C.Q.F.D. du sourire des femmes

Luca Marchetti

En se référant à l’histoire de l’art et à ses itérations contemporaines, le sémiologue et curateur Luca Marchetti revient sur le rôle ambigu du sourire dans la mode. 

À peine élue, miss Canada 2013 a décliné publiquement les encouragements à se présenter au concours de Miss Univers, en répondant au journaliste qui l’interviewait qu’elle n’était pas intéressée par les concours basés uniquement sur l’appréciation de l’apparence physique, du type « souris et sois belle  ». Par cette réplique, Inès Gavran rappelait non seulement que les critères esthétiques de la beauté féminine évoluent dans le temps, mais aussi que le sourire et la beauté féminine ne sont pas nécessairement liés par un rapport de causalité. Du moins, ils ne le sont plus. Ce lien a été indéniable dans la tradition classique, comme dans la poésie de Dante, transfigurée par le sourire de son aimée Béatrice, ou encore pour la Mona Lisa de Léonard de Vinci dont on croit souvent, à tort, que le surnom de « Joconde » est dû à son sourire énigmatique. Parallèlement, à l’époque de Rabelais, ou du peintre Hans Baldung Grien, la moindre altération du sourire était un élément suffisant pour décréter la laideur ou la décrépitude d’une femme… Bien évidemment, une si longue et solide tradition ne s’est pas consolidée à l’initiative de quelques poètes et de quelques peintres seulement. Elle repose sur une symbolique ancienne qui voyait en la bouche féminine non seulement la porte de l’âme, mais aussi le lieu de ce principe vital qu’est le souffle et, par extension, un élément rappelant l’acte sexuel nécessaire à générer la vie. Exhiber ses dents par le sourire signifiait donner accès à son intimité, tout comme l’inverse faisait d’une fille une personne modeste et probe.

Si certaines de ces connotations pouvaient s’appliquer aussi à la sphère de la masculinité, avec la modernité on a assigné à la femme l’injonction d’être belle, laissant à l’homme le devoir d’être fort. Par conséquent, le fait que dans les différentes cultures, les innombrables déclinaisons esthétiques du sourire en tant que marque de beauté aient concerné une population essentiellement féminine ne sera pas une surprise. Parmi les plus extrêmes, on se souviendra de la coutume japonaise selon laquelle les femmes adultes de l’aristocratie, ou alors les geishas, se noircissaient les dents qu’elles dévoilaient ensuite discrètement par un timide sourire, en tant que rituel de beauté et de séduction. 

Par un regard rétrospectif, cette pratique nommée Ohaguro paraît comme une prémisse des évolutions du sourire dans le domaine de la beauté féminine que nous observons aujourd’hui. Si d’un côté le sourire n’y tient plus la place de centre gravitationnel, de l’autre il est souvent détourné, modifié et transformé dans le but de produire des effets aussi inattendus que déstabilisants. Il suffira ici de citer Madonna, l’une des premières (en 1992), et encore une des dernières icônes pop (il y a tout juste deux ans, au grand gala new-yorkais du Met de 2017), a avoir agrémenté son sourire de recouvrements métallisés et d’incrustations dentaires en pierres précieuses.

La mode a rendu le sourire inhabituel, voire proscrit, au point que les rares parutions de grands sourires éclatants sur les podiums des défilés, de Sonia Rykiel à Jacquemus, sont pour la plupart remarqués comme d’étonnantes exceptions.

Contrairement à ce que l’on pouvait supposer, dans l’univers de la mode où Madonna elle-même a longtemps trôné comme muse de grands créateurs, tels que Jean Paul Gaultier ou Dolce & Gabbana, la question et le questionnement du sourire ont été traités de manière encore plus ambiguë. Véritable laboratoire de recherche sur les critères de la beauté (et lieu de la culture où la surprise est toujours de mise), la mode a rendu le sourire inhabituel, voire proscrit, au point que les rares parutions de grands sourires éclatants sur les podiums des défilés, de Sonia Rykiel à Jacquemus, sont pour la plupart remarqués comme d’étonnantes exceptions. On a plutôt l’habitude des faciès impénétrables imposés par Hedi Slimane, au travers de ses différentes aventures de directeur artistique, jusqu’aux étirements esthétiques bien plus extrêmes des images conçues par Paolo Roversi et Edward Enninful pour le numéro 175 du magazine i-D où les visages impénétrables de Kristen Owen et Linda Bire apparaissaient carrément couverts de giclées de sang, ou encore celles de Comme des Garçons pour la campagne Automne / Hiver 1988 où les deux mannequins éclatent de rire, certes, mais en exhibant leurs appareils dentaires. La rumeur prétend même que dans une boutique parisienne de la même enseigne, rue Étienne Marcel à Paris, on interdit aux vendeuses/rs de sourire à la clientèle en hommage à l’ethos hiératique de la marque.

D’un côté on peut expliquer plusieurs de ces traitements par le simple fait que l’imaginaire du luxe séduit essentiellement par la mise à distance de l’objet convoité, et que les mannequins – hélas – y jouent aussi le rôle d’objets de convoitise. De l’autre, on peut également argumenter que le visage d’un mannequin n’est pas exactement celui d’un individu qui expose son état d’esprit, mais plutôt une facette de la mise-en-scène d’un propos hybride, pris entre les réverbérations de la culture d’époque et la vision créative des marques.

En ce qui concerne l’influence de l’esprit d’époque, le mechanical smile (pour paraphraser le titre d’un livre célèbre livre de Caroline Evans sur l’esthétique du défilé de mode) si typique des présentations de haute couture de la première moitié du siècle dernier, se teinte d’humanité et d’individualité seulement à partir de l’œuvre de Dior, qui fut parmi les premiers donneurs d’élan à ce long processus d’humanisation des mannequins qui aujourd’hui fait d’elles et d’eux de véritables icônes esthétiques et sociales. Dans le même sillage s’y situent le glissement de tout l’imaginaire de la mode, vers un régime de narrations plus accessibles et inclusives, où la mise à distance caractéristique du luxe se mesure davantage en termes de partis pris conceptuels et artistiques qu’en termes de statut social.

Un imaginaire plus perméable – bien évidemment – invite plus de sourires au sein des représentations identitaires qui peuplent la mode. Mais une analyse plus fine de cet univers montre aussi que ces sourires ne sont qu’une option parmi beaucoup d’autres et que ce qui reste de tout cela, au final, est une schizophrénie entropique dans laquelle tout semble possible sans que rien ne change réellement. D’ailleurs, l’un des moments récents les plus significatifs quant à l’expression faciale des mannequins a été le défilé Printemps/Été 2020 de Gucci, où l’inexpressivitédes visages, associée au port de blouses blanches rappelant des camisoles de force dans un décor bleuté et aseptisé a été stigmatisée comme une instrumentalisation grotesque de la maladie mentale. Consciemment ou pas, lorsqu’il a imaginé ce défilé, Alessandro Michele n’avait peut-être pas pour cible l’insanité de l’individu, mais plutôt celle d’un marché dont il est souvent ardu de comprendre les motivations et les fins, même pour ceux qui le façonnent de l’intérieur.