Spectroscopie
Vincent Beaurin
Alchimiste de la couleur, Vincent Beaurin dévoile au curateur Domenico de Chirico lapuissance cosmogonique de ses sculptures et en commente la dimension décorative.
Cher Vincent,
en tant que sculpteur, votre approche de la forme semble passer par la couleur, de sorte que l’on pourrait presque vous définir comme un peintre. Vos « spots » sont autant de repères qui viennent rythmer l’espace.
J’ai pu lire sur votre site internet un essai de 2016, intitulé Sur la peinture, dans lequel vous écrivez : « Il arrive que par une œuvre, on ressente
une présence. À ce propos, j’aime beaucoup la théorie des intermédiaires développée par Oleg Grabar dans son livre, L’Ornement, formes et
fonctions dans l’art islamique. » Pouvez-vous m’en dire un peu plus ?
Quel est le lien entre la peinture, cette pensée de l’ornement et vos œuvres ? J’aurais également aimé connaître votre rapport à la nature.
Quelle a été son importance dans votre parcours artistique ?
Enfin, je ressens dans vos sculptures une dimension quasi spirituelle.
La cosmogonie (du grec cosmo — « monde » et gon — « engendrer »)
est définie comme un système de la formation de l’univers. Par ses jeux d’échelles, son rapport à la lumière, ses abstractions, pourrait-on dire
de votre œuvre qu’elle est cosmogonique ?

Vincent Beaurin, Spot couleurs, 2016, polystyrène, verre, Ø 71 x 13,5 cm.
Pièce unique.
Bien à vous,
Domenico Milan, février 2017
Cher Domenico,
Voici ma réponse à vos questions, à part celles qui concernent mon rapport à la nature et l’importance de celle-ci dans mon parcours artistique, que je n’ai pas réussi à comprendre et devant lesquelles, je déconnecte et tombe en dissociation.
Il y a encore quelques temps, je réfutais l’idée de discontinuité entre toutes les choses qui existent dans le monde. Aujourd’hui, mon regard a un peu évolué. Les corps se distinguent et s’identifient par leurs contours, leurs limites.
Mon travail de sculpteur consiste à résoudre ou équilibrer les pressions réciproques, notamment entre un corps en formation et l’espace qui le contient ou l’espace et un corps qui vient l’encombrer, sans oublier tout ce qui occupe déjà l’espace. Plus loin, il est possible que la plénitude de l’espace impose la sphère comme forme, volume ou résolution. De même, si un objet ou une figure réclame de plus en plus de précision dans l’élaboration de ses contours, il y a de fortes chances que l’on obtienne des surfaces, des volumes, des corps de résolution quasi mathématique. L’air ou le gaz, ainsi que le souffle paraissent tenir un rôle important dans cette « approche ». Les volumes semblent souvent avoir été gonflés comme des ballons, bien que ma technique et mes outils soient très rudimentaires voire rustres : scier, gratter, arracher. La peau est le lieu et l’organe de ces opérations, de ces échanges. Elle enregistre et porte les traces de toutes les frictions, affections, érosions, projections de toutes parts, une peau tendue, mais rugueuse voire écorchée, un peu comme le présent, coincé, raboté et abrasé entre les deux géants, passé et futur, à tel point même que beaucoup d’objets ressemblent à des débris broyés et inertes. Et c’est ainsi que sur cette croûte épidermique vont se refléter les couleurs qui à la différence des objets n’ont pas d’autres contraintes que l’apparition et la disparition, d’autre champ qu’entre lumière et obscurité. Sur ce sujet, je me demande si Newton ne nous aurait pas livré une allégorie spagyrique ou alchimique concernant le potentiel éblouissant de la couleur, plutôt que sur la nature prétendue composite de la lumière.

Vincent Beaurin, Spot couleurs, janvier 2017, polystyrène, verre, Ø 71 x 13,5 cm. Pièce unique.
Photographies Sonia Beaurin 2017.
Post-production Grégory Copitet.
La couleur pourrait se révéler un domaine, comparable aux mathématiques et à la physique nucléaire. Je parle de ce qui se cache dans la couleur comme ce qui se cache dans l’intimité de la matière. J’ajoute qu’il y a deux types de lumière, celle qui éclaire les objets et qui se distingue de l’ombre, et celle pour laquelle les mêmes objets ou corps ne constituent pas des obstacles ni des écrans et que l’on ne commence précisément à percevoir que dans la nuit. Les couleurs peuvent être celles de la matière, des ondes, de l’énergie, du paysage, bucolique ou urbain. Elles peuvent être atmosphériques ou signalétiques, troubles ou limpides, simples ou complexes, sombres ou claires, mates ou brillantes, opaques ou transparentes, etc. Les couleurs ne se figent pas. Elles se reflètent les unes dans les autres. Elles dialoguent. Avec nos yeux elles jouent une partie de va-et-vient continue. Tout l’univers vibre dans la couleur, en contrastes, des plus nocifs assemblages aux plus puissantes harmonies, des expressions les plus crues aux plus subtiles et sophistiquées. La couleur ne se fige pas. Elle évolue sans cesse dans sa plénitude. Elle a aussi le pouvoir de se présenter alternativement comme individu et comme collectif. Comme l’ocelle de la plume d’un paon ou d’un papillon, la couleur attire, absorbe, projette et regarde.
Et les « spots » en référence à un lieu particulier plus qu’à un appareil d’éclairage, s’assimilent à des yeux comme à des astres dans un univers rayonnant ou explosif dans lequel les vides, les trous, les absences, sont autant d’ailleurs possibles, à l’inverse d’une ébauche linéaire comme l’histoire, qui voudrait tout ordonner dans le temps sans souffrir ou supporter la moindre interruption ni dissociation, entre un début et une fin que jamais elle ne saisit et qui menace constamment de s’effondrer sous la lourdeur des commentaires que seule elle suscite et génère.
Si j’étais peintre, ce qui était le cas pendant une dizaine d’années au début de ma pratique, je ferais exactement ce que je fais. De même, les spots sans se conformer à la fenêtre, seraient des tableaux et plus particulièrement, des tableaux de paysage.

Vincent Beaurin, Spot couleurs troubles, 2015, polystyrène, verre, ø 71 x 13,5 cm.
Pièce unique.
« L’ornement issu de la nature est peut-être un véritable démon, au sens particulier d’intermédiaire actif et essentiel que Platon donne au mot daimôn. Les artistes chinois et leur imitateurs en Iran, en Turquie ou en Occident, conscients de ces qualités démoniaques, donnaient à leurs volutes végétales des formes contorsionnées évoquant des dragons, quand ils ne voyaient pas directement un dragon dans chaque volute. Car l’ornement naturel — quelle que soit la manière dont il est perçu et où qu’il se trouve — conduit toujours ailleurs qu’à lui-même; il assure la médiation entre l’œuvre d’art et le spectateur, entre l’objet et la personne qui en fait usage. »
Oleg Grabar, L’Ornement, Formes et Fonctions dans l’art islamique Flammarion, Paris, 2013, p. 303.
Une œuvre d’art comme intermédiaire ou vecteur, c’est aussi quelque chose qui ne se décrit pas par des termes finis. Ce type d’œuvre n’est pas une fin en soi, bien que son élaboration ainsi que son usage requièrent une grande attention.
Sous mes pieds et autour de moi ne me paraît pas très stable ni très solide ou fiable. Il me semble souvent que je dérive et cela m’angoisse un peu, ivre ou désemparé. Ainsi, passant le plus clair de mon temps dans le cosmos où il y a beaucoup moins de monde que dans la ville, il m’arrivait aussi de souffrir de solitude ou d’isolement. Alors j’élabore et produis des repères pour me situer, mais aussi auxquels me fier. Et ces repères, ces lieux ou ces corps, par une sorte d’efficience ou de vitalité qui les occupent ou les animent, manifestent une présence et un ailleurs qui m’apaisent. Voilà le paysage ! Un paysage suffisamment vaste et ouvert pour que d’autres que moi y trouvent leur place ou puissent s’y inscrire.

Vincent Beaurin, Spot couleurs, 2016, polystyrène, verre, Ø 71 x 13,5 cm.
Pièce unique.
« J’ai parlé de la vanité de l’art, mais pour être sincère, j’aurais dû dire aussi les consolations qu’il procure. L’apaisement que me donne ce travail de la tête et du cœur réside en cela que c’est ici seulement, dans le silence du peintre ou de l’écrivain, que la réalité peut être recréée, retrouver son ordre et sa signification véritables et lisibles. Nos actes quotidiens ne sont que les oripeaux qui recouvrent le vêtement tissé d’or, la signification profonde. C’est dans l’exercice de son art que l’artiste trouve un heureux compromis avec tout ce qui l’a blessé ou vaincu dans la vie quotidienne, par l’imagination, non pour échapper à son destin comme fait l’homme ordinaire, mais pour l’accomplir le plus totalement et le plus adéquatement possible. »
Lawrence Durrell, Le Quatuor d’Alexandrie,
Librairie Générale Française, Paris, 2009, p. 27.
Et pour finir, de près ou de loin, l’univers dans toutes ses dimensions, n’est-il pas un nuage de particules scintillantes ou un miroir qui ne demande qu’on le traverse ?
Vincent Beaurin Symi, mars 2017