À la lumière noire
Chloé Thévenin(La)Horde
Figure de proue de la nuit parisienne et depuis bien longtemps affranchie de cette étiquette, Chloé est à la fois DJ et musicienne. Ses aventures scéniques l’ont amenée à jouer à travers le monde et à de riches collaborations artistiques, qu’il s’agisse de bandes originales pour des films ou de projets avec des plasticiens. Son dernier album, Endless Revisions, confirme la finesse de son style et l’élégance de ses expérimentations. Elle rencontre (La)Horde, collectif à trois têtes — formé par Jonathan Debrouwer, Marine Brutti et Arthur Harel — et aux nombreux corps. Ces derniers sont présents sur scène dans le cadre de spectacles, de films et de performances : autant de déflagrations chorégraphiques rythmées au son du jumpstyle, danse et courant musical popularisé sur internet. Toujours en mouvement, les quatre échangent autour de leur pratique et de leur histoire.
Chloé Depuis combien de temps êtes-vous en résidence à la Gaîté Lyrique ?
Arthur Harel Nous y sommes depuis un an et y restons jusqu’en décembre prochain. On y développe notamment une plateforme web consacrée aux danses post-internet. L’idée est de rassembler les différents contenus que les danseurs autodidactes produisent et publient sur le réseau.
Jonathan Debrouwer On cherche aussi à questionner ces nouvelles formes de représentation, car avec Internet, la danse s’est adaptée à l’écran. Il y a aussi une manière particulière de la filmer. C’est un axe de recherche qui vient compléter notre travail artistique.
AH On souhaite ramener de la nuance. Internet est tellement vaste qu’on perd parfois l’origine des vidéos, c’est tellement partagé qu’on ne sait plus qui a fait quoi, d’où ça vient, qu’est-ce que ça raconte. Plus concrètement, on tente de mettre en place un lieu où différentes communautés avec différentes pratiques artistiques liées au corps pourront se rencontrer.
JD C’est en tombant par hasard sur une première vidéo de jumpstyle que l’on a essayé de comprendre ce qu’était ce mouvement. On a tenté de retrouver la source et c’est comme ça que nous avons initié ce cycle.
Chloé Et les utilisateurs pourront ensuite uploader leur propre contenu sur cette plateforme ?
AH Exactement. On travaille avec un développeur et le collectif de graphistes CCC. Ce projet, c’est vraiment un outil que l’on a souhaité développer en parallèle à notre travail artistique car on ressentait le besoin d’identifier les choses. On ne veut pas s’approprier les choses.
Marine Brutti Il est aussi né du besoin d’avoir une définition que l’on puisse partager. Puisque nous travaillons en collectif, nous cherchons à mettre en place un vocabulaire commun.
AH Chloé, si je ne me trompe pas, tu as fait des soirées qui s’appelaient : « I hate dancing » ? Pour quelqu’un qui fait danser les gens, c’est original !
Chloé Un des morceaux de mon premier maxi, Erosoft, s’appelait ‹ I hate dancing ›. Ma première compilation mixée — à l’époque, en 2004, on faisait encore des compilations mixées, ça ne se fait plus aujourd’hui — portait le même titre. Quand j’ai commencé la musique électronique, c’est parce que j’aimais danser. Il n’y avait que quelques clubs à Paris, j’allais dans les raves… Personne ne cherchait à avoir un style en particulier, les gens venaient de milieux différents. Il y avait une ouverture, une tolérance que l’on ne trouvait pas forcément dans d’autres styles de musique, et que l’on ne retrouve plus forcément aujourd’hui dans le milieu électronique. Mais c’est cette idée-là que j’aimais au départ quand j’allais dans ces soirées. J’en suis venue à mixer car je voulais écouter cette musique dans ma vie, au quotidien.
MB C’est drôle que ce soit la danse qui t’ait amenée à la musique ! Je crois qu’il faut d’ailleurs préciser que nous ne sommes pas danseurs !
Chloé Comment vous définissez-vous alors ?
MB On est metteur en scène et on est chorégraphe : on met en scène de la danse. On aime bien les rapports très fonctionnalistes : que ce soit une danse qui illustre un beat ou un mouvement que l’on va voir émerger dans un geste quotidien.
JD D’ailleurs le DJ a sa propre gestuelle. Comment tu gères le fait qu’on te regarde jouer ta musique ?

Olivier Degorce, Le Queen, Paris, 1997.

Olivier Degorce, After à l’hôpital Saint Louis, Paris, 1992.

Olivier Degorce, Le Queen, Paris, 1995.
Chloé C’est une bonne question, car au départ, le DJ était plutôt dans l’ombre. Je me souviens qu’au début, les DJs n’avaient pas de style à proprement parler.
JD Il y a une démocratisation de la représentation. Maintenant, avec un smartphone, tu te représentes tout le temps.
Chloé Avant de faire de la musique électronique, je faisais un peu de guitare, je jouais avec des quatre pistes, mais je ne me suis jamais vue en chanteuse, je n’ai jamais cherché à me mettre en avant. Ce qui me plaisait, c’était d’essayer des choses, d’expérimenter. Quand j’en suis venue à la musique électronique, j’ai compris que c’était comme un multipiste géant qui me permettait d’intégrer les sons que je venais d’enregistrer. Pour en revenir au côté performatif, le DJing n’est qu’une part de mes activités. J’aime aussi jouer en live la musique que je compose (alors qu’en tant que Dj, tu joues la musique des autres). Mon concert est moins fonctionnel, il n’est pas forcément fait pour danser. Le DJing me permet de m’amuser avec le public. Je le travaille en écoutant des choses nouvelles pour les mélanger avec des morceaux plus anciens, mais je ne le fixe pas, je veux réagir en fonction du public. C’est vraiment du spontané. En ce moment, je tourne beaucoup le live de mon dernier album et je suis amenée à faire des choses un peu différentes. Par exemple, le festival Sonar m’a invité à jouer… à 14 heures ! J’ai donc proposé un « Slow mo live », quelque chose de très lent, de l’ordre de l’hypnose, où les gens peuvent s’allonger. J’aimerais vous demander comment vous avez commencé à travailler ensemble ?
JD On s’est rencontré en 2011 et on a fondé le collectif en 2013. On sortait tous d’études artistiques.
Chloé Le fait que vous alterniez les formats, que ce soit des spectacles, des films, des installations, c’est un choix ?
AH C’est naturel. On a une mémoire commune et plein d’idées. Quand il s’agit de les activer, on discute et on cherche la forme la plus appropriée.
MB Les formats s’enchaînent naturellement. Dans le cas du jumpstyle, on a fait une pièce pour le répertoire de l’école de danse contemporaine de Montréal en 2014 qui s’appelle Avant les gens mouraient. Dans la foulée, on a ensuite fait un film, Novaciéries. Suite à ce projet, on a fait une performance d’une heure qui mélangeait jumpstyle et ballet de machines là où nous avons tourné le film. Ce qui est beau avec ce décor d’usine, c’est qu’il re-situe cette danse dans un contexte post-industriel. C’est un point qui résonne avec le fait que les danseurs de jumpstyle sont souvent issus de classe populaire.
AH Il y a tellement de choses à dire, mais notre envie est de rester dans l’expérimentation. L’idée n’est pas de nous mettre en scène, mais de garder cette liberté de représentation en faisant plusieurs choses. J’imagine que c’est pour cette même raison que tu as fondé ton propre label ?
Chloé Oui, il s’appelle Lumière Noire. C’était initialement une soirée que j’organisais au Rex. Ce nom est à l’image de mes activités : opposées mais complémentaires. D’ailleurs pour l’anniversaire du label, nous allons faire un live avec Vassilena Sarafimova, une joueuse de marimbas avec qui je collabore depuis deux ans, au Centre Pompidou, et ensuite on quittera le musée pour aller en club, au Rex…
JD Tu as aussi travaillé avec Anri Sala, non ?
Chloé Oui, il représentait la France à la Biennale de Venise en 2013. C’était un projet compliqué mais très intéressant. L’exposition s’appelait Ravel Ravel Unravel, un jeu de mots entre le verbe to ravel (« emmêler » en français) et le nom de famille de Maurice Ravel. J’étais amenée à manipuler deux platines. Sur celle de droite, il y avait Concerto pour la main gauche de Ravel. Sur celle de gauche, le même morceau mais retravaillé avec l’aide d’un compositeur qui a décalé plusieurs notes. Anri Sala ne m’a pas demandé de composer mais d’essayer de recaler les deux disques. Il voulait faire une vidéo en plan séquence, donc il a fallu que j’apprenne ces variations, tous ces décalages. Le film capte ma gestuelle, les mouvements que je fais pour essayer de re-synchroniser les deux disques.
MB Est-ce que tu as des envies particulières pour tes visuels lorsque tu composes ?
Chloé Oui, mais ça dépend surtout des rencontres. Des budgets aussi ! En ce moment, sur le live, j’ai une scénographie qui a été réalisée par le collectif Scale. Ils ont imaginé un dispositif de modules sur lequel est réalisé un mapping vidéo. En DJ set, je viens avec mes clés usb, c’est encore autre chose ! Bien sûr j’ai plein d’envies, mais celles-ci sont vraiment bousculées et transformées par les rencontres. Je pense que c’est là que ça peut être créatif et intéressant. Ça fait très longtemps que je joue dans les clubs : parfois c’est compliqué car j’ai passé une semaine en studio à composer, la veille j’ai fait un live, et je dois être prête à jouer à 4 heures du matin. À priori sur le papier ça me fait peur, mais quand j’y suis je suis trop contente. Je me demandais comment vous aviez trouvé vos danseurs ?
JD Pour To da bone, par Internet. On les a contactés via leur chaine youtube. Ils ont un rapport particulier à l’anonymat et n’utilisent que des pseudonymes. Du coup, pour rentrer en contact, il faut user de stratégie : laisser un commentaire, récupérer leur contact Facebook, et réussir à obtenir une session Skype pour leur expliquer le projet.
Chloé Internet permet pas mal de choses. Ça me fait penser à la tecktonik qui a été un phénomène incroyable qui est arrivé aussi vite qu’il est reparti.
JD C’est une danse qui est née au Métropolis, une discothèque de Rungis, au tout début de Youtube. En terme de style, la tecktonik se joue dans les bras, alors que le jumpstyle est dans les jambes et s’est développé de manière très forte sur Internet à partir de 2006/2007.
Chloé Est-ce qu’on peut dire que la tecktonik c’est l’ancêtre du jumpstyle ?
JD C’est vraiment deux styles différents. La tecktonik existe encore mais a changé de nom, car le mot a été déposé comme marque. Les danseurs à l’origine de ce courant ont été obligés de se renommer car ils ne se retrouvaient pas dans l’utilisation marchande. On l’appelle aujourd’hui danse électro.
MB Ce que le grand public a pu percevoir de la tecktonik, c’était vraiment le pire car c’était lié à son exploitation commerciale. Les danseurs à l’origine de ce courant sont des virtuoses, c’est très beau. Ça n’a rien à voir avec un style vestimentaire… Le jump est vraiment né dans les clubs, entre la Belgique et la Hollande, à la fin des années 90.
Chloé Et le gabber ?
JD On le situe à la fin dans années 80, en Hollande.
MB Mais jump et gabber sont proches, ce sont des cousins. Le gabber c’est un style de musique, sa danse s’appelle hakken.
JD Techniquement, le gabber est plus rapide, on est sur du 190 à 210 BPM, le haken se danse entre 10 et 15 secondes. Le jumpstyle appartient au hardstyle. C’est une musique qui a un BPM de 140 à 160, les sessions de danse font entre 20 et 35 secondes maximum.
AH Le gabber a flirté avec un esthétisme extrême… On ne peut pas nier qu’il y a eu une grande bataille entre la communauté de ravers qui dansait sur du hakken et certaines personnes qui ont essayé de rentrer dans ce groupe avec des intentions politiques. Le jumpstyle est pratiqué par des danseurs beaucoup plus jeunes « soit-disant » apolitiques.
MB On précise ce « soit-disant » car être apolitique aujourd’hui n’est pas anodin. Ça dénonce pas mal de choses. En tout cas, ces danseurs n’ont pas de couleur politique.
JD Et c’est vraiment une communauté qui s’est créée via Internet. Le hardstyle est apparu dans les clubs, mais ces derniers ont fermé petit à petit et les danseurs se sont réfugiés sur le net. C’est comme ça qu’il y a eu un effet de propagation. Désormais tous les danseurs sont isolés, il n’y a pas de club avec des soirées spécifiques où ils vont tous pouvoir se rejoindre. Ils organisent un événement une fois par an dans une capitale européenne, le plus souvent Berlin. Aujourd’hui donc, ils apprennent le jumpstyle sur Internet. Tout arrive par l’écran. Ils commencent très jeune, dans leur chambre. Ils se filment car il n’y a pas de professeur, ils sont obligés de voir leurs vidéos pour comprendre leurs erreurs. Comme ils ne sont pas spécialistes, ils re-postent pour avoir des retours de danseurs expérimentés, à savoir les auteurs des vidéos à partir desquelles ils ont appris.
MB C’est quelque chose qui nous a beaucoup intéressé : ils n’ont pas posté ces vidéos pour la posture, ils l’ont fait parce qu’ils avaient besoin d’un miroir et qu’ils n’avaient personne qui les regardait. Après ça a créé une cooptation que l’on remet aussi en question : pourquoi est-ce majoritairement des garçons, principalement blancs et hétérosexuels ?
AH Est-ce que les outils ont aussi évolué pour toi ?
Chloé Oui, c’est vrai que l’accessibilité est très différente. Avant, faire un morceau de musique électronique, c’était très compliqué. J’ai commencé avec un Atari. À ce moment-là il n’y avait pas d’ordinateur ultra-puissant, il a fallu que j’achète des samplers, des synthétiseurs… Tout était très cher. Et ensuite, il fallait comprendre le fonctionnement de tous ces appareils. Il n’y avait pas de tutoriels avec des personnes sympas qui prennent une heure pour t’expliquer comment utiliser tout ça ! Quand j’étais plus jeune, tout le monde voulait faire partie d’un groupe de rock. Aujourd’hui, tous les jeunes qui veulent faire de la musique souhaitent avoir des platines chez eux. Ils peuvent faire plus facilement des compositions : quand tu achètes un ordinateur portable Mac, tu as le logiciel Garage Band qui est intégré dans le système. J’ai toutefois une réserve car j’ai l’impression que la qualité, ou plutôt l’exigence, n’est plus la même. Prenons l’exemple du mastering : c’est un vrai métier que d’être ingénieur du son. De nos jours, tu as des logiciels qui te permettent de faire toi-même ton master. La chaîne de production se réduit beaucoup et je sens vraiment la différence. En l’occurrence, je l’entends car j’ai aiguisé mon oreille et entends ses nuances. De la même façon qu’auparavant pour écouter de la musique, les gens investissaient dans des chaines hi-fi… Désormais, on achète un bon casque car on écoute des morceaux compressés en basse définition à partir de son téléphone. C’est marrant car j’ai investi pour la première fois de ma vie dans des bonnes enceintes pour écouter la musique chez moi, et c’est génial. Je ne peux que vous le recommander !
MD On va y penser !

Olivier Degorce, Lady B (FR), Rex Club, Paris, 1994.

Olivier Degorce, Rave à l’Aqualand de Gif-sur-Yvette, 1992.

Olivier Degorce, Jérôme Viger-Kohler et Gwenola Froment, American Center, Paris, 1995.
Photographies extraites du livre Plastic Dreams, publié par Headbanger Publishing.