Cultivons
notre jardin
Justin Morin
À la direction artistique de Loewe depuis 2013, Jonathan Anderson a mis en place, saison après saison, une identité forte pour l’historique maison espagnole. Subtile mélange d’expérimentation stylistique et de savoir-faire artisanal, les collections dessinées par Anderson cultivent leur singularité et ne cessent de surprendre. Si, du fait de ses références artistiques, certains classent le designer dans la catégorie des intellectuels, il faut souligner son sens du décalage, glissant ici ou là quelques notes d’humour qui parfont sa signature. Ainsi, il est intéressant de voir comment le créateur anglais s’empare du parfum, domaine généralement régi par de nombreuses règles commerciales. Entre identités visuelles radicales, audaces olfactives et goût pour l’objet, les parfums Loewe ne font aucune concession. Analyse.
Fondée en 1846, la maison Loewe a bâti sa réputation sur la qualité de ses articles en cuir, avant de se lancer dans le prêt-à-porter féminin dans les années 1970. Suivant cette politique de diversification, le premier parfum, sobrement intitulé L Loewe, verra le jour en 1972. En 2013, Jonathan Anderson est nommé directeur artistique de l’institution espagnole acquise par le groupe LVMH en 1996. Si la marque est respectée pour son histoire, son style n’est pas clairement défini. Le créateur anglais devra donc mettre en place une vision globale, des collections de prêt-à-porter à l’identité visuelle des produits et des espaces de vente. Déjà à la tête de sa propre marque, Jonathan Anderson a débuté en tant que visual merchandiser, en travaillant notamment sur les vitrines de Prada. Un exercice de mise en scène régi par des contraintes d’espace, de lisibilité et de créativité. Assurément, cet apprentissage aura été bénéfique au reste de sa carrière. C’est en 2016, trois ans après son arrivée à Loewe, qu’Anderson lance sa première fragrance. Son nom est explicite. Bien loin du champ lexical des fleurs et autres synonymes de féminité si appréciés par l’industrie du parfum, 001 joue la sobriété et annonce un programme. Ici c’est le jus qui prime, et non le décorum qui l’entoure.
Réalisé en collaboration avec Emilio Valero, qui fut le nez de la maison pendant plus de deux décennies, 001 combine notes de jasmin, lin et musc. Sa composition résume les intentions du britannique : sophistiquée mais facile à porter, légère mais jouant les contrastes. Quant à son écrin, il sera la matrice du projet visuel pensé par Anderson. Là où la stratégie la plus répandue consiste à développer un flacon pour chaque parfum, afin de l’identifier, de le différencier et de le rendre désirable, Jonathan Anderson décide de réunir les créations de Loewe Parfums sous la forme d’une collection reprenant le même flacon. Sa forme est celle d’un rectangle debout. En verre transparent, il est décoré d’un autocollant blanc qui reprend le nom de la fragrance. Chaque flasque est fermée par un bouchon de bois cylindrique. Seul signe distinctif visuel : la couleur des flacons, allant du transparent neutre au rouge, déclinant le spectre chromatique avec quelques surprises comme l’effet « coup de pinceau » métallisé pour Aura Floral et Aura Pink Magnolia. Classiques de la maison et nouvelles créations se retrouvent donc dans cette gamme joliment baptisée Botanical Rainbow.

Placés côte à côte, ces blocs de verre forment une palette de couleurs à l’irrésistible simplicité. Ils séduisent le regard avant d’intriguer l’odorat. On retrouve dans ce kaléidoscope chromatique toute la sensibilité d’Anderson, grand amateur d’art. Cet arc en ciel botanique évoque les sculptures en résine de Roni Horn. L’expérience visuelle ne s’arrête pas là. Ou plutôt, elle débute en amont, dès le packaging. Avant de révéler leur couleur, les flacons reposent dans des boîtes au design sobre. Chacune d’entre elles reproduit une nature morte signée Karl Blossfeldt, figure majeure de la photographie, célébré depuis plus d’un siècle pour son inventaire des formes et structures végétales fondamentales.
Tout en affirmant les références artistiques du créateur anglais, ces images rendent hommage à la richesse de la nature.
Dans la continuité de cette démarche, Jonathan Anderson a imaginé une collection destinée à l’espace domestique. Celle-ci décline les fragrances en bougies, savons, parfums d’intérieur en spray ou sous forme de bâtonnets diffuseurs. Si les parfums sont communément des créations qui mettent en avant des combinaisons d’odeurs complexes, cherchant à brasser les univers à travers une formule unique (magique ?), ici le parti pris est à l’exact opposé. Plutôt que de mélanger les senteurs, chaque création met à l’honneur une plante. Ainsi la gamme se compose de Beetroot [betterave], Oregano [origan], Tomato Leaves [feuilles de tomate], Ivy [lierre], Honeysuckle [chèvrefeuille], Luscious Pea [pois de senteur], Liquorice [réglisse], Juniper Berry [baie de genévrier], Scents of Marihuana [senteur de marijuana], Coriander [coriandre] et Cypress Balls [cônes de cyprès]. Réalisés par Nuria Cruelles, actuel nez de la maison Loewe depuis 2018, ces parfums font le pari de l’ingrédient unique :
« Nous n’avons jamais été tentés de combiner ces senteurs avec d’autres fragrances. De la même manière que Blossfeldt a montré la beauté des fleurs et des plantes à travers leurs structures apparemment simples, mais étonnantes, nous avons voulu recréer le plus fidèlement possible les parfums des plantes dont nous nous sommes inspirés. C’était d’ailleurs l’idée de Jonathan Anderson pour cette collection de parfums d’ambiance d’éviter toute fioriture lors du mélange des essences. Alors que nous traversons un moment où nous avons besoin de nous sentir proches de la nature, nous nous en sommes inspirés et l’avons apportée à l’intérieur de chaque maison avec l’idée que ces parfums puissent transporter à la campagne ou dans une serre. »
Les flacons reprennent la forme rectangulaire de la gamme Botanical Rainbow, en y ajoutant des bouchons cylindriques en céramique vernie au toucher propre d’un cuir. Les visuels des packagings, signés Erwan Frotin, sont des natures mortes mettant en avant la beauté de chacune des plantes sélectionnées, dans un chatoyant jeu de couleurs. Simples, par l’unicité de leur senteur, mais sophistiqués, par leurconception globale – de l’image qui décore les boîtes au design de leur flacon, en passant par le vocabulaire employé pour les décrire – ces parfums jouissent d’un double statut : à la fois senteur intangible et objet aux qualités hybridant artisanat et industrie. Ce rapport à l’objet, on le retrouve très clairement dans les bougies parfumées de la collection de parfums d’intérieur. S’il existe des bougies présentées, assez classiquement, dans des pots de terre cuite émaillée, une version tautologique complète la collection. Moulée sous la forme d’un chandelier d’inspiration Louis XIV, la sculpture de cire est à la fois support et matière. Dès lors qu’il se consume, le bougeoir disparaît progressivement en laissant un effluve parfumé. On pense aux œuvres en cire d’Urs Fischer, commentaire doux-amer du temps qui passe inexorablement. À noter que Loewe propose également un coffret d’échantillons de cire de ces senteurs végétales. La proposition est si atypique qu’elle a, elle aussi, tout le potentiel pour devenir un objet de collection. Présentées sous forme de disque de cire coloré, frappées du logo de la maison, ces galettes servent à identifier les onze fragrances existantes. Blocs de couleurs pures, n’ayant aucune autre fonction hormis celle de présenter une odeur, elles rappellent le travail pop de Damien Hirst et ses Spot Paintings.
Bien évidemment ces interprétations et ces parallèles avec l’histoire de l’art ne sont pas au centre du discours des parfums Loewe, mais il est certain que les intérêts et la curiosité de Jonathan Anderson infusent ses propositions. À ce sujet, nous avons demandé à Nuria Cruelles comment naissaient les nouvelles fragrances qu’elle mettait au point. « Nous commençons à travailler à partir d’un briefing de ce que Jonathan souhaite créer pour chaque projet. Ensuite, j’essaie de recueillir des essences qui pourraient s’inscrire dans ce cadre tout en enrichissant la palette d’ingrédients lors de promenades ou de recherches approfondies. En parallèle, je collecte des senteurs de ma mémoire olfactive et j’expérimente en laboratoire pour voir si elles conviennent. Ce sont généralement des ingrédients utilisés en parfumerie que j’aime amener dans le contemporain en proposant de nouvelles structures. C’est le cas du galbanum que l’on retrouve dans la composition de Paula’s Ibiza. » Car au-delà de ces collections à l’approche sérielle, les parfums Loewe continuent de proposer de nouvelles fragrances comme autant d’histoires individuelles et satellitaires. C’est le cas de Paula’s Ibiza, lancé en 2020. Nuria Cruelles commente : « Nous avons fait beaucoup de fragrances depuis mon arrivée, mais Paula’s Ibiza a été particulièrement importante en raison de la dimension du projet : c’est la première dédiée à une collection de mode. Pour celle-ci, le briefing était de traduire l’île d’Ibiza en senteur : son côté bohème, l’odeur de ses côtes et son aspect irrévérencieux. Jonathan m’a montré l’histoire de Paula’s Ibiza, boutique de l’île, ainsi que la collection Loewe qu’il a imaginée en hommage à ce magasin historique. » Le flacon cylindrique en verre affichant un dégradé façon coucher de soleil, coiffé d’un bouchon bleu ciel, se loge dans un écrin reprenant l’imprimé de sirènes crée dans les années 1970 par Amin Heinemman et Stuart Rudnick, les fondateurs de Paula’s Ibiza. Unisexe, la fragrance mise donc sur une interprétation moderne du galbanum, sur laquelle se superposent eau de coco, huile de mandarine malgache, bois flotté, lys des sables et fleurs de frangipanier. Alors que Cruelles et Anderson développent actuellement de nouvelles créations qui devraient voir le jour en 2023, leur collaboration témoigne d’une richesse sensorielle – de l’odorat à la vue en passant par le toucher – galvanisante. Un parti pris qui démontre que l’industrie du parfum peut faire le pari de la singularité tout en restant accessible et désirable.
