Rock Lobster

John M Armleder

Figure incontournable de l’art contemporain, le Suisse John M Armleder a construit une œuvre qui se joue des antipodes. Rigoureuse tout en laissant place à l’improvisation, picturalement pop, mais nourriede raisonnements conceptuels, elle témoigne d’une érudition et surtout d’un humour directement hérité du groupe Fluxus, mouvement artistique né dans les années 1960 auquel Armleder est rattaché. Peintures, dessins, sculptures, performances, mais aussi commissariat d’expositions et collaborations avec d’autres plasticiens, son appétit pour l’art semble sans limites. Parmi ses séries phares, les furniture sculptures (littéralement « sculptures d’ameublement ») font référence à la musique d’ameublement. Elles sont la rencontre d’une peinture et d’un élément de mobilier dans un télescopage formel, pictural et sémantique. L’équation est simple, mais les résultats tendent vers l’infini. Du minimalisme à l’ornement, de l’anecdote à la spiritualité, l’art d’Armleder ne se prive d’aucune richesse.

Justin Morin  
Merci de me recevoir dans votre atelier. Quel est votre relation à cet espace ? Est-ce un point d’ancrage ? Y venez-vous quotidiennement ?

John M Armleder 
Oui. C’est un espace que je partage avec Mai-Thu Perret. C’est la réunion de différents dépôts que j’avais à gauche et à droite. On y trouve notamment beaucoup de publications car je suis un fanatique de livres. En 1969, nous avons fondé avec des amis le groupe Ecart, puis une galerie en 1972 dans laquelle nous vendions également des livres. Inconsciemment, quand nous avons fermé, j’ai continué à en commander. Depuis, Ecart continue d’exister sur Internet – www.ecart-books.ch – et nous vendons en ligne. Donc dans cette première zone, on retrouve une multitude de livres. À l’arrière, il y a nos espaces de travail à Mai-Thu et à moi où nous préparons tout un tas de choses.

Justin Morin  
Effectivement, les personnes qui suivent votre travail connaissent votre passion pour les livres. On a cependant rarement l’occasion de vous entendre vous exprimer sur la littérature. Y a-t-il des auteurs qui vous inspirent dans votre pratique ?

John M Armleder 
Je ne sais pas s’ils m’inspirent, mais j’ai toujours été proche de cela. Les livres de littérature sont chez moi, ils ne sont pas ici.
J’ai beaucoup lu. Le souci, qui est amusant, est qu’il y a une douzaine d’années, j’ai eu ce problème de santé, assez grave. On ne me donnait aucune chance de vivre… J’ai raté ma sortie puisque je suis toujours là ! Mais depuis, j’ai de la peine à lire.C’est amusant car lorsque je lis, il semble souvent que je connais ce passage et je réalise que j’ai lu trois fois de suite la même page ! Je lis donc beaucoup moins, mais plus jeune, j’étais un grand lecteur. J’ai lu beaucoup de philosophie, j’étais aussi beaucoup intéressé par la linguistique. J’ai été voir beaucoup d’écrivains au Collège de France, mais aussi en Allemagne ou en Italie.

John M Armleder, Fruit du lotus, 2018. Technique mixte sur toile, 225 × 150 cm. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et d’Almine Rech. Photo : Annik Wetter.

J’ai notamment cotoyé William Burroughs que nous avons invité à Ecart lors d’une rencontre que nous avions appelée Le colloque de Tanger . C’est toute une génération. Mais au fond, mes goûts sont très larges. Je peux autant lire de la littérature dite sérieuse que Alphonse Allais, je ne fais pas de hiérarchie. J’ai une tendance, comme dans l’art, à faire des équivalences. Une chose en vaut une autre.

Justin Morin  
Vous faites souvent référence à l’œuvre de Fra Angelico que vous avez découvert à trois ans et qui a été une révélation, mais aussi aux peintures de Malevich que vous avez vues pour la première fois à l’âge de huit ans. Vous avez rencontré énormément d’artistes, collaboré avec certains d’entre eux. Je sais que c’est un exercice que vous n’aimez pas forcément, car il est compliqué d’être exhaustif, mais y a-t-il des artistes qui vous surprennent aujourd’hui ? Est-il possible de garder une forme d’enthousiasme pour la nouveauté ?

John M Armleder 
Absolument ! Je ne fais pas de hiérarchie entre une époque et une autre. J’ai été impressionné très jeune par John Cage, qui lui même a été très influent chez beaucoup d’artistes. C’est sans doute par ce biais-là que j’ai rencontré tous les gens du groupe Fluxus. Je continue à faire cela, à m’intéresser à d’autres artistes, notamment avec Ecart puisque nous avons un tout petit stand à la foire de Bâle où nous montrons généralement un artiste que l’on a un peu oublié pour une raison ou une autre et simultanément un jeune artiste que l’on ne connaît pas. Et là aussi, il n’y a pas de hiérarchie. Il y a trois ans, j’ai fait une grande exposition intitulée It never ends à Kanal-Centre Pompidou, à Bruxelles où j’ai invité un certain nombre d’artistes à faire des installations. Le catalogue ne devrait plus tarder à sortir. On a notamment reconstruit certaines expositions que j’avais faites auparavant, seul ou avec les gens d’Ecart, mais dans des versions nouvelles. Il y a avait donc énormément d’artistes, nouveaux, mis en discussion avec ceux avec lesquels j’avais travaillé dans les années 70.

Justin Morin  
Vous avez aussi enseigné à l’École cantonale d’art de Lausanne et à l’université d’art de Braunschweig.

John M Armleder 
Tout à fait. À Lausanne, c’était sur l’invitation de Pierre Keller qui était un ami de toujours. La section arts visuels était plus petite que les autres, on voisinait donc avec tous les étudiants. À Braunschweig, j’ai fait une chose à la Joseph Beuys, c’est à dire que j’ai accepté tout le monde. Normalement, dans les académies allemandes, le professeur choisit trois, quatre ou cinq étudiants,qui le plus souvent ont une pratique proche de la sienne. Je suis rentré dans une classe d’un professeur qui venait de décéder, il n’y avait que trois élèves. Après deux ans, ils étaient soixante ! Il y en a que je n’ai jamais vus ! L’enseignement se considère généralement comme une transmission de savoirs, mais je ne sais pas si je sais quoi que ce soit. Je suggérais à mes élèves des méthodes d’investigation. À Braunschweig, les étudiants venaient d’un peu partout dans le monde. Je leur ai toujours dit que s’ils connaissaient un endroit où nous pourrions faire une exposition dans leurs pays, il fallait l’entreprendre. Ils devaient trouver les moyens pour la réaliser car évidemment l’école ne les avait pas. Braunschweig est une petite ville donc tout le monde était content de les aider, nous faisions le tour des magasins et des entreprises pour avoir des financements.
Les étudiants trouvaient des espaces dans leurs villes, et ils proposaient à d’autres artistes de les rejoindre, généralement en produisant les œuvres de ces invités selon leurs instructions. Nous avons fait une quinzaine d’expositions sur ce mode, que ce soit à Séoul, à Tokyo, à Shanghai, à Bâle ou à New York. D’une certaine manière, cela faisait miroir avec ce que nous faisions avec mes amis d’Ecart, qui à l’origine n’étaient pas des artistes. Nous nous sommes rencontrés au Collège de Genève, qui s’appelait encore Calvin, nous faisions de l’aviron d’un côté – de manière très sérieuse puisque nous avons fait des régates un peu partout en Europe – , et des manifestations artistiques non déclarées de l’autre. Et tout à coup, nous avons décidé de faire une programmation, c’était en 1969 avec le festival d’Ecart, où nous avions organisé une série de happenings. Le soir nous discutions et organisions le programme du lendemain. C’étaient les prémices de ce qu’allait devenir la galerie Ecart. C’était une autre époque, tout était plus petit, il y avait moins de tout. À Genève, il y avait peu de galeries. Ce qui fait qu’Ecart est devenu un lieu repéré, les gens qui voyageaient et passaient par Genève venaient nous voir. C’est comme ça que nous nous sommes retrouvés à faire des expositions avec des gens aujourd’hui oubliés ou des artistes comme Beuys ou encore Warhol. C’était possible. Aujourd’hui, ça n’est pas mieux ou moins bien, c’est juste différent.

Justin Morin  
Vous êtes basé à Genève, vous y avez grandi. Est-ce que vous vous êtes posé à un moment la question d’une autre ville ?

John M Armleder 
Non jamais. Mais en réalité, à partir d’un certain âge, j’étais plus souvent ailleurs qu’à Genève. J’ai beaucoup de chance car ma famille m’a soutenu, mon frère surtout. Je viens d’une famille d’hôteliers, tout ça a disparu depuis. À mes débuts, je n’étais pas particulièrement sociable, je ne courrais pas les événements mondains malgré le fait d’avoir croisé beaucoup de célébrités à l’hôtel. Pour moi, les gens importants, c’étaient le garçon d’ascenseur ou le concierge, ceux que je considérais comme ma famille.

John M Armleder, Hibiki, 2021. Patères et peintures sur toile. Toiles : 70 × 225 cm, 125 × 125 cm. Patères: 300 × 8 × 10 cm, 150 × 8 × 10 cm, Avec l’aimable autorisation de l’artiste et d’Almine Rech. Photo : Alessandro Wang.

John M Armleder, Premières oies, 2018. Technique mixte sur toile, 225 × 150 cm. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et d’Almine Rech. Photo : Annik Wetter.

Le hasard a voulu qu’au moment où tout ça s’est écroulé financièrement, j’ai commencé à vivre de mon travail. Je ne sais pas comment, car je n’ai jamais eu l’ambition d’être un artiste qui réussisse. Dès que j’ai eu la chance de faire ces choses-là, j’ai tout de suite essayé de partager ça avec d’autres gens. J’ai eu la chance de vivre avec d’autres artistes toute ma vie. Daisy Lorétan, qui est malheureusement décédée très jeune. Sylvie Fleury. Et depuis, Mai-Thu Perret. J’ai collaboré avec de nombreux artistes. Ça a toujours été fondamental dans mon travail, je vois peu de différence entre la production du travail de quelqu’un d’autre et la mienne.

Justin Morin  
Puisque vous évoquez Sylvie Fleury, je voulais vous interroger sur votre rapport à la mode. Vous avez d’ailleurs été photographié par Collier Schorr dans le cadre d’une campagne pour Brioni. Avez-vous déjà considéré le vêtement comme potentiel objet pour votre pratique artistique, au même titre que le mobilier que vous utilisez pour les Furnitures Sculptures ?

John M Armleder 
Je crois que la relation qu’entretient Sylvie avec la mode est beaucoup plus intense et pensée que la mienne. On a fait des choses ensemble. Les premiers tableaux d’après Mondrian avec la fausse fourrure, qui étaient un peu mal fichus d’ailleurs, c’est moi qui les ai conçus pour elle! Après elle a fait ça beaucoup mieux que moi. Pour en revenir à la mode, je n’ai pas un terrain électif. Un peu à la Picabia, je fais un peu de tout. Je viens de réaliser la doublure d’un habit pour la maison de tissus Scabal. Il n’y a pas de terrain exclusif, ou l’idée que je pourrais faire ou ne pas faire. J’ai fait des parapluies aussi, récemment, avec la maison parisienne We do not work alone…

Justin Morin  
Mais aussi des cravates !

John M Armleder 
Tout à fait. De la vaisselle aussi… D’ailleurs, je travaille à un projet qui va présenter tous ces sous-produits. Je n’en ai pas autant que Jeff Koons ou Damien Hirst, mais il y a de tout, et ça m’amuse beaucoup. J’ai fait une exposition à Shanghai que je n’ai pas pu voir à cause du Covid. Le musée a produit un certain nombres d’objets d’après mon travail, et je trouve ça fantastique. Il y a une écuelle à chat, des chaussettes, tout un tas d’objets que j’ai découverts avec excitation. On va les montrer, aux côtés d’autres objets, dans un magasin à Genève l’année prochaine car le MAMCO va bientôt être en travaux. Dans les cultures occidentales, on va considérer le sous-produit comme inférieur. Mais personnellement je n’en suis pas sûr.

Justin Morin  
Sur Internet, on peut vous voir réaliser vos Pour Paintings. Vous allez utiliser la totalité des peintures que vous avez achetées, et une fois les pots vides, votre intervention se termine. Je me demandais si vous opériez ensuite un processus de sélection. Y a-t-il des toiles qui ne reçoivent pas votre validation ?

John M Armleder 
Quand j’ai fini de produire ces peintures, elles continuent elles-mêmes à évoluer et on ne peut pas vraiment prévoir comment.

John M Armleder, Smoothie II (furniture sculpture), 2019. Acrylique sur toile et deux canapés par Ubald Klug & Ueli Berger, 1972. Toile : 150 × 280 cm. Canapé: 180 × 140 × 100 cm (chacun). Avec l’aimable autorisation de l’artiste et d’Almine Rech. Photo : © Fondation Cab & Lola Pertsowsky.

Les peintures que je mélange ne sont pas miscibles, donc il peut y avoir des réactions chimiques totalement imprévisibles. Souvent dans les magasins, lorsque j’achète les peintures, on me dit : « Faites attention, il ne faut surtout pas mélanger ces produits ! » Je me souviens le cas d’une boutique à New York où on m’a dit : « Ah, vous devez être un artiste !» L’imprévisibilité est dans la partition de manière très claire. Je ne cherche pas à imposer une lecture de mon travail.

J’ai des amis qui étaient furieux qu’on lise leur travail autrement que eux le pensaient. Alors que moi, plus ça m’arrive, plus je suis content. Peut-être aussi parce que j’ai commencé très jeune, et que j’ai oublié quelles étaient mes idées de l’époque. Je suis très content d’avoir oublié ! La légende du sujet m’échappe totalement, ce qui me permet de le voir d’une autre manière. Étant un artiste suisse, j’ai été influencé par Paul Klee qui numérotait tous ses travaux. J’ai des vieux dessins où je faisais la même chose. Puis j’ai arrêté et tout est devenu « sans titre ». Mais c’est devenu compliqué à gérer, donc j’ai commencé à mettre des titres. Mais comme, hormis ces questions d’organisation, il n’y avait pas de raisons pour ces titres, je les choisissais dans les livres que je lisais. Donc on en trouve d’assez colorés, ce qui amuse beaucoup les gens qui sont persuadés que l’œuvre a un rapport avec son nom ! Au final, c’est Klee qui avait raison, les chiffres c’est plus simple ! Quand on me demande d’expliquer ces titres, je ne me souviens plus du tout de quoi il s’agissait. Dans le fond, cela peut paraître arrogant, mais ça m’est égal. Pour moi, il y a toujours eu ce principe très (John) « cagien » d’équivalence. C’est pour ça que je continue à faire des tableaux très structurés, d’autres avec des objets – ou pas –  ou des peintures avec des coulées.

Justin Morin  
Ce numéro de Revue a pour thème « maximalisme ». Quelle est votre définition de ce terme ?

John M Armleder 
C’est un mot hybride, je ne pense pas qu’il ait une définition propre. Comme on le connaît dans notre culture, il représenterait une tendance à être tout inclusif, à ne pas afficher les limites. C’est hors cadre. C’est exactement le contraire du cadre qui voudrait éviter que la peinture aille plus loin que son encadrement. Comment définir autrement le maximalisme ? On pourrait aussi dire que d’un petit objet, on peut en faire un très grand. Ce qui est intéressant avec beaucoup de termes génériques comme celui-ci, c’est que ça peut dire tout et son contraire. C’est quelque chose qui me plaît.

Justin Morin  
Pour conclure, puis-je vous demander sur quoi vous travaillez en ce moment ?

John M Armleder 
Si je le savais ! Je pense ne jamais avoir eu l’idée que je travaillais sur une chose plutôt que sur une autre. Concrètement, avec Ludovic Bourrilly, avec qui je collabore et que nous avons exposé à Bâle cette année, nous faisons des pour et puddle paintings. On fait des objets avec des meubles ou des objets mis en scène avec des socles, pour toutes sortes d’expositions, ou sans destination prévue. J’ai été invité ici à Genève au musée Barbier-Mueller, qui a une collection d’arts des cultures du monde, à montrer mon travail en dialogue avec leurs œuvres. Il n’y aura que des pièces en verre, que j’ai notamment réalisées à Murano. Je prépare également un projet pour la Kunsthalle Marcel Duchamp, un minuscule espace à Cully, en Suisse, à peine plus grand qu’une boîte aux lettres ! Et puis il y a aura des choses à venir ici ou là…

John M Armleder, Cast Iron, 2016. Diptyque : à gauche, acrylique sur toile, 215 × 150 × 4 cm ; à droite, vernis sur toile, 215 × 300 × 15 cm. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et d’Almine Rech. Photo : Annik Wetter.

ROCK LOBSTER — john M armleder  — entretien avec justin morin