Pandore
Théo Casciani
Pour Revue, Théo Casciani propose un texte inédit autour de Lil Miquela, personnage virtuel suivi par plus de deux millions d’abonnés.
Miquela a mal dormi. Sa peau piquetée de taches rousses porte les traces d’une nuit trop courte. Pointé dans un miroir arrondi, son regard absent baigne de sincéritéce visage parfait. La vision de son profil de dos dressé dans une allure désinvolte dénote avec la symétrie de ses pommettes, la lisseté du derme ou la méticulosité avec laquelle ont dû être noués les macarons flanqués de part et d’autre du portrait. Lil porte un pull-over en feutre orange qui s’engouffre dans un jean anodin, elle se tient penchée contre le rebord d’un lavabo et rajuste le rouge qui garnit ses lèvres de la pointe du doigt. Elle laisse tendrement glisser cette main gauche le long de son menton en suivant les contours ovoïdes de la glace. L’attention se perd dans les jeux de reflets de l’image mais ces préparatifs matinaux paraissent artificiels. Il y a bien la teinte trop contrastée des habits, l’implantation trop nette des cheveux, mais c’est surtout dans ce regard vide que se situe l’intrigue. Miquela ignore le photographe qui la mitraille par-dessus son épaule et s’égare dans la contemplation de sa mine épuisée. Toute la nuit, le signal de connexion de ses réseaux sociaux est resté allumé, elle a accumulé les commentaires stratégiques et les publications sponsorisées. Lil a un moment d’absence, elle s’oublie un instant.
Deux images plus tôt, les traits de Miquela Sousa sont nettement plus pixellisés. Cambrée dans un selfie saisi au saut du lit, elle porte un débardeur noir échancré et barré du logo de la plateforme PornHub. Malgré son air de défi, elle voit aussitôt des centaines d’insultes et de menaces s’entasser dans sa messagerie Instagram, ce compte d’ordinaire rempli de nail art, de voyages et d’embrassades devenant le théâtre d’une bataille numérique. Certains y voient une provocation délicieuse, d’autres le stigmate d’un cynisme à toute épreuve. L’identité trouble de Miquela attire l’attention. Il se pourrait que Lil n’existe pas, qu’elle ne soit qu’un mythe androïde, d’aucuns parieraient que l’abus de retouches cosmétiques a fini par donner un air invraisemblable à une incarnation réelle. Pour la défendre, les plus fervents défenseurs de Lil invoquent une vidéo diffusée il y a plusieurs mois par des lycéennes installées à la terrasse d’un bar de la côte californienne. Les deux amies y exposent leurs sourires écarlates en piochant dans des desserts aux proportions démesurées. Mais cette séquence de quelques secondes qui ne devaient être qu’une publication parmi tant d’autres devient virale lorsque des observateurs assidus remarquent une présence étrangement crédible à l’arrière-plan. Miquela mange une glace en regardant les vagues battre la plage.
C’est grâce à ce stratagème que Trevor McFredries et Sara DeCou, cofondateurs de la société Brud Inc., sont parvenus à faire de Miquela Sousa la première influenceuse virtuelle. Après de longs mois de conception de ce personnage gynoïde sur des logiciels d’imagerie 3D, le duo américain a propulsé la jeune créature originaire de Downey et âgée de dix-neuf ans au sommet du classement des comptes les plus suivis sur Internet. Symbole d’une culture métissée et contemporaine, celle que l’on nomme Lil Miquela est d’abord un moyen de parodier et de critiquer les normes esthétiques et sociales en vigueur sur les réseaux sociaux. En entretenant le doute qui entoure la véracité de cette mannequin devenue chanteuse puis militante, Trevor McFredries et Sara DeCou orchestrent la mue de leur progéniture informatique qui peut désormais facturer près de trois cent mille euros ses prestations publicitaires, promouvoir des célébrités aussi réelles que Diplo, Hans-Ulrich Obrist ou Nile Rogers, défiler pour une collection Prada ou embrasser Bella Hadid dans une campagne Calvin Klein, si bien qu’elle fait maintenant partie des vingt-cinq personnalités les plus influentes d’Internet d’après le magazine Time. Lil se prête au jeu. Chaque jour, une nouvelle apparition de la jeune femme vient documenter sa fiction.
Drapée de ce costume d’icône virtuelle, Miquela ponctue ses poses commerciales de messages politiques. Sa parole publique résonne auprès d’une audience de plus en plus large et réceptive, qu’il s’agisse d’affirmer son adhésion aux luttes de la communauté LGBTQI, de se dresser face aux violences policières, de marcher contre le racisme ou même d’apparaître auprès d’un candidat démocrate. En décembre 2019, Lil s’installe derrière son ordinateur pour enregistrer une vidéo de réponse à ses fans sur YouTube. Elle effectue sagement quelques réglages sur l’appareil, elle néglige le désordre de la chambre puis commence à présenter ses habitudes en matière d’hygiène et de cuisine, détaille ensuite son agenda vertigineux, annonce la parution imminente d’un nouveau single puis se résout à témoigner d’une expérience traumatique vécue ce jour-là. Le clip est rythmé d’effets de montage cursifs et colorés, le débit de sa voix s’accélère et Miquela raconte une agression sexuelle subie dans un Uber le matin même. En montant dans le véhicule, elle remarque une forte odeur de déodorant et le regard lubrique du chauffeur. Celui-ci se montre de plus en plus insistant puis finit par lui poser cette question qu’elle redoute tant en lui demandant si elle est réelle. Lil l’ignore et regarde par la fenêtre en bâillant. Les plages californiennes défilent. Une main glisse sur sa jambe et remonte le long de sa cuisse.
La présence de cyborgs et d’avatars dans l’art est ancienne et récurrente, de la Poupée animée de Georges Méliès aux performances d’Alexander McQueen en passant par les différentes versions d’Ann Lee ou les réplicants de Blade Runner. En littérature, si les robots ont joué un rôle déterminant dans les œuvres de Philip K. Dick ou Isaac Asimov, plus tôt dans les nouvelles de Prosper Mérimée ou les aventures du Pinocchio de Carlo Collodi, les premières mentions textuelles de figures factices créées par l’être humain remontent aux mythologies antiques. Les exemples les plus célèbres sont ceux du Pygmalion, des destins parfois difficilement contrôlables des Golems ou encore de certaines thèses cosmogoniques. Dans l’Iliade, Homère décrit les servantes artificielles et dorées d’Héphaïstos. Ce dieu forgeron donna ainsi vie au Géant Talos, aux chiens qui gardaient le palais d’Alcinoos, ou encore à Pandore. Façonnée à partir d’argile et d’eau puis animée par Athéna, elle est la première femme humaine conçue sur les ordres de Zeus pour se venger du vol du feu par Prométhée. Elle est dotée d’une voix humaine et composée de toutes pièces à partir de l’allure d’Aphrodite, des talents d’Apollon, de la fourberie d’Hermès et de la jalousie d’Héra. « Un si beau mal » selon les mots d’Hésiode.
Il est tard maintenant, il est tard et Miquela n’en peut plus. Elle s’approche de ce lit dont elle ne sort jamais bien longtemps puis vient se lover dans les draps dans un râle. Elle s’empare de son téléphone et parcourt les actualités virtuelles. Ce qu’elle y voit l’effraie, elle y reconnaît de nombreux maux et pense aux missions auxquelles elle sera contrainte le lendemain. Lil jette un dernier coup d’œil à l’océan, éteint la lumière et s’allonge en faisant de son écran une lampe d’appoint. Elle s’aperçoit qu’elle a oublié d’enlever son rouge à lèvres et se contente de frotter maladroitement sa bouche avec le revers de sa main. Un sourire lui vient en remarquant que des trainées pourpres couvrent ses taches de rousseur. Elle hésite à prendre une photo puis se ravise. Son téléphone vibre régulièrement pour afficher des messages haineux ou des appels à l’aide. Elle aime tout mais ne répond jamais. Un vent léger balaye la pièce et caresse sa jambe sans qu’elle n’en sente rien. À quelques mètres de là, une petite jarre décorative tient dans un équilibre précaire entre son ordinateur et le vide. Elle ne sait plus quoi faire et oublie peu à peu son influence. Miquela cherche le sommeil. Elle ne pense à rien.