Coup d'Éclat

Lucia Pica

Depuis janvier 2015, Lucia Pica est en charge de la beauté au sein de la maison Chanel. Nommée « Global creative make-up and colour director », un titre difficile à traduire tant l’étendue des recherches stylistiques dans la cosmétologie est complexe, elle incarne une vision moderne, à la fois respectueuse d’une certaine tradition mais n’hésitant pas à bouleverser les codes établis. À travers quelques images que nous lui avons soumises, elle revient sur son parcours et les fondements de sa pratique.

DE L’ITALIE ET DE SA PASSION POUR LE MAQUILLAGE

Sur cette photographie de 1988, on voit  la chanteuse italienne Mina. Elle a rasé ses sourcils, on peut dire qu’elle était avant-gardiste. Elle a cette voix incroyable, puissante, et a su la mettre en scène à travers des images très fortes. Pour moi, le maquillage sert à cela : il s’agit d’exprimer sa personnalité en s’assumant totalement. Même si mes inspirations viennent de partout, je me sens profondément italienne dans tout ce que je fais. Je vis à Londres depuis vingt ans, et malgré cela, mes amis disent de moi que je suis très italienne. Je crois que cela m’a un peu transformée : lorsque je retourne voir ma famille à Naples, je suis devenue un peu plus réservée que la moyenne des napolitains ! Londres a été une étape importante dans ma carrière. C’est en arrivant ici que j’ai commencé à me dire que le maquillage pouvait être un métier. Avant cela, c’était quelque chose qui me plaisait et m’attirait mais je n’avais aucune idée que cela pouvait être mon quotidien. Une amie a repéré un cours de maquillage et me l’a conseillé. J’ai donc suivi un stage d’un mois au Greasepaint Makeup College. J’ai ensuite travaillé pendant un long moment en tant qu’assistante de maquilleur. Puis j’ai été la première assistante de Charlotte Tilbury pendant quelques années. Tout cela constitue un processus assez long. Il faut du temps pour réussir à dialoguer avec les créatifs impliqués dans la création d’une image. Il faut du temps pour comprendre comment marier les influences qui nous traversent aux requêtes que nous recevons. Je crois qu’il faut savoir rester curieux et regarder ce qui nous entoure.

Ridi Pagliaccio, Mina, album sorti le 20 octobre 1988, PDU, Lugano.
Coiffeur : Gino Sgarbi
Maquillage : Stefano Anselmo
Aérographe : Gianni Ronco
Gâteau : William
Photographie & design : Mauro Balletti

 

DE L’EXPRESSION

Cindy Sherman utilise le maquillage, entre autres artifices,pour se transformer et créer différents personnages. Elle n’hésite pas à aller dans l’absurde et le grotesque, il n’y a pas de bon ou de mauvais goût. J’envisage le maquillage comme un support pour exprimer sa personnalité. Il permet de formuler comment on souhaite se montrer au monde. Je crois qu’il peut aussi transformer notre état d’esprit. Le maquillage a ce pouvoir ! Il peut vous faire sentir plus en confiance, plus heureux ou plus mystérieux. Parfois, lorsque je mets du mascara, j’ai l’impression de me sentir plus alerte, comme si je déployais mes antennes ! Cependant, je suis très attentive à ce que les produits que je crée produisent un effet sans pour autant être démonstratifs : je ne veux pas que le résultat final soit trop lourd, ni pour la peau ni pour le style. J’aime quand le maquillage, aussi sophistiqué soit-il, a l’air naturel.

Cindy Sherman, « Untitled # 359, 2000 ».
Photographie couleur, 76,2 × 50,8 cm — 101,6 × 76,2 × 3,81 cm (encadrée) © Cindy Sherman
Avec l’aimable autorisation de l’artiste, de Sprüth Magers, et Metro Pictures.

DE L’INSPIRATION

J’ai été surprise de l’accueil incroyable qu’a reçu la première collection de fards à paupières que j’ai imaginée pour Chanel. J’avais mis au point une gamme de rouge, une couleur inattendue pour les yeux, que l’on pouvait porter vif ou atténué en la mélangeant avec d’autres teintes. À ma surprise, il s’est passé quelque chose, une tendance ; j’ai pu voir des femmes dans la rue porter ce rouge à paupières. Bien évidemment, je n’ai pas inventé le fait de mettre du rouge sur les yeux, c’est quelque chose qui a déjà été à la mode. Mais je crois que c’était le bon moment pour que cela redevienne une tendance. Le fait que Kristen Stewart ait été l’égérie du produit, le désir des femmes pour quelque chose de moins conventionnel, toutes ces circonstances ont fait que c’était la bonne proposition au bon moment. Mon rôle est d’être attentive à cela. D’un point de vue concret, toutes les couleurs existent déjà. Et pourtant, vous ne pouvez pas imaginer le nombre de nuances de rouge à lèvres que j’ai créé depuis que je suis arrivée chez Chanel. Il m’arrive parfois de me demander s’il est possible de compléter cette gamme chromatique et pourtant… Il y a toujours une nouvelle nuance ou une texture inédite à mettre au point. Je crois qu’il faut rester sensible à ses intuitions et ne pas chercher à suivre la tendance. J’aime voyager pour trouver l’inspiration, ça me permet de découvrir de nouvelles combinaisons de couleurs, des émotions, des ambiances. Pour ma première collection, je savais très bien ce que je voulais, c’était très clair. Pour la suivante, c’était différent ! Je me suis volontairement mise dans une position où je ne savais pas ce que j’allais faire. Je suis partie en road trip à Big Sur, en Californie. J’y ai trouvé une palette de couleurs qui n’était, comment dire, pas si inspirante : le bleu de l’océan, la végétation verdoyante, le sable de la plage… J’étais un peu nerveuse à l’idée de rester sur ces images si littérales. Mais la Californie a cette lumière si particulière ; elle change tout au long de la journée et transforme l’environnement. Le ciel a commencé à se teinter de couleurs glorieuses, la lumière des phares de la voiture s’y est mélangée en créant des lignes horizontales… Je sentais que je tenais quelque chose ! Nous avons pris des photographies. Pour contraster avec cette nature, nous nous sommes rendus dans le centre ville de Los Angeles pour y faire des natures mortes, en pleine nuit, et capturer la lumière des néons, les formes de l’architecture. J’avais trouvé de quoi travailler et développer ma nouvelle collection. Mais pour en arriver là, il a fallu accepter de ne pas contrôler. Rester libre peut être effrayant car rien ne garantit le résultat. Je considère le maquillage comme une forme d’art, et pour repousser ces limites, il faut oser prendre des risques.

DE LA SENSORALITÉ

Karla Black est une artiste dont les installations utilisent différents matériaux, que ce soit des produits de beauté ou des produits utilisés dans la construction de bâtiments. Ses palettes de couleurs sont très étudiées, il en résulte des sculptures où la sensorialité est très forte. C’est un aspect qui m’intéresse énormément. Même si je ne vais pas en profondeur dans les formules chimiques de mes créations, c’est un travail que je mène en collaboration avec notre laboratoire. Mon rôle est de venir avec une idée et de chercher comment faire se rencontrer la couleur et la texture que j’ai en tête. C’est un travail technique que je suis de près même si mon rôle est de me consacrer sur les aspects visuels et sensuels. Pour obtenir la meilleure performance d’une certaine couleur, il faut trouver la texture la plus appropriée. Pour le Rouge Allure Velvet, je voulais un résultat très rouge et très mat en même temps. Quelque chose d’osé, de présent, mais qui reste agréable à porter. Une autre de mes préoccupations est le rituel qui entoure l’acte de se maquiller. J’aime quand les gestes sont simples. Par exemple, nous avons mis au point le Liquid Powder.

Karla Black, « Verb », 2012, (detail), carton, peinture, papier cartonné, craie, revêtement par poudre, 107 × 200 × 72 cm. © Karla Black
Avec l’aimable autorisation de la Galerie Gisela Capitain, Cologne et Capitain Petzel, Berlin. Photo : Ronnie Black.

Cette appellation est presque un oxymore et pourtant : quand on l’applique, il a cette sensation liquide qui se transforme en effet de voile avec un résultat mat. C’est une texture un peu étrange, surprenante. Mais elle reste très facile à appliquer. Je cherche à mettre au point des produits qui peuvent aider les femmes à avoir un bon résultat sans être trop compliqués à utiliser. Tout le monde n’est pas make-up artist. Certaines personnes ne savent pas comment faire, d’autres peuvent être intimidées à l’idée de porter une couleur audacieuse. C’est là que réside mon défi : faire en sorte qu’une personne qui soit attirée par une couleur ne se sente pas mal à l’aise en la portant.