentina étant originaire de Bari, dans les Pouilles, nous avons bénéficié d’un accès privilégié à la vie des gens, des agriculteurs, des scientifiques, des agronomes et de toutes les personnes que nous avons rencontrées au fil des ans pour réaliser le livre.

Justin Morin
Le livre s’ouvre sur les paysages des Pouilles, puis sur une reproduction religieuse, mettant en place le contexte très religieux du Sud de l’Italie. Pour ceux qui ne connaissent pas cette région, pouvez-vous nous la décrire ?

Jean-Marc Caimi & Valentina Piccini
Dans les Pouilles, comme dans une grande partie du sud, les gens reçoivent une éducation religieuse et sont croyants, en particulier les personnes âgées, comme certains des cultivateurs de notre histoire. Mais au-delà de cela, il existe une sorte de lien intime avec la terre, une approche animiste, où les arbres sont des êtres vivants qui renferment des histoires et des secrets ancrés dans le passé. Les images auxquelles vous faites référence, ainsi que l’ensemble de l’œuvre, sont ouvertes à l’interprétation. Il n’y a pas de message didactique univoque. Nous avons souhaité construire un récit visuel évocateur qui touche à la sphère intime des lecteurs. Nous essayons de les amener à entrer dans l’histoire en suscitant des émotions, plutôt que de leur fournir un compte-rendu descriptif qui s’explique de lui-même. Bien que le livre soit en grande partie documentaire et scientifique, il laisse au lecteur la possibilité de créer son propre panorama des sentiments et des sensations que les images déclenchent en lui.

Justin Morin
À la manière d’une enquête, le livre alterne les styles de photographie, du paysage au portrait en passant par des planches botaniques ou des images tirées d’observations au microscope. Il se construit une narration complexe, un peu à la manière d’un film qui passerait du récit intime au thriller. Cette approche s’est-elle imposée à vous pour rendre compte de la complexité de la situation, à la fois sociale, biologique et scientifique ?

Jean-Marc Caimi & Valentina Piccini
L’épidémie de Xylella ne se contente pas de ravager les cultures. Elle a complètement ébranlé la vie des gens, le tissu social,humain et, bien sûr, économique de toute une région. Nous pensons que cette histoire symbolise notre époque, dans laquelle des événements souvent anthropogéniques, du changement climatique à la gentrification urbaine massive, altèrent notre histoire de façon dramatique, souvent avec la perte de particularités locales spécifiques et de l’héritage culturel, en faveur d’un nouvel ordre plus efficace économiquement et plus mondialisé. L’histoire est basée et construite sur notre relation avec les personnes dont nous parlons, qui nous ont permis de découvrir leur monde, leur vie, leur lutte pour maintenir un lien avec leur culture et leur histoire, et l’amour de leur terre. Du paysan vivant une vie rurale simple dans les champs jusqu’à la communauté scientifique en quête d’une solution à l’épidémie d’arbres. Le livre, comme le sujet lui-même, est en effet à plusieurs niveaux.

Nous nous sommes délibérément abstenus d’imposer un style visuel unique, pour être plus libres d’expérimenter et d’approfondir chacune des sections qui le composent. Par conséquent, nous avons sélectionné pour chaque section les moyens photographiques que nous considérons les plus fonctionnels afin d’aborder chaque sujet avec le plus de précision possible, qu’il s’agisse de transmettre une émotion ou de reproduire une preuve scientifique.

Justin Morin
Questa terra e la mia terra est le titre d’un carnet de photographies annotées que l’on retrouve reproduit au cœur du livre. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce carnet ?

Jean-Marc Caimi & Valentina Piccini
Nous emportons toujours avec nous un carnet dans lequel nous prenons des notes, collons des polaroïds et demandons parfois aux gens de rédiger leurs propres notes. C’est un petit rituel que nous avons et qui nous donne souvent l’occasion de nous rapprocher de nos sujets, d’interagir, de nous souvenir. Parfois, comme dans cet ouvrage, les pages du journal intime s’introduisent dans l’histoire visuelle et en font partie intégrante. Ce que nous avons recueilli au cours de notre longue relation avec les personnes que nous avons rencontrées pendant la réalisation de Fastidiosa nous a tellement inspirés et a été si révélateur de l’histoire que nous avons commencé à sortir notre carnet plus régulièrement avec l’intention claire de construire des pièces visuelles. Nous avons demandé aux agriculteurs de prendre le temps d’écrire et nous leur avons également demandé quel objet représentait leur relation avec leur terre, pour que les lecteurs saisissent le sens de « questa terra e la mia terra », cette terre est ma terre. Un livre dans le livre est né.

Justin Morin
Beaucoup de fantasmes entourent l’arrivée de la bactérie en Italie, qui pour certains aurait été introduite par le biais de plantes exotiques en provenance du Costa Rica, ou qui serait une arme dans une guerre de marché entre producteurs d’huile, ou encore une tactique de promoteur immobiliers pour récupérer des terres. Est-ce que ces histoires vous ont été racontées par les personnes que vous avez rencontrées ?

Jean-Marc Caimi & Valentina Piccini
En effet, toutes sortes de scénarios ont circulé au fil des ans, certains de ceux que vous mentionnez étant plausibles. Mais il y en a eu beaucoup d’autres, souvent alimentés par des défenseurs de la théorie du complot sur les réseaux sociaux, tout comme pendant l’épidémie de Covid. Ainsi, nous avons eu des drones répandant la bactérie, des personnes circulant la nuit avec des camions d’épandage dans le cadre d’un rituel religieux, la pollution de l’usine sidérurgique ILVA, et bien d’autres encore. C’est tout à fait compréhensible : lorsqu’un terrible fléau frappe en si peu de temps et sans explication officielle, les gens commencent à se raccrocher à des informations non vérifiées pour parvenir à une explication. C’est un terrain idéal pour les vantards et les personnes sans scrupules qui veulent profiter de la situation.

Justin Morin
Combien de temps avez-vous passé sur place ? Et combien de temps a été nécessaire pour réaliser le livre ? Comment se partage le travail dans votre duo ?

Jean-Marc Caimi & Valentina Piccini
Nous travaillons sur cette histoire depuis six ans, depuis que le premier foyer de Xylella a été détecté près de Gallipoli, aux cours desquels nous nous sommes établis dans la région pendant de longues périodes. Nous avons vécu dans les locaux d’un moulin à huile à Gemini, où nous avons installé notre chambre noire et commencé à développer nos photos. C’était magique, nous nous sentions complètement connectés à l’histoire que nous étions en train de documenter. Tiffany, notre éditrice chez Overlapse, travaille avec nous depuis deux ans et nous nous sommes rencontrés à plusieurs reprises pour discuter et peaufiner les détails des nombreux chapitres de l’ouvrage. La collaboration a été très importante. Elle a ensuite réalisé un travail extraordinaire en éditant le matériel et en concevant le livre dont nous sommes évidemment fiers, tant sur le plan du contenu que de la forme. Nous fonctionnons en équipe, à deux photographes, depuis neuf ans et nous couvrons des sujets variés, de la guerre à la religion en passant par l’environnement. Nous photographions, éditons et écrivons tous les deux. Nous réalisons également des travaux multimédias et composons des bandes sonores. Nous formons un duo créatif pluridisciplinaire. Le fait que notre équipe soit composée d’une femme et d’un homme nous permet de gagner la confiance des protagonistes de notre histoire et d’entrer dans leur intimité, toujours essentielle. Une confiance qui est réciproque.

Toutes les photographies sont extraites du livre Fastidiosa de Jean-Marc Caimi et Valentina Piccinni, édité par Tiffany Jones chez Overlapse, en janvier 2022, à Londres. Avec l’aimable autorisation des artistes et de leur éditeur. © Overlapse