Les femmes aux doigts
ensanglantés
Antoine Bucher
L’ADOPTION DU VERNIS ROUGE ET LE
DÉBAT SUR LA COULEUR DES ONGLES
Aujourd’hui encore, certains pensent que la femme élégante se doit d’avoir des onglespropres et entretenus. Longtemps un aspect naturel ou blanc est privilégié avant que les couleurs ne s’emparent des doigts des femmes. La France adopte le rouge à partir des années 1920, mais la perception de cette couleur fait couler de l’encre dans la presse de l’entre-deux guerres avec en filigrane la construction d’une nouvelle féminité.
Il est toujours délicat de faire une histoire de la beauté tant les usages diffèrent d’une communauté à une autre et varient fortement dans le temps. Se peindre les ongles est une pratique plus que millénaire dans certaines communautés. En France, c’est dans la seconde moitié des années 1920 que se multiplient les articles de presse s’inquiétant ou plutôt s’effrayant de la couleur des ongles des femmes. Aux côtés des couleurs naturelles employées jusqu’alors pour colorer les mains, apparaissent de nouvelles teintes. Les couturiers sont alors régulièrement accusés d’avoir lancé cette mode pour accorder l’extrémité des doigts de leurs clientes aux nuances de leurs robes. Le rouge prend alors la tête de la révolution chromatique des manucures. Il n’est toutefois pas perçu positivement, au contraire des ongles de Chrysis à sa toilette décrit par Pierre Louys en 1896 dans son roman Aphrodite : « Ses mains appliquées sur sa gorge, espaçaient entre les épaules le collier rouge de ses ongles peints. » L’association la plus fréquente dans les années 1920 et 1930 n’est pas le rubis, mais celle du sang. Le quotidien Le Temps écrit ainsi le 15 novembre 1929 : « Car ce n’est point à des cabochons de rubis ni à des grains de corail que font penser les ongles rouges ; mais à de pauvres petits moignons, fraichement arrivés par le bistouri. On ne les voit point se poser sur une nappe, sur le bord d’une loge, ou, dans le geste délicat de la femme qui songe, au creux d’une joue, sans frémir d’épouvante et de pitié ! Ces tendres doigts ont-ils été écrasés par une portière d’auto ? »
Associée d’abord aux demi-mondaines et aux mondaines, la vogue des ongles rouges se répand et avec elle une désapprobation qui reste fortement présente dans la presse des années 1930.

Extrait du numéro de juin 1936 de la revue Rester Jeune. 300 × 200 mm, Paris. Librairie Diktats
« Leur a-t-on assez répété que cette mode les faisait ressembler à des étripeuses de lapins, qu’elle n’était point jolie et offrait un caractère vulgaire qui déparait leur grâce, elles se sont entêtées dans ce goût singulier ; pis encore ; elles se sont mises à accommoder leurs pieds à la même sauce que leurs mains. »
peut-on lire dans L’Écho de la Sologne du 4 octobre 1935.
À travers les discours dénonçant la pratique se profile ainsi l’association du vernis rouge au sang et construit l’idée d’une féminité repoussante associée au caractère ensanglanté des doigts du sexe dit faible. Cela correspond à la période de l’entre-deux guerres durant laquelle les femmes s’émancipent et effrayent, assumant jusqu’au bout de leurs ongles leur nouvelle féminité. Elsa Schiaparelli créé des gants de fourrures imitant les mains des animaux et met alors du vernis sur ses gants, voire les pare de griffes dorées. La femme n’est plus docile, elle porte au bout de ses doigts un nouveau genre. L’industrie de la beauté développe alors toute une palette autour des déclinaisons du rouge que portent des magazines comme Votre Beauté ou Rester Jeune. Même au cœur de la seconde guerre mondiale, Antoine recommande à ses clientes une palette du rose clair au violacé. Le rouge s’établit comme la couleur de référence et se démocratise au gré des innovations de l’industrie cosmétique.
En 2022, TikTok devient le lieu de diffusion de la théorie des ongles rouges (Red Nail Theory) et les utilisateurs relaient des vidéos suivant celle de Roby Delmonte expliquant pourquoi les ongles rouges attirent les hommes. Selon elle, l’attractivité reposerait désormais sur la popularité des ongles rouges dans les années 1990 et la relation presqu’œdipienne qu’elle implique pour les hommes ayant grandi dans ces années-là. D’une féminité animale à une nostalgie œdipienne, l’encre et le vernis n’ont pas fini de couler.