La voyageuse
contemplant
une mer de nuages

Simone Rocha

La collection Printemps 2022 de Simone Rocha a conduit le public dans l’église médiévale de St Bartholomew-the-Great à Londres dont l’atmosphère lugubre et sinistre, mais également sublime et sacrée, offrait une ambiance parfaite pour les silhouettes de la créatrice. Pendant que les mannequins défilaient sur le podium, le spectateur avait l’impression d’assister à un baptême allégorique, les vêtements évoquant les tenues revêtues pour une cérémonie chrétienne qui semble devenir, d’une certaine manière, troublante et poignante. En jouant avec la thématique de l’enfance, de la naissance, mais aussi de la maternité, Simone Rocha parvient à célébrer le corps féminin dans l’expérience de l’accouchement et de l’adaptation au rôle de mère. Nous avons rencontré la créatrice pour parler de ses inspirations pour la collection et de sa méthodologie de travail.

Lorsqu’on lui a demandé s’il existait un lien entre ses expériences personnelles et ses créations – au moment de la présentation de la collection, elle venait d’avoir son second enfant – Simone Rocha a répondu :

« Je trouve difficile de concilier les deux, donc je suppose que ma situation authentique de maternité s’est naturellement infiltrée dans mon travail. »

Cette « infiltration naturelle » n’est donc pas simplement une inspiration fugace, mais doit être considérée davantage comme une évolution organique de la vie de la créatrice et de son approche des créations.
Le printemps 2022 marque en effet le 10e anniversaire de sa première collection griffée Simone Rocha. Tout au long de la décennie, elle est parvenue à développer certaines caractéristiques clés qui sont restées des constantes dans chaque collection. Parmi les détails qui définissent l’identité de la marque on retrouve l’exagération des dimensions de certains éléments tels que les cols et les manches, l’utilisation impulsive de volumes démesurés sur des silhouettes classiques et enfantines et celle de symboles irlandais et catholiques comme ornements. Après avoir obtenu une licence en mode au National College of Art and Design de Dublin, Simone a suivi le Master de mode du Central Saint Martin’s College de Londres, dont elle est sortie diplômée en 2010. C’est là qu’elle a pu travailler sur différents textiles et découvrir les possibilités qu’ils offrent pour créer un vêtement :

« Je me suis toujours intéressée aux silhouettes et aux volumes, j’ai toujours aimé les déplacer, jouer avec les proportions, exagérer les détails et travailler avec les tissus dans les mains. Il faut être mis au défi et bousculé, l’expérimentation est donc cruciale. Mais les créations en elles-mêmes résultent toujours de la collaboration avec mon équipe et nous avons maintenant une signature qui résonne dans chaque collection. »

Le jeu avec les possibilités offertes par le studio de mode fait partie de l’ADN de la créatrice. En effet, son père, John Rocha, est un créateur installé à Dublin qui travaille dans l’industrie de la mode depuis les années 1980. En grandissant, elle a baigné dans le design de mode en accompagnant son père au studio et en l’aidant à développer ses collections. Sa mère, Odette, travaille également aux côtés de son mari depuis ses débuts à Dublin et accompagne aujourd’hui Simone dans ses prises de décisions pour sa marque solo. Rocha reconnaît cette dynamique quand elle affirme :

« La plus grande chance que j’ai eue en grandissant dans un environnement aussi créatif, c’est que ma créativité n’a jamais été remise en question, elle a toujours été acceptée. »

Par conséquent, sa famille et ses racines irlandaises ont toujours joué un rôle central dans sa vie de créatrice, d’abord avec ses parents à Dublin, puis aujourd’hui avec la famille qu’elle a fondée à Londres. D’une certaine manière, ses collections sont un moyen de réinterpréter et d’analyser ses expériences personnelles, par exemple la maternité lors du défilé du printemps 2022. Il est difficile de concilier ces deux activités, et elles se déroulent donc, biologiquement, en parallèle. À ce sujet, Simone ajoute :

« Avec chaque collection, je peux mettre le doigt sur ma vie, le contexte et les événements à ce moment précis. Mes collections naissent d’abord de mes émotions et, avec elles, j’explore de nouvelles idées, des récits multiples et des sensations diverses. »

Ces sensations ne doivent pas nécessairement être toujours brillantes et éblouissantes. Ce qui ressort de l’expérience dans la collection est souvent un fil conducteur, en partie sombre, troublant :

« Je pense qu’il y a toujours un contraste, et un élément sous-jacent. »

La maternité, par exemple, apporte aussi avec elle le dérèglement du sommeil, l’insomnie, et est indissociable du corps qui a dû se transformer, presque se disloquer, pour accueillir un autre être humain. Les vêtements de Simone Rocha parviennent à célébrer avec brio cette transformation primitive et nécessaire dans laquelle de nombreuses femmes peuvent se retrouver. En ce sens, sa vision de la féminité est précise. Il était donc presque naturel de lui demander si, après une décennie, elle pourrait transposer cette vision en parfum. La créatrice pense qu’un éventuel parfum Simone Rocha sentirait « le bois brûlé et la tubéreuse. »
Sa vision personnelle s’inscrit également dans le contexte plus large de ses collections. Le cinéma, par exemple, joue un rôle important dans leur élaboration. Pour la collection Automne-Hiver 2020, par exemple, Simone a travaillé en collaboration avec le réalisateur Hugh Mulhern. Elle a utilisé le support du clip pour contextualiser davantage les silhouettes en se concentrant sur les mouvements, les effets textiles et des détails particuliers.

« J’adore travailler avec les réalisateurs de films, surtout lorsqu’ils sont comme Hugh et qu’ils ont une vision personnelle si forte. J’aime amener mes pièces dans un nouveau monde. Un peu comme lorsque j’ai fait un film avec Petra Collins et que mon travail est presque devenu un personnage du récit. »

Les réalisateurs sont capables de ré-imaginer ses vêtements et de les recontextualiser, en analogie ou en contraste avec l’idée originale. L’ensemble du processus devient un échange fertile entre les deux créateurs.
D’une manière générale, les films que Simone a cités comme sources d’inspiration alternatives sont en adéquation avec sa personnalité. En tête de liste, le grand classique Chambre avec vue, de James Ivory, un drame romantique complexe qui se déroule à Florence au début du XXe siècle. Vient ensuite In the Mood for Love de Wong Kar-Wai, une histoire d’amour située dans les années 1960 à Hong Kong, d’où le père de Simone est originaire. Elle ajoute ensuite deux films dans lesquels on peut voir des symboles internationaux du cinéma irlandais : Le Cheval venu de la mer et The Field. Plus tard, son intérêt se portera vers Londres, avec Les Chaussons rouges, une histoire d’amour tragique racontant les péripéties d’une ballerine dans les années 1940. Enfin, elle ajoute à sa liste Fish Tank, un film de la réalisatrice britannique Andrea Arnold, l’histoire de l’enfance troublée d’une jeune fille tiraillée entre famille et amants.
On est également surpris de constater que lorsqu’on lui demande si sa dernière collection – automne 2022 – pourrait être traduite en film, elle choisit précisément Andrea Arnold comme scénariste pour adapter ses vêtements en récit cinématographique. Une collaboration entièrement féminine pour repenser dans un contexte plus large les femmes Simone Rocha, personnages principaux de son récit. Elle précise qu’elle y verrait une adaptation de la légende irlandaise des Enfants de Lir. Ce mythe, qui a inspiré Le Lac des cygnes, raconte l’histoire de quatre frères et sœurs condamnés par leur belle-mère, jalouse de l’amour et de l’attention que leur accorde leur père, à passer 900 ans sous la forme de cygnes. Ainsi transformés, les enfants ne parviennent à conserver leur voix humaine que pour chanter des mélopées susceptibles d’attirer l’attention de leur père qui découvrirait enfin la vérité sur sa nouvelle épouse. Le charme n’est rompu que lorsqu’il entend sonner une cloche, la première cloche chrétienne à sonner en Irlande. À partir de là, ils peuvent mourir sous leur apparence humaine tandis que leur mémoire sera conservée grâce à ce mythe. Quand on écoute cette histoire ancienne, on remarque bien sûr la métaphore entre les élégantes créatures blanches des quatre cygnes, fascinantes à première vue mais au destin tragique,

TEXTE D'ILARIA TRAME