Tout vous est aquilon ;
tout me semble zéphir
Mathieu Lindon
S’il est parmi les auteurs français les plus respectés, Mathieu Lindon reste très discret. Depuis le célébré Ce qu’aimer veut dire, Prix Médicis en 2011, qui raconte son amitié avec le philosophe Michel Foucault et, en écho, sa relation au père, l’écrivain n’a cessé de poursuivre son travail :
une exploration de la littérature comme matière intellectuelle sincère, stimulante, protéiforme et parfois déstabilisante. C’est le cas de son vingt-deuxième ouvrage paru aux éditions P.O.L. et intitulé Rages de chêne, rages de roseau. Sur plus de 650 pages, il remet en cause l’ordre établi des choses en multipliant les raisonnements et les contradictions. Ainsi, qu’adviendrait-il si le chêne et le roseau, protagonistes végétaux de la fable de La Fontaine, se rebellaient contre la morale de l’histoire ? Une expérience rare pour le lecteur, un souffle épique relevé par de nombreuses pointes d’humour et de trouvailles stylistiques. Justin Morin s’est entretenu avec Mathieu Lindon sur les origines de ce livre indéfinissable.
Justin Morin
Si l’on doit définir vos deux précédents ouvrages, Les hommes tremblent (2014) et Je ne me souviens pas (2016), on pourrait dire qu’ils sont respectivement une satire sociale et un récit autobiographique — inspiré par le recueil de Georges Perec. Votre dernier livre, Rages de chêne, rages de roseau (2018) est quant à lui insaisissable. Le texte est comme liquide, s’emportant dans ses propres vagues. Pouvez-vous me dire quelle est sa genèse ? Est-ce une réponse à vos précédents textes ?
Mathieu Lindon
Il n’est pas une réponse aux précédents, en tout cas pas dans mon esprit. Pour moi, ce livre est tout à fait spécial dans mon travail, je le vois d’une certaine manière comme un accomplissement, l’expression d’une liberté extrême. Après avoir fini Je ne me souviens pas, j’avais un problème : je ne voulais plus parler de moi ni non plus raconter des choses imaginaires. Ça ne m’intéressait pas d’inventer des histoires et ça ne m’intéressait pas de parler de moi, donc cela me laissait un champ très limité de possibilités ! Je me suis dit que j’allais suivre les conseils que je donne à mes proches qui m’en demandent sur l’écriture. Je préconise toujours d’écrire tout ce qui passe par la tête, même si on n’est pas sûr que ça vaut le coup, car il sera toujours temps d’enlever ensuite, alors qu’il est plus difficile de récupérer ce qui vous est passé par la tête si on ne l’a pas noté. On peut trouver soi-même ce qu’on écrit alors nul, mais puisque personne ne lira ces pages, il n’y a pas à avoir honte ! Et il ne faut pas avoir peur d’avoir honte quand on écrit. Rages de chêne, rages de roseau est gros mais il représente moins de la moitié de la première version. Initialement, j’ai eu beaucoup de mal à l’écrire. Contrairement à ce que je fais d’habitude où j’abandonne quand je n’y arrive vraiment pas, j’ai persisté. Alors que j’avançais très lentement, très petitement, tout à coup quelque chose a pris, un flux plus important, et puis c’est parti de tous les côtés, si j’ose dire. Je me suis dit que si j’avais envie d’écrire des poèmes ou des formes théâtrales, il fallait le faire et il serait toujours temps de couper. Et de fait, j’ai beaucoup coupé.
« C’est une dimension politique qui ne va me faire aucun allié, qui ne m’intégrera à aucun parti et ne m’accordera le soutien de personne. »
Justin Morin
Dès les premières pages, il m’est venu l’envie de lire ce livre à haute voix car le travail sur le rythme est très impressionnant. D’ailleurs, sur YouTube, on peut voir une vidéo où vous lisez un extrait, et cela m’a conforté dans cette idée que l’oralité de ce texte est extrêmement importante.
Mathieu Lindon
À un moment, j’ai été pris par un rythme et le livre a suivi, à moins que ce soit le livre qui ait trouvé son rythme et moi qui ai suivi. Il y a quelque chose de musical même si je suis la dernière personne à pouvoir en juger car la musique n’est pas mon fort.
Ce rythme est allé avec le livre, et le livre avec le rythme. J’ai eu besoin de m’y mettre
et de m’y plonger tout le temps, de rester dans mon univers et de m’extraire de tout autre. Dès que je me levais, avant de faire quoi que ce soit, je me mettais à écrire, pour n’être dérangé, contaminé par rien. J’ai pris l’habitude de faire des siestes l’après-midi juste pour pouvoir me réveiller à nouveau et retrouver cet état coupé du monde, me retrouver dans mon monde à moi, indépendamment de tout, et attraper ce rythme. Il n’est pas toujours le même, on pourrait dire que c’est celui d’une pensée. Rages de chêne, rages de roseau est comme le roman d’une pensée, une pensée automatique, perpétuelle, dans l’instabilité propre à la pensée. Je trouve que dans le monde littéraire actuel, où j’aime cependant beaucoup d’écrivains, il y en a une partie considérable qui se contente d’écrire où elle se trouve. Quand j’étais petit, il n’y avait pas de téléphone portable et, pendant mes vacances, quand je partais en groupe, j’envoyais une carte postale à mes parents avec une croix indiquant « je suis là », comme ont dû faire les enfants de ma génération. J’ai le sentiment que beaucoup de livres aujourd’hui, en sciences humaines et en littérature, consistent juste à dire « je suis là ». Alors les gens qui sont là aussi trouvent ça magnifique. Mais c’est pour moi le contraire de ce qu’est la pensée et de ce qu’est la littérature. D’une certaine manière, j’ai toujours envie de dire : « je ne suis pas là ! »
Justin Morin
Une adaptation théâtrale, c’est quelque chose qui pourrait vous plaire ?
Mathieu Lindon
Vous pensez peut-être à 2666 , l’adaptation du roman de Roberto Bolano (ndrl : Présentée au festival d’Avignon en 2016, la pièce de Julien Gosselin dure 11h30). Je crois que ça n’est pas mon genre. Cela dit, certains amis qui ont aimé le livre m’ont dit en riant que l’on pouvait l’ouvrir et lire un passage au hasard, un peu comme la Bible ! Cela correspond à l’idée d’entrer et de sortir pendant une représentation.
Justin Morin
Le livre s’ouvre sur un dysfonctionnement : quelque chose ne fonctionne plus. Et dans cette description de l’inconfort, de l’insatisfaction, il y a quelque chose de politique, un rapport à la révolte qui est très fort.
Mathieu Lindon
Tout à fait. Même le titre exprime ça. Mais cette dimension politique ne dit pas explicitement « je suis là ». C’est une dimension politique qui ne va me faire aucun allié, qui ne m’intégrera à aucun parti et ne m’accordera le soutien de personne. Dans mon esprit, il y a quelque chose d’ironique. Je ne sais pas si c’est le mot juste. Quelque chose d’humoristique ? On le retrouve dès la première phrase du livre. « Tout à coup, le monde ne convient pas ». Pour moi il y a quelque chose de drôle dans ce « tout à coup », car tout le monde est d’accord pour dire que ça ne va pas, c’est un fait qui n’est pas une découverte.
Justin Morin
Ce passage est un des nombreux dialogues entre deux personnages nommés « un » et « autre ». Le lecteur bien consciencieux va aborder ces discussions en essayant d’identifier l’un et l’autre, pour se rendre compte que les rôles s’inversent subrepticement, ou que cela pourrait être une seule et même personne dont le cerveau droit dialogue avec le cerveau gauche.

Mathieu Lindon, Rages de chêne, rages de roseau, P.O.L, Paris, 2018.
Mathieu Lindon
Pour tout vous dire, au début j’avais simplement mis des tirets. Mais, sur mon ordinateur, tout revenait à la ligne, ça recomposait le texte depuis le début en dialogues, c’était un cauchemar de mise en page. Donc, exaspéré, j’ai mis « Un » et « Autre » en me disant que je l’enlèverais peut-être après et c’est resté.
Justin Morin
Tout un chapitre est consacré à l’enfance, sujet que vous avez déjà exploré dans vos précédents ouvrages. Est-ce que la littérature pour enfants est quelque chose qui pourrait vous intéresser ?
Mathieu Lindon
On m’a déjà proposé d’écrire pour les enfants et je ne l’ai jamais fait explicitement, sans doute parce que j’avais l’idée que certains de mes livres s’adressaient déjà aux enfants. Je pense notamment à l’un de mes tous premiers livres, Prince et Léonardours (1987), qui a eu des problèmes avec la censure. Un ami avait fait des illustrations, un peu comme dans les livres de la Comtesse de Ségur. À mon idée, le livre avait été interdit précisément pour ces dessins. Mon ambition était de faire un livre à l’image des illustrés à destination des adolescents plus que des enfants. Champion du monde (1994), je trouve également que c’est un livre pour adolescents. Merci (1996) qui vient juste après, tout en étant très différent, je crois l’est aussi.
Justin Morin
Vous écrivez actuellement ?
Mathieu Lindon
Oui. Et les histoires de temporalité avec mes livres n’ont pas grand sens. Celui-ci a mis un an à être publié. Je ne suis pas pressé. Qu’est-ce qui s’ouvre à moi pour la suite ? Je ne sais pas, mais j’y travaille depuis 18 mois maintenant et je commence peut-être à voir. De toute façon, écrire, c’est quand même ce que j’aime le plus, ce que ça devient n’est pas forcément le plus important. Je ne maîtrise pas ce texte pour l’instant, mais j’ai gardé cette liberté de me dire « avançons, il sera toujours temps de voir plus tard ».