Bewitched

Genesis Belanger

Avec leurs couleurs pastel surannées et ses formes arrondies, les œuvres de Genesis Belanger trouvent leurs inspirations formelles dans l’Amérique des années 1950, plus particulièrement dans l’esthétique publicitaire, mais aussi dans le pop art et le surréalisme. Ses sculptures et ses peintures composent un théâtre domestique où se rejouent les rapports de force et les disparités de nos sociétés contemporaines. Alors que son travail se concrétise dans le champ des arts visuels, Belanger met en place un univers avec la minutie d’un écrivain. Ses installations s’appréhendent comme la page d’un livre fourmillant de détails sur la vie d’un protagoniste absent. En entretien avec Syra Schenk et à l’occasion de sa récente exposition personnelle parisienne au sein de la galerie Perrotin, l’artiste américaine revient sur les multiples interprétations qu’offre son travail.

Syra Schenk
Je voudrais commencer par une question indiscrète : d’où vient votre prénom ?

Genesis Belanger
Mes parents étaient hippies, à l’époque c’était la mode de donner à ses enfants des prénoms qui sortent de l’ordinaire, et j’étais la première née. Le mot signifie l’origine, mais aussi le commencement, et j’étais leur premier enfant.

Syra Schenk
Vous avez travaillé dans la publicité et la mode, quelle activité exerciez-vous dans l’industrie de la mode ?

Genesis Belanger
J’ai obtenu un diplôme de design de mode à la fin de mes études, et j’ai travaillé pour une petite marque contemporaine en tant que designer dès la sortie de l’école. J’ai ensuite été l’assistante d’un décorateur pour la publicité dans le domaine de la mode, pour des shootings et des tournages.

Syra Schenk
Vous vous êtes très vite aperçue que vous vouliez vous investir de manière plus concrète ?

Genesis Belanger
Dès le début mes tâches étaient très concrètes, je dessinais toujours les modèles, je prenais les mesures et je réalisais les modèles. Mais je n’avais pas le dernier mot sur le résultat final.

Syra Schenk
Votre travail est régulièrement assimilé au pop art, au surréalisme. J’ai trouvé cette citation : « Elle compose des espaces où le temps est suspendu. », qui traduit ce que je ressens spontanément face à votre travail qui rappellerait Edward Hopper, bien qu’il interpelle davantage par son côté kafkaïen que surréaliste. Un soupçon de mélancolie mêlé à un fort cynisme, alors que le pop art est peut-être plus naïf et direct.

Genesis Belanger
Mon travail est lié au surréalisme parce que je m’intéresse à la psychologie humaine, et c’est pour cette raison qu’il est également lié au pop art. Il y a certainement un diagramme de Venn. Dans le pop art, les artistes abordaient la publicité d’un point de vue purement formel. Je m’intéresse à la manière dont elle utilise notre psychologie contre nous, ou l’utilise à des fins consuméristes, et cette relation est peut-être intrinsèquement un peu cynique – être capable de comprendre aussi bien l’individu pour le manipuler et en faire le consommateur idéal. Je pense que ce sujet, en tant qu’enveloppe, ouvre beaucoup de pistes sur le plan artistique.

Genesis Belanger, Gatekeeper, 2019. Avec l’aimable autorisation de de l’artiste et de la galerie François Ghebaly, Los Angeles.

Ce qui m’intéresse, c’est de donner à voir l’être humain en son absence, tout ce qu’il a utilisé, ou les vestiges d’une expérience, et le spectateur, en entrant dans l’espace, assemble les pièces et crée presque la narration, un peu comme un détective, mais pas de manière aussi littérale. Je choisis des symboles universellement compris, afin qu’il accède aux sujets qui me tiennent à cœur.

Syra Schenk
Vous laissez donc la porte ouverte au spectateur pour qu’il interprète la scène à sa façon ?

Genesis Belanger
L’interprétation n’est pas exactement ouverte, mais il est assez irréaliste de penser que l’on peut contrôler une narration. Nous nous y intéressons de par notre culture, nous sommes tous des avatars dans nos vies en ligne, nous essayons de contrôler le récit que nous livrons de nous-mêmes – ce n’est pas vraiment possible. Il est donc intéressant de voir combien d’éléments sont nécessaires dans une scène, très peu ou au contraire beaucoup, pour produire la narration que l’on souhaite tout en la laissant très ouverte.

Syra Schenk
On considère que dans Blow out la pièce Healthy Living se moque de l’érection masculine. Les cactus, les ballons dégonflés font-ils référence aux hommes ?

Genesis Belanger
Ce n’est pas exactement l’intention, mais cela ne me dérange pas dans le sens où je m’intéresse aux dynamiques de pouvoir et à la suprématie de l’homme, même de manière simple comme dans la prédominance de l’obélisque. Je pense qu’il est possible de créer un monolithe mou pour critiquer subtilement cette structure de pouvoir. Seulement en le proposant dans un contexte où il est associé à d’autres éléments, pour étoffer une critique possible, sans critiquer directement – dans ce cas alors cet angle d’approche m’intéresse.

Syra Schenk
Les hommes semblent totalement absents de vos œuvres.

Genesis Belanger
Je m’intéresse aux structures de pouvoir, et la personne que l’on peut artificiellement empêcher de le détenir sera le personnage qui m’est le plus sympathique. Souvent, je crois que s’il y avait un personnage dans l’œuvre, il serait féminin, mais ce ne serait pas forcément une femme. Cela traduit seulement mon point de vue sur les structures de pouvoir et le déséquilibre plus généralement. Je pense que les hommes ont occupé la scène assez longtemps.

Syra Schenk
Vous avez déclaré que : « L’industrie de la publicité utilise des parties du corps des femmes pour vendre des produits, une main bien manucurée peut vendre à peu près n’importe quoi. » Dans votre travail, vous montrez des parties isolées du corps féminin, mais qui ne semblent cependant jamais morbides, juste précisément – soignées. Est-ce cela que vous exposez ?

Genesis Belanger
C’était exactement mon intention : utiliser ces compétences que l’on transforme en armes contre nous pour générer un dialogue complétement différent. Regarder la structure non pas en ce qu’elle cherche à nous vendre, ou nous demande d’acheter, mais en se demandant comment cela a pu arriver. Que pouvons-nous faire à ce sujet ? Pour générer des dialogues complexes.

Syra Schenk
Vous établissez de manière récurrente des ponts entre la pauvreté émotionnelle provoquée par le capitalisme et les béquilles classiques du monde d’aujourd’hui – médicaments, caféine, alcool, cigarettes. Ne sont-elles pas les « exutoires » d’aujourd’hui, tout comme vous avez observé à juste titre que dans les années 1950 et 1960 cuisiner des plats élaborés était l’exutoire des femmes aux libertés restreintes ?

Genesis Belanger
C’est à 100 % ce que je pense. Tant de gens consomment ces produits pour survivre à l’inégalité d’aujourd’hui…

Syra Schenk
Vous dites les gens –vous voulez dire les individus dans leur ensemble ou essentiellement les femmes ?

Genesis Belanger
Cela s’applique à beaucoup de monde. Quand on a un système aussi injuste, il est difficile pour presque tous ceux qui y sont confrontés, certains plus que d’autres. Je parle plus facilement des femmes, mais, je pense, sans exclure qui que ce soit.

Syra Schenk
Tous ceux qui souffrent de la lutte pour le pouvoir ? 

Genesis Belanger
Oui, exactement. Je crois vraiment que dans notre culture les femmes font l’objet d’une pression particulière.

Syra Schenk
Peut-être parce qu’elles tiennent aussi le rôle de reproductrices ?

Genesis Belanger
Oui certainement.

Syra Schenk
  Vous avez observé que les possibilités limitées des femmes sur le marché du travail et le fait qu’on attend d’elles qu’elles restent à la maison pour s’occuper de la famille pourraient rendre folle une personne intelligente. Votre œuvre Minor procedure interroge le besoin que ressentent les femmes d’aujourd’hui de modifier leur apparence, peut-être aussi comme une forme d’exutoire ?

Genesis Belanger
Dans notre culture, la beauté est synonyme de pouvoir, et la pression exercée sur les femmes pour qu’elles modifient leur apparence et répondent à certaines attentes, indépendamment de facteurs intrinsèquement humains comme le vieillissement, est immense. Et leur donne peut-être aussi du pouvoir. Lorsque l’on se sent impuissant face à quelque chose d’aussi biologique que le vieillissement, peut-être que modifier son apparence confère vraiment du pouvoir.

Syra Schenk
Pour reprendre le contrôle sur ce qui est théoriquement incontrôlable ?

Genesis Belanger
Oui, précisément.

Syra Schenk
L’une des œuvres montre une main serrant un miroir brisé, entourée de médicaments, de ballons dégonflés et de bonbons colorés. Est-ce une analogie avec le vide émotionnel que vous mentionnez souvent ?

Genesis Belanger
Dans ce vide nous faisons des choses qui, nous l’espérons, nous combleront, qui rendront les choses tolérables, et puis par moment nous le regrettons.
Avec cette œuvre, j’ai beaucoup pensé à la honte, au regret et à la culpabilité, et à la façon dont cela nous renvoie à la responsabilité de nos actes, même si ces actes nous ont été imposées par une structure extérieure.

Syra Schenk
 À quoi la honte, le regret et la culpabilité se rapportent-ils ? La vie en général ou quelque chose de plus spécifique ?

Genesis Belanger
Ils se rapportent à toutes les choses que nous faisons pour nous sentir mieux – prendre des médicaments délivrés sur ordonnance, consommer de l’alcool ou de la nourriture dans des proportions excessives –, mais qui sont à double tranchant. Il y a là un cycle qui consiste à adopter certains comportements pour se rendre la vie supportable, mais ils provoquent aussi un mal-être, et ensuite nous devons les reproduire encore et encore pour le supporter. Et cela devient un cercle vicieux.

Syra Schenk
Comment s’en sortir ? Évidemment en provoquant la réflexion. C’est peut-être un thème pour votre prochaine exposition ?

Genesis Belanger
(rires) Je ne sais pas, c’est là toute la question, n’est-ce pas ?

Syra Schenk
Vous avez déclaré : « La beauté et l’imagerie complexe peuvent traduire des idées vraiment complexes, même si le spectateur n’en est pas conscient. » On pourrait dire que cela s’applique à votre travail – il semble troublant de perfection et de linéarité, toujours lisse, parfaitement soigné, dans une palette de couleurs qui rappelle beaucoup une certaine époque. Les niveaux de lecture ne sont-ils pas multiples ?

Genesis Belanger
En rendant mon travail aussi beau que possible – parfois les gens le trouvent effrayant – j’espère qu’il envoie subtilement des messages auxquels les spectateurs peuvent choisir d’adhérer ou non. Il n’est pas rebutant et j’espère qu’il opère dans un espace plus subconscient.

Syra Schenk
 L’une de mes pièces préférées est checks and balances – malbouffe, médicaments, caféine, cosmétiques. Un polaroïd du monde d’aujourd’hui. Tout le maquillage en essence ?

Genesis Belanger
Oui, absolument !

Syra Schenk
Comment travaillez-vous ? Êtes-vous plutôt organisée, avez-vous une équipe ? Travaillez-vous sur plusieurs pièces à la fois ?

Genesis Belanger
Je suis très organisée, j’ai deux assistants et chacun de nous travaille un matériau spécifique. Je réalise toute la céramique, un de mes assistants travaille le métal, un autre s’occupe de toute la couture et de la tapisserie. Nous travaillons tous également d’autres matériaux, mais nous nous concentrons surtout sur notre sujet, et les sculptures sont le fruit d’un travail d’équipe. Je travaille sur toutes les choses à la fois, d’une manière un peu folle. Vous pouvez venir dans mon studio au milieu de l’exposition et ne pas voir une seule œuvre terminée, et les pièces ne sont assemblées qu’à la toute fin. C’est extrêmement stressant, mais avec la nature des matériaux et le temps que prend la réalisation de certaines parties, c’est finalement la manière la plus efficace de travailler.

Syra Schenk
Vous avez connu une ascension fulgurante. Ressentez-vous une certaine pression aujourd’hui ?

Genesis Belanger
Je n’ai pas ressenti de contrainte dans mon travail, mais c’était vraiment déroutant au début. Chaque exposition m’offre une opportunité plus excitante que la précédente. J’ai créé toute ma vie dans l’obscurité la plus totale, et je me suis soudain retrouvée sous les feux de la rampe.

 

Genesis Belanger, Flicker in the Ether, 2022 ; I Don’t Believe in Ghosts, 2022, [vue d’exposition]. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la galerie Perrotin, Paris.

Genesis Belanger, Inner Beauty, (détail), 2020. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la galerie Perrotin, Paris.

Genesis Belanger, Not one single regret, 2022. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la galerie Perrotin, Paris.

C’est comme si j’avais été un peu populaire et que tout d’un coup j’étais radicalement différente, cela me semble vraiment étranger. C’est plus un malaise personnel. J’ai surtout envisagé toutes les opportunités comme des paramètres à repousser. J’essaie d’évoluer autant et aussi sincèrement que je peux, et de ne pas trop penser aux attentes du marché et aux choses de ce genre. Un peu comme si les designers considéraient toutes les contraintes comme des paramètres de conception et essayaient de trouver des moyens astucieux d’aboutir au résultat que je recherche, malgré certaines limitations.

Genesis Belanger