C.Q.F.D. de la technique dans la mode

Luca Marchetti

Quand on parle de technique à propos du design de mode, on fait spontanément référence à une production vestimentaire réalisée par des procédés traditionnels, tel le dessin, la coupe manuelle et bien évidemment la couture. Le terme « technologie », en revanche, évoque plutôt ces expérimentations contemporaines comme le tissu intelligent — mieux connu sous son nom anglophone de smart textile —  ou le vêtement robotisé — autrement dit wearable  — que l’on pourrait résumer sous la notion de « mode innovante ».
L’interrogation sur la justesse d’une telle opposition n’est pas banale. Elle est d’ailleurs à l’origine d’une longue tradition spéculative qui, en réfléchissant à la nature et aux enjeux de la production — du grec τέχνη, techné —, se soucie de mieux comprendre l’ontologie de l’être humain. Loin d’être une méthode, la technologie relève plutôt de cette galaxie réflexive et se définit comme la « théorie générale des techniques ou l’ensemble des savoirs, des pratiques et des termes propres à un domaine technique en particulier ». La technique est donc un savoir appliqué, la technologie reste abstraite.
Pour indiquer le travail de ces créateurs qui se servent de ressources de pointe, au sens industriel ou scientifique du terme, il vaudrait alors mieux parler de vêtement à haute technicité plutôt que de vêtement technologique. La proximité lexicale entre les deux expressions rend également plus simple d’envisager que la haute technicité du vêtement puisse aujourd’hui se retrouver parmi les savoir-faire qui qualifient, non seulement le prêt-à-porter (éternellement assoiffé de nouveautés en tout genre), mais aussi la haute couture, historiquement considérée responsable de « canoniser » l’excellence artisanale dans le domaine du vêtement.

A-POC

Lancée en 1999, en collaboration avec son assistante Dai Fujiwara, la désormais iconique ligne de vêtements A-POC d’Issey Miyake marque un point de non- retour dans l’histoire de la mode à haute technicité. La subversion dans la conception vestimentaire est ici totale. La première collection est entièrement réalisée en matières synthétiques et contient une seule forme tubulaire de nylon rouge reliant une série de 23 pièces, sans solution de continuité. Technologiquement complexe, le principe est pourtant simple : un processus de réalisation assistée par ordinateur permet à l’utilisateur de « finir » aux ciseaux le fourreau de tissu tricoté, en suivant des lignes d’assemblage qui permettent d’obtenir des formes différentes, en fonction des coupes opérées. Non seulement la science entre de plein pied dans le prêt-â-porter en remplaçant l’attrait du style par une forme d’aspiration intemporelle basée sur la technicité, mais le geste créatif de Miyake redéfinit l’idée même du « fait main » qui passe du côté du créateur à celui du consommateur.

« A-Poc Making, Issey Miyake and Dai Fujiwara », édité par Vitra Design Museum & Miyake Design Studio, Weil am Rhein, Allemagne, 2001.
Couverture du livre: graphisme de Thorsten Romanus, photographie d'Irving Penn © 1999
Bibliothèque Justin Morin

LOUIS VUITTON

Les plus jeunes adeptes de la mode trouvent aujourd’hui en Louis Vuitton une pleine expression de la culture pop et sophistiquée, globalisée et en même temps nourrie de références pointues, qui caractérise notre présent. Leurs aînés, en revanche, se souviennent peut-être d’un temps où la maison ne proposait pas encore de prêt-à-porter, étant plutôt connue pour être le fleuron français de l’artisanat du cuir. Les initiales LV monogrammées sur les articles de maroquinerie les plus vendus au monde étaient alors synonyme de savoir-faire patrimonial, de fait main et de métiers d’art. Dans cette perspective, il est intéressant de regarder de plus près les techniques utilisées pour les collections contemporaines, notamment celle du printemps-été 2019 par Nicolas Ghesquière. On y trouve notamment les manteaux « gommo » dont la base du tissu est une membrane souple de jersey recouverte de polyuréthane, coupée à l’ultrason et thermosoudée, procédés qui semblent contredire cette tradition manuelle. Mais ce n’est qu’une impression superficielle car, au contraire, ces solutions renouent avec la plus noble histoire du design. Il suffira de rappeler l’expérience italienne des années 1950 et 1960— époque à laquelle la machine inspirait le futur et ne faisait pas peur — où l’artisanat et la plus haute technicité se trouvaient naturellement alliés dans l’objectif commun de réinventer la création industrielle.

Louis Vuitton, Printemps Été 2019 © Avec l'aimable autorisation de Louis Vuitton

IRIS VAN HERPEN

La mode d’Iris Van Herpen puise dans la recherche scientifique autant pour l’imaginaire de ses créations que dans les processus de production des pièces. La collection « Shift Souls » du printemps-été 2019, par exemple, tire son esthétique des recherches sur l’ingénierie de l’ADN. Les silhouettes qui la composent ont été conçues pour révéler des visages anamorphiques par le simple mouvement du corps qui le porte, symboles des identités possibles qui se cachent dans notre patrimoine génétique. Si leur réalisation renvoie à des processus sophistiqués tels le termo-pliage de la soie sur du mylar et la découpe de dentelles au laser, c’est le contexte dans lequel la collection a été présentée qui détermine sa valeur culturelle. En tant que membre invité de la Chambre Syndicale de la Haute Couture, Van Herpen institutionnalise la compatibilité de la haute technicité avec le domaine le plus conservateur de tout l’univers de la mode qui, depuis le XIXe century, en écrit la tradition institutionnelle.

Iris Van Herpen, Printemps Été 2019, © Avec l'aimable autorisation d'Iris Van Herpen