Le secret des oasis

Loïc HenryGolgotha

Note: Cette nouvelle est écrite en forme de spirale : le premier chapitre est au centre puis le récit ondule d’avant en arrière pour atteindre ses deux extrémités, le début et la fin.

STANCE 4

Le char à voile glissait dans le désert sans se soucier des pierres qu’il projetait au loin. Son ombre vespérale se dilatait ou se condensait sur la rocaille au gré de la topographie et du cap choisi par le navigateur. Le sol irrégulier sous les larges roues et la colère du vent dans le grand hunier inquiétaient un peu Hegazti, qui craignait qu’une rafale fourbe ou qu’une roche ne déséquilibrât leur embarcation. Les deux autres passagers ne semblaient guère s’émouvoir des embardées et des accélérations subites ; aucun d’eux ne doutait des talents de l’homme qui s’affairait près de la poupe. Le char serpentait dans les canyons, contournait les amas rocheux et se jouait du dénivelé pour rejoindre l’oasis de l’Arlequin, située à plus de trois cents kilomètres de leur point de départ.

Personne ne parlait ; la plainte des voiles, le claquement des haubans et l’entrechoquement des pierres rendaient toute conversation vaine. Chacun contemplait le désert : les falaises fauves illuminées par le crépuscule, les champs de cailloux acérés à tribord, les sommets asymétriques à l’horizon. Combien de fois ses compagnons avaient-ils accompli ce voyage ? Yahto se trouvait à la lisière de l’âge mûr ; quelques traces blanches parsemaient sa chevelure ébène et de fines ridules s’invitaient sur son visage glabre. S’il était un peu jeune pour exercer de telles responsabilités, que dire de Kiyoe ? À peine sortie de l’adolescence, elle promenait sa silhouette éthérée sur le pont tandis que ses yeux en amande voletaient sans cesse, comme pour lamper les paysages jusqu’à plus soif.

Images par Golgotha

« Drôle de binôme », pensa Hegazti.

D’habitude, ses interlocuteurs observaient à la dérobée sa longue crinière blanche et les sillons que le temps avait creusés sur son visage pendant plus de neuf décennies. Pourtant, depuis son arrivée trois jours plus tôt, personne n’y prêtait attention. Dans les regards furtifs et les moues éphémères, elle ne lisait ni incrédulité ni doute, comme si tout le monde se moquait de son apparence.

Au loin, les premières flèches transperçaient l’horizon. Hegazti comprit vite que les distances étaient aussi trompeuses dans le désert qu’en mer :
il leur faudrait encore plus d’une heure pour atteindre leur destination. Elle avait choisi ce lieu le matin même pour échapper à l’emprise doucereuse de la capitale et pour quérir des tranches de vie plus naturelles, moins scénarisées.

« Ils n’auront pas le temps de tout préparer, cette fois », songea-t-elle.

STANCE 5

« Qui voulez-vous rencontrer ? »
La question de Kiyoe surprit Hegazti.
« Le chef de cet endroit. Je ne sais pas comment vous l’appelez… »
Yahto et Kiyoe échangèrent des regards gênés, comme pour laisser l’autre trouver une réponse appropriée. L’homme se lança enfin :
« Dans quel domaine ?
– En général… Qui coordonne la gestion de l’oasis de l’Arlequin ? »
Recroquevillée sur elle-même, Kiyoe souffla, d’une voix à peine audible :
« Personne. »

Hegazti s’efforça de ne pas laisser transparaître son agacement, car elle sentait ses interlocuteurs sincères. « Dans une situation où les pouvoirs sont partagés, cherche celui qui choisit la répartition des richesses et celui qui détient l’usage de la force ; s’il s’agit de la même personne, tu auras trouvé le chef, quel que soit son titre », lui avait dit un de ses premiers professeurs.

« Qui prend les décisions budgétaires ?
– Personne, répéta la jeune femme.
– Qui dirige l’armée, la police ?
– Il n’y a pas de militaires ou d’unités de maintien de l’ordre ici. »
D’un sourire, Hegazti balaya l’instant, comme si le sujet n’avait pas d’importance :
                 « Nous pouvons nous promener à notre guise ?
– Oui, bien sûr, répondit Yahto. Souhaitez-vous que nousvous accompagnions ?
– Avec plaisir, vous me guiderez… »

L’oasis se composait de plusieurs niveaux autour des trois bassins. Les réservoirs supérieurs, situés aux deux extrémités de la cité et distants d’à peine trois kilomètres, couvraient chacun une surface proche de deux hectares. Les abords n’étaient pas aménagés, et les rares bâtiments qui les ceignaient semblaient remplir une fonction utile plutôt qu’esthétique ou d’habitation, peut-être pour récolter l’eau potable. En contrebas, la ville s’étirait autour d’un large étang elliptique, alimenté par des canaux qui ondulaient le long de la roche. Au vu de la superficie et de la densité de construction, Hegazti estimait la population à environ quarante mille âmes. Le trio chemina sans but réel dans la cité pendant une heure. À chaque carrefour, Hegazti choisissait l’artère la plus peuplée : l’humain était sa matière première, et elle n’avait pas besoin d’échanger avec les habitants pour déceler les signes non verbaux, plus révélateurs et plus fiables que les paroles. Elle exerçait ses talents de pyscho-éthologue pour la Ligue depuis plus de sept décennies, sur la base d’un concept fondateur : personne ne pouvait comprendre les interactions humaines en profondeur sans intégrer leur part d’animalité. Comme tout groupe de mammifères, femmes et hommes répondaient à des codes sociaux façonnés par des millénaires d’évolution. Les sociétés humaines étaient plus complexes que celles des singes ou des cétacés, mais il s’agissaitd’une différence de degré et non d’état.

Plus le temps passait, plus Hegazti se sentait mal à l’aise. À moins d’une comédie collective, la multitude d’individus croisés aurait dû lui permettre d’esquisser une carte liminaire de cette micro-société et de déceler les premières émotions récurrentes. Dans les échanges qu’elle avait observés lors de leur balade, elle n’avait pas discerné les indices habituels : le jeu subliminal d’un mâle dominant au milieu d’un groupe, le regard acerbe des femmes quand une vénus locale attirait l’attention des hommes alentour, les tics de communication des marchands face à leurs clients. Tout était à la fois plus neutre et plus dense, comme lors de ces rares moments de magie avec un ami où l’on abandonne les masques conscients et inconscients.

Un instant, elle oublia les habitants pour se concentrer sur le lieu. S’ils n’affichaient pas de richesses ostentatoires, les bâtiments et la voirie semblaient propres et en bon état ; aucune trace de pauvreté ne parsemait les quartiers. Bien entendu, quelques heures étaient suffisantes pour écarter les mendiants et enfermer les fauteurs de troubles, mais pas pour rénover les routes et les murs ou pour s’occuper de l’apparence de toute une population.

STANCE 3

Accompagnée de Kiyoe et Yahto, Hegazti avait l’impression de déambuler dans un gigantesque parc d’attractions à l’échelle d’une ville. Chaque habitant de l’oasis de la noix vaquait à ses occupations — réelles ou factices ? — sans se soucier des dignitaires ou de l’étrangère à leurs côtés. Personne ne les apostrophait, ne les félicitait, ne les critiquait ou ne leur soumettait une quelconque requête. Ce simple fait sonnait faux : dans quel monde les symboles du pouvoir passaient-ils inaperçus lorsqu’ils se promenaient dans les rues sans escorte ?

En connaisseuse, elle apprécia le travail nécessaire à une telle perfection : pas un geste ou un mot ne venait troubler le tableau idyllique, pas même une œillade involontaire ou un éclat de voix au loin. Certes, la visite de l’émissaire de la Ligue était annoncée depuis des mois, mais une telle organisation révélait que cette planète souhaitait à tout prix cacher un lourd secret.

Elle décida de tester un habitant au hasard, autant pour étudier ses réactions que celles de ses deux compagnons de marche. Elle s’approcha d’un homme seul, assis sur un banc :
« Bonjour, je m’appelle Hegazti. »
Nullement surpris, l’inconnu se tourna vers elle.
« C’est un nom étrange, je ne l’avais jamais entendu avant. De quelle oasis venez-vous ?
– Aucune, je viens d’ailleurs.
– Vraiment ? »

Il se redressa, soudain intéressé.
« Nous sommes d’habitude à l’écart des traces commerciales, touristiques ou militaires.
                 – Et pourquoi, à votre avis ?
– Makhtesh n’offre aucune utilité géopolitique et n’est pas riche de minerais ou de matières premières. Et peu de Seuils sont en lien    avec notre planète.
– Vous êtes tranquilles, en somme. »

L’homme sourit de ce résumé.
« Oui, c’est un peu cela…
– Et vous n’avez pas envie d’aller voir ailleurs ?
– La situation est tendue en ce moment, non ?
– Cela dépend où… Il y a en effet quelques différences de vues sur la souveraineté de plusieurs planètes. »

Hegazti s’en voulut un peu de son euphémisme : un tiers des mondes étaient en conflit ouvert avec un autre, sans compter les guerres civiles. L’homme enchaîna aussitôt sans argumenter :
« Et d’où venez-vous ?
– De Johor.
– C’est une planète de la Ligue, non ?
– Oui.
– La Ligue… murmura-t-il. J’espère que vous n’amenez as la mort avec vous… »

Malgré la force des paroles, le ton était candide, presque désinvolte. Hegazti s’apprêtait à nier, mais ces décisions ne dépendaient pas d’elle ; elle s’en tira avec une pirouette.
« Vous croyez que la Ligue écoute les conseils d’une vieille femme peur ses choix militaires ? »

Ils continuèrent à deviser quelques minutes : l’homme se comportait de manière naturelle. « Apparemment naturelle, presque trop… », pensa la psycho-éthologue.

Elle rejoignit Yahto et Kioye pour poursuivre leur flânerie dans la cité ; Hegazti s’adressait aux habitants de temps à autre et recevait en retour des réponses directes, naïves parfois. Enfin lassée, elle se dit qu’il fallait mettre un terme à cette mascarade.

« J’aimerais visiter une autre oasis.
– Oui, si vous voulez, murmura Kiyoe. Laquelle ? »
Hegazti s’attendait à une suggestion. Elle savait que ses hôtes imaginaient un déplacement en aéronef ; aussi, elle biaisa :
« Vous avez une carte ? »
Yahto lui tendit une console dont l’image était centrée sur leur position. Hegazti joua un instant avec les fonctionnalités du logiciel avant de leur montrer un point plus à l’est.
« Là. »

De concert, Yahto et Kiyoe se penchèrent pour lire le nom du lieu. La jeune femme fut la plus prompte à réagir.
« L’oasis de l’Arlequin ? Il n’y a pas d’astroport là-bas : le trajet se fait généralement en char à voile. Quand voulez-vous partir ?
– Dès que possible.
– Cet après-midi ?
– Parfait. »
Habituée aux échanges diplomatiques, Hegazti masqua sans peine sa surprise : elle s’attendait pourtant à une litanie de motifs fallacieux pour la détourner de son choix ou pour retarder leur départ, et non à un accord aussi rapide et inconditionnel.

STANCE 6

« D’après ce que j’ai compris, vous gérez l’approvisionnement  en céréales de la cité… », souffla Hegazti.

Genos, un petit homme rondelet au visage d’ange, hocha la tête de droite à gauche, à mi-chemin entre l’approbation et le rejet.

« Oui et non. J’importe en effet des céréales, mais aussi des fruits,    des légumes, du poisson, de la viande : tout ce qui est alimentaire et non raffiné, non traité. Toutefois, je ne suis pas seul : nous sommes    quatre dans ce cas, plus d’autres intervenants mineurs pour lesquels    cela représente une activité annexe.
– D’accord. Et qui dirige cette activité au niveau de la ville ? »

Genos se figea comme si la question n’avait aucun sens puis finit
par murmurer :

« Personne. Je suis libre de commander ce que je veux
et de le vendre ensuite.
– Les autres aussi ?
– Oui, bien sûr. »

Avec une pointe d’amusement, Hegazti songea que cela plairait aux dirigeants de la Ligue, qui s’était d’abord façonnée comme une alliance commerciale de planètes à vaste potentiel marchand.

Dans l’histoire de l’expansion spatiale, l’économie de marché n’était pas le système majoritaire, non par manque d’efficacité, mais parce qu’il était intrinsèquement fragile. Les guerres, les révolutions, les religions, la fracture de la société en communautés polarisées, les injustices et les inégalités — réelles ou perçues — lui portaient en général un coup fatal avec l’arrivée aux commandes d’un homme fort, qui choisissait souvent de consolider son pouvoir en encadrant la sphère économique.

« Le système est le même pour toutes les oasis de Makhtesh ?
– Oui.
– Et les règles sont fixées à l’échelle planétaire ou locale ? »

À nouveau, Genos oscilla, indécis, avant de répondre :
« Il n’y a pas de règles…
– Pour les contrats par exemple, comment…
– Il n’y a pas de contrats, l’interrompit-il.
– Pardon ?
– Nous nous mettons d’accord, voilà tout.
– Et en cas de problème ? »

L’homme haussa les épaules, comme pour signifier que le sujet ne revêtait pas la moindre importance pour lui. Son attitude reflétait pourtant une franchise absolue, sans aucun signe usuel de mensonge. Ils discutèrent encore quelques minutes puis elle rejoignit Yahto pour lui soumettre la question qu’elle rechignait d’ordinaire à poser, préférant déduire la réponse elle-même à partir de ses observations.

« Quel est le système politique de Makhtesh ? »
Yahto lui décocha un sourire solaire.
« Aucun.
                 – Qui gouverne les oasis ? Et la planète ? »

Avant même qu’il ne réplique, Hegazti savait quel mot il allait prononcer :
« Personne. »

Elle s’approcha de son interlocuteur pour ne pas perdre les signes verbaux ou corporels : le moindre détail pouvait livrer autant d’informations qu’un long discours. En articulant chacun de ses mots, Yahto expliqua :
« Ici, les systèmes politique et économique sont fractals : ils sont invariants par changement d’échelle. Les diverses activités ne sont pas régulées, pas plus dans les oasis que sur la planète elle-même. Notre seule concession est une capitale tournante parmi les cités en bord de mer pour les échanges avec l’extérieur. Cette année, c’est l’oasis de la noix qui tient ce rôle.
– Et comment Kiyoe et vous-même avez-vous été choisis ? Élus, désignés, nommés…
– Nous étions disponibles au moment de votre venue, c’est tout. »

Hegazti ne répondit pas ; elle avait besoin de réfléchir. Parmi la myriade de mondes qu’elle avait visités au cours de sa vie, elle avait observé de nombreux régimes politiques : monarchie, théocratie, démocratie, oligarchie sous maintes formes et systèmes autoritaires à foison — dictatoriaux, militaires, collectivistes. Quelle qu’en soit la variante, jamais elle n’avait rencontré d’anarchie fonctionnelle à l’échelle planétaire. Même les expériences en cercle plus restreint débouchaient tôt ou tard sur une voie plus classique, le plus souvent après un bain de sang. Les explications étaient multiples, mais Hegazti considérait que l’anarchie contredisait les normes éthologiques que l’évolution avait imprimées en l’homme. Les sociétés, comme la nature, avaient horreur du vide : in fine, quelqu’un détenait le pouvoir, prenait les décisions pour le groupe, accumulait plus de richesses que son voisin ou connaissait plus de succès avec le sexe opposé — ou le même, c’était selon. Les chimpanzés mâles se battaient parfois à mort pour occuper le sommet de la pyramide afin de bénéficier des faveurs des femelles les plus séduisantes ; les rats développaient une organisation exploiteurs, exploités, autonomes, souffre-douleurs ; dans une meute de hyènes tachetées, les femelles étaient toujours dominantes, et ce trait héréditaire condamnait ainsi à mort toutes les sœurs de la portée.

Le monde décrit par Yahto n’était pas crédible pour une psycho-éthologue expérimentée comme Hegazti.

STANCE 2

Le Seuil reliait une planète mineure en cours d’affiliation à la Ligue avec Makhtesh. Il s’ouvrait au fond d’un abysse de presque douze kilomètres de profondeur, à mi-chemin entre le tropique et le pôle Nord. Hegazti connaissait déjà le pilote, Nuz, un ancien Explo qui avait abandonné la topographie et la recherche des Seuils à l’aube de son demi-siècle pour une place plus tranquille au service de la Ligue. Bien que taciturne, son compagnon de voyage ne lui déplaisait pas ; leurs conversations étaient rares, mais denses, sans passage obligépar de stériles discussions visant seulement à meubler le silence.

Elle avait appris la veille que Nuz avait participé à la découverte de deux Seuils au cours de sa carrière, dont l’un reliait l’immense mer intérieure de Johor à un monde emmailloté par des océans colériques, riches d’hydrocarbures. Au vu des profondeurs, l’exploitation était trop coûteuse, mais disposer de telles réserves pouvait s’avérer utile, notamment en cas d’embargo.

Une fois amarrée à l’astroport, la navette s’ouvrit enfin pour libérer Hegazti. Un homme d’une trentaine d’années et une jeune femme patientaient au milieu du quai, sans escorte, immobiles malgré le vent qui se jouait de leur chevelure.

« Plutôt minimal comme accueil diplomatique », pensa la psycho-éthologue.

Lorsqu’elle posa le pied sur la marche, elle ne put réprimer un frisson. Malgré son ample expérience, fouler un nouveau sol l’affectait toujours autant. Makhtesh portait la référence deux cent quarante-sept, et la première exploration datait de presque un millénaire. Au début de la colonisation spatiale, la multitude de planètes offrait aux hommes une promesse de paix. La plupart des conflits sur l’ancienne Terre étaient liés aux ressources : territoires, sources d’énergie et, surtout, eau potable. La découverte du premier Seuil dans la fosse des Mariannes appartenaità l’histoire : elle avait ouvert la voie vers une kyrielle de mondes au moins partiellement océaniques. Puisque les ressources devenaient soudain presque infinies, il n’était plus utile de se disputer pour les partager, et une vague d’espérance avait submergé la Terre.

Pourtant, après une courte période calme, les guerres avaient repris. Seule l’échelle avait changé : au lieu de se battre entre pays, on s’affrontait maintenant entre planètes. Le logiciel humain s’était adapté sans vraiment modifier son fonctionnement. Aucun monde n’avait échappé aux conflits — internes ou externes — au cours du siècle dernier ; tous avaient connu les affres de la guerre.

À l’exception de Makhtesh, en paix depuis plus de cinq cents ans.

STANCE 7

La description de Yahto n’avait aucun sens.

Makhtesh n’abritait ni organisation centrale ni gouvernement planétaire ;à l’échelle locale, il n’y avait ni chef, ni groupe de décision, ni processusdémocratique. Aucune loi ne régissait les sphères privées ou profession-nelles ; les juges et les tribunaux n’existaient pas, pas plus que les prisons ou les unités de maintien de l’ordre. La propriété individuelle était présente sans être codifiée ; les impôts étaient payés sur une base volontaire, sans règles ni contraintes. Une force armée moderne était affectée à un seul but : la défense des trois Seuils éparpillés dans les océans. Conquérir Makhtesh coûterait cher en temps, en matériel et en soldats, alors que l’intérêt de la planète demeurait très limité en raison de ses faibles ressources énergétiques et de ses rares Seuils. Cela expliquait sans doute le peu d’entrain des chefs de guerre : certains avaient bien essayé de percer la protection de Makhtesh, mais ils avaient vite deviné que la conquête épuiserait leurs capacités militaires, sans leur apporter de contrepartie notable. 

Toutefois, si le comportement extérieur se comprenait, cela ne justifiait pas qu’un système contre-nature de l’avis de Hegazti eût pu perdurer aussi longtemps. Certes, la vie semblait douce et plutôt égalitaire dans les quatre oasis que Hegazti avait visitées, sans pauvreté visible, mais certains paraissaient mieux lotis que d’autres. Un orateur plus adroit que les autres, un putsch militaire, une révolution populaire, une alliance de circonstance auraient pu — auraient dû ? — chambouler cette incongruité politique. 

Il manquait une pièce au puzzle…

Si les rencontres diplomatiques n’avaient pas toujours de durée définie, le standard se chiffrait en journées. Comme ses hôtes ne manifestaient pas le moindre agacement, elle visita six oasis, proches de son point d’amarrage ou plus éloignées ; elle discuta avec des éleveurs, des industriels, des soldats, des artisans, des professeurs, des pêcheurs, des médecins ; elle écouta les leçons dans les écoles, les chansons sur les écrans collectifs, les blagues sur les marchés. Aucun instant ne sonnait faux en lui-même : il aurait pu se produire sur Johor ou ailleurs. C’est l’impression d’ensemble qui induisait un malaise, une sensation de feinte ou de trucage.

Au bout d’une vingtaine de jours, elle comprit ce qui la chiffonnait : l’absence. 

L’absence de disputes pour des broutilles, de remarques acerbes dans un couple, de remontrances d’un parent à son enfant, de sous-entendus teintés de poison. Il ne s’agissait pas seulement d’un vernis culturel puisque les visages comme les gestes confirmaient cette quiétude ambiante.

La lumière vint du troisième hôpital qu’elle visita dans l’oasis du croissant, l’une des plus grandes du continent sud. Au détour d’une conversation avec la directrice qui lui fournissait moult données chiffrées, l’esprit de Hegazti s’égara dans des calculs de ratios pour ne pas lui montrer qu’elle aurait préféré vagabonder sans notice explicative à ses côtés, les sens en éveil. Puis ils déboulèrent dans la salle où quatre infirmières prenaient une pause avant de retourner au chevet des malades. Si les soignantes avaient toujours émoustillé les sens des hommes, peut-être aussi grâce à l’attention qu’elles leur prodiguaient dans des moments difficiles, ces quatre jeunes femmes auraient attiré le regard dans n’importe quelle situation, même vêtues d’un simple sac de jute. Leur peau, leur chevelure et leurs yeux usaient de toute la palette de couleurs que la nature offrait, et chacune tutoyait la quintessence de la splendeur féminine.

« C’est vrai que le personnel est beau dans cet hôpital, les femmes comme les hommes », songea Hegazti.

Comme dans ce quartier.

Comme dans cette oasis.

Comme sur toute la planète…

STANCE 1

« Et comment s’appelle cette anomalie ? » demanda Hegazti.

Avant de répondre, Marco laissa filer quelques secondes.
« Makhtesh.
– Quel est l’intérêt pour vous ?
– Vous ne trouvez pas curieux qu’une planète n’ait connu aucun conflit depuis plusieurs siècles ?
– Si, bien sûr. Cela me passionne, mais vous ? Vous êtes l’un des sept membres du Collège de la Ligue, et vos décisions affectent des dizaines de mondes et des milliards de personnes.  Quelle importance revêt Makhtesh à vos yeux ? »

Marco se leva pour arpenter son bureau sans prononcer un mot. Soudain, il agrippa une simple chaise et s’assit très près de la vieille femme.
« Pourquoi la Ligue grossit-elle sans cesse depuis des siècles à votre avis ?
– Parce qu’elle est l’une des premières puissances militaires dans l’univers.
– Oui, mais encore ?
– Parce qu’elle est riche et qu’elle peut financer son expansion.
– Juste. Et pourquoi est-elle si riche ?
– Pour trois raisons : elle est développée technologiquement, elle a créé un système juridique fiable et elle laisse une liberté économique à ses sujets.
– Précisément. Le Collège n’intervient pas dans les affaires ou si peu ; il se contente de fixer des règles simples et de collecter des impôts auprès de ceux qui réussissent.
– Cela paraît facile.
– Pas tant que cela : il faut éviter de concentrer le pouvoir en une seule main, lutter contre la corruption, s’assurer que le peuple n’est pas trop grognon.
– Certaines personnes vivent dans une misère noire…
– Je sais.
– Vous vous en moquez ?
– Je le regrette… En toute franchise, ce n’est pas ma priorité. »

Hegazti se pencha vers son interlocuteur, presque à le toucher.
« Quelle est votre priorité, Marco ?
– Je veux que la Ligue croisse. Notre système est le meilleur : plus nous fédérerons de planètes, plus les conflits diminueront et plus nous pourrons dévier nos moyens financiers vers le bien-être général.
– En somme, vous voulez faire la guerre pour obtenir la paix ? »

La saillie arracha un sourire à Marco ; il ne paraissait pas blessé par la remarque de la psycho-éthologue. Il n’était pas dupe : tant que sa soif de pouvoir était alignée avec les intérêts de la Ligue, il se sentait en cohérence avec lui-même.
« Et Makhtesh dans tout cela ? demanda-t-elle.
– Combien de planètes conquises par la Ligue ont-elles fait sécession ensuite ?
– Je ne suis pas spécialiste, mais un faible nombre, je présume.
– Deux.
– Pourquoi ?
– Au début, parce que notre puissance militaire est supérieure, puis parce que les habitants eux-mêmes y trouvent leur compte. Dans la plupart des cas, nous les avons libérés d’un tyran, et la Ligue leur offre des opportunités bien meilleures pour  eux-mêmes et leurs enfants.
                 – Pour une partie d’entre eux…
– Quand la proportion est suffisante, c’est déjà gagné pour nous. »

Hegazti s’autorisa un court temps de réflexion :
« D’accord. Si Makhtesh vous apprenait comment pacifier encore plus les relations, cela vous permettrait d’intégrer les nouveaux mondes plus rapidement…
– … Puis d’affecter nos forces militaires ailleurs.
– Vous n’avez aucune envie de conquérir cette planète…
– Je savais que vous comprendriez vite, vous êtes la meilleure psycho-éthologue de la Ligue !
– Et, à ce titre, vous me croyez sensible à la flatterie ? »

STANCE 8

Dans les océans de Makhtesh, Hegazti restait silencieuse avant de rejoindre le Seuil. Nuz ne cherchait pas à engager la conversation, la laissant rêvasser dans sa cabine, et elle lui en était reconnaissante. 

Elle savait.

Sans détenir la moindre preuve, elle ne doutait pas une seconde de ses conclusions. Kiyoe et Yahto avaient deviné qu’elle avait percé leur secret à jour ; ils avaient aussi pressenti qu’elle ne le révélerait pas. Pourquoi déchaîner un torrent de feu sur un monde si pacifique ? Son rapport ne mentionnerait que des faits déjà connus et expliquerait l’absence de conflits par les spécificités géographiques de ce pays et sa faible densité de population. Quant au système politique, plus ou moins compris à l’extérieur, les mêmes arguments serviraient de paravent. En conclusion, Makhtesh serait présentée comme une incongruité vouée à se déliter, sur des années, des décennies voire des siècles. Il existait deux moyens de fédérer tout le monde contre vous. Le premier consistait à utiliser l’atome dans une guerre, y compris à faible échelle ; votre arrêt de mort était alors signé, peut-être même aussi celui de votre planète. L’empereur autoproclamé de Rebun avait tenté sa chance, et le lieu n’abritait plus que des cadavres en décomposition en lieu et place des centaines de millions d’âmes qui avaient peuplé les continents jumeaux. 

En temps de paix, une civilisation développée offrait entre deux et douze lits d’hôpital pour mille habitants, en fonction de la pyramide des âges et de l’efficacité des programmes de prévention.

Un ratio inférieur à un signifiait des lacunes dans le système de santé. Rien ne permettait de ranger Makhtesh dans cette classe, alors qu’elle affichait un rapport d’environ zéro virgule quatorze. Comme Hegazti n’imaginait pas qu’une catégorie de population — les anciens ou les malades — pût être condamnée à mort dans une telle société, cela suggérait que la solution se trouvait dans les origines. 

Dans les gènes.

Plus encore que le nucléaire, les manipulations génétiques vous assureraient le courroux de l’humanité entière, a fortiori si elles étaient généralisées et que leurs conséquences induisaient des comportements divergents par rapport à la norme humaine. Les craintes étaient presque irrationnelles : personne ne voulait affronter des surhommes ou des chimères homme-animal en combat. D’autres avançaient des motifs religieux ou moraux pour exclure la génétique, et il n’existait guère de terme plus incandescent que celui de transhumanisme.

Hegazti renversa un peu de sucre sur la table de sa cabine. De la pointe de son stylet, elle écrivit :
« Makhtesh est si paisible. Femmes et hommes sont si beaux et doux. Ils ne sont plus complètement humains peut-être… Dois-je pleurer leur sort ou le nôtre ? »

Puis ses doigts dansèrent sur le sucre pour effacer les lettres éphémères.

Note de l’auteur : Makhtesh est une planète du même univers que Les Océans stellaires, roman publié en 2016 aux éditions Scrineo et à paraître au format poche en novembre 2018 aux éditions Gallimard Folio SF. Cette nouvelle se situe quelques siècles ou millénaires plus tôt et elle est indépendante du roman.