Pas de deux
WoodkidSidi Larbi Cherkaoui
Si Woodkid, son avatar musical, a vampirisé son emploi, Yoann Lemoine est avant tout réalisateur. On doit au français une quinzaine de clips, parmi lesquels certains succès de Lana Del Rey, Taylor Swift, Moby ou encore Drake. Il est également passé derrière la caméra pour mettre en image les quatre titres tirés de son album « The Golden Age ». Sidi Larbi Cherkaoui est tout aussi prolifique. Depuis le début des années 2000, le chorégraphe belge a signé plus d’une vingtaine de spectacles, seul ou en collaboration. Récemment nommé directeur artistique du Ballet Royal de Flandres, il est également à la tête de sa propre compagnie, Eastman, dont les productions se jouent aux quatre coins du globe. Les deux hommes se rencontrent pour la première fois et échangent autour des nombreuses relations qui unissent l’image, le son et le mouvement.
Yoann Lemoine Je crois savoir que tu vis à Anvers. Que fais-tu actuellement à Paris ?
Sidi Larbi Cherkaoui Je travaille sur une nouvelle adaptation de Casse Noisette, d’après une mise en scène du Russe Dmitri Tcherniakov. Nous sommes trois chorégraphes sur le projet, chacun d’entre nous travaille sur une partie différente. C’est une version très sombre, qui s’inspire de la vague de grand froid qui a touché la Russie dans les années 40. Le spectacle aura lieu en mars à l’Opéra Garnier. Pour moi, c’est très agréable de travailler avec Dmitri. Habituellement, en tant que chorégraphe, je dois penser à tout à ce qui entoure la danse. Ici, je me concentre uniquement sur le mouvement.
YL Casse Noisette fait partie du répertoire classique. En tant que chorégraphe contemporain, comment tu situes ton intervention ? Classique ou contemporaine ?
SDL C’est difficile à dire. Je crois que cela dépend du danseur qui interprète le mouvement. J’ai l’impression d’avoir plus de responsabilité face à des danseurs de formation classique, car ceux-ci vont reproduire parfaitement chaque nuance de gestes ou de rythmes, là où les danseurs contemporains injectent des éléments très personnels. Lorsque je fais un mouvement avec l’intention d’être classique, je n’y arrive pas, ça devient contemporain… C’est un sujet qui n’est pas simple. Me demander la différence entre classique et contemporain, c’est me demander les différences entre aujourd’hui et hier. Qu’est-ce qui a vraiment changé finalement ?
YL Est-ce que la définition d’un grand danseur a changé ?
SDL Oui, je pense que c’est beaucoup plus démocratique en ce moment. On prend conscience que des danseurs peuvent être géniaux sans pour autant venir du classique.
Je ne veux pas que la chorégraphie ait besoin de la musique, car la musique n’a pas besoin de la chorégraphie.
YL J’ai travaillé il y a 2 ans avec le New York City Ballet, sur Les Bosquets, un ballet de JR où je faisais la musique. Il a amené Lil Buck sur le projet, un danseur qui vient du hip-hop.
SDL Oui j’ai vu ça, il est incroyable ! On a l’impression qu’il sait tout faire ! Un peu comme toi d’ailleurs, entre les clips, la musique, la scène ! Moi ce que j’aime beaucoup dans ton travail de réalisateur, et notamment sur les clips de ton album, c’est qu’il y a une continuité qui s’installe. On attend la prochaine vidéo pour connaître le développement de l’histoire.
YL L’idée derrière ça était de comprendre pourquoi on fait un album aujourd’hui. Pourquoi on met douze chansons dans un ensemble, et pourquoi elles deviennent indissociables les unes des autres ? On vit dans un monde où tout est morcelé, on accède à la musique en streaming, on peut télécharger les titres un par un. Je voulais voir si celafaisait encore sens de penser un disque comme un projet global, s’il pouvait trouver sa place,son identité. En ce qui concerne la continuité entre les quatre clips de l’album, c’est aussi quelque chose qui s’est construit sur le moment, encouragé par les réactions positives. J’espère pouvoir aller plus loin dans cette direction pour la suite de mes projets musicaux.D’ailleurs, si on regarde quels sont les artistes qui fonctionnent aujourd’hui, ils ont tous une conception visuelle très forte. Ca ne suffit plus d’être juste musicien. Et toi, as-tu déjà réalisé des chorégraphies pour des clips ?
SDL Oui, pour Sigur Ròs, sur le titre « Waltari ». C’était une très bonne expérience, car je n’avais aucune contrainte, j’avais vraiment carte blanche. Le clip fait une dizaine de minutes, ça nous a laissé l’espace, le temps, de créer une rencontre. Je ne sais pas comment tu fais pour mettre en place quelque chose, pour créer une tension, en quatre ou cinq minutes. En danse, on prend généralement deux heures pour créer tout cet univers, cette dramaturgie du spectacle.

Alexey Brodovitch, Ballet,
New York, 1945.
YL Ce qui est certain, c’est que le format traditionnel du clip est de moins en moins pertinent. Il y en a tellement qui sortent, presque quatre à cinq par jours… Le seul moyen de se détacher est de faire des formats différents, un peu plus longs, ou qui sortent un peu de la chanson.
SDL Comment procèdes-tu quand tu reçois un morceau que tu dois clipper ? Qu’est-ce qui vient en premier à ton esprit ?
YL Ca dépend du titre. Il y a toujours les premières idées, que je développe toujours pour mieux les évacuer, car en général, elles sont assez toxiques.
SDL Elles sont trop premier degré ?
YL Oui, ou parfois, elles sont simplement un peu trop inspirées par quelque chose que j’ai vu récemment, sans m’en rendre compte. Le cerveau à ce sujet marche d’une manière particulière. Aussi entraîné et conscient que l’on soit, on passe obligatoirement par ce phénomène de réappropriation. Je laisse le cerveau faire, parce qu’il faut qu’il le fasse, et une fois cette étape passée, les secondes idées arrivent et sont souvent plus convaincantes.Elles sont plus critiques, moins instinctives. C’est l’inverse de se mettre à danser de manière spontanée sur de la musique.
SDL Le contexte dans lequel les choses se font est déterminant. Il y a des moments où l’on peut être très intuitif, sur l’immédiateté, et d’autres où l’on est dans la continuité d’un développement personnel. Pour Casse-Noisette, j’ai préparé des éléments chorégraphiques spécifiques mais il y a également de la matière sur laquelle j’avais déjà travaillé, sous uneautre forme. En y changeant certains aspects, on ne la reconnaît plus. Mais cette base est là, dans ma tête, très structurée. Elle vient de mon expérience, de mon vécu.
YL Est-ce que ça n’est pas ce que l’on définit comme la signature ou l’identité d’un artiste ?
SDL Je ne sais pas. Je ne me pose pas cette question d’ailleurs. Cette « identité » est quelque chose qui est perçu de l’extérieur par un regard critique. Moi, je ne vois que des points qui se connectent. Si mon travail a une identité, alors elle se trouve dans ces points que je relie,dans les rapports que je crée, entre les mouvements, les danseurs ou encore les gens avec qui je collabore. Ou dans les rapports entre les gestes et la musique. Souvent en danse, on essaie de créer le mouvement indépendamment de la musique, pour qu’il ait sa propre valeur. Par contre, quand la chorégraphie se cale au bon moment sur la musique, les deuxpeuvent chanter ensemble. L’exemple parfait pour illustrer ça, c’est Marvin Gaye. Quand tu enlèves les instruments de ses morceaux et qu’il ne reste que la voix, ça reste magnifique. Je cherche ça ! Je ne veux pas que la chorégraphie ait besoin de la musique, car la musique n’a pas besoin de la chorégraphie. Je travaille à un dialogue, je cherche à créer du beau à travers cette rencontre.
J’en suis toujours à déconstruire les codes de la beauté classique. Je ne suis pas encore arrivé à me débarrasser de ça.
YL Cette question du beau est très importante pour moi, c’est un peu mon démon. C’est une notion très subjective, qui peut changer d’une culture à l’autre. Je n’arrive pas à me soumettre à cette tendance très actuelle du punk moderne. J’en suis toujours à déconstruire les codes de la beauté classique. Je ne suis pas encore arrivé à me débarrasser de ça.
SDL Je ne sais pas s’il faut vraiment s’en débarrasser, c’est avant tout une question de valeurs. Il faut pouvoir se reconnaitre dans ce que l’on fait.
YL Exactement, il faut avoir conscience de ce que l’on fait et de ce que l’on est.
SDL Et c’est là où cela peut parfois devenir une sorte d’obsession.
YL L’obsession, le lâcher prise, ce sont des états sur lesquelles je travaille en ce moment. J’essaie d’apprécier l’expérience, d’appréhender différemment le processus.
SDL Je peux comprendre ça. Le clip, l’album, tu ne peux plus y toucher une fois qu’ils sont diffusés. Alors qu’avec le spectacle vivant, il y a toujours la possibilité de revenir, ça n’est jamais vraiment fini à la première. J’ai un peu plus d’espace que toi, dans la mesure où un spectacle n’existe que lorsqu’il est joué. Il n’existe pas dans l’absolu.
YL Dans la musique ou la réalisation, il y a une phase de préparation qui va crescendo avec la date butoir. Une fois celle-ci passée, l’objet ne m’appartient plus. Quand je donne un concert, les choses sont un peu différentes, même si les jeux de lumière ou les projectionsvidéos sont également programmés. Et puis, contrairement à un danseur, j’ai d’énormes problèmes avec ma présence scénique. Évidemment, il y a des moments de grâce où l’émotion, le public, l’ampleur de tout ça t’emmène. C’est magnifique de les vivre, mais c’est insoutenable de les revoir en vidéo.
SDL Je peux totalement comprendre. Je ne regarde pas les vidéos dans lesquelles je danse. Le rapport avec soi est souvent difficile. C’est d’ailleurs pour ça que j’aime être chorégraphe, parce que je suis dans le rapport aux autres. Les imperfections des autres nous touchent beaucoup plus que les nôtres.
YL Comment as-tu commencé à danser?
SDL J’ai appris en regardant la télévision : les épisodes de Fame, ou encore les clips de Janet Jackson, période Rythm Nation. Je connais tous les mouvements de ces chorégraphies-là. C’était mon classique à moi, ces mouvements saccadés, à l’unisson, sur cette musique funk.
YL Si Janet t’appelait demain pour te demander de chorégraphie son nouveau clip, le ferais-tu ?
SDL Ca dépend de ce qu’elle et son équipe cherchent. Parfois, les gens font appel à toi mais attendent une chose très précise, ils souhaitent que tu reproduises quelque chose que tu asdéjà fait. Donc ça n’est pas si évident. Et puis, en toute honnêteté, je crois que je suis moins attiré par les artistes pop. Je crois que j’ai un peu décroché à un moment, peut-être avec l’arrivée du digital. Le son est devenu plus froid…
YL Le digital a surtout altéré notre rapport à la vitesse. Un artiste peut parfois sortir deux albums par an. On a plus vraiment le temps de se concentrer. Pour en revenir aux questions de réalisation, est-ce frustrant pour toi de travailler sur une chorégraphie qui va être redécoupée par le cadrage et le montage ?
SDL C’est très frustrant. Je dis toujours en rigolant qu’il faudrait faire une version choreographer’s cut d’Anna Karénine. Je crois que même Joe Wright, le réalisateur, aurait aimé monter son film différemment. Ce qui est problématique avec l’industrie du cinéma, c’est que l’on fait quelque chose qui est toujours repris par quelqu’un d’autre. Je crois que c’est pour cela que j’ai autant aimé l’expérience avec Sigur Ros. Christian Larson, le réalisateur du clip, comprend le mouvement et le rythme. Pour ce travail, j’avais filmé la chorégraphie avec mon iphone, pour lui montrer comment j’imaginais le résultat. Les mouvements de la caméra sont aussi importants que ceux des danseurs.

Fame, casting de la saison 3, 1983–84.
YL Dès que la caméra se met à bouger, elle existe, elle devient un personnage. Et lorsqu’elle ne bouge pas, elle est malgré tout présente, elle est le spectateur dans son siège. D’ailleurs, je suis très curieux de voir ce qu’il va se passer ses prochaines années avec la réalité virtuelle. Les nouveaux casques offrent déjà des expériences curieuses. Mais que va-t-il se passer quand le virtuel proposé sera plus attrayant que le monde dans lequel on vit ? Je crois que l’éducation doit occuper une place importante dans ce débat. Il est important que certaines personnes guident et apprennent aux plus jeunes à voir la beauté dans l’imperfection. C’est en cela que j’espère que la pop puisse apporter d’autres modèles. À ce sujet, qu’as-tu pensé du succès du clip de « Chandelier » de Sia ?
SDL J’ai bien aimé cette proposition, même si ça n’est pas ma chorégraphie préférée. J’aime beaucoup la voix de Sia, et Maddie Ziegler, la petite danseuse présente dans ce clip, est très bien. Mais j’ai personnellement préféré le morceau suivant qui mettait en scène Shia Labeouf et Maddie dans une cage, pour le titre « Elastic Heart». Le fait dans mettre en scène un homme et une enfant est beaucoup plus risqué, le résultat était plus touchant.
YL C’est intéressant de voir qu’un titre comme celui-ci touche des masses, et devient numéro un dans le top. Je pense que c’est là qu’il peut y avoir un rôle à jouer. Récemment, j’ai beaucoup aimé Inside out, la dernière production des studios Pixar, car il racontequelque chose que l’on dit rarement aux enfants, à savoir l’importance d’être triste. Cela peut sembler assez mièvre, mais c’est essentiel. Cela accompagne cette idée qu’il faut savoir accepter l’imperfection. J’ai trouvé ce film très intelligent, et ça me réjouît de voir qu’il est possible de faire un cinéma populaire qui à la fois commercial et intelligent.
SDL Pour terminer, y a-t-il un clip dont tu es le plus fier ?
YL J’aime beaucoup ce que j’ai fait pour « Jewels » de Black Atlass. Techniquement, il y a une absence totale de mouvements, tout a été mis en place à partir de scans 3D. Le résultat est assez dérangeant, il y a cette idée d’une personne qui chante mais qui semble prisonnière de son propre corps. C’est très réaliste mais il y a quelque chose qui sonne faux. On peut y voir une critique de la surenchère de la retouche, de la digitalisation des corps, de la perte du charnel… Quant à la dernière question que j’aimerais te poser : si tu devais faire danser un acteur, qui choisirais-tu ?
SDL Ca n’est pas évident ! Je viens de collaborer avec Benedict Cumberbatch, et il est vraiment excellent. J’avoue que je ne le connaissais pas avant notre rencontre. C’est quelqu’un de très analytique, et de très poli également. Nous avons travaillé sur Hamlet, j’assurais la chorégraphie du mouvement, la mise en scène était de Lynsdey Turner. Il ne s’est jamais fâché, alors que ça n’était pas toujours évident. Il est à la fois capable d’écouter les conseils qu’on lui donne tout en ayant une idée très claire de ce qui est le mieux pour lui. Il sait faire la part des choses. Actuellement, il est sur un film Marvel, Dr Strange, dans lequel il aura le rôle titre. Étant fan de comics, j’avoue que j’aurais adoré travailler sur ce projet.