Poids plume — 
poids lourd

Marc Berthier

Avec une carrière d’architecte et de designer couvrant un demi-siècle, Marc Berthier a fait de la légèreté le leitmotiv de sa vie et de son œuvre : à la recherche de l’apesanteur certes, mais sans sacrifier l’esprit. Son héritage multiculturel familial a inspiré et guidé son travail jusqu’à la recherche de la maison idéale. Intitulée la maison Belvédère, ce projet de vie inspiré de son histoire familiale concrétise quarante ans d’une carrière centrée sur l’autonomie et la flexibilité. À l’image de l’Homme Modulor, élevé à l’éducation physique et à l’excellence, Marc Berthier intègre le concept « Mens sana in corpore sano » dans ses œuvres. Si son objectif est de produire de l’imagination, le résultat doit être évident, cohérent et séduisant. Rencontre avec un homme loquace et aux mille créations.

Syra Schenk         
Vous êtes architecte de formation, comment en êtes-vous arrivé au design ?

Marc Berthier
Chez les architectes, je passais déjà pour un designer. Pour les designers, je n’étais surtout pas designer, puisque j’étais architecte… J’ai également été professeur d’éducation physique à mes débuts (j’ai fait l’École Nationale d’Éducation Physique). Ceci a prêté à confusion ! Je viens d’une famille très nombreuse, nous sommes onze enfants. Le grand-père de ma mère, ingénieur entrepreneur, a inventé et déposé un brevet pour un parpaing. Mon arrière-grand-père maternel, Jules Briola, orphelin, devint jeune « tambour » durant la guerre de 1870-71. Il avait racheté une source jaillissante sur les hauteurs de Saint-Clément-lès-Mâcon qui alimentaiten contrebas un étang avec une bambouseraie et un moulin à roue à aubes. Mais ce n’est pas tout. Jules Briola, avant Frank lloyd Wright, a construit au-dessus de la cascade un pavillon d’été pour ses quatre filles, alimentant ainsi un réservoir et le moulin. Marthe, Louise, Félicie et ma grand-mère Irma s’y reposaient en prenant un sorbet à la fraîche. La maison, qui s’appelait Le Moulin Piccoli, devient pour ma génération la grande Maison de Famille. Tout fonctionnait en autonomie, il a fait la première maison complètement écolo. Pendant la guerre, nous avons eu la chance de nous y réfugier.
Mon autre arrière-grand-père paternel Mazuire, dont on a longtemps pensé qu’il était forgeron – nous étions fiers d’avoir un artisan dans la famille – était en réalité maître des forges ! En fait nous avons appris lors des noces d’or de mes grands-parents maternels que notre arrière-grand-père était maître de forge dans le Creusot et fabriquait des outils et des machines agricoles.

Syra Schenk         
Pas tout à fait le même métier !

Marc Berthier    
Non absolument pas, il dirigeait plus de deux mille ouvriers… Ensuite il a produit des pièces de voiture pour Schneider, voiture avec laquelle sous le numéro 14 mon grand-père Maurice Toussaint gagna le Tour de France Automobile en 1924. Maurice, après avoir fait une carrière de pilote et pilote d’essai pour Schneider a gagné d’autre courses, jusqu’au Grand Prix des 6h en 1941. Il se passionnait pour les véhicules de sport et de tourisme à tel point qu’il fit recouvrir de cuir la carrosserie de sa voiture pour que la projection des graviers n’abime la peinture. Il dessinait aussi ses accessoires, y compris ses lunettes en aluminium fondu et bordé de cuir pour conduire son Cabriolet par temps de pluie. Il a ensuite participé à des concours d’élégance avec ma grand-mère, pour lesquels il avait fait peindre sa voiture avec un motif de pied de poule. C’était un type élégant, je lui ressemblais un peu, et j’imagine qu’il m’a inspiré. Je suis rentré aux Beaux-Arts en architecture à Paris, puis aux Arts Déco pour rejoindre Marie-Laure Hermann qui y était élève. Marie-Laure a créé le plus grand bureau de style de l’époque aux Galeries Lafayette. Nous nous sommes mariés en 1959 et notre fille Élise est née 9 ans plus tard.
Marie Laure m’a fait venir aux Galeries Lafayette pour créer un studio dédié au design, où j’étais en charge des aménagements et de la décoration mais où je dessinais aussi des produits, comme du mobilier ou de l’art dela table. Ce que je veux dire, c’est que mes relations avec la mode et le style m’ont apporté une sensibilité différente, bien au-delà de ma formation d’architecte. À partir de ce moment-là, je me suis placé réellement comme designer. De 1986 à 2000 j’ai dirigé une Unité Pédagogique à l’École Nationale Supérieure de Création Industrielle. Mon enseignement du design à l’ENSCI a eu pour objectif de produire de l’imagination et d’en maîtriser la réalisation. En revanche, jusqu’à ce que nous fondions Elium Studio, en 2000 avec ma fille Élise, également designer, Frédéric Lintz et Pierre Garner, j’ai plus fait d’architecture que d’objets.

Marc Berthier, Ozoo 600, chaises & table, 1967. Photo: Studio Marc Berthier.

Marc Berthier, Ozoo 700, banc, 1970. Photo: Studio Marc Berthier.

Syra Schenk         
La série Ozoo a été faite en plastique. Que feriez-vous aujourd’hui ? Quel est le matériel que vous choisiriez aujourd’hui, qui serait tout aussi facile d’emploi, aussi économique, et aussi malléable, mais plus écologique ?

Marc Berthier    
Par rapport à sa conception et fabrication, le plastique reste une évidence. Pour changer de matériel,il faut changer d’objet. Par exemple, vous êtes actuellement assise sur le prototype de la chaise Aviva, sortie à 10 000 exemplaires par an pendant plusieurs années chez l’éditeur italien Magis. Elle est constituée de deux sections de bois de 50 × 50cm. Nous avons fait plusieurs essais afin de trouver l’épaisseur minimale qui résiste encore au poids et au mouvement, dans le but d’utiliser le moins de bois possible et donc d’être économe. Le principe de la chaise est cinématique, elle se replie à plat et les accoudoirs et les pieds se déploient d’eux-mêmes lorsque l’on l’ouvre.

Syra Schenk        
 Pourquoi l’idée du produit économique ?

Marc Berthier    
Je pense que j’y réponds quand je décris mon concept de légèreté, qui est selon moi un alliage de liberté, de mobilité, de modernité, d’économie, d’écologie et de technologie. L’économie, c’est l’économie de moyens, d’énergie, de matière. Quand vous faites quelque chose de léger, comme cette table de la série Aviva, tout est calculé pour que l’on puisse monter dessus si on le souhaite. Elle est livrée à plat et se déplie.

Syra Schenk       
  Pouvez-vous nous expliquer le principe derrière les Mecanotubes, que vous avez créé au milieu des années 70 ?

Marc Berthier    
Il s’agit d’un mobilier scolaire modulaire en tube qui permet à l’enseignant et à ses élèves de créer leur espace selon leurs besoins et leurs imaginations. Quand nous sommes allés filmer en maternelle les comportements des enfants avec le petit bureau d’enfant OZOO crée en 1967, c’était amusant d’observer les petits attraper leur bureau sur les côtés. On voyait les petits pieds dépasser en dessous des tables, ils marchaient avec ! Mon idée derrière les Mecanotubes se place dans l’investissement affectif et culturel que vont mettre les élèves dans la réalisation matérielle de leur environnement qu’ils n’auront plus la tentation de détruire.

Syra Schenk         
Avec Thyko, vous avez réinventé l’objet radio, qui était devenu désuet. Si vous deviez réinventer un objet aujourd’hui, que serait-ce ?

Marc Berthier    
La Thyko radio est l’archétype de la radio transistor que j’ai connue lors de la guerre d’Algérie, où j’étais déployé et sur laquelle j’écoutais les nouvelles. Avec internet, l’objet radio était devenu un objet superflu – sauf dans la salle de bain, où tout le monde apprécie d’écouter les nouvelles le matin. J’ai eu l’idée de l’envelopper d’élastomère. Aujourd’hui je travaille sur un skiff – un petit bateau rameur pour une seule personne. Je faisais beaucoup de natation jeune, j’ai été sélectionné en équipe de France, j’ai été maitre-nageur, nageur de combat dans l’armée, mais je n’ai pas fait de commando ! Dans le milieu des architectes je passe pour un grand sportif, mais ça n’est pas le cas au sein de ma famille. Ma mère a habité à l’âge de 90 ans dans un village lacustre sur pilotis à Bora Bora pendant dix jours toute seule. Cet endroit n’était accessible qu’à la nage ou en bateau ! C’était une grande nageuse. Elle a aussi fait partie du premier ballet nautique. Un jour, elle nous a inscrit, mon frère et moi, au club d’Aviron de la Basse-Seine. Nous y sommes allés avec mon père – les skiffs étaient accrochés sur les tablettes et la Seine passait juste derrière. Tout d’un coup, nous avons vu passer quelques gros rats. Mon père a décidé qu’il était hors de question que nous nous entrainions dans cette eau noire infestée de rats. Je n’ai donc jamais fait de skiff et l’objet est resté un fantasme !

Syra Schenk      
Y a-t-il un objet dont vous auriez aimé être l’auteur ?

Marc Berthier    
C’est la plus difficile des questions car je vais paraitre prétentieux. J’ai fait plus de cent produits par an pendant cinquante ans, que n’ai-je pas déjà dessiné ? Mais il est vrai que j’admire la Vassily Chair de Marcel Breuer.

Syra Schenk      
Les casiers Ruches sont votre système modulaire. Est-ce que chaque designer cherche à créer son rangement idéal ?

Marc Berthier    
Le Corbusier avait effectivement également dessiné un système de rangement en cases. La Ruche était un système de boîte dans la boîte dessinée pour le plus grand nombre par l’éditeur DF2000. Nous avons touché énormément de gens avec ce système grâce à la grande distribution par plusieurs réseaux dont Prisunic. Je n’ai jamais dessiné de meubles meublants, j’ai dessiné des sièges, des lits, des bibliothèques, du rangement, du fonctionnel. Car l’homme passe sa vie à travailler, manger, et dormir. J’ai donc créé des produits à cet escient.

Syra Schenk         
Ceci m’amène à une autre question. Vous avez dit qu’il n’y a pas de création si le design est subordonné au marketing. Qu’entendez-vous par là ? N’y a-t-il pas un stimulus créatif additionnel lorsque l’on travaille avec des données posées ?

Marc Berthier    
On peut être créatif dans les limites d’un cadre, mais ce n’est pas de l’innovation à ce moment-là. Vous avez raison : dire qu’il n’y a pas de création, c’est un peu fort. Ce n’est jamais de l’innovation.

Marc Berthier, Ozoo 700, banc, 1970.                Photo: Studio Marc Berthier.

Pour les gens, innover c’est créer quelque chose de nouveau. Pour moi, c’est faire quelque chose qui est surprenant parce qu’on ne l’a jamais vu, mais qui s’impose comme une évidence.

C’est la discussion que j’ai eu récemment lors d’une table ronde intitulée « Imaginer les icônes de demain », à l’occasion du salon Maison & Objet en janvier 2021. On ne créé pas des icônes, l’œuvre devient par elle-même une icône si elle le mérite.

Syra Schenk      
Vous pensez également que la légèreté permet d’éloigner l’obsolescence.

Marc Berthier    
Bien sûr ! L’obsolescence est ce qui se démode. La légèreté n’est pas la recherche d’apesanteur, c’est la recherche de l’esprit. Prenons l’exemple des fonctions aujourd’hui en électroménager : il y en a tellement que l’on n’utilise jamais. Plus les techniques avancent, plus on augmente l’obsolescence. Et puis, il y a bien sûr l’obsolescence préméditée pour que les objets ne durent pas. Là c’est un sujet éthique. On peut également évoquer les choses primaires : j’ai dessiné des objets de petite électronique où l’on m’a reproché la légèreté de l’objet. On me disait que cela faisait « cheap » et donc certaines pièces ont ensuite été lestées. Le même objet alourdi est vendu deux fois plus cher.

Syra Schenk         
Avez-vous eu du succès car vous aviez un parti-pris ?

Marc Berthier    
Si j’ai eu une certaine réussite, c’est parce que je travaille dans la confrontation, avec des arguments. On m’a d’ailleurs dit tu ne feras jamais fortune. Bon, je n’ai pas fait fortune, mais j’ai fait et ferai des choses intéressantes !