Odorama
Chapitre quatre
Teddy Lussi-ModesteJean-Marie Binet
Le réalisateur et scénariste Teddy Lussi- Modeste continue son exploration olfactico-cinématographique débutée il y a trois numéros déjà. Avec Odorama, il associe une fragrance à un film, faisant se rencontrer ses souvenirs de spectateur et les ingrédients qui composent cette collection de parfums. Entre western d’auteur, biopic et anticipation, entre notes de jasmin, d’oud ou de cuir, ce quatrième chapitre raconte au-delà des formules.
Recedere
Arpa Studio
Nez : Barnabé Fillion
Il n’est pas sûr d’être Kane. Elle n’est pas sûre d’être Lena non plus. Que sont-ils devenus après avoir pénétré la zone délimitée par le miroitement, cette paroi moelleuse et iridescente ? Qu’ont-ils trouvé dans ce phare à partir duquel se déploie la lumière prismatique ? Plus ils s’en sont rapprochés, lui et son équipe masculine de militaires, elle et son équipe féminine de scientifiques, plus leur ADN s’est mêlé à celui des fleurs et des animaux dont l’ADN lui-même s’était déjà mêlé à toutes les espèces environnantes. Dans cet écosystème, les cerfs ont des bois fleuris, les crocodiles des dents de requin, les ours la voix des êtres humains qu’ils ont dévorés. Kane et Lena sont restés homme et femme mais ils sont devenus autres, Adam et Ève d’une nouvelle espèce, ni bien ni mal intentionnés, mais voulant simplement persévérer dans son être. Recedere est un parfum qui nous vient du futur. Il est si puissamment fougère qu’il semble devenir minéral. Certaines notes sont si poussées qu’elles semblent quitter leur famille olfactive pour en épouser une autre. La fragrance a l’odeur d’un rocher chu d’un autre monde, ou d’un désastre obscur, sur lequel sont venus pousser de l’armoise et de la sauge, de l’hiba et de l’iris. Autorité et austérité exhalent de ce parfum résolument vert et pointu.
Inspiré par Annihilation d’Alex Garland
Bourrasque
Le Galion
« Marcel ! MARCEL ! » La grand-mère est inquiète. La santé de son petit-fils est si fragile. Marcel trouve pourtant son bonheur en barbotant dans les vagues qui viennent lécher la côte normande, là où se dresse, splendide, ce lieu de villégiature de la bonne société parisienne, le Grand Hôtel de Balbec. Répondant à l’appel angoissé, voici Marcel qui sort de l’eau, innocent et naïf, des ancres brodées sur son maillot de bain, pour rassurer l’aïeule. C’est là que surgit le baron de Charlus qui attendait, tel un fauve, la possibilité d’un échange retors et fielleux : « Mais on s’en fiche bien de sa grand-mère, hein, petite fripouille. – Mais comment, Monsieur, je l’adore ! » C’est alors qu’a lieu une leçon de mondanité, leçon suffisamment cuisante pour qu’elle forge une personnalité : ne jamais parler avant d’avoir pénétré le sens caché de toute chose. Le frêle adolescent écoute subjugué l’arbitre des élégances dont les mots autant que le parfum l’impressionnent. Le si bien nommé Bourrasque vous parvient par vagues poussées par le vent. Tour à tour cuiré, chypré, animal, épicé, floral, c’est un parfum aux multiples facettes. Toutes les notes sont si bien mêlées les unes aux autres qu’il est difficile de les identifier. C’est un parfum complet et complexe, ou plutôt : qui dissimule sa complexité derrière sa complétude. Marcel saura désormais ce qu’il risque quand il parle avec un monsieur aussi bien parfumé.
Inspiré par Le Temps retrouvé de Raul Ruiz

Bourrasque
Le Galion
Cuir de Russie
Chanel
Olivier Polge
« Where the fuck I am ? » Elle ne croit pas si bien dire cette femme qui a tant de mal à trouver sa place. Elle roule dans la campagne anglaise et ne trouve plus sa route alors qu’elle a grandi ici, près de Sandringham House, et que l’épouvantail croisé sur le chemin porte toujours la veste de son père. Elle sera en retard pour les célébrations de Noël et ce ne sera que le début d’une longue liste d’impairs impardonnables aux yeux de la famille royale. L’étiquette est pesante : on a décidé pour elle quelle robe elle devait porter à chaque moment de la journée. Même les beaux tuyaux de la douche dessinent autour d’elle une prison cuivrée. Si cette femme portait un parfum, ce serait Cuir de Russie dont le chic ne cesse de briller à partir de sa formule ancienne. L’ouverture du parfum, résolument hespéridée, puis florale, contraste avec une assise grasse et obscure. Difficile d’imaginer sans l’avoir éprouvé soi-même, sur sa peau, ce chemin que la fragrance va parcourir. Le bouleau, le cuir et le tabac recouvriront la bergamote et la mandarine, puis le jasmin, la rose et l’ylang-ylang, laissant sur la peau une épaisseur cuirée et légèrement fumée, parfois piquée de notes plus fraîches. Présenté comme une eau de toilette, ce parfum est dense comme un extrait. Cuir de Russie réconcilie puissance et élégance, esprit vintage et modernité.
Inspiré par Spencer de Pablo Larraín

Cuir de Russie
Chanel
Habdan
Parfum de Marly
Il lui faut remonter la rivière pour être véritablement seul et se baigner à l’écart des jeunes garçons de ferme qui batifolent dans l’eau claire. Là, il pourra sortir ce bout d’étoffe blanche siglé des initiales de Bronco Henry. Comme la selle qu’il cire et lustre chaque soir, ce tissu hérité du maître est une relique. « Phil et son frère sont les Rémus et Romulus de ce loup qui les a faits hommes », dit fièrement cet ancien étudiant en lettres classiques devenu cow-boy viriliste et toujours recouvert d’une crasse honnête. Qu’il sent bon ce bout de tissu dont il caresse son visage, qu’il porte à son torse et à sa nuque lors de ce bain lustral. Il porte l’odeur puissante de cet homme qu’il a aimé et auquel il fut lié comme l’éromène à son éraste. C’est un parfum de cavalier, à la fois ultra-masculin et ultra-sensible. C’est une fougère puissante orientalisée par les notes de safran et d’oliban, par celles aussi de myrrhe et de caramel. Monte parfois de ce tourbillon boisé une odeur de pomme – parfois crue, parfois cuite – parfois chaude, parfois froide. C’est cette odeur que Phil aimerait laisser en héritage à Peter, ce garçon sensible qu’il a commencé par humilier avant d’en tomber amoureux.
Inspiré par Le Pouvoir du chien de Jane Campion

Habdan
Parfum de Marly
Santal Pao Rosa
Guerlain
Nez: Delphine Jelk
Jamais spectateur ne fut aussi bien accueilli par un film. Cette indienne exécute pour nous, à même le sol, après avoir délayé de la farine de riz dans de l’eau,un rangoli fait de points et de pétales. Puis le récit commence sur ce fleuve qui prend sa source dans l’Himalaya et vient se jeter dans le Golfe du Bengale. C’est ici que vivent, dans une belle maison, Harriet et toute sa famille. Leur vie à tous est bouleversée par l’arrivée du capitaine John, ancien militaire ayant perdu une jambe à la guerre. Trois jeunes filles tomberont amoureuses de John : Harriet, mais aussi Stephanie et Melanie. Mais pourtant aucune ne l’épousera. Il ne sera question pour toutes que d’un premier amour. « Toutes les histoires d’amour se ressemblent mais ici elle a un parfum particulier dit la voix off », Elle a ce parfum jailli de Melanie lorsqu’elle danse en sari pour Krishna, devenue elle-même Lady Radha, dans le conte inventé par Harriet sur son petit cahier. La densité de Santal Pao Rosa est aussi enthousiasmante et prodigieuse que cette danse séculaire. Tout ici est en surdose : le santal, bois indien aussi doux et lacté qu’un lassi, la cardamome et ses éclats de fraîcheur, le oud, la myrrhe, mais aussi la figue qui semble mieller le jus déjà bien épais. Porter ce parfum est un délice, pour les autres et pour soi.
Inspiré par Le Fleuve de jean renoir

Santal Pao Rosa
Guerlain
Nero Oudh
Tiziana Terenzi
Nez: Paolo Terenzi
Il n’en est pas le protagoniste et pourtant c’est son nom à lui que porte la série. Il faut attendre quelques scènes dont Will Graham, profiler empathique, est le héros, avant de le voir apparaître enfin. La caméra filme le dessous de la table en verre, saisit une grenade et des fraises – nature morte – puis remonte lentement vers le visage d’Hannibal Lecter. Gourmet, il apporte à sa bouche un morceau de viande délicatement coupée et sur lequel il pose une pointe d’agrume. « Vous et moi sommes pareils,il n’y a rien de terrifiant en nous », ose-t-il dire à Will qu’il est censé aider, lui le plus doué des psychiatres de Baltimore. Au visage de Will, traversé par des émotions contradictoires et douloureuses, Hannibal oppose un visage parfaitement granitique. Le dandy cannibale, toujours en costume trois pièces et cravate en soie, ne peut porter qu’un parfum puissant et vénéneux. Nero Oudh – Oudh Noir en italien – nous fait plonger dans la noirceur et l’humidité de l’ingrédient éponyme qui,parfois, laisse éclore et mûrir des notes plus vives de fleurs et de fruits. Mais le oud indien reste le soleil noir qui brille d’un éclat terreux et animal au fond de la fragrance. Comme Hannibal, Nero Oudh, imposant et mystérieux, en dit – mais en cache aussi – beaucoup.
Inspiré par la série Hannibal développée par Bryan Fuller

Nero Oudh
Tiziana Terenzi
Oud Satin Mood
Maison Francis Kurkdjian
Nez: Francis Kurkdjian
Elle a une réputation à tenir. À Rome, ses bains, ainsi que ses mœurs, sont célèbres. Quand l’aveugle qui lui récite des vers de Catulle lui annonce l’arrivée imminente de César, elle fait de la mise en scène. Allongée lascive sur une méridienne, ses servantes affairées autour d’elle – l’une lui peint les ongles, l’autre la coiffe, l’une danse devant elle, l’autre joue de la harpe –, elle reçoit le général romain avec nonchalance alors qu’elle doit négocier avec lui sa place sur le trône d’Égypte. César, revêtu de sa plus belle armure, s’approche, conquis par la beauté de la fille d’Isis. Le parfum de la déesse-femme est si puissant que César en est cueilli dès qu’il pénètre dans le gynécée. Oud Satin Mood est un parfum royal où se mêlent la rose de Damas et celle de Turquie, la violette et l’ambre, la vanille et cette matière autour de laquelle toutes les notes s’assemblent : le oud. Francis Kurkdjian est allé chercher aux quatre coins du monde les plus belles matières qui soient. Ce parfum est aussi doux et épais que cette étoffe – du satin ? – qu’une servante replace sur la cuisse adorable et laiteuse de la reine. Il fallait en effet la dissimuler aux yeux séduits du futur amant qui récite à son tour quelques vers de Catulle : « Donne-moi mille et mille baisers… ».
Inspiré par Cléopâtre de Joseph L. Mankiewicz

Oud Satin Mood
Maison Francis Kurkdjian





Photographe: Jean-Marie Binet
Décorateur: César Sebastien
