L'impossible, nous ne l’atteignons pas, il nous sert de lanterne

Xavier VeilhanGrand Blanc

Entre deux projets d’exposition, parmi lesquels le Pavillon Français pour la prochaine Biennale d’art contemporain de Venise, Xavier Veilhan a rencontré Grand Blanc. Le quatuor, dont le premier album Mémoires vives a séduit par son énergie et ses reflets cold wave, s’est épanoui à travers les expérimentations d’un home studio. Un goût prononcé pour la recherche sonore et ses labyrinthes infinis qui résonne comme une évidence avec la pratique de Veilhan, grand amateur de musique et fin observateur de cette industrie depuis de nombreuses années.

Xavier               Je crois que le premier titre que j’ai entendu de vous, c’était Samedi la nuit, en 2014.

Benoit             Exactement, ça fait deux ans. 

Xavier               Vous avez eu d’autres expériences musicales avant Grand Blanc? 

Camille           Non, c’est notre premier groupe.

Vincent         J’ai joué dans des groupes de reggae à Mantes-La-Jolie mais rien de mémorable ! 

Camille           Hormis Vincent qui est originaire de Mantes-La-Jolie, on vient tous de Metz. On connaît bien Le Carrosse, ta sculpture qui se trouve sur la place de la République.

Xavier               C’est une pièce qui provient de l’exposition que j’ai faite il y a quelques années au Château de Versailles. Jean-Jacques Aillagon qui a initié le projet est devenu par la suite le président de l’association des amis du Centre Pompidou-Metz, donc c’était un peu une manière de l’accompagner… 

Vous avez un univers visuel, à travers vos pochettes, vos clips, qui est assez fort. C’est quelque chose qui vous intéresse ou vous vous laissez guider par votre maison de disque ?

Benoit             Non non, ça nous intéresse beaucoup mais c’est peut-être l’endroit où l’on se retrouve le moins, c’est le domaine le plus difficile lors de nos discussions. Pour tout dire, c’est assez bordélique. C’est étrange car nous avons souvent des retours positifs sur la représentation visuelle de notre musique et sur sa cohérence, alors que c’est assez improbable pour nous. 

Camille           Penser les images, ça ne nous est pas naturel, là où faire de la musique l’est. On aime l’art en général, et nous faisons tous les efforts du monde pour nous mettre d’accord. On s’est longtemps demandé ce qu’on allait mettre sur la pochette de Mémoires vives.

Xavier               Qui a fait le visuel?

Camille           C’est un jeune artiste qui s’appelle Max Vatblé.

Benoit             On a beaucoup de mal à penser les visuels avant la musique.

De manière générale — et ce sont des mots un peu larges — nous n’avons pas une idée très responsable de la création. C’est très anarchique entre nous. Les morceaux apparaissent quand il y a une possibilité entre nos quatre sensibilités.

Tous les espaces où la musique se révèle une fois terminée, que ce soit à travers les pochettes ou les retours du public, ce sont des endroits que nous avons complètement investis pour comprendre ce que nous faisions. Car on le comprend pas trop au moment où on le fait.

Camille           Mais on espère que ça changera. On rêverait de savoir un peu où l’on va. C’est super intéressant de mettre en place un processus pour tester une série de choses et de voir comment cela se développe, au lieu de faire et de comprendre ensuite.

Xavier               Dans mon travail, j’établis souvent des règles très strictes, des protocoles. Et je ne les suis pas du tout. Ces principes installent une certaine pression, et dès lors que je ressens qu’ils entravent quelque chose qui me semble plus important, il suffit de m’en défaire.

Camille           Mais ça n’est pas pour autant que tu arrêtes de te fixer ces règles.

Xavier               Il y a quelque chose qui se passe et qui s’accumule au fur et à mesure : ce que tu as fait précédemment créé une ligne avec ce que tu vas faire, et cela compose déjà quelque chose, que tu le veuilles ou non. Moi cela fait vingt-cinq ans que je fais des expositions, et je cherche toujours à échapper à une sorte d’image qui est la dernière chose que les gens ont vue de moi.

Vincent         C’est vrai que c’est un peu ce que l’on a essayé de faire avec Mémoires vives. À la sortiede notre EP, nous avons eu des retours très forts qui nous catégorisaient dans certains styles de musique. L’album a été une tentative de sortir de ce cadre.

Xavier               Il y a beaucoup de choses dans votre album, tant en quantité que stylistiquement. Il m’évoque des sons de new wave que j’écoutais à l’époque où cette musique-là se faisait, sans que je puisse dire pourquoi. Il n’y a rien de vraiment précis, mais je pense notamment au rapport à l’image, et plus particulièrement au travail de Peter Saville pour New Order, qui a créé des images très raffinées pour accompagner une musique assez brute et lyrique.

Benoit             À nos débuts, nous faisions du folk avec des influences world, comme on en faisait beaucoup il y a cinq ou six ans. Mais on ne s’y retrouvait pas trop. On a découvert DAF, Joy Division, les synthétiseurs au même moment. Et surtout, on a découvert ce qu’était un home studio, et à quel point il était facile de produire de la musique aujourd’hui. Vincent et Luc étaient en école d’ingénieur du son. Nous avions toujours fait et joué de la musique acoustique, une musique contrainte par sa propre durée et par le geste. Quand on a compris qu’un son pouvait valoir par sa texture, et pas uniquement par sa place dans un arrangement, on s’est énormément ouverts. On a fait notre crise d’adolescence à retardement ! Cela explique un peu l’anarchie que l’on retrouve dans ce disque. Et plein de choses ont fait sens : on s’est retournés vers ces groupes pour plein de raisons. Dans leurs chansons, il y a une culture de l’ennui et un rapport à la politique complètement désenchanté qui ne nous est pas étranger. Il ne faut pas oublier qu’on vient de Lorraine, et que nos grands-parents nous parlent du bruit des bombes et de comment ils ont perdu leur maison. En plus de cela, nous voulions chanter en français, et la new wave dans les années 80 était une langue vernaculaire : il n’y avait pas que l’anglais, on chantait en allemand, en grec… Mais c’est marrant car nous n’avons jamais souhaité faire un revival.

Xavier               Ce qui me frappe, c’est la magie qui se met en place lorsque tu trouves la bonne combinaison entre les gens. C’est quelque chose qu’on a moins dans l’art puisqu’on est plus isolé, même si moi je travaille avec une équipe. Nous sommes une dizaine à l’atelier. C’est très important pour moi, même si ça n’apparaît pas beaucoup dans l’œuvre une fois qu’elle est dévoilée.

Camille           J’ai du mal à imaginer comment se passe le travail à l’atelier. Que font les gens qui travaillent avec toi ?

Xavier               Certains s’occupent de l’organisation, de l’administration, de la gestion. C’est très important car c’est ça qui fait que tu peux emmener créativement les projets là où tu le souhaites, sans te soucier des trois prochains mois. La gestion du temps est aussi primordiale que celle de l’argent. D’autres s’occupent de la production des œuvres : il y a des choses que l’on fabrique nous-même et d’autres pour lesquelles on fait appel à des spécialistes. Par exemple hier, nous avions la visite d’une personne avec qui on travaille spécifiquement le carbone, et qui est basée dans le bassin d’Arcachon. Il y a aussi quelques stagiaires, qui font de la recherche de documents, de matériaux. Ce matin, j’ai travaillé avec Alexis Bertrand, un scénographe avec qui je collabore depuis une dizaine d’années, avec qui je développe la maquette du Pavillon Français pour la Biennale de Venise.

Benoit             Tu travailles avec une idée du lieu en général ?

Xavier               Oui, c’est très important pour moi. J’ai beaucoup de mal à penser à une exposition si je ne peux pas m’imaginer les gens qui arriveront dans l’exposition. Souvent on imagine que l’artiste va créer quelque chose à partir de rien, sans se projeter sur le moment de la vision, alors que moi, c’est plutôt le contraire, ce n’est que le moment de la vision des visiteurs qui m’intéresse. Les objets que je fais sont comme des capteurs ou des émetteurs. Dans ma génération d’artistes, ceux qui ont commencé à faire des expositions au début des années 90, il y a eu ce qu’on a appelé l’esthétique relationnelle. Le critique Nicolas Bourriaud a développé cette idée selon laquelle — dit de manière très expéditive — l’exposition produit un objet en elle-même par sa durée, son contexte, les liens qu’elle met en place. Je m’intéresse beaucoup à cette vision de l’art lié à son contexte : comment encastrer des objets artistiques — qui sont de l’ordre de la fiction, du récit, de l’imaginaire — dans la réalité pour qu’ils prennent part au réel.

Camille      Dans cette optique, il serait intéressant d’envisager un concert comme une exposition. 

Benoit             En un certain sens, je pense que c’est déjà le cas pour les concerts, vu que c’est une forme très basique de mise en scène. Mais elle est assez décevante en soi.

Xavier               C’est marrant, je suis d’accord avec ce que tu dis mais en même temps, je prends comme exemple ces moments-là. Plus précisément ce qui se passe sur le dance floor. J’ai commencé à écouter de la musique avec le punk. Je suis passé ensuite par le hip-hop qui était en train d’apparaître. C’est toujours des trucs que j’écoute aujourd’hui. Et après ça, j’ai eu une sorte de révélation avec la musique électronique car c’est la première fois que je retrouvais de manière quasi-certaine un moment que j’avais vu quelquefois apparaître dans certains concerts punks ou hip-hop. Ce moment correspond au tapis volant du dance floor : quand tu sens que tout le monde est là, dans le même état. C’est ce que je vous envie du concert. Cette expérience cadrée temporellement et dans l’espace, tu ne l’as jamais en tant que plasticien.

Camille           Tu n’as jamais eu d’expérience de collaboration sur scène ?

Les objets que je fais sont comme des capteurs ou des émetteurs. Dans ma génération d’artistes, ceux qui ont commencé à faire des expositions au début des années 90, il y a eu ce qu’on a appelé l’esthétique relationnelle. Le critique Nicolas Bourriaud a développé cette idée selon laquelle — dit de manière très expéditive — l’exposition produit un objet en elle-même par sa durée, son contexte, les liens qu’elle met en place. Je m’intéresse beaucoup à cette vision de l’art lié à son contexte : comment encastrer des objets artistiques — qui sont de l’ordre de la fiction, du récit, de l’imaginaire — dans la réalité pour qu’ils prennent part au réel.

Camille           Dans cette optique, il serait intéressant d’envisager un concert comme une exposition. 

Benoit             En un certain sens, je pense que c’est déjà le cas pour les concerts, vu que c’est une forme très basique de mise en scène. Mais elle est assez décevante en soi.

Xavier               C’est marrant, je suis d’accord avec ce que tu dis mais en même temps, je prends comme exemple ces moments-là. Plus précisément ce qui se passe sur le dance floor. J’ai commencé à écouter de la musique avec le punk. Je suis passé ensuite par le hip-hop qui était en train d’apparaître. C’est toujours des trucs que j’écoute aujourd’hui. Et après ça, j’ai eu une sorte de révélation avec la musique électronique car c’est la première fois que je retrouvais de manière quasi-certaine un moment que j’avais vu quelquefois apparaître dans certains concerts punks ou hip-hop. Ce moment correspond au tapis volant du dance floor : quand tu sens que tout le monde est là, dans le même état. C’est ce que je vous envie du concert. Cette expérience cadrée temporellement et dans l’espace, tu ne l’as jamais en tant que plasticien.

Camille           Tu n’as jamais eu d’expérience de collaboration sur scène ?

Xavier               Si. J’ai développé plein de choses où j’ai essayé de mettre en présence son et image. Mais ça n’est pas quelque chose de nouveau, cela date de la tragédie grecque. Il y a eu plein de tentatives de fusion de ce genre, comme ce qu’a pu faire l’école du Bauhaus, ou même Pink Floyd à Pompéi… J’ai notamment fait un projet avec Air au Centre Pompidou, qui s’appelait Aérolithe. C’était très méditatif, avec des acrobates, une femme japonaise au koto, et Air qui jouait des mélodieshyper répétitives. 

Vincent         Si j’ai bien compris ce que j’ai lu dans la presse à propos de ton projet pour la Biennale de Venise, tu vas transformer le pavillon en studio son avec des instruments de musique que tu es en train de créer. Les visiteurs seront amenés à les manipuler ?

Xavier               Non pas vraiment. Le public sera un peu comme les visiteurs inopportuns d’un studio. C’est plutôt axé sur le travail de la musique, ça ne sera pas un concert. Ce qui est très particulier à Venise, c’est que les professionnels viennent cinq jours pour l’ouverture de la Biennale alors que l’événement dure six mois.

Live at Pompeii, Pink Floyd, 1971.

Je vais déménager à Venise, et chaque jour des 173 que compte la manifestation, il y aura un événement musical : une chorale folklorique locale, de la musique baroque, de la musique expérimentale, ou tout autre chose. Nous y travaillons actuellement avec Christian Marclay, qui est le commissaire de l’exposition. Christian est un artiste dont l’une des particularités du travail est qu’il est axé autour du son et de la musique. Une de ces dernières œuvres, très connues, s’appelle The Clock. C’est une compilation de scènes de films où apparaissent des horloges et des pendules. Le film dure 24 heures et les 24 heures sont représentées à l’écran. C’est une œuvre fascinante, au-delà de la description que l’on peut en faire, car elle estcomplètement saisiepar le temps de la fiction, qui est le même que celui de la réalité. Il synchronise la réalité avec l’œuvre.

Camille           Qui jouera ?

Xavier               Il y a des gens connus, comme Quincy Jones, Christophe Chassol, Sébastien Tellier, Alexandre Desplat, et d’autres qui le sont moins, ou pas du tout.

Benoit             Et cela est censé aboutir à un enregistrement ?

Xavier               Oui mais l’invitation est très ouverte. Nous sommes en train de formuler ça, c’est un peu compliqué. Nigel Godrich, le producteur de Radiohead, va avoir une semaine de programmation où il pourra inviter d’autres musiciens. Tous pourront enregistrer, le studio sera opérationnel techniquement, ils repartiront avec leur disque dur de musique, mais ni nous, ni la Biennale n’avons un droit de regard sur ce qui est produit. L’idée est plutôt de mettre en place une sorte d’école d’ingénieur du son. Et en dehors de cette « école », si les relations se créent, il se passera peut-être autre chose ! Le projet s’appelle Merzbau musical. Le Merzbau c’est une œuvre de Kurt Schwitters, très importante dans l’histoire de l’art : il a commencé à traiter son appartement en sculpture, jusqu’à l’envahir. C’est un peu la première installation d’art contemporain.

Camille           Est-ce que tu es aidé d’un acousticien dans la conception de cet espace ?

Xavier               J’ai parlé avec plein de personnes et j’ai décidé de ne pas faire appel à un acousticien. Il y a de nombreuses écoles en matière d’acoustique. Par exemple, Nigel Godrich te dira qu’un studio c’est plusieurs endroits de nature différente qu’il aménagera en mettant des tapis, en ouvrant une fenêtre, en y amenant du bois, qu’il exploitera en fonction de ce qu’il recherche. De mon côté, mon ambition n’est pas de faire le studio ultime.
Je voulais savoir qui écrivait les paroles de Grand Blanc ? C’est un travail à huit mains ?

Benoit             À deux mains, un cerveau et tous les gens qui sont dans ma tête ! C’est moi qui écrit, même si évidemment on en parle entre nous. Avant de faire ce groupe, j’écrivais d’une manière assez désastreuse et classique, je sortais d’une prépa littéraire. Quand j’ai commencé à écrire pour quatre personnes, j’ai découvert une certaine propriété de l’écriture, qui est qu’elle peut être partageable par des moyens que je ne connaissais pas trop et qui ne sont pas l’identification.

Allgemeines Merz Programm, Kurt.

J’ai commencé à procéder par des textes hyper morcelés, très symboliques, basés sur le surgissement d’images. Je me suis mis à écrire de cette manière pour faire de la place aux autres. Ça se résume aussi à des petites punchlines, parce qu’on a tous écouté du rap ! Ma manière d’écrire a beaucoup évolué avec la réalisation de l’album, car je l’ai abordé en même temps que la production musicale, histoire de laisser le moins de place possible au texte. On a vraiment essayé d’avoir une écriture faite pour se fondre dans la musique. Dans les interviews que l’on a pu faire avec la presse musicale, on a du se battre énormément pour rappeler que c’est une aberration de parler de texte pour une chanson. Une chanson, c’est un art vivant. 

Xavier               Quelles sont tes références en matière d’écriture ? 

Benoit             En chanson, on écoute beaucoup de musique anglo-saxonne où les voix sont un peu sous-mixées. En littérature, je m’inspire de René Char mais aussi de Robert Desnos, qui n’est pas un poète majeur mais que j’apprécie beaucoup, notamment pour ses premiers travaux avec les surréalistes jusqu’à ses premiers poèmes d’amour lyrique. La transformation stylistique de son écriture est très intéressante.

Xavier               Et dans les groupes de votre génération ? 

Camille           On aime beaucoup Flavien Berger. Il écrit de manière très poétique, parfois c’est alambiqué, parfois c’est simple. L’écart entre les deux donne quelque chose de très beau. Il utilise aussi souvent les mots pour leur sonorité. Il a un titre qui s’appelle Liquide où il joue avec le mot en le chantant pour lui donner cet état aqueux.

Xavier               Je trouve qu’il se passe plein de choses intéressantes en musique aujourd’hui. Il y a des genres qui ont annexé la mélancolie, comme le hip-hop. Tout le monde l’a dit par exemple à propos de PNL, mais moi je le ressens beaucoup plus avec la scène d’Atlanta, avec des rappeurs comme Young Thug. On est face à une vision dépressive mais très belle. J’aime aussi beaucoup l’album de Gucci Mane, produit par Mike Will. C’est ultra minimaliste. Et sinon, le cinéma, c’est quelque chose qui vous inspire pour créer votre musique ? 

Benoit             Camille et Vincent sont certainement les plus cinéphiles. Pour la réalisation de l’album, on s’est fait voir des films pour mettre en place une espèce de décor. Le film de l’album, c’est Escape from New York de John Carpenter. La maquette de Surprise Party s’est appelée Carpenter pendant très longtemps. 

Camille           Un autre film très important, c’est This is Spinal Tap ! Mais je crois que c’est un film commun à tous les groupes de rock’n’roll.

Xavier               J’adore ce film ! C’est marrant parce qu’il n’y a rien sur le monde de l’art contemporain dans ce registre de la comédie parodie, alors qu’il y aurait vraiment de quoi faire !