Charade

Martine ReidCary Grant

Cary Grant est né en 1904 à Bristol, au Royaume-Uni. Il s’appelle alors Archibald Leach. Sportif, proche des milieux de théâtre, il devient acrobate. C’est au sein d’une troupe qu’il arrive en 1920 aux États-Unis, à bord de l’Olympic, l’un des transatlantiques réalisant la liaison Southampton-New York. En 2021, Martine Reid, universitaire française ayant étudié et enseigné à l’Université Yale, a publié aux Éditions Gallimard Être Cary Grant. Il s’agit d’un essai questionnant la construction de ce personnage public, et les liens étroits qu’elle entretient avec sa personnalité privée. Ensemble, nous discutons de la genèse de l’ouvrage, et de la création de cette illusion qu’est Cary Grant, mais aussi de ses failles, ses limites : le moment où elle vacille.

Florian Champagne
Quand et comment avez-vous découvert Cary Grant ?

Martine Reid
  Je pense que je l’ai découvert quand j’étais adolescente, parce que sa photo devait circuler régulièrement dans les magazines. Ensuite, quand je suis allée aux États-Unis, j’ai beaucoup fréquenté les ciné-clubs de l’université dans laquelle je faisais ma thèse et où j’ai enseigné ensuite. Là, je l’ai vu très régulièrement. Il me semble que ça s’est passé en deux étapes : la première fois par la photo, la deuxième fois en le voyant au cinéma.

Florian Champagne
Quand avez-vous découvert l’existence d’Archibald Leach, cet homme que l’on connaîtra plus tard sous le nom de Cary Grant ?

Martine Reid
  Il y a une quinzaine ou une vingtaine d’années, je suis tombée, un peu par hasard, sur une biographie en anglais. La seule qui faisait référence à l’époque, celle de Marc Eliot. J’ai découvert à ce moment – là qu’il était anglais, ce que j’ignorais  –  et qu’il y avait eu une affaire de pseudonyme  –  ce qui est assez habituel dans le monde du cinéma. Dans son cas, néanmoins, c’est tout à fait singulier. Il prend un nom de scène, et à partir de ce nom, il va se réinventer. Au moment où la Seconde Guerre mondiale est déclarée, il décide de prendre la nationalité américaine, et souhaite également que son nom légal, son état civil, soit transformé en Cary Grant. À l’occasion de ses mariages successifs, y compris quand il sera père d’une petite fille, il portera ce nom-là.

Cary Grant, La Mort aux trousses (North by Northwest), Alfred Hitchcock, MGM, 1959.

Florian Champagne
Quels sont les éléments qui déclenchent l’écriture de votre essai, Être Cary Grant ?

Martine Reid
Il y a d’abord un intérêt littéraire pour les écrivains, les écrivaines, qui ont changé de nom, et se sont construit une identité à partir d’un monde de fantaisie. Ce processus-là, je l’avais bien considéré en littérature, et il m’intéressait beaucoup. Un des points de départ a aussi été mon grand intérêt pour les classiques américains. Je sortais de mes habitudes de littéraire ; d’un autre côté, j’avais une grande familiarité avec la capacité qu’ont certains, certaines, à exister ailleurs, à s’auto-engendrer, à devenir un autre par l’utilisation d’un autre nom. C’était le cas de Cary Grant.

Florian Champagne
D’où vient la nécessité pour Archibald Leach de devenir Cary Grant ?

Martine Reid
C’est une nécessité que l’on peut croire consciente et inconsciente. Quand il arrive dans les bureaux de la Paramount en 1932, et qu’on lui propose un contrat, on lui explique que, pour l’honorer, il aura un nom de scène, qu’il peut choisir. Il choisit Cary car il s’était déjà appelé comme ça dans une fiction dans laquelle il avait joué à Broadway, et puis il choisit un patronyme au hasard –  enfin, pas tout à fait, puisque c’est le nom d’un président américain. Il crée un nom facile à retenir, trois syllabes au total. La Paramount est d’accord, et le voilà devenu Cary Grant.

Inconsciemment, les choses sont sans doute plus complexes. C’est quelqu’un qui a eu une enfance particulièrement difficile. Il a été un enfant des rues, plus ou moins abandonné par son père, ce dernier lui ayant fait croire que sa mère était morte quand il avait dix ans, alors qu’elle avait en réalité été internée dans un hôpital psychiatrique. On trouve dans son enfance une suite d’éléments de cette nature, qui expliquent peut-être son souhait d’oublier son passé anglais, son histoire particulièrement douloureuse, de se transformer en autre. Le métier d’acteur convient idéalement pour cette transformation.

Florian Champagne
Connaître la vie intime de cet acteur, l’identité presque cachée de cet homme, nous permet-il de lire différemment sa carrière et son travail de comédien ?

Martine Reid
Logiquement, oui. Pour ma part, j’ai été soucieuse de ne pas essayer, ni de psychanalyser Cary Grant, ni d’essayer de dire : voilà ce qu’il est réellement. Ce qui m’a intéressée, c’est de penser l’image de Cary Grant au cinéma à partir de ma position de spectatrice. Je ne suis pas, dans ce cas, historienne de la littérature, encore moins critique de cinéma. Je pense avoir un certain nombre d’outils à disposition pour penser les choses de manière satisfaisante ; mais au bout du compte, on ne sait pas qui est Cary Grant, et on ne le saura jamais. C’est pourquoi j’ai volontiers utilisé le terme de leurre : c’est une sorte d’illusion, de fantôme créé par Hollywood, dans lequel la réussite de Cary Grant est majeure, épatante.

Florian Champagne
 Au cinéma, Cary Grant incarne ce qu’on pourrait appeler le gendre idéal : séduisant, viril, agréable. Cette figure dit-elle quelque chose de l’époque qu’elle fait rêver ?

Martine Reid
Oui, parce que l’on a un cinéma qui doit être extrêmement consensuel. Il faut présenter des images tout à fait irréprochables d’un point de vue moral : le masculin en gloire, le féminin en gloire. Les stars, chacune dans leur genre, et dans les multiples sens de ce terme, incarnent le masculin et le féminin. Cary Grant ne déroge pas du tout à l’image qu’on lui a collée à la peau : la Paramount cherchait un acteur avec ce type de physique, qui soit européen, parce qu’il y avait une sorte de prestige du physique européen. Au départ, c’est un mauvais acteur qui n’a jamais suivi de cours d’art dramatique. Il est grand, unanimement considéré comme très beau. C’est une figure idéale.

Florian Champagne
 Vous venez de le dire : au départ, ce n’est pas un très bon acteur. Pourtant, il devient celui que tous veulent imiter. Comment passe-t-il de l’un à l’autre ?

Martine Reid
Le travail, le temps. Les critiques ont très justement fait remarquer qu’il est maladroit dans ses premiers films. Il doit probablement suivre des indications plus ou moins précises, et ne fait que ce qu’on lui demande. Au moment où on imagine de lui faire jouer un rôle à la fois sentimental et comique, dans une sorte de distanciation avec le personnage qu’il joue, il devient meilleur. Lorsqu’il commence à jouer avec Hitchcock, ce dernier voit que derrière cette façade élégante, qui n’est au fond qu’une coquille vide, il y a probablement un homme capable de rages formidables, et qu’il faudrait qu’il puisse les manifester à l’écran. Ça, c’est Soupçons : le génie de Hitchcock est d’avoir été capable de comprendre que, derrière cette façade en smoking, ce sourire figé, il y avait quelqu’un avec un caractère beaucoup plus complexe, qu’il pouvait faire passer à l’écran. Petit à petit, les choses se sont mises en place. Ainsi, il a fini par être ce grand acteur, que tout le monde a rêvé d’être. 

Florian Champagne
Vous parlez d’Être Cary Grant comme d’un essai, plus que comme d’une biographie. Y-a-t-il une part de spéculation dans ce que vous y écrivez ?

Martine Reid
C’est un essai, ce n’est pas une biographie. Il y a une biographie que j’aurais aimé faire, c’est celle de Scott Eyman. Il a été dans les archives, a retrouvé les carnets de jeunesse de Cary Grant… Il aurait fallu être sur place six mois. Ça aurait été agréable, mais ça n’a pas été possible. Je me suis contentée de ma place de spectatrice : je suis cinéphile, j’ai vu une très grande partie des soixante-quinze films dans lesquels il a tourné, je peux raisonner sur sa personne, par ailleurs j’ai des informations biographiques, et je peux essayer de mettre une chose avec l’autre pour poser des questions, plus que d’y répondre. Cary Grant est un leurre magnifique : on ne peut pas dire exactement qui il est. Sans doute ne peut-on le dire pour personne.

FLORIAN CHAMPAGNE
Ajoutez-vous de la fiction à la fiction, de l’illusion à l’illusion ?

MARTINE REID
On pourrait dire ça : ma réaction à sa figure maintient l’illusion.

FLORIAN CHAMPAGNE
Dans cette idée d’une quête de la vérité derrière l’illusion, je pense aux prétendues relations homosexuelles que Grant aurait entretenues, et dont il semble que nous n’ayons aucune preuve formelle. 

MARTINE REID
Là, je n’ai pas voulu trancher. Je pense que l’on ne sait pas, et qu’il faut maintenir ce fait. On peut interpréter et interroger. On peut voir qu’il y a eu,
de sa part, un déni systématique durant toute son existence. Le plus vraisemblable est qu’il était bisexuel. Ce que l’on sait, c’est qu’il est difficile dans ses rapports affectifs avec les autres – quelle que soit leur nature. Dans sa vie, il y a des ratages sentimentaux à répétition : marié cinq fois, le dernier mariage étant le plus court.

Dans ce registre, il est intéressant de noter que, dans certains films, on le voit travesti. Certes, le travesti est une habitude du cinéma burlesque, et du théâtre burlesque. Mais cette situation ne s’observe pas pour d’autres acteurs contemporains de Cary Grant. On ne voit pas James Stewart, auquel on l’a souvent comparé, avec des vêtements de femme…

Florian Champagne
Le livre évoque les rapports que Cary Grant entretient avec Archibald Leach, tout au long de sa vie, sur les troubles et les croisements que cause cette double identité. Pensez-vous que les rapports entre son identité et son personnage évoluent tout au long de son existence ?

Martine Reid
 Oui, ça évolue, mais à la différence de certains autres cas que je connais, notamment en littérature, on voit que chez Cary Grant, au fond, les deux noms restent en tension l’un vis-à-vis de l’autre. Il abandonne son nom anglais pour un nom de fantaisie, créé à des fins de rôles cinématographiques ; mais cette sorte de double identité reste problématique jusqu’à la fin de sa vie. C’est quelqu’un qui a eu des problèmes récurrents à ce sujet. Lui-même, au moment où il prend la nationalité américaine, et se fait appeler Cary Grant, dit : « Ça y est, cette fois, je suis débarrassé de mon premier nom. » Sauf que ça n’est pas si simple. Alors qu’il a une cinquantaine d’années, il passe chez un psychiatre qui va lui recommander de prendre du LSD à des fins thérapeutiques pendant un an et demi, pour essayer de dénouer cette sorte de difficulté existentielle qui le caractérise.

Florian Champagne
À quel point pensez-vous qu’il a conscience de cette illusion qu’il façonne, au fur et à mesure de sa carrière ?

Martine Reid
Cette illusion, il y tient : son identité est celle-là. C’est Hitchcock qui a, au fond, imaginé cette sorte de paradoxe, d’inversion de la situation : puisque Cary Grant existe au cinéma, il existe dans la réalité. C’est l’illusion qui crée Cary Grant. Et, dans la réalité, il se débrouille avec ça. Il est Cary Grant.

Florian Champagne
Est-ce que le succès qu’il obtient, lié à la création de son personnage, est quelque chose qu’il désire ? Dans ce que vous expliquez, on dirait presque que les choses lui arrivent comme par accident.

Martine Reid
J’ai eu ce sentiment, oui. Au fond, on dirait qu’il se laisse faire, se laisse porter par les différents rôles qu’il va occuper, et qui vont construire sa personnalité, film après film. À un moment donné, il décide de s’arrêter, après soixante – quinze films. Il arrête de jouer alors qu’il a une soixantaine d’années. Mais ensuite, quand il a quatre – vingt ans  –  ça c’est tout à fait extravagant et sans équivalent – il décide de faire des sortes de one man shows où il va raconter sa carrière cinématographique.

Florian Champagne
Pensez-vous que cette série de spectacles naît de son désir de profiter de son succès, du personnage qu’il a créé ?

Martine Reid
On peut se le demander, parce que ce n’est certainement pas pour des raisons financières : il est riche à millions. Peut-être est-ce pour mesurer sa popularité : il veut que les gens soient là, qu’ils viennent pour voir Cary Grant. Quand il commence à faire ça, il a arrêté le cinéma depuis une vingtaine d’années. Et il présente  –  chose très étonnante  –  des extraits de ses films dans lesquels il est beaucoup plus jeune et beau qu’il n’est à quatre-vingts ans : on le sent à bout de souffle, un vieux monsieur boursouflé, l’alcool et la drogue n’aidant pas. Il fait le tour des États-Unis comme s’il était un vieux clown, qui avait besoin de se montrer.

Florian Champagne
Comme s’il était attaché à Cary Grant tel qu’il est dans les films.

Martine Reid
Il a besoin de renouer avec ce Cary Grant-là, qui n’est, jusqu’à un certain point, plus. En même temps, c’est son identité. Quand on regarde dans l’histoire du cinéma, je n’ai pas trouvé d’acteurs qui aient fait des choses semblables  –  se produire pour raconter leur vie. Cet exercice est tout à fait curieux… Surtout que c’est fatigant. Il fait une crise cardiaque avant d’entrer en scène dans un endroit perdu des États-Unis, et va mourir dans ces circonstances. Qu’avait-il besoin de faire cela ? Il devait, assurément, y trouver satisfaction.

Florian Champagne
Cary Grant ne serait-il finalement que le symptôme parfait d’une industrie  – celle du cinéma  –  destinée à produire de l’illusion, faire rêver le public ?

Martine Reid
Quand on regarde ses quatre premiers mariages, on peut croire qu’effectivement, c’est l’image d’un Cary Grant de cinéma qui est apparue extrêmement séduisante. Dans la réalité, quatre de ses femmes l’ont quitté. Comment peut-on quitter une icône si extraordinaire ? Toutes invoquent les mêmes raisons. Elles décrivent un homme obsessionnel, jaloux, infidèle, violent, profondément dépressif. Ce n’est plus l’image de cinéma, mais celle d’un homme torturé, instable ; mais sans doute content de lui, pour toutes sortes de raisons.On revient à l’idée de l’illusion : c’est le miracle, le mirage, de l’écran de cinéma, qui projette des êtres qui paraissent exceptionnels, parce qu’ils sont parfaitement fabriqués par l’image, par l’éclairage, par la façon dont ils sont cadrés à l’écran. Le cinéma est de l’ordre du merveilleux, de l’opération magique, de la perfection. Pendant une heure, une heure vingt, une heure quarante, on a quelqu’un qui est « parfait ».

Dans la réalité, personne n’est parfait – et, sans surprise, les choses sont plus compliquées. Dans son cas, les choses le sont particulièrement, parce que l’illusion a été particulièrement efficace. Il y a un grand écart, entre, d’un côté, l’illusion créée au cinéma, avec un savoir-faire remarquable, et de l’autre, un homme limité dans ses capacités affectives, qui a eu toutes sortes de difficultés. Un critique avait dit : « Avec l’enfance qu’il a eue, Cary Grant aurait simplement dû être un adulte névrosé. » Il a réussi à transcender cela, grâce au cinéma, à l’illusion. D’ailleurs, nous, en miniature, sans être de grands acteurs, nous pouvons également faire l’expérience de l’illusion que nous pouvons arriver à créer, par opposition à la réalité de notre situation. Heureusement que l’illusion existe : je suis pour l’illusion, résolument.