« Nous devrions peut-être expliquer aux gens pourquoi nous avons fait ce film »
Haydée Touitou
Juste après le succès de Good Will Hunting, sûrement désireux de faire tourner sa chance à l’envers, Gus Van Sant réalise un remake plan par plan de Psychose d’Alfred Hitchcock. Sûrement l’un des films les plusemblématiques du maître du suspense. Au regard de l’élan de haine que la seconde version a déclenché, je me demande bien ce qu’il a pu se passer dans la tête de Gus Van Sant le jour où il s’est dit « tiens et si je réalisais un remake du meilleur film de l’histoire du cinéma ». Peut-être voulait-il simplement savoir à quoi ressemblaient des cinéphiles prétentieux et blasés lorsqu’ils sont révoltés ? Peut-être voulait-il surtout s’amuser un peu… Psychose fait partie de ces quelques films que tout le monde est susceptible d’avoir vu, et une fois qu’il a été vu, susceptibled’avoir inconditionnellement aimé. Aussi effrayant soit-il, un charme fou se dégage du film. Une sorte d’aura émane des oiseaux empaillés, du sang gris au fond de la douche, et de la voiture que l’on extrait de l’eau. Tellement de raisons pour Gus d’être fasciné, d’avoir désiré ce film. Sans qu’on puisse très bien dire pourquoi, Psychose représente parfois une sorte de film parfait, un monument intouchable, une œuvre de génie, un peu tout ce qu’on veut… Enfin, on peut commencer à dire pourquoi, mais on ne pourrait peut-être pas s’arrêter.
Tout commence lorsqu’Alfred Hitchcock cherche un nouveau livre à adapter. Cette idée lui traîne dans la tête car il a besoin de faire un film rapidement après La Mort aux Trousses. En chemin pour Londres depuis Los Angeles, Hitch achète un livre au duty-free, enfin pas au duty-free mais vous voyez ce que je veux dire… Le degré de trash du roman de Robert Bloch stimule fortement notre cher ami. Soyons honnête,il a vraisemblablement dû passer la bonne douzaine d’heures du vol à fantasmer sur cette histoire si morbide que même lui aurait eu du mal à l’imaginer.Son imagination explose en pensant à toutes les possibilités que permet cette histoire de mère empaillée. Évidemment il y voit un défi, jusqu’où pourra-t-il représenter à l’écran toute l’horreur que le livre contient ? Le studio lui affecte un jeune scénariste, Joseph Stefano, qui, à trente huit ans, a seulement travaillé sur deux films. Hitchcock regarde les deux films sans y porter grand intérêt et surtout ne porte pas grand intérêt à la personne qui en a écrit les scénarios. Il accepte néanmoins de rencontrer Joseph. Ce dernier a bien conscience que sa seule chance de convaincre se joue sur sa capacité à intéresser le maître du suspense en réglant rapidement la question centrale de l’adaptation : comment montrer la mère sans que le spectateur comprenne tout de suite qu’elle est morte ? La solution est peut-être de faire de Marion le personnage principal. Hitchcock, impeccablement habillé comme toujours, lève son regard sur le jeune scénariste et susurre : « nous avons besoin d’une star pour l’incarner ». Joseph sait qu’il a le job. Il faut maintenant oublier le livre et s’atteler à réaliser l’un des films les plus mythiques du cinéma.



Le travail commence et Joseph sait qu’il a une bonne scène entre les mains lorsqu’Hitchcock précise que cela a plu à sa femme Alma. Omniprésente, c’est sûrement elle que nous pouvons remercier pour la touche de génie dans les films de son mari. Un matin,le réalisateur et son scénariste imaginent comment Norman Bates enroule le corps de Marion dans le rideau de douche. Concentrés et quasiment seuls au monde, ils ont la peur de leur vie lorsque la porte s’ouvre doucement, comme si l’esprit de la mère de Norman Bates était en train de pénétrer les lieux. Avant qu’ils ne se mettent à crier, l’embrasure de la porte révèle qu’il s’agit simplement d’Alma venue vérifier l’avancement du film. Un film, d’horreur, qui se voulait différent car depuis le début, il était très clair pour Hitchcock qu’il serait en noir et blanc et qu’il ne coûterait pas plus d’un million de dollars. Car la couleur rendrait les images trop gores et qu’il voulait travailler avec son équipe de télévision de la série Alfred Hitchcock presents. Il se demandait simplement ce qu’il se passerait si une équipe talentueuse faisait un film à petit budget. La Paramount n’était pas enchantée par cette idée, surtout que Hitchcock était déjà en route vers Universal. Techniquement, Psychose était un film de la Paramount, produit par Shamley Productions Inc,tourné dans les studios d’Universal. Drôle de montage pour un film qui s’efforçait de rester secret pour préserver la surprise du spectateur. Joseph Stefano se souvient : « Je ne pense pas que les gens savaient vraiment ce qu’on fabriquait ». Et pour brouiller encore plus les pistes, l’équipe lance la rumeur d’un casting pour le rôle de la mère. Nombres d’agents hollywoodiens se seraient démenés pour avoir un rendez-vous. Hitchcock, maître du canular.
Toute l’équipe a évidemment tenu sa langue par respect pour celui qu’ils appellent parfois « Mr H. » et qui semblait pouvoir leur demander n’importe quoi.Janet Leigh n’a même pas lu le livre avant d’accepter, elle n’avait pas besoin d’en savoir plus que « Monsieur Hitchcock veut travailler avec vous » et elle ne fut pas déçue. « Tellement différent » se souvient-elle, en effet, sept jours de travail pour tourner une scène sous l’eau à moitié nue sur trois semaines de tournage, c’est différent. Faire en sorte de ne pas bouger d’un cil parce vous êtes censée être morte et que l’on fait un gros plan sur votre œil, c’est différent. Être la première personne à appuyer sur une chasse d’eau cinéma — une idée de Joseph celle-ci — la liste est interminable…
Psychose a tellement fasciné par quelques scènes emblématiques que peu de souvenirs du film sur la longueur persistent. On se souvient de la scène de la douche oui, peut-être de ce qui précède la scène de la douche, et du regard caméra final d’Anthony Perkins quand il dit avec cette voix si étrange « elle ne ferait même pas de mal à une mouche ». C’est le genrede film qu’on voit une fois ou deux et qu’on croit connaître par cœur, mais on finit toujours par être surpris car une fois que Marion meurt, il nous reste encore une heure de film à tenir, heureusement en la compagnie d’Anthony Perkins. Le film sort en 1960 et le public est au rendez-vous, même au-delà des attentes du studio. Par contre, les critiques démolissent Psychose. Joseph Stefano a une explication, enfin une théorie quelque peu torturée. Les critiques ont été forcés de voir le film en salle avec le commun des mortels et non lors de projections privées comme ils en avaient l’habitude, ceci encore une fois pour préserver le mystère autour de la mère. Stefano pense qu’ils se sont sentis vexésde ce traitement qu’ils ont considéré médiocre et parconséquent, ils auraient écrit de mauvaises critiques. C’était sans compter sur François Truffaut, ses copainset pleins d’autres qui ont fait de ce film une référencechez les critiques, et évidemment chez les réalisateurs,quelques années seulement après les mauvaises critiques originelles.
Cela étant dit, pourquoi tant de haine ? S’il est indéniable que la version de Gus Van Sant n’arrive pas à la cheville du film d’Hitchcock, il est certain que là n’était pas l’enjeu. Gus Van Sant n’a pas voulu entrer en compétition avec l’un de ses films préférés, mais plutôt produire une sorte de copie parfaite de l’œuvre du maitre, dans un souci d’expérience post moderne quasi artistique et très consciented’elle même. Gus Van Sant dit aussi qu’il souffre d’un « penchant pour les désastres intéressants ». Approchons nous et observons en détail pourquoi il y a plus derrière ce film que ce qu’il paraît au premier abord. Un nombre non négligeable de membres de l’équipe d’origine se sont retrouvés pour accompagner Gus Van Sant. Joseph Stefano d’abord, qui a réécrit son propre scénario pour s’adapter quelque peu au langage de l’époque mais aussi pour montrer ce qu’il n’a pas pu écrire dans les années 60. La scène de l’explication avec le psychanalyste, bien inutile dans l’original, a été retirée de la nouvelle version. Patricia Hitchcock, fille de, interprétait la collègue ridicule de Janet Leigh dansla version de son père. Vous vous souvenez « Teddy called. My mother called to see if Teddy called. » Devenue mamie gâteau, elle intervient en tant que consultante sur le film de 1998. Le moment où elle rencontre l’actrice qui va jouer « son » rôle chez Gus Van Sant vaut à lui tout seul que cette nouvelle version ait existé. La nouvelle actrice ressemble à une Barbie à peine sortie de sa boîte. Elle doit se pencherdu haut de ses talons aiguilles jusqu’à sa taille pour pouvoir embrasser Patty Hitch. Les décisions de casting de Gus Van Sant paraissent plus tolérables quand il s’agit des personnages secondaires. Viggo Mortensen qui montre ses fesses. Julianne Moore avec son look d’ado un peu attardée qui garde ses écouteurs quasiment en toutes circonstances.Mais surtout, d’autres formes d’art sont constamment sujettes au fac-similé, pourquoi en serait-il autrement au cinéma. Gus Van Sant a simplement entrepris une « tentative créatrice ». Il a saisi l’importance « d’expliquer aux gens pourquoi nous avons fait ce film » lors d’un entretien et ses raisons posent le débat calmement et définitivement : « Ça n’avait tout simplement jamais été fait ! » Il s’inquiétait aussi du fait que plus personne ne regardait de films en noir et blanc et il rêvait d’attirer un nouveau public à découvrir le classique d’Hitchcock.En effet, il s’est amusé avec son équipe à faire un micro-trottoir pour demander aux passants s’ils avaient vu Psychose. Le résultat est presque aussi drôle que le micro-trottoir où l’on demande aux passants qui a gagné la guerre du Vietnam. Gus Van Sant voulait simplement savoir, par une sorte de curiosité intellectuelle, si refaire Psychose plan par plan ferait le même film ou non. Est-ce que ce serait encore Psychose ? La réponse est évidemment non. Ce n’est plus le même film. À la manière d’une pièce de théâtre qu’on remettrait en scène, Gus Van Sant voulait re réaliser le film d’Hitchcock. Et ce faisant, il parvient même à définir ce qui fait une œuvre de génie ou non. Avec la même histoire, les mêmes plans, le même montage, Gus Van Sant ne réalise qu’une sorte de pâle copie de l’original. On peut imaginer que le génie est ce qui se cache entre les plans. Pour Gus Van Sant, ce qui manque à son film se situe dans des tensions sombres et cachées. Comme quelque chose qui ne correspond pas vraiment à ce qu’est Psychose. Il a conscience d’avoir prouvé pourquoi et comment on ne peut jamais vraiment copier une œuvre d’art.



Pourquoi refait-on des films alors que la majorité des remakes sont très souvent détestés par rapport à l’original ? Peut-être parce que les réalisateurs ne peuvent simplement pas s’en empêcher. Même Hitchcock avait tourné des remakes de ses propres films. Notamment L’Homme qui en savait trop, réalisé en 1934 en Angleterre puis en 1956 pour les studios hollywoodiens. Et il a déclenché chez d’autres réalisateurs cette envie d’aborder cet exercice de style particulier qu’est le remake. Martin Scorsese, dans son désir de conservation des films, a retrouvé trois pages d’un scénario jamais tourné du maitre du suspense. Ni une ni deux, le voilà qui réalise ces pages de scénario « à la manière d’Hitchcock ». Et plus encore, dans les mêmes conditions techniques auxquelles il aurait eu accès pour tourner ce film. Le résultat est poignant puisque ces quelques minutes rassemblent toutes les scènes clefs de l’œuvre d’Hitchcock, un sosie d’Eva Marie Saint, et des effets spéciaux folkloriques. Bertrand Bonelloaussi aurait eu le projet de s’essayer à l’exercice avec « Madeleine d’entre les morts », une variation surVertigo. Aussi grande que soit son œuvre, Hitchcock réalisait des films dont les matériaux de base étaient sans doute assez classiques pour laisser de la place à une interprétation extérieure. Notre réalisateur bien aimé était l’un des grands théoriciens du « ce n’est pas ce que l’on raconte mais comment on le raconte ».
Et puis la course au méta-discours n’est pas terminée. Depuis 2013, la série de télévision américaine Bates Motel propose aux spectateurs une sorte de prequel contemporain. Une temporalité à perdre la tête puisque le jeune Norman Bates vit avec sa mère Norma dans un monde plus proche du notre que des années 40 où le Norman Bates d’Hitchcock aurait du grandir. Et en 2014, Steven Soderbergh boucle la boucle en mettant en ligne sur son site internet un montage parallèle des deux versions de Psychose. Une scène commence chez Hitchcock pour se terminer chez Van Sant. Pour nepas brusquer la vision, le film de 1998 a été transposé en noir et blanc. Lors des moments les plus violents, ce montage opère une surimpression entre les deux versions et apporte une sorte de contenu supplémentaire, un pont entre les deux films qui ne font plus qu’un l’espace de quelques secondes.
Comment s’est porté notre Gus après toutes ces folles aventures au pays du remake interdit ? Ma foi très bien. Au début des années 2000, il enchaîne les films à succès critique comme Gerry ou Elephant puis Last Days et Harvey Milk. Gus Van Sant profite d’une sorte de statut privilégié du réalisateur indépendant et respecté qui est aussi capable de faire des films disons mainstream et à succès. Et personne ne semble se souvenir de sa bourde de la fin des années 1990. Plus encore, si il avait tenté l’expérience Psychose maintenant, fort de sa Palme d’or, on aurait sans doute unanimement crié au génie. Mais peut-être que ce n’est pas trop tard. Il pensait déjà à l’époque du tournage de Psychose en 1998 que ce serait drôle de faire un second remake. Une sorte de version punk rock, « parce que Viggo connaît beaucoup de personnes de la scène punk rock, et qu’il avait des idées sur ce qu’on pourrait faire ».