C.Q.F. D. de la performativité
(dans la mode)
Luca Marchetti
En commentant le défilé-performance réalisé avec l’artiste Anne Imhof pour la collection Burberry de l’été 2021, le directeur artistique de la marque, Riccardo Tisci, a qualifié la mode – et non seulement la sienne – d’espace d’émotion, de rêve, et l’a décrite comme un flux d’énergie vitale. Plus spécifiquement à l’événement qu’il venait de présenter, il a évoqué un energetic move voué à rendre accessible au public cette montée d’adrénaline qu’il ressent à chaque fois qu’il conçoit une collection.
Je suppose que bien d’autres créatrices et créateurs souscriraient sans trop d’objections à ces mêmes propos. La mode est pour le plus grand nombre un phénomène de mouvement, d’énergie, vecteur d’évolution autant en termes de temps (les tendances de style, par exemple) que d’espace (chaque culture développe un mode spécifique à son contexte). Ce sont presque des évidences, sans besoin de rappeler que le terme « mode » renvoie en soi à la dynamique et à la mutabilité des choses.
Ce qui surprend en revanche, c’est que la mode ait élaboré au fil du temps un langage corporel et des codes expressifs si figés, où la démarche rigide des mannequins, l’absence d’expression faciale et des postures réduites à un vocabulaire aussi limité qu’inéluctable, jouent le rôle de protagonistes.
Loin d’être un paradoxe, ces deux aspects représentent les deux faces de la même vision culturelle, bien occidentale et ancrée dans un temps précis : celui de la naissance de la mode moderne il y a bientôt deux siècles. D’un côté on y retrouve un imaginaire de la beauté et de la féminité fondé sur la distance, l’épure et le désir de l’inatteignable : la perfection– d’où le fait que sur les podiums et dans les magazines de mode, la réalité et la dimension « charnelle » de la vie aient longtemps été des tabous. De l’autre, on constate qu’en dehors des défilés et des représentations que les médias en donnent, la mode est un facteur-clé, très pragmatique et incarné, dans toutes nos performances quotidiennes. Non seulement les habits vivent en contact permanent avec nos corps, mais ils sont aussi en mesure de transformer profondément notre manière d’être dans le monde. C’est en très grande partie grâce à eux qu’on « performe » efficacement dans nos rôles sociaux et institutionnels
Le fait de porter une jupe ou un pantalon, une chemise à pattes ou col Mao, d’aller à l’école en crop-top ou avec un T-shirt à slogan, de se présenter à un rendez-vous en chemise cravate, d’élaborer un style décontracté ou formel quand on occupe une fonction publique… peut nous ouvrir des portes ou alors en fermer, voire carrément déclencher le débat social, si ce n’est pas le scandale. Cela est possible car la mode, comme la langue parlée, est en elle-même un phénomène performatif.
L’emploi de la performance artistique pour souligner la performativité de la mode n’est pas une invention de ces dernières années. Si le défilé peut déjà être considéré comme le « degré zéro » de la performance de mode, certains créateurs et créatrices de vêtements ont recherché des formats alternatifs à ses codes bien établis où tout élément de l’événement (la temporalité, l’espace choisi et son occupation, l’évolution des corps, jusqu’à la relation particulière établie avec le public) puisse être déclencheur de significations spécifiques.
Le phénomène a eu un premier moment de visibilité publique avec les défilés des années 60 qui ont considérablement rapproché la présentation des collections de vêtements de la culture du happening de plus en plus populaire dans le milieu artistique de l’époque. La musique, le choix de lieux et de corps atypiques par rapport à la tradition de la couture, ainsi qu’une direction artistique de plus en plus personnelle et singulière y tenaient une position de premier plan ; les vêtements faisant simplement partie de ce dispositif totalisant.
Mais ce sont les deux dernières décennies, avec Hussein Chalayan, Viktor & Rolf, Rick Owens, Kenzo, Thom Brown, Valentino, Iris Van Herpen ou encore Issey Miyake jusqu’à Fenty by Rihanna, qui nous ont offert la plus haute densité d’événements artistiques en guise de défilés.La mode a certes changé depuis l’époque de Courrèges et Paco Rabanne, mais c’est surtout la culture globale dans laquelle elle baigne qui a évolué radicalement. Les revendications de plus de réalisme, d’incarnation et une vision de la femme plus adhérente à la « vraie vie », loin donc de la « vie rêvée » popularisée par la mise en scène de la création et par la presse spécialisée des origines, sont devenues la doxa officielle dans le monde entier.
En phase avec ces attentes, la performance représente le remix idéal de vie et de rêve, d’objectivité et de projection artistique, de suggestions diverses et variées en termes d’attitudes corporelles, relations entre les corps, les genres et les identités, jusqu’à inscrire à chaque fois sa narration dans des lieux signifiants qui, loin d’être des simples décors prestigieux, donnent la clé de lecture de l’événement.


Burberry Spring/Summer 2021 – The Performance
Revenons à la performance d’Anne Imhof et de Riccardo Tisci pour Burberry. Elle a été explicitement présentée comme le résultat d’une appréciation réciproque, en traduisant avant tout autre chose l’esprit collaboratif et hybride devenu essentiel à la notion contemporaine de « créativité » dans la mode. Sa narration présente ensuite une foisonnante réorchestration en version pop arty de références cinématographiques (de Fellini à Kubrick jusqu’à Guadagnino), de l’esthétique rock (ce n’est jamais de trop, dans l’univers vestimentaire), de l’imaginaire de l’arène de jeu ou de combat et même des récits survivalistes en nature dont la Gen Z raffole actuellement. L’évidente incohérence de l’ensemble n’apparaît pas comme un effet du hasard, au contraire, elle reflète plutôt notre Zeitgeist où l’incohérence, le chaos sont la norme. Dans ce paysage socio-culturel, la performance permet à la mode de rester pertinente en accomplissant l’une de ses missions principales : enregistrer ce qui nous entoure et le mettre en récit pour le rendre acceptable.
On pourrait se demander pourquoi se donner autant de mal juste pour un fashion show ? La réponse nous est donnée par Miuccia Prada, lors de la présentation de la première collection conçue à quatre mains avec Raf Simons. Elle décrit le vêtement comme un outil pour naviguer dans la complexité du quotidien, rendu d’autant plus complexe aujourd’hui avec la pandémie de Covid 19. Pour elle, le vêtement a donc la capacité d’accompagner l’individu « en devenir » autant dans ses évolutions mondaines que dans ses transformations intimes.
En d’autres termes, si la mode nous assiste dans notre définition sociale, elle participe grandement à notre définition intérieure, grâce au dialogue permanent – souvent inconscient – qu’on entretient avec elle.
Elle exalte nos ressentis intimes, elle souligne nos perceptions corporelles et fonctionne comme une loupe de la personnalité. La performance, oui, mais la performance de soi.