Science affective
Christine Nagel
Après avoir officié pour de nombreuses marques, Christine Nagel rejoint la maison Hermès en 2014, avant d’être nommée « parfumeur – directeur de création » en 2016. En véritable amoureuse des arts — elle cite volontiers Vincent van Gogh ou Sonia Delaunay —, son approche de la création est sensible et instinctive. Mais la singularité de sa formation fait d’elle un nez atypique à même de s’éloigner des règles traditionnelles de la parfumerie. Tête chercheuse et cœur vibrant, Christine Nagel ouvre les portes de son atelier et dévoile ses secrets de fabrication.
Justin Morin Combien de personnes constituent votre équipe ?
Christine Nagel Nous sommes deux : Richard, mon assistant, et moi-même. Il me connaît parfaitement car nous travaillons ensemble depuis plus de quinze ans. Lorsque je suis rentrée chez Hermès, on m’a demandéoù je souhaitais installer mon atelier. J’ai choisi Pantin, ce qui peut paraître surprenant, mais c’est vraiment ici que le cœur de la maison bat : on y retrouve les ateliers cuir ou encore celui de Nadège Vanhée-Cybulski pour la femme. Mon espace n’est pas immense, ses dimensions sont humaines, je m’y sens très heureuse. Il ne ressemble pas à ce que l’on pourrait imaginer ; ça n’est pas un grand laboratoire tout blanc où les fioles sont toutes identiques et parfaitement alignées. Mes flacons sont bruns, avec de gros bouchons. J’en ai très peu car en réalité, tout est rangé dans des contenants en aluminium dans la chambre climatisée qui jouxte le laboratoire. Ça n’est pas très esthétique mais mes produits sont mieux protégés ainsi. Je suis sourcilleuse sur ce point.
Justin Morin Comment élaborez-vous un parfum ?
Christine Nagel Concrètement, j’écris une formule composée de matières premières avant de la transmettre à Richard. Il en pèse les différents éléments et prépare ce que l’on appelle un concentré — qui correspond à du parfum pur — que je sens toujours en solution. Si cela correspond à ce que j’imaginais c’est très bien et je creuse, affine et travaille mais si ça n’est pas tout à fait cela, je modifie alors ma formule.
Justin Morin Un parfum, c’est donc plusieurs semaines de création ?
Christine Nagel On ne peut pas vraiment quantifier le temps que cela prend. Il n’y a pas de règle : une création peut se faire en quelques jours, en trois mois ou se développer sur des années. Il arrive parfois que l’on n’arrive pas à terminer ce qu’on l’on souhaitait faire. Il faut savoir que lorsque l’on associe des matières entre elles, un plus un ne donne pas deux ! On obtient quelque chose de différent qui va avoir une diffusion dans le temps qui lui est propre, c’est un processus complexe.Et puis, comment dire qu’un parfum est terminé ? C’est une grande question. Lorsque je travaille sur un projet, instinctivement, je sais quand je dois m’arrêter. Je ressens de manière empirique le moment, l’instant d’équilibre d’un point de vue technique bien sûr mais avant tout émotionnel.
Cela dit, le temps de création est une des singularité d’Hermès. Il n’y a pas de temps défini, il n’y a pas de temps limité. Je présente mes projets quand je les juge achevés. C’est un luxe incroyable, de ceux qui permettent la beauté.
Justin Morin Savoir quand s’arrêter, c’est une problématique que l’on retrouve dans d’autres disciplines artistiques, que ce soit la musique, la peinture ou la sculpture.
Christine Nagel Exactement. Ce sont d’ailleurs des domaines artistiques qui me touchent énormément par la diversité des émotions qu’ils peuvent susciter. Par exemple, j’aime beaucoup la sculpture et la tactilité de la terre, que je trouve d’une sensualité folle. Voir la chair émerger d’un bloc de marbre, c’est époustouflant. En observant le travail d’artistes comme Auguste Rodin ou Camille Claudel, j’ai constaté que souvent, les mains et les pieds n’étaient pas proportionnés. Étonnamment, le fait de les « surproportionner » apporte plus de naturalité visuelle à la sculpture. C’est une petite astuce que je me suis appropriée, un geste que l’on ne retrouve pas habituellement dans les règles de la parfumerie. J’aime regarder ma formule et avoir une vision plus généreuse sur certaines matières, les pousser à l’extrême, dans l’abondance. Le fait d’exagérer certains traits peut produire un parfum plus touchant, plus émouvant.
Justin Morin Vous passez donc toujours par une formule pour créer une fragrance ?
Christine Nagel Oui, la formule traduit mes envies. Dans ma tête, mes mots sont des odeurs. Je pense donc à ces matières premières, à leur emboitement, tout en déroulant le fil rouge qui me permet de traduire l’histoire que j’imagine. Lorsque j’ai commencé à écrire mes premières formules, il y a une trentaine d’années, j’avais parfois de belles surprises et pouvais être assez loin du résultat souhaité. Depuis, avec l’expérience, je suis plus juste, ce qui me demande d’être encore plus précise. Le fait d’arriverplus rapidement aux résultats escomptés me pousse à aller plus loin. Tous mes réflexes de chercheur reviennent, puisque mes débuts ont été dans la technique et la chimie. Mon premier travail était de chercher des molécules odorantes intéressantes, d’en déchiffrer les structures et de trouver un moyen de les synthétiser. Une fois ces étapes réalisées, c’est une autre histoire qui se met en place, avec d’autres personnes. Une équipe juridique va breveter cette matière. Une autre va réfléchir à comment la produire de la manière la plus écologique possible tout en limitant le nombre d’étapes pour éviter de se retrouver avec un coût final exorbitant. Il faut aussi savoir que lorsque l’on trouve une molécule intéressante, les départements de recherche s’affairent autour de ce petit trésor. C’est un point de départ, on cherche tout autour de cette molécule celles qui pourraient être intéressantes afinde les breveter. Ces découvertes sont extrêmement protégées par les maisons qui les détiennent, seuls les parfumeurs internes peuvent les utiliser. Aujourd’hui, ayant la chance de travailler pour Hermès, j’ai accès à une diversité incroyable de matières. J’ai également la liberté de pouvoir d’être exigeante.
Justin Morin Votre manière de procéder est très différente de ce que font les nez plus classiques.
Christine Nagel C’est ancré en moi. Pendant des années, je pensais que j’avais une formation différente et que c’était un handicap. J’ai une formation en chimie organique et ai débuté ma carrière dans le laboratoire de recherche de la société Firmenich. C’est là-bas que j’ai vu Alberto Morillas, un grand parfumeur que je respecte énormément, faire sentir ses créations à des femmes. Instantanément, une variété d’émotions se dégageait. J’ai réalisé que je souhaitais faire ce métier capable de susciter autant d’échanges et de sensations, autant d’émotions et de réactions. J’ai aussitôt postulé et n’ai recu qu’un refus catégorique. J’étais une femme, et à l’époque, parfumeur était un métier exclusivement masculin. Ce qui est assez amusant, c’est qu’au fil des années, ce métier a changé de sexe au point qu’aujourd’hui, dans les écoles, il n’y a pratiquement que des filles. Je ne venais pas de Grasse et n’étais pas la fille d’un parfumeur. Et enfin, j’avais étudié la chimie. Suite à ce refus, et puisque mon envie était très forte, j’ai découvert un autre métier que très peu de personnes pratiquaient. J’ai intégré le département chromatographique de Firmenich. Là où un parfumeur pense à une odeur et à une liste de matières premières on me demandait de sentir un parfum fini et de retrouver la formule. Aujourd’hui il existe des machines très sophistiquées, des spectres de masse, qui permettent de segmenter les matières et d’en donner les structures chimiques. À l’époque, j’avais un autre type de machine où j’injectais une minuscule goutte de parfum. Un gaz la poussait sur une colonne remplie d’une fibre et les molécules retenues sortaient petit à petit par un minuscule trou. Pendant une heure, je sentais ces molécules et écrivais ce que j’identifiais. S’agissait-il de molécules de synthèse ou d’essences naturelles ? D’où provenaient ces matières ? Chaque provenance a une signature qui lui est propre ; une bergamote de Sicile est différente d’une bergamote de Californie ou d’Israël. Ce métier n’était pas du tout créatif, mais il a été extrêmement formateur. Je me suis construit des basesque peu de parfumeurs ont, et elles me permettent d’oser beaucoup de choses. Libérée de toute entrave technique j’ai la chance inouïe de pouvoir aller très loin dans la création. J’aime l’audace olfactive, j’aime prendre des risques. Mais je ne cherche pas pourtant à créer des ovnis. Un parfum ne peut vivre que lorsqu’il est porté.
Justin Morin Pouvez-vous me raconter la genèse de Galop, votre dernière création ?
Christine Nagel Une des premières choses que j’ai demandées lors de mon arrivée chez Hermès a été de visiter les caves à cuir. C’est un endroit incroyableavec des centaines de rouleaux dont les extrémités, vues de face, sont semblables à des petites fleurs de toutes les couleurs. C’est un choc à la fois olfactif et tactile. Certains cuirs sont très rêches, d’autres très souples. Parmi ces peaux, j’ai découvert le Doblis dont la délicatesse est hallucinante. J’ai compris que le cuir pouvait être une matière féminine, au-delà de la conception masculine que j’en avais. Cette élégance m’a évidemment fait penser à la maison Hermès, j’ai donc cherché une cavalière à ce cuir, une partenaire qui saurait danser avec lui. Il faut savoir que c’est une odeur qui a tendance à dominer les autres. J’ai repensé aux fleurs qui se formaient aux bouts des rouleaux et ai eu envie de travailler la rose, de manière presque macroscopique, dans une sensation d’enveloppement. Lorsque j’ai fait sentir le résultat à Pierre-Alexis Dumas, le directeur créatif de la maison, il a tout de suite été surpris par sa singularité et m’a dit son souhait de le faire vivre. Lors de ce même rendez-vous, la responsable du conservatoire Hermès est venue avec un objet qu’elle nous a présenté. Elle avait retrouvé ce flacon en forme d’étrier, très abîmé, avec une étiquette sur laquelle était inscrit « Hermès numéro 1 ». Impossible de savoir ce qui était dedanspuisqu’il était fendu. Il s’avère que ce flacon était offert aux clientes du premier magasin Hermès hors de la France, à New York, en 1929. Cette forme était parfaite pour Galop. Une équipe a travaillé à son développement et nous a expliqué au bout de plusieurs semaines qu’il serait trop coûteux à produire car elle nécessite treize pièces, toutes polies et assemblées à la main. Sa contenance est de cinquante millilitres, ce qui n’est pas du tout ce qui se fait sur le marché en ce moment. Malgré tout, Pierre-Alexis n’a pas souhaité déroger à l’esthétique et à la qualité propre à la maison et a eu l’idée d’en faire un flacon remplissable que l’on ne trouve que dans nos boutiques. Dans le passé, il m’est arrivé de faire des parfums et d’être déçue en voyant le produit final. Je sais que je n’aurai jamais ce problème ici.
Justin Morin Est-ce que la parfumerie est un domaine où l’innovation est importante ?
Christine Nagel Énormément ! La nature est merveilleuse mais la synthèse l’est également. J’utilise rarement le mot « synthétique » car il sonne de manière péjorative, mais pourtant il induit une notion de recherche, donc de qualité. Pour moi, nature et synthèse sont indissociables. Dans l’inconscient collectif, tout ce qui est naturel est beau, et ce qui ne l’est pas est moins attractif. Mais c’est une vision très subjective. Prenons l’exemple des essences naturelles : les fourchettes de prix sont très larges. Certaines oranges peuvent coûter une dizaine d’euros le kilo, là où certaines tubéreuses peuvent en valoir plus de dix mille. C’est la même chose pour la synthèse. Sans elles, nous n’aurions pas les mêmes veloutés. Je dis souvent quec’est comparable au travail d’un créateur de mode. S’il ne devait utiliser que de la soie, du lin sauvage ou du coton, il n’aurait pas le rendu qu’il obtient aujourd’hui en y injectant des fils de kevlar ou de teflon. Il ne faut pas également oublier que si la nature est généreuse, elle garde aussi des secrets. Certaines fleurs sont ce que l’on peut appeler « muettes » : il existe certaines variétés, comme le lilas ou la glycine, dont on ne peut pas extraire l’odeur. Dès qu’on essaye de le faire, elle s’oxyde et s’abime. Il faut donc procéder par assemblage. Au-delà de cette recherche de synthèse, beaucoup d’entreprises travaillent sur quelque chose qui me fascine et que je trouve très important, à savoir la bio-technologie. On peut notamment obtenir des molécules odorantes par le travail des enzymes, c’est un processus totalement différent et donc un nouveau territoire à explorer. C’est également une manière de protéger la nature et ses ressources.
Justin Morin Vous aimez accompagner vos créations ?
Christine Nagel Oui ! Cela peut paraître surprenant, mais j’adore les usines, le milieu industriel. Quand j’ai fini un parfum, j’aime réunir autour de moi toutes les personnes qui vont être impliquées dans sa production, que ce soit celles qui achètent les matières premières, celles qui font les analyses de stabilité ou encore celles qui fabriquent. J’aime leur expliquer l’histoire du parfum, ses différentes composantes. J’ai eu une grande discussionavec le cuisinier Alain Passard qui m’expliquait qu’il envoyait ses élèves cultiver des légumes pendant deux mois dans la Sartre, car pour bien cuisiner, il faut respecter ses matières premières. Je trouve ça très juste. Chaque parfum que je pense est une création intellectuelle, mais s’il vit, c’est grâce à une équipe de personnes. Peut-être ai-je un parcours et une manière de procéder inhabituels. Mais je crois que cela correspond très bien à la philosophie de la maison car Hermès a une façon atypique de travailler : le simple fait de faire confiance aux gens, c’est très atypique, pour ne pas dire exceptionnel.