Notes de cœur
Teddy Lussi-ModesteJustin Morin
En octobre dernier, Comme des Garçons a inauguré son nouvel espace parisien dédié à la parfumerie. Intitulé Dover Street Parfums Market, en écho à leur premier magasin multimarque lancé en 2004 et localisé dans la rue londonienne du même nom, cette boutique offre une sélection de produits, portés par la même exigence créative propre à la créatrice japonaise. Pour découvrir cet écrin – dessiné par Rei Kawakubo –, Beauté Revue a donné rendez-vous au cinéaste Teddy Lussi-Modeste. Réalisateur des longs-métrages Jimmy Rivière (2011) et Le Prix du succès (2017), il est un amateur éclairé de créations olfactives. Il nous raconte son rapport au parfum, retrouve certaines fragrances déjà familières et découvre avec enthousiasme les marques proposées, en se laissant guider par l’équipe du Dover Street Parfums Market, dont l’érudition et la sensibilité parachèvent cette approche singulière de la parfumerie.
D.S. & DURGA
J’aime beaucoup ce que fait cette marque américaine. Elle n’est pas très connue en France mais elle rencontre un vrai succès aux États-Unis. Je trouve ces parfums beaux et bien construits, radicaux aussi. Le duo derrière cette marque fait un travail magnifique et utilise de belles matières. Dans cette gamme, on retrouve notamment ce parfum qui s’appelle Amber Teutonic dont le jus vert émeraude est assez excitant. C’est un nom presque oxymorique : « Amber », c’est l’Orient, « Teutonic », c’est les Barbares des régions froides de l’Europe.
Les odeurs ont toujours été importantes pour moi mais ma passion pour le parfum est relativement récente. Elle a débuté il y a quelques années avec la découverte d’un parfum de Mona di Orio que je porte encore aujourd’hui : Cuir. Quand je l’ai essayé, je ne pouvais pas m’arrêter de revenir à mon poignet et l’odeur est restée longtemps au bout de ma manche. Ce parfum qui sent le cuir, la fumée, l’absinthe, a ouvert quelque chose pour moi. De la même manière que la découverte de Smells Like Teen Spirit de Nirvana quand j’étais adolescent m’a conduit au death metal – je suis le seul Gitan de France à avoir écouté du death – je crois que ce parfum m’a donné envie de découvrir d’autres parfums aussi forts. Depuis Cuir, je suis toujours en quête d’un nouveau parfum, du parfum ultime. Je ne le trouverai certainement jamais ce qui fait que ma collection s’agrandit et perd peut-être en cohérence. C’est un peu triste car ces flacons ne seront jamais totalement vides. Je commence à les donner. Ça me plaît d’accompagner les gens que j’aime de cette manière.

COMME DES GARÇONS PARFUMS
Ce que j’aime avec cette marque, c’est la force de ses propositions. Même leurs anciens titres restent contemporains. Ce sont des contemporains atemporels. Et puis la marque a l’élégance de ne pas assommer ses clients. La parfumerie dite « de niche » peut avoir tendance à gonfler ses prix de façon injustifiée. Les propositions de Comme des Garçons Parfums vont loin et sont très variées. L’eau de cologne Vettiveru 2 est très réussie. Je ne connais pas la série des Clash, qui a pour principe de marier deux ingrédients opposés. Il y a donc Celluloid/Galbanum, Chlorophyll/Gardenia, et Vetiver/Radis. (Un conseiller de la boutique tend une touche de papier cartonné vaporisée de cette dernière combinaison). C’est très marrant, j’aime beaucoup, le vétiver y est racineux, et pas du tout émoussé par des notes hespéridées. C’est marrant mais ça ne devient pas une blague. Personnellement, je n’ai pas envie de porter une blague. Il y a également cette nouveauté que j’aimerais découvrir : Odeur du Théâtre du Châtelet, Acte I. (Une nouvelle touche est tendue). Il y a une odeur de poivre noir, de vanille, de café également. C’est léger, c’est intéressant. J’aimerais également sentir Copper que je ne connais pas. (Un troisième morceau de papier lui est adressé, il fait passer les échantillons sous son nez). C’est très vert, cuivré, j’y sens des notes de poivre rose et de galbanum. C’est dense. J’aime bien la densité quand elle ne fait pas mal au nez. Rien de plus pénible que ces notes qui hurlent au nez dans les masculins et qui sont souvent des bois ambrés.
Dans le rapport au parfum, il y a deux options : soit on est fidèle à une fragrance et on s’y tient, soit on est volage et on n’hésite pas à changer. J’appartiens à cette seconde famille. Je réfléchis à l’impact que j’ai envie de créer à l’aide du parfum que je vais porter, en fonction du jour, de ma tenue, de l’occasion. Je suis dans une réflexion à court terme. Je change fréquemment de parfum et je pense que c’est lié à ma cyclothymie. C’est cette même cyclothymie qui provoque chez moi une phase maniaque qui se concrétise par l’achat d’un parfum, voire de deux… Je ne sais pas pourquoi ça s’est fixé sur le parfum. Un ami m’a un jour demandé ce que j’avais à cacher. Lorsque j’étais enfant, il y avait dans mon entourage quelqu’un qui sentait très mauvais. Ce fut une grande douleur pour moi car j’aimais vraiment cette personne. C’est terrible quand l’amour et la honte se mêlent. Pendant longtemps, je suis allé vers les parfums propres, les parfums « nettoyage à sec ». J’ai par exemple longtemps porté Standard de Comme Des Garçons. C’est un parfum métallique, citronné, boisé sec.
THOM BROWNE
Je suis curieux de sentir cette collection que je ne connais pas ! (On nous explique que, pour sa première collection de parfums, destinée aussi bien aux hommes qu’aux femmes, le créateur de mode Thom Browne s’est concentré sur une déclinaison de vétiver : Vetyver Absolute, Vetyver and Cucumber, Vetyver and Grapefruit, Vetyver and Rose, Vetyver and Wiskey et Vetyver and Smoke. Appliqué, notre invité sent les six fragrances). Ma préférence va à l’alliance vétiver et whisky bourbon, elle me plaît beaucoup.
J’ai évolué olfactivement. Après les « parfums propres », je suis désormais attiré par les parfums dont on dit qu’ils ont des notes animales, des senteurs qui peuvent être dérangeantes, voire des parfums qui puent. Un ami vient de m’offrir un parfum que je voulais depuis longtemps : Oudh Infini de Dusita. La fragrance contient une dose culottée de civette (la civette étant sécrétée par les glandes périanales du petit animal du même nom). Aujourd’hui, cette substance est recomposée de façon synthétique, hormis pour quelques parfums qui viennent d’endroits qui échappent aux normes européennes. C’est notamment le cas de deux maisons sur lesquelles il y a une hype depuis quelques années : Areej Le Doré – dont le nez est un Russe converti à l’islam vivant en Thaïlande – et son camarade Bortnikoff. La civette, quand elle n’est pas distillée, dégage une odeur fécale. Une fois transformée et associée, elle apporte de la rondeur. Dans le parfum qu’on m’a offert et qui est pour moi une de mes plus belles pièces, les notes fécales sont très proéminentes. J’ai reçu ce cadeau il y a quelques mois et je ne l’ai porté que trois fois. Le porter relève pour moi de l’exercice, de l’ascèse. Pour le mettre, il faut se sentir fort et dépasser sa honte. Ou alors il faut convertir sa honte en jouissance.

ORIZA L. LEGRAND
J’aime beaucoup cette marque, je possède Horizon et Rêve d’Ossian. C’est une maison qui a été fondée sous Louis XV et qui a été reprise il y a quelques années. Il y a un côté très vintage dans ces créations magnifiques. Horizon est un patchouli ambré qui est très beau, très réconfortant. Rêve d’Ossian est certainement leur parfum le plus connu. Je découvre ici Secret Joly. (Teddy hume la touche imbibée). Ça sent la mer au loin : il y a des notes iodées, ozoniques, des embruns, mais aussi de la crème solaire. Les noms sont si beaux. J’aime Relique d’amour qui présente une petite médaille de la Sainte Vierge sur l’étiquette du flacon. Ça sent l’église, l’encens, le lys, la pierre humide.
Le parfum n’a pas de genre pour moi. Je peux porter une tubéreuse en soliflore. Ça ne me gêne pas du tout. Je n’ai aucun doute sur ma masculinité. Je peux avoir des problèmes avec les parfums dits gourmands mais ça n’a rien à voir avec le genre.
ROBERT PIGUET
(Une étagère du Dover Street Parfums Market propose une sélection de classiques, issus de différentes marques et époques. Parmi ceux-ci, on trouve Pour un homme de Caron, Vetiver de Carven, L’Air du Temps de Nina Ricci ou encore Fracas de Robert Piguet. Teddy Lussi-Modeste s’arrête sur ce dernier). Fracas est justement le genre de tubéreuse que je viens d’évoquer et que je peux tout à fait aimer. Il a été créé en 1948, c’était notamment le parfum de Greta Garbo. Béatrice Dalle l’a également porté. (Le réalisateur a tourné avec l’actrice à l’occasion de Jimmy Rivière).
Chez moi, j’ai une centaine de flacons. Ils sont rangés devant mes livres, ce sont les choses qui sont les plus importantes à mes yeux. Je les range par créateur ou par marque. De la même manière que ma bibliothèque est rangée par auteur, j’organise mes parfums par nez. Il y a le coin Dominique Ropion, le coin Bertrand Duchaufour, le coin Olivia Giacobetti, le coin Mona di Orio, le coin Francis Kurkdjian. Les créations de ce dernier sont très importantes pour moi. Il a notamment créé un parfum qui s’appelle Absolu pour le soir, une fragrance très animale, très sexuelle. Bizarrement, c’est un parfum que j’arrive à porter le matin alors qu’il est très nocturne. J’ai eu l’occasion d’en discuter avec Francis Kurkdjian et il m’a rétorqué qu’il n’était pas surpris car il existe des personnes qui peuvent mettre des pantalons en cuir dès le matin.
BOTTEGA VENETA
Je ne connais pas cette collection et elle me rend curieux. (Notre conseiller nous explique que la collection est inspirée du Parco Palladiano, nom de la gamme, qui se situe aux côtés des locaux de Bottega Veneta. Tous les ingrédients de ces parfums se trouvent dans ce parc. Uniforme, chaque fragrance révèle des notes spécifiques, renseignées par leur nom – Magnolia, Violetta, Pera, Azalea, etc. Le réalisateur enchaîne les touches et apprécie les nuances). Olivo est atypique, c’est très joli. Castagno (chataîgne) est aussi très étonnant.

Ce qui m’intéresse dans le parfum, c’est lorsqu’il devient une odeur qui fusionne avec celle de la personne qui le porte. Je n’aime pas lorsqu’il reste plaqué. C’est sans doute pour cela que je vais vers des senteurs animales car elles vont révéler des choses que la peau sécrète. Il y a des notes animales qui me plaisent et d’autres qui me bloquent. C’est le cas du costus. Je ne sais pas si on peut vraiment la classer dans cette catégorie car le costus est une racine végétale utilisée pour ses notes animales. Mais c’est un ingrédient quime gêne car il me rappelle l’odeur des cheveux gras.
GUCCI
J’ai très envie de découvrir le nouveau concept de parfums de Gucci dont j’ai entendu parler par mes lectures. Car j’aime lire sur les parfums, je suis aux aguets des nouveautés, je recherche les informations. (Au sous-sol de la boutique, parmi une sélection de produits de beauté et maquillage se cache la colonne dédiée à la marque italienne. Intitulée The Alchemist’s Garden, la collection a été créée par Alberto Morillas, sous la direction créative d’Alessandro Michele. Comme son nom le suggère, ce jardin d’alchimiste explore l’idée du « layering » : sept eaux de toilette, quatre huiles parfumées et trois « acqua profumate » (eaux parfumées) peuvent être utilisées séparément ou en superposition, permettant ainsi d’innombrables combinaisons pour une fragrance personnalisée). C’est très intéressant comme approche. (Teddy soulève les différentes cloches de verre qui abritent les senteurs). J’aime beaucoup l’huile A Nocturnal Whisper, ainsi que l’eau de parfum The Voice of the Snake. C’est un oud qui est très bien travaillé avec quelques notes fruitées.
Convoquer le parfum dans le cinéma est difficile. Il y a quelques années, John Waters avait accompagné la sortie de son film Polyester de cartes à gratter. Les spectateurs découvraient des odeurs en reniflant des cases. Waters réservait quelques surprises typiques de son humour : on voyait à l’écran des roses et la carte sentait la crotte parce qu’à l’image, il y avait une crotte derrière les roses. Ce n’est pas simple de faire passer l’idée de l’odeur. Mais il y a un rapport au parfum dans le prochain film que je suis actuellement en train d’écrire avec Audrey Diwan. Il y a une scène où une femme renverse un flacon de parfum. Il s’agit de Mouchoir de Monsieur de Guerlain. Si j’ai choisi cette fragrance, c’est parce qu’il y a quelque chose de social qui se joue avec mon personnage dans l’emploi de ce parfum-là. Dans l’écriture, ce qui me donne envie de développer certaines situations, ce peut être aussi quelque chose d’olfactif.

Photographe: Maude Remy-Lonvis
au Dover Street Parfums Market
11 bis Rue Elzevir, 75003 Paris
En ce sens, le parfum est une immense source d’inspiration. Je me rappelle une didascalie qu’on avait écrite pour décrire l’ambiance d’une scène qui se passe devant une boîte de nuit alors que les clients font la queue pour entrer : « Ça sent le cuir, le jean et les parfums forts ». Ce genre de phrase qui serait condamnée par tous les manuels de scénario en dit plus qu’une description uniquement visuelle.
Propos recueillis par Justin Morin.