C.Q.F.D. (encore)
du sexe
Luca Marchetti
Les définitions du mot « sexe » données par les dictionnaires courants commencent généralement par des phrases telles que « La conformation particulière qui distingue l’homme de la femme en leur assignant un rôle. » Il y a de quoi se demander si les compilateurs de ces entrées savent vraiment de quoi on parle… Heureusement, il suffit de lancer une recherche d’images sur n’importe quel navigateur, pour constater à quel point les représentations visuelles de ce terme sont variées, surprenantes et visiblement indénombrables.
Cet écart se produit parce qu’il n’y a jamais de correspondance directe entre les « concepts » et leur imaginaire. Ce dernier est infiniment plus fluide et multiforme, il se dilate, se comprime et change perpétuellement suivant la sensibilité des individus, selon le moment historique et en fonction de la culture spécifique à chaque société. L’imaginaire contemporain du sexe sera donc déterminé par ce que nous avons hérité du passé et par des expériences encore en train de se faire, étroitement liées à ce qui se passe dans notre présent.
L’attention que le sens commun donne aujourd’hui à la singularité des individus, à la sensibilité des minorités ethniques, culturelles ou de genre, en plus de l’importance accordée au corps, à la perception sensorielle et à l’affect en général, met en lumière des aspects de la sexualité traditionnellement relégués dans l’ombre de « l’exception » ou de la « banalité », parce qu’elles ont été considérées en dessous de ce seuil minimum d’intensité sans lequel il ne peut y avoir ni excitation ni plaisir. Le psychiatre Gaëtan Gatian de Clérambault en parlait déjà dans son ouvrage La Passion érotique des étoffes chez la femme de 1908, où il décrit le lien orgasmique que certaines de ses patientes entretiennent avec certains tissus, comme le velours. Au début du XXe siècle un tel phénomène était considéré comme une « déviance » voire une « pathologie ». En revanche, il est plus surprenant de constater qu’à l’ère Tinder ou Grindr, où on imaginerait un débridement sexuel extrême et sans limites, des communautés entières d’individus s’identifient en tant qu’adeptes du yiff (le contact intime avec la fourrure animale), woolies (fétichistes de la laine) et s’épanouissent par l’abstinence programmée ou par d’autres stimulations charnelles habituellement considérées comme non érogènes.
Parmi les multiples raisons (certaines bien mystérieuses) à l’origine de ces évolutions dans l’imaginaire sexuel de notre temps, l’attention que la culture contemporaine porte aux questions de transition de genre et d’identité ne doit pas être sous-estimée. À travers les témoignages, les écrits et les expériences de ceux qui sont ou ont été en transition, on rencontre souvent une sexualité poly-perceptive, pas strictement génitale, dans laquelle le corps est ressenti comme «un champ de bataille» – selon les mots du romancier amérindien canadien trans et queer Billy-Ray Belcourt (A History of My Brief Body, (2021) – dont chaque partie doit être réinventée, explorée, et peut être érotisée. De même, l’artiste musicale trans Arca milite pour un nouvel érotisme où tout est exploration sensuelle, bien au-delà du bon vieux coït.
Tout cela existait bien sûr avant même les années 2000, mais il est probable que la sensibilité collective ne soit pas encore suffisamment mûre pour inclure de telles pratiques dans l’imaginaire commun du sexe.
C’est ce que note, également, le philosophe et journaliste trans français Paul Preciado, étonné qu’il ait fallu attendre 2020 pour que l’autobiographie de John Giorno (Great Demon Kings, A memoir of poet, sex, art, death, and lighting, McMillian, 2020) révèle au grand public les expériences sexuelles du poète-star américain avec de célèbres artistes des années 1970 et 1980, tels qu’Andy Warhol ou Jasper Johns, fanatiques du sexe avec les pieds, les tétons ou la bouche…
Ce qui par le passé aurait pu nous apparaître comme de simples ragots ou des « confessions scabreuses » est considéré maintenant comme un aspect de l’expérience sexuelle tout à fait encouragé par nombre d’experts, sociologues, psychologues et philosophes du bien-être, comme Alexandre Lacroix (Apprenons à faire l’amour, Allary Éditions, 2022).

Boutique Balenciaga, Mount Street, Londres, 2022. ©Balenciaga
Le philosophe décrit une relation sexuelle exempte de clichés sociaux et culturels, une expérience bien plus vaste que la banale pénétration. Entre deux (ou plusieurs) partenaires, celle-ci pourrait même ne jamais exister, si le moment sexuel est capable de solliciter tous les sens et de créer de la beauté sous d’innombrables autres formes de partage.
On doit à un autre philosophe, l’italien Mario Perniola, l’anoblissement des relations charnelles entre nos corps animés et d’autres inanimés, tels que les machines, les objets et les vêtements. Dans sa conception visionnaire du sexe, c’est la contiguïté entre le corps et son environnement qui se trouve au cœur même du principe du plaisir charnel, jusqu’à imaginer le monde tel un « vêtement ressentant » dont on s’habille et sur lequel on se frotte pour en tirer de la jouissance. C’est certainement à ce « sex-appeal de l’inorganique » – comme Walter Benjamin définissait au début du XXe siècle la sensorialité typiquede la mode – que Demna Gvasalia a pensé lorsqu’il a imaginé le design d’intérieur de la boutique Balenciaga de Mount Street à Londres. Cet espace aux formes utérines, entièrement tapissé de fausse fourrure rose, a été conçu pour que le visiteur soit en fusion sensuelle avec le contexte et s’empreigne de l’essence mêmedu produit que la boutique entend promouvoir : le Cagole Bag (dont le seul nom suffirait à évoquer une sexualité polymorphe et pas si conventionnelle).
En poussant plus loin la réflexion de Perniola, encore un philosophe italien, Emanuele Coccia suggère qu’il existe une relation profonde, existentielle entre notre espace et notre plaisir charnel. Il remarque que la relation que de nombreux humains « écologiquement éveillés » entretiennent avec une Terre « en danger », a une intensité comparable au sentiment érotique. Mais loin d’être une déviance, ou une pathologie, il la qualifie de nécessité. D’après ce penseur du monde vivant, ce ne sera pas l’écologie militante qui transformera le genre humain en une forme de vie durable, mais son appétit charnel du monde qui le poussera à le préserver pour continuer à assouvir sa soif de plaisir. Et l’on parle déjà de sextainability…