C.Q.F.D. à propos du style
Ying GaoLuca Marchetti
Comme toute notion culturelle, celle de « style » dans le domaine de la mode se transforme à travers le temps et l’espace. Du point de vue historique, on observe aujourd’hui que le style ne se résume plus au phénomène essentiellement visuel largement étudié par les cultural studies à partir des années 60, mais qu’il intègre de multiples effets de dématérialisation, impulsés par la culture numérique. Du point de vue géographique, cette notion est profondément modifiée par les nouveaux échanges et équilibres culturels caractéristiques du monde globalisé des années 2000 — notamment la confrontation avec les cultures de mode asiatique où la sensorialité joue un rôle prépondérant.
Si une conception « verticale » du style comme émanation de la figure démiurgique du « créateur » paraît désuète, une définition « horizontale » du style comme résultat des pratiques sociales et identitaires des individus semble aussi devenue insuffisante. J’ai discuté de ces questions et d’autres avec Ying Gao, créatrice de vêtements dont le travail est en train de changer notre perception de la mode.
Luca Marchetti D’après votre compréhension de l’imaginaire contemporain de la mode, comment définiriez-vous le « style » ?
Ying Gao Dans le circuit de la mode, depuis presque toujours, l’existence du style est « prouvée » à travers les vêtements et les accessoires portés sur le corps humain, puisqu’ils sont pensés et fabriqués pour ce dernier, alors que dans une perspective plus large, et aussi avec l’intégration de la technologie, le style peut mener une existence au-delà de ce corps humain qui souvent constitue un support quelque peu figé. Aujourd’hui, le style pourrait être un concept pur, un statement, une intention, une interaction, une façon d’être dans ce monde évolutif, et surtout de plus en plus complexe.
LM Il semble assez clair pour moi que la culture contemporaine attribue une importance sans précédent à l’affect et aux aspects intangibles de l’expérience. Des phénomènes émergeants touchant à divers aspects de la vie urbaine sensibilisent les individus à la dimension immatérielle de leur quotidien. Je pense notamment à la diffusion massive de la technologie tactile, aux systèmes réactifs, aux fashion wearables, aux nouvelles stratégies de marketing expérientiel jusqu’aux parts de marché grandissantes occupées par les parfums ou encore les spas… Penses-tu que le style pourrait se définir sur la base de critères intangibles plutôt qu’en termes visuels ? Pouvons-nous nous identifier avec un état corporel particulier en lieu d’une couleur ou d’une forme ? Et dans ce cas, comment cela peut affecter ou transformer la mode?
YG L’intangible en tant qu’immatérialité et mutabilité donne de la valeur à l’absence au moyen de laquelle la présence est structurée, et privilégie le flux par rapport à la fixité, ainsi que les allers-retours entre ces polarités. La valorisation de l’intangible pourrait ainsi constituer une prise de position philosophique, une alternative à la prédominance accordée à la présence et à la visibilité.
L’intangible constitue une composante-clé à la fois des concepts créatifs et de la fabrication même de mes pièces. Des éléments ne pouvant être touchés ou captés font partie intégrante de la structure de mes vêtements. Dans certains cas, cette immatérialité est exprimée au moyen d’un tissu si diaphane qu’il semble à peine y être, comme si la matière première avait été l’air, de l’air auquel on aurait donné une forme visible. D’autres éléments impalpables sont également inhérents à ma pratique : une pièce peut être activée par le son d’une voix, le stimulus d’un regard, un éclat de lumière, animant tant le concept que le vêtement lui-même.
L’intangible, pour moi, se manifeste également par l’idée de la mutation. Le changement, le flux et la non fixité sont des attributs typiques de mes créations. Les vêtements changent d’aspect, se métamorphosent de manière imprévisible.
Je doute que ceci « transforme » le futur de la mode, car il s’agit, ici, de poser des questions qui n’auront jamais de réponse.
LM Parallèlement aux changements dans la conscience des individus — dans le sens d’une perception plus fine des couches intangibles de l’expérience — , l’augmentation mondialisée de la connectivité avec l’avènement de l’Internet 2.0 donne également accès à plus de contenus pour l’expression de soi. Est-ce que cela peut transformer la relation des individus à eux-mêmes, par le biais de la mode ?
YG Dans mon prochain projet de création intitulé Secondes natures, la participation du spectateur sera en quelque sorte récompensée par la possibilité qui lui est donnée d’observer l’effet médiatique de son propre vêtement, au lieu de lui renvoyer fidèlement sa propre image, comme un miroir, ce qui aurait plutôt pointé vers un caractère flegmatique du médium. En attirant l’attention du spectateur sur les éléments qui constituent l’image médiatique des « simulacres » de la mode, cette série de vêtements interactifs incite le spectateur à porter un regard attentif au processus de « fausse création », à l’« entre-deux » de l’univers de la mode.
En création de mode, le défi est de construire des vêtements dont le volume est fluide, offrant la possibilité de formes multiples et contrastant avec la forme univoque du vêtement traditionnel. Des artistes des avant-gardes historiques, tels la suprématiste russe Olga Rozanova, le futuriste italien Giacomo Balla et l’artiste française d’origine russe Sonia Delaunay, ont déjà souligné l’importance du renouvellement de la structure du vêtement et l’utilisation de nouveaux matériaux dans la création vestimentaire, et ce, dès les années 1920, faisant l’éloge d’un habillement poétique et modulable, notamment des vêtements dont les pièces pouvaient être assemblées de diverses manières.

Sonia Delaunay, Rythmes et couleurs
En recherche et création, les artistes en textiles électroniques et en arts médiatiques concentrent leurs recherches respectives sur la surface et la texture des nouveaux matériaux appliqués au vêtement de base, laissant la structure du vêtement dans une forme minimale. Avec eux, l’intégration de l’informatique aux vêtements laisse entrevoir des manières nouvelles d’envisager la communication portative. Ils songent visiblement à une intégration plus complexe, mais plus souple, de dispositifs technologiques aux vêtements en explorant le thème du ludisme. Personnellement, je préfère me concentrer davantage sur la structuredu vêtement. La création vestimentaire n’est pas un simple jeu de formes et de couleurs, mais aussi un processus de conception et de fabrication qui devrait être envisagé comme une stratégie conceptuelle.
LM La démultiplication des possibilités de communiquer et d’accéder à l’information a-t-elle augmenté le potentiel bien connu de la mode de faire fusionner la culture « haute » et culture « basse » ? Voire d’hybrider des esthétiques différentes (voire incompatibles) et de transformer des notions culturelles telles le bon ou le mauvais goût ?
YG Les projets de vêtement « intelligent » traitant de la relation de l’homme à son environnement deviennent en effet plus à propos aujourd’hui, à mesure que la technologie informatique exerce une pression grandissante sur notre capacité d’absorber les flux d’informations et les nouveaux schèmes d’interactions.
Charles Baudelaire a dit que la beauté était un dieu à double visage : l’un est celui del’instant, l’autre accompagne l’éternité. On ne crée pas de beauté, sans lier les deux aspects ensemble : l’élément éphémère, mortel, et l’élément éternel, immortel. Si la mode frappe tant les esprits, soit positivement soit négativement, si elle attire certains et en repousse d’autres, c’est qu’elle nous rappelle la dualité de notre nature, mortelle et qui pourtant aspire à l’immortalité. La technologie et la mode représentent sans doute deux des domaines les plus éphémères de notre temps : ce qui est nouveau aujourd’hui sera dépassé demain. Si les créateurs de mode ont toujours affirmé qu’ils travaillaient sur une matière éphémère, qui s’évanouit à peine venue, plusieurs d’entre eux semblent vouloir entamer une nouvelle réflexion sur le sujet aujourd’hui. L’intégration des nouvelles technologies et des nouveaux matériaux modifie-t-elle les finalités du vêtement, tant au niveau de la surface qu’au niveau de la structure? Attribuer de nouvelles formes et de nouvelles fonctions au vêtement serait-ce une piste de réflexion valable dans le processus de création des vêtements du futur ? Ce sont des questions que je me pose au quotidien.
LM Un phénomène récent, bien représenté par le nom du label français Vêtements ou par le manifeste Anti-Fashion de la prévisionniste des modes et des tendances futures Li Edelkoort, demande de recentrer l’attention de la création de mode sur les vêtements et les accessoires. Qu’est-ce que cela signifie pour le style ? S’achemine-t-il sur la voie de l’obsolescence ? Ou sera-t-il juste moins dû aux suggestions des créateurs et des marques et donc plus dépendant des choix personnels et des pratiques sociales des utilisateurs finaux ?
YG La mode a souvent été synonyme de démesure et d’excès. Elle, ou du moins une grande partie d’elle, continuera de l’être. Mais l’acte de se vêtir est profondément social ; il définit non seulement notre apparence, ou attitude, mais aussi nos mouvements et nos expériences subjectives dans un contexte social donné. Le style, dans cette perspective, ne peut qu’être constamment altéré en tant qu’expérience de vie.
LM À côté de la notion de style, la perception de l’authenticité — une autre notion-clé dans le domaine de la mode — évolue également. Dans un ouvrage récent le philosophe Yves Michaud invitait à l’envisager sous un angle affectif et émotionnel plutôt qu’en termes matériels, ou de « fabrication artisanale conforme ». D’après Michaud, la notion contemporaine d’authenticité se décrit en termes d’intensité affective et de présence à soi dans une situation donnée, définie dans le temps et l’espace. Plutôt que d’être une caractéristique de l’objet, elle devient une caractéristique de notre expérience avec lui… Dans ton approche de la mode, affection, émotion et « présence » jouent un rôle crucial : pourrais-tu définir l’authenticité de tes vêtements et accessoires sur cette base ?

YG Si l’évolution technologique conduit l’avenir vers la dématérialisation, la virtualisation et le multi-sensoriel, que deviendra alors le vêtement du troisième millénaire ? Le vêtement, malgré sa connotation d’élément de fioriture dans les sociétés modernes, a pénétré il y a très longtemps au cœur de notre existence en tant qu’objet social. Flügel soutient que l’habillement ne serait qu’un épisode de l’histoire de l’humanité, et que « l’homme vivra un jour sa vie, conforté dans la maîtrise de son corps et de son environnement physique, dédaignant les béquilles vestimentaires qui l’ont soutenu dangereusement au cours des premiers pas mal assurés de sa démarche vers une culture supérieure. En attendant, les béquilles sont toujours là. Nous pouvons toutefois veiller à ce que nos sciences en pleineéclosion nous permettent de les façonner de façon réaliste, de les employer convenablementet de faciliter ainsi notre progression.» (ibid., p.220). Le vêtement de Flügel a trois finalités principales qui sont constamment agissantes dans le monde civilisé : la parure, la pudeur et la protection. Même si la pudeur et la protection ont pris une importance considérable depuis l’adoption du vêtement, la parure semble être la cause première du port du vêtement à l’origine. Il est sans doute troublant de constater l’existence paradoxale puisque simultanée des notions de parure et de pudeur au sein du même groupe : la fonction principale de la parure est de magnifier l’apparence corporelle, d’attirer les regards de l’autre, alors que le but de la pudeur est l’opposé, puisqu’elle tend à nous faire dissimuler nos imperfections corporelles et à dissuader l’autre de poser son regard sur nous. Cette contradiction fondamentale constitue une introduction d’une richesse inestimable pour le développement de la mode dans les sociétés modernes : la mode est une histoire pleine d’ambivalence, de controverse et de compromis. L’authenticité, quant à elle, existera le jour où l’homme (re)deviendra nu.