La forme et le fond
Justin Morin
Avec son premier parfum Éponyme, lancé en 1994, Comme des Garçons a mis en place un univers fidèle à l’anti-conformisme de Rei Kawakubo. Si la singularité olfactive des nombreuses fragrances éditées par la marque japonaise n’est plus à démontrer, il est intéressant de s’attarder sur les codes visuels qui les accompagnent, tout aussi novateurs et à contre-courant des tendances dictées par l’industrie. Analyse de l’art du flaconnage et du packaging selon Comme des Garçons Parfums.
Pour comprendre la radicalité mise en place par Rei Kawakubo, il est nécessaire de se replonger dans l’histoire du parfum. Elixir précieux aux nombreuses vertus, le parfum a, depuis l’antiquité, bénéficié d’un flacon reflétant son importance. Au fil des siècles et des cultures, ce dernier a été décoré de motifs peints, serti de coquillages ou de pierres précieuses. Sous l’égide de François Coty, parfumeur et entrepreneur français né en 1874, il devient un objet bénéficiant à la fois du raffinement artisanal et du savoir-faire industriel de l’époque. En effet, en collaborant avec le joaillier et maître verrier René Lalique, Coty invente la première bouteille commerciale de parfum. Avec L’effleurt – dont la version finale date de 1912 –, le duo réalise un flacon décoré d’une silhouette féminine au milieu d’effluves vaporeuses, magnifique témoignage du style Art nouveau alors en vogue. Avec ce nom rappelant autant la séduction de l’effeuillage que le mondefloral, les deux hommes ont pensé cet écrin de verre comme l’illustration directe de la fragrance qu’il contient, là où contenu et contenant étaient jusqu’alors dissociés. Dès lors, dans une logique commerciale, noms et flacons vont devenir des allégories féminines, des plus romantiques aux plus sexuelles, de la fleur jusqu’au poison. La bouteille de parfum est un mini-monde que l’on expose fièrement au milieu de ses produits de beauté. Son architecture est verticale. Ses déclinaisons sont innombrables et reposent sur la même formule : une base solide et un corps, le plus souvent élancé, qui se conclut par un bouchon bijou. Implicitement, par son flacon, le parfum symbolise l’élévation.

Photographie de Justinas Vilutis
En créant le parfum Comme des Garçons en 1994, la créatrice japonaise Rei Kawakubo balaie cette histoire du flaconnage. Son premier flacon est horizontal. Il ne cherche pas à émerger et affirme d’emblée sa différence. Semblable à un galet, ses lignes sont courbes et sensuelles, sans pour autant chercher un quelconque rapport anthropomorphique. Si l’on perçoit l’endroit de l’envers – la surface sur lequel il repose est plate – , il peut être posé dans toutes les directions. Il tient aisément dans une main. Seule excroissance, son bouchon, qui dissimule la tête du vaporisateur, trouve parfaitement sa place entre les doigts. Créé par le designer français Marc Atlan, son emballage va également à l’encontre des standards, et surtout, met en place un système graphique qui ne cessera d’être revisité par Comme des Garçons. Plutôt que de cultiver le secret autour des ingrédients qui composent la fragrance, stratégie entretenue par de nombreux concurrents dans une entreprise de mythification, ceux-ci sont clairement indiqués : « Alcohol Denat., Fragrance (Parfum), Amyl Cinnamal, Benzyl Alcohol, Cinnamyl Alcohol, Citral, Eugenol, Hydroxycitronellal, Isoeugenol, Benzyl Salicylate, Cinnamal, Coumarin, Geraniol, Linalool, Benzyl Benzoate, Citronellol, Limonene ». Une liste dont l’enjeu est double. La transparence bien évidemment, mais surtout un rapport concret à la composition. La parfumerie moderne, dans sa communication visuelle et textuelle, use et abuse de ses origines ancestrales en énumérant toutes les fleurs dont elle dispose pour ses créations. Elle entretient ainsi un imaginaire selon lequel les parfums seraient aujourd’hui des concentrés de nectar, des créations directement connectées à la nature. A contrario, Comme des Garçons Parfums explicite la réalité scientifique de l’industrie de la parfumerie. Un terrain de jeu immensément riche créativement parlant, mais bien loin des prairies fleuries si souvent mises en scène dans les publicités.
En 1998, Rei Kawakubo présente Odeur 53, la nouvelle création de la maison, selon ses mots: « un anti-parfum abstrait ». Le flacon est d’une sobriété absolue : rectangle massif de verre transparent et bouchon chromé. Son originalité se situe ailleurs. Là où les flacons classiques sont muets, annonçant au mieux leur nom, celui-ci est extrêmement bavard. Il affiche un série d’informations factuelles parmi lesquelles adresse, composition et closes légales. Plus insensé encore, il accueille un code barre et un sigle de recyclage, ces embarrassants symboles que l’on cherche habituellement à cacher par tous les moyens. La typographie devient habillage. Lorsque l’on ouvre la boîte en carton – qui affiche elle aussi la liste de ses ingrédients à la manière d’une fiche technique –, on découvre un papier argenté, froissé et métallisé, poche sous vide qui moule le flacon. Sur cette enveloppe, on peut lire :
To create around you
the smell that you like
The freshness of oxygen
La fraicheur de l’oxygène
Nail Polish
Vernis à ongles
Flash of Metal
Eclat du métal
Cellulosic Smell
Odeur Cellulosique
Pure air of the
High mountains
Air pur de haute montagne
Sand dunes
Dunes de sable
Fire Energy
Energie du feu
Ultimate Fusion
Fusion ultime
Wash Drying in the wind
Linge séchant dans le Vent
Burnt Rubber
Caoutchouc brûlé
Mineral intensity of Carbon
Intensité minérale
du carbone
Flaming Rock
Roche ignée
Autour de vous
l’odeur que vous aimez.
Ou comment l’art de la synthèse, tant en terme de fragrance que de mot, devient poème. Disponible en 200ml, Odeur 53 a bénéficié pendant plusieurs années d’un flacon 15ml, parfait pour les voyages. Au lieu de réduire selon un principe homothétique les proportions du contenant comme l’usage le veut, cette version de poche, aujourd’hui introuvable, est un simple cylindre coiffé du même bouchon chromé. Dans cette version minimale, la référence au flacon neutre utilisé dans les laboratoires de parfumerie est évidente. Ce sont ces atomiseurs standards qui accueillent généralement les fragrances en cours d’élaboration. Kawakubo s’approprie ce non-design et révèle ses qualités fonctionnelles.
Toujours dans cette logique de prise de position forte, le galet du premier parfum de la marque a été décliné au gré des nouvelles senteurs éditées. Actuellement, treize autres parfums emploient le même flacon, lui offrant des variations toutes trouvées : blanc opaque pour White, effet cuivre givré pour Copper ou béton pour Concrete, sans compter les expérimentations typographiques pour 2. Cet effet de duplication, développé dans le temps mais aussi à travers quelques éditions limitées a un double avantage. Le premier est pragmatique : en réutilisant le moule du parfum éponyme et en travaillant uniquement l’habillage du flacon, les coûts de fabrication sont considérablement diminués. Le second concerne l’identité de la marque. En répétant cette forme, elle affirme qu’il n’y pas besoin de changer une création qui fonctionne et place la fragrance au cœur
de la discussion. Elle instaure également un code facile à identifier et fait de ce contenant un logo, un volume que l’on associe instantanément au label japonais.

Photographie de Justinas Vilutis
Autre exemple particulièrement significatif de l’inventivité formelle des parfums Comme des Garçons, la fragrance titrée CDG présente un flacon aux antipodes de ceux précédemment évoqués. Ressemblant à une poire, il est irrégulier et asymétrique. Jeu optique reposant sur les propriétés physiques du verre, la tige en plastique du vaporisateur disparaît dans le jus. Celle-ci apparaît au fur et à mesure que la bouteille se vide. Au-delà de cette anecdote visuelle, ce flacon n’est rien d’autre qu’un verre soufflé qui s’affale sur lui même, une erreur de production comme on en trouve tant dans les cristalleries, un rebut qui aurait dû finir à la casse. Rei Kawakubo contredit cette affirmation imposée par l’histoire de l’artisanat verrier et investit cette forme impure d’un questionnement sur la norme. Le parfum CDG est présenté ainsi : « Nous pouvons trouver des belles choses inconsciemment. Une fragrance qui ne pourrait pas exister dans un flacon qui ne devrait pas exister. Qu’est-ce qui qualifie ce qui a le droit d’exister ? Qui a le droit de décider ce qui doit être rejeté ? Prendre délibérément un flacon qui a été disqualifié de l’existence et lui donner délibérément le droit d’exister. » Une prise de position forte et en adéquation avec la mode inventée par la créatrice japonaise.
Précurseur dans sa manière de penser le parfum comme un produit aussi technique que créatif, Comme des Garçons Parfums édite ses fragrances par série. Certaines ne sont aujourd’hui plus disponibles. Ainsi en 2008 paraît la Series 6 Synthetics qui présente cinq anti-parfums aux noms évocateurs : Dry Clean, Garage, Skai, Soda et Tar. Ils sont tous présentés dans des cylindres de plastique contenant une poche opaque de liquide, produisant un effet sculptural saisissant. À nouveau, ces tubes sont rehaussés de typographie, renforçant la cohérence graphique du label. Aujourd’hui, Garage, Soda et Tar sont disponibles dans la ligne Olfactory Library qui réédite certaines créations iconiques, toutes réunies sous le même flacon opaque blanc. Disruptive, l’approche de Rei Kawakubo ne s’enferme pas pour autant dans un modèle puisqu’elle propose des bouteilles et packaging différents au gré de ses nombreuses collaborations, comme le flacon très naïf de Grace par Grace Coddington – dont le bouchon représente une tête de chat, animal fétiche de la célèbre rédactrice – ou la réinterprétation de l’œuvre You’re in d’Andy Wahrol de 1967 – qui décline six citations de la superstar pop et autant d’atomiseurs pour cette unique fragrance –. Parmi les récentes nouveautés, on peut également citer ERL Sunscreen, dont l’emballage est une poche d’air gonflée, qui rappelle les coussins de plage et les notes estivales de cette fragrance.
Enfin, si cet article se concentre principalement sur les flacons et autres emballages de Comme des Garçons Parfums, il est bon de rappeler que toutes ces créations sont réunies au sein de la boutique parisienne Dover Street Parfums Market, qui elle aussi propose une expérience inédite dans sa manière de les présenter. Nichés dans une forêt de colonnes, les parfums se découvrent au gré d’une déambulation dans l’espace. À nouveau une façon d’affirmer que la manière dont Rei Kawakubo conçoit la parfumerie n’est pas frontale mais bien englobante, de la fragrance à son emballage jusqu’à l’environnement qui les dévoile.