Synesthésie
synthétique

Barnabé Fillion

Dans le monde de la parfumerie, où le classicisme domine toujours, Barnabé Fillion fait figure d’électron libre. Tout sauf académique, sa formation l’a amené à apprendre auprès de nez tout aussi singuliers, comme Christine Nagel ou Victoire Gobin-Daudé. Nourries de voyages et d’expériences artistiques, ses créations séduisent par leur audace. En charge depuis dix ans des parfums pour la marque de cosmétique Aesop, Barnabé Fillion se dévoile aujourd’hui avec Arpa, ambitieux projet qui conjugue images, volumes, sons et fragrances. Bâti en collaboration avec une communauté d’artistes, Arpa se découvre comme une exploration aussi intime qu’universelle. Son créateur dévoile les nombreuses ramifications de ces mondes encapsulés et partage avec nous sa vision du parfum.

Peux-tu nous dire où tu as grandi, et si tu as toujours eu un attrait pour le monde du parfum ?

Je suis né et ai grandi à Paris. Je suis parti avec mes parents dans la Loire pendant quelques années et nous sommes revenus alors que j’avais une dizaine d’années. Enfant, je n’étais pas spécialement attiré par la parfumerie. Je réalise alors que nous parlons que, lorsque nous nous sommes réinstallés à Paris, ou plus exactement, le week-end qui a précédé notre retour, je me suis perdu dans la ville après avoir visité le musée d’Orsay. Il y avait une boutique Annick Goutal à quelque pas, qui existe toujours d’ailleurs, et je m’y suis réfugié, alors que mes parents me cherchaient partout ! J’avais complètement oublié cette anecdote,elle ne me revient que maintenant. L’un des premiers parfums que j’ai porté est L’eau d’Hadrien d’Annick Goutal justement ! Mais c’est plus tard que j’ai découvert, par ma mère, l’univers de Serge Lutens et sa boutique du Palais-Royal. J’avais quinze ans, et c’est à ce moment-là que j’ai compris que le monde du parfum n’était pas ce que je pensais. J’ai découvert qu’il y avait beaucoup de choses à raconter. L’espace de Lutens m’avait fasciné, que ce soit par son esthétisme ou par le professionnalisme du personnel. De temps en temps, nous y retournions pour voir ce qui s’y passait et c’était toujours une source d’émerveillement. J’adorais cette fragrance intitulée Féminité du bois que ma mère portait. Pourtant, ça n’était pas du tout dans ma trajectoire de vouloir faire du parfum à cette époque-là, c’est venu bien plus tard. J’ai fait une école de théâtre, ai passé mon bac, et me suis ensuite lancé dans la photographie, une passion que j’avais depuis plusieurs années.

Qu’est-ce qui t’a donc amené à faire tes premières compositions ?

C’est encore une histoire bizarre ! J’ai habité pendant un temps dans l’hôtel particulier de Brunvilliers, à Paris. La marquise de Brunvilliers est une célèbre empoisonneuse qui fut exécutée en 1676. Je vivais donc dans ce petit studio, sous les toits, à l’époque où je faisais de la photo. C’est là, sous ses combles, que la marquise faisait ses poisons ! J’ai toujours trouvé qu’il y régnait une ambiance particulière. Parallèlement à la photographie, je m’intéressais à la botanique et à son esthétique. J’étais dingue du travail de Karl Blossfeldt. Ses images qui montrent l’univers macro de l’architecture de la nature me fascinent. À l’époque, je transformais mon appareil Polaroïd en remplaçant les objectifs par des loupes et je faisais des images d’éléments botaniques ou anatomiques. Ça m’a amené à étudier la naturopathie. Dans cette discipline, il y a évidemment l’aromathérapie, et c’est par ce biais que j’ai découvert les différents types de distillation, les macérations, les huiles essentielles… C’est à ce moment là que j’ai pris du plaisir à mélanger, à composer, à jouer avec les odeurs. Dès que j’ai senti ces huiles, j’ai compris que j’avais un caractère synesthésique. Dès que je sentais, je voyais des textures, des couleurs, toutes sortes de choses que j’allais chercher auparavant par le biais de la photographie. D’un seul coup, tout s’est relié !

Tu as un parcours d’autodidacte, comment le parfum est devenu ton métier ?

J’ai eu la chance de rencontrer Victoire Gobin-Daudé, qui est pour moi une très grande parfumeuse. Elle a une histoire incroyable. Avant de devenir nez, elle a notamment défilé et été une collaboratrice de Pierre Cardin, mais ça n’est qu’une toute petite partie de sa vie. Elle m’a formé et m’a transmis son savoir. Elle a été très sensible et intuitive. Elle a compris ce que je pouvais faire et ce que je ne pouvais pas faire dans le milieu de la parfumerie. Nous avons fait quelques parfums ensemble, puis j’ai commencé à travailler pour Paul Smith.

Effectivement en 2013, tu crées ce parfum pour homme, décliné ensuite pour la femme. Qu’est-ce que cherchait Paul Smith ?

Il était dans un questionnement car il avait l’impression que les licences de parfums devenaient de plus en plus distinctes de ce qu’il souhaitait pour sa marque. J’ai appelé cette fragrance Portrait, une manière de redéfinir la base. Nous avons fait un travail dans ses archives et nous sommes plongés dans sa vaste collection de photos pour essayer de retrouver sa vision à lui, pas celle d’une équipe de marketing. Je me suis vraiment battu pour faire passer la note masculine car elle était assez innovante et déroutante.

C’est à peu près à ce moment-là que tu as rencontré Christine Nagel, l’actuel nez de la maison Hermes.

Tout à fait. Je travaillais avec la maison Mane, une importante société de création de parfums, avec qui je travaille toujours sur la production de fragrances. À l’époque, Christine en était la vice-présidente et m’a pris sous son aile. Elle m’a notamment expliqué les rouages de l’industrie, tous les aspects pragmatiques liées à la gestion des matières premières. Je suis arrivé dans cet univers professionnel comme un ovni car je n’ai pas suivi la formation classique.

Quels parfums et créateurs parlent à ta sensibilité?

Évidemment Serge Lutens. Je suis admiratif de la grâce et de l’élégance qui se dégagent de son univers. Quant aux senteurs, je suis autant fasciné par les parfums du XIXe siècle que par l’arrivée des molécules synthétiques qui ont tout bouleversé. Je pense plus en terme de courant que de parfums. Et puis, je dois citer Comme des Garçons. Quand j’ai compris le projet derrière la collaboration entre Rei Kawakubo et Christian Astuguevielle, directeur artistique de Comme des Garçons parfum depuis 1994, j’ai été époustouflé.

Tu travailles depuis dix ans maintenant pour la marque de soin Aesop. La marque est australienne et je me demandais comment se passait le travail au quotidien ?

Je suis très chanceux de travailler avec eux car le parfum a pris une réelle ampleur au sein de leur univers. Surtout, je trouve l’ensemble de leur proposition très juste. En ce qui concerne notre mode de fonctionnement, c’est assez simple car l’équipe européenne était déjà en place dans des bureaux parisiens quand nous avons débuté notre collaboration. Nous venons de lancer le dernier parfum qui s’appelle Rōzu, inspiré de la vie de Charlotte Perriand au Japon.

Photographies de Tom de Peyret

Récemment, tu as dévoilé Arpa, un ambitieux projet personnel et collaboratif. Comment t’est venue l’idée de lancer ta propre marque ?

La finalité n’est pas tant qu’Arpa devienne une marque, c’est vraiment une démarche artistique qui me permet de faire ce qui me plaît mais avec moins de contraintes. Ça fait longtemps que je travaille dessus, puisque initialement il s’agissait de différents projets qui se sont regroupés. « Arpa » veut dire harpe en espagnol, c’est le symbole des arts. C’est aussi l’artiste Jean Arp. Mais c’est surtout le ARP, une gamme de synthétiseurs que j’adore. Ce sont des machines fulgurantes qui ont fait entrer les compositions classiques dans la musique électronique. Elles produisent un son futuriste.

Peut-on dire qu’Arpa essaie de se faire rencontrer la tradition et la modernité ?

À vrai dire, je ne sais plus où se situe la tradition dans le projet actuellement. L’idée est d’explorer la synesthésie à travers des visions futuristes de la fin des XIX et XXe siècles. Ces sont des interrogations esthétiques sur notre rapport aux images du futur, sur l’apport de celles du passé dans notre présent.

Plus que de tradition, Arpa parle de nature primitive. C’est la rencontre entre la nature primitive et le voyage dans l’espace. Il y a cette idée que les flacons d’Arpa soient un peu comme des capsules témoins que l’on emporterait si l’on devait partir explorer les galaxies.

Ces flacons sont très beaux. C’est un ensemble de formes et de couleurs différentes qui se combinent pour créer des variations de couleurs et de reflets.

Ils ont été dessinés par Jochen Holz. En plus des flacons « classiques », nous avons réalisé des éditions limitées à 70 pièces par série, dans son studio à Londres. Chaque création sortira selon un rythme précis en séquence de sept parfums que l’on appelle des substances. Nous allons lancer les trois premières, puis les trois suivantes et enfin la dernière. Dans la première série, cette septième substance s’appelle Matter et c’est la note commune aux six premières. On peut potentiellement jouer avec et la rajouter à l’une des six premières substances pour l’accentuer, et commencer à créer son propre parfum. C’est vraiment un système modulaire dans le sens où chacun des parfums vit indépendamment sans forcément se lier à l’autre, mais le septième élément permet d’y apporter sa touche. On commence cette première année d’existence d’Arpa avec deux séries, puis on passera à une série par an. C’est beaucoup, mais c’est ça qui me plaît : créer des formules qui peuvent être très différentes ou au contraire avoir des éléments communs.

Tu es effectivement prolifique, puisque tu développes aussi des projets particuliers, comme ceux faits en collaboration avec l’artiste Anicka Yi. Il est difficile de résumer son approche tant elle est atypique, mais on peut dire qu’elle travaille autour des sens, au croisement des odeurs, de la cuisine et des sciences. Comment l’as-tu rencontrée ?

Par l’intermédiaire de la Fondation Lafayette. Ils ont co-produit un livre à l’occasion de sa première exposition personnelle à la Kunsthalle de Bale. L’idée initiale était de produire un catalogue monographique, mais Anicka trouvait qu’il était prématuré de faire ça. Son concept était de réaliser un livre que l’on puisse potentiellement brûler et que cette action apporte autre chose à son œuvre, mais aussi à ce livre en tant qu’objet. C’est donc un catalogue qui est parfumé selon les mêmes procédés que les papiers d’Arménie. L’odeur que nous avons développée est liée à l’idée de perte de mémoire. On dit que lorsqu’une personne est atteinte de la maladie d’Alzheimer, elle retombe en enfance. Nous avons beaucoup travaillé sur les premières odeurs que le fœtus perçoit. C’est un dialogue entre la vanilline, cette molécule qui existe dans le corps de la femme et qui est la première odeur que l’on sent, et des odeurs plus métalliques, proches des hôpitaux. C’était mon premier projet avec Anicka, mais nous en avons d’autres par la suite.

Pour en revenir à Arpa, il est important de préciser que c’est un projet multidisciplinaire où le parfum coexiste avec d’autres formes d’art, notamment la vidéo et la musique.

Exactement. En ce qui concerne le son, chaque parfum s’accompagne de deux morceaux de musique, présents sur clé USB. Nous éditons également ces titres en vinyles, mais en toute petite quantité, pour les amis d’Arpa. À l’avenir, il se pourrait que nous réalisions un coffret comprenant aussi les sept disques correspondant à une séquence. Mais pour le moment, puisque l’on révèle les parfums trois par trois, puis le dernier, ce point n’est pas d’actualité.

Quels sont les musiciens qui ont composé autour des parfums ?

Chronologiquement, les deux premiers ont été Buvette puis Pilooski. Il y a également Erwan Sene et Cyrus Bayandor (qui est également le bassiste de Florence & The Machines). Ce dernier a travaillé autour de la fragrance Arco Spectro, inspiré par ce lieu incroyable qui se trouve en Éthiopie, à la frontière de l’Érythrée. Il y a ce volcan enseveli sous une croûte de sel et de minéraux qui forme des bains multicolores sublimes. Il y a quatre ans, une équipe de scientifiques français y a trouvé des micro-organismes, et cela a totalement chamboulé les théories de l’évolution. Le fait qu’une bactérie puisse vivre dans un environnement si spécifique amène à croire les spécialistes qui disent qu’une vie est possible sur Mars. Le parfum se nourrit de cette tension scientifique. Il y a aussi un côté plus romantique car Rimbaud aurait passé une partie de sa vie, peu avant de mourir, dans cette région d’Éthiopie.

 

Photographies de Tom de Peyret

Tu as également collaboré avec la peintre Nathalie du Pasquier, membre historique du groupe Memphis.

Elle a fait un superbe tableau que nous utilisons sous forme de fragments pour les pochettes qui, une fois toutes réunies, formeront à nouveau la peinture dans sa totalité. Avec Arpa, le parfum est important, mais pas plus que la sculpture, le son ou la video.

C’est d’ailleurs l’ambition de votre espace, qui sert à la fois de bureau, de laboratoire et de showroom, mais sous le prisme de la galerie.

Oui, c’est un espace hybride car nous souhaitions y montrer les différents aspects d’Arpa. On y accueille notamment un studio d’enregistrement. Il y a aussi une enceinte de cinéma et de théâtre qui date de 1929 et qui ressemble par sa forme à une sculpture d’Anish Kapoor.

Toujours dans cette idée de Gesamtkunstwerk – ce concept esthétique que l’on traduit par « œuvre d’art totale », vous avez développé toute une série de symboles très graphiques.

Tout à fait, c’est un travail que nous avons entrepris avec Éric Pillaut, un proche collaborateur qui a notamment créé le logo d’Arpa. C’est une sorte d’alphabet, un code qui révèle le nom des fragrances. L’inspiration vient des volutes de fumée d’encens, plus précisément du kōdō, l’art japonais d’apprécier les parfums – et le troisième art traditionnel, avec la cérémonie du thé et l’ikebana. Lors des cérémonies de kōdō, les participants « écoutent » les fragrances exhalées par des bois parfumés brûlés selon les règles en vigueur. J’ai découvert cette pratique à travers Le Dit du Genji, le livre monument – écrit au XIe siècle – de Murasaki Shikibu.

L’approche d’Arpa est très généreuse, elle se déploie et les sensations se superposent. C’est une démarche à contre-courant de ce que l’on a l’habitude de voir.

C’est ma manière de concevoir la création. Ça doit être un acte de générosité car moi-même, je reçois énormément de toutes les personnes avec qui je travaille. J’ai toujours trouvé qu’il y avait quelque chose de décadent dans les propositions actuelles du monde du parfum. On oublie trop facilement l’élévation car on est souvent bloqué par l’aspect commercial. Le marketing est généralement dépassé.

Pour moi, le parfum est la chose la moins analytique de tout ce que j’ai pu faire, dans le sens où cette forme me permet d’absorber ce qui me plaît, ce qui m’interroge, ce que je ressens, et sur quoi je ne peux pas forcément mettre des mots. Tout cela se traduit plus facilement dans le parfum. Avec Arpa, les fragrances sont là en tant que figures expressives de tous ces aspects. Mais c’est l’ensemble – le dialogue avec les images, les sons, les formes – qui donne du sens. C’est ce qui m’a motivé à mettre en place ce projet.