Pas de roses sans épines
Joy Des Horts
Le retour du floral comme sujet majeur, parfumé de significations subtiles, subversives et poétiques, offre l’occasion de se pencher sur une pratique contemporaine qui embrasse dans ce motif « décrépi » une multiplicité d’approches vers ce que les fleurs symbolisent : le décoratif, le mineur, l’éphémère, le kitsch, l’émoi facile.
Si, au Moyen-Âge, la fleur revêt un caractère symbolique (dans le cycle marial, le lys, l’iris, l’ancolie sont posés aux pieds de l’archange Gabriel) et représente l’harmonie retrouvée dans l’Hortus Conclusus, l’art du XVIe siècle l’isole de la scène religieuse et lui donne une existence indépendante et moralisatrice dans de grandes Vanités. Stimulée par les découvertes scientifiques de nouvelles variétés dans des compositions naturalistes, des études d’herbiers ou trompe-l’œil, c’est véritablement au XIXe siècle que la fleur se confond avec la grande histoire de la peinture, chez Delacroix, Courbet ou Fantin-Latour. Avec les impressionnistes, le motif floral se pare d’un nouvel éclat : en plein air, le peintre étudie l’intensité de la lumière ; les fleurs deviennent autant de taches colorées, accidents nécessaires aux jeux de clarté. Les fleurs de Manet, aux formes suggérées par des indications rapides, illustrent sa vision de la modernité, tandis que Berthe Morisot se réclame de Corot et de ses harmonies grises. Le décor floral s’épanouit aussi dans l’ornementation graphique et l’architecture, des lignes sinueuses de l’art nouveau à la rose de Mackintosh et aux mosaïques végétales de Klimt. Les artistes du XXe siècle se sont presque tous, à la suite de Cézanne, essayés à la peinture de fleurs. Bonnard trouve dans la fleur l’exaltation domestique du bonheur bourgeois, tandis que Matisse la disperse en arabesques colorées et flamboyantes. Après la Seconde Guerre mondiale, l’art prend un tournant plus intellectuel et la fleur tombe dans l’oubli, considérée comme l’apanage des peintres du dimanche. Elle retrouve cependant un regain d’intérêt chez des artistes pop et les Nouveaux Réalistes (Warhol, Wesselmann, Raysse, Klein), agrandie ou multipliée à l’infini. Irrémédiablement absente dans les Pots de fleurs de Raynaud, elle suscite toujours émotions et réflexions.
De la beauté avant toute
Wolfgang Tillmans, Ushuaia Lupine, 2010, Flower Pipe, Podium, 1999
Loin des photographies marquées par l’engagement politique des années 1990, qui témoignaient d’une jeunesse en révolte contre les normes d’une société en qui elle ne se reconnaît pas, les clichés de fleurs de Wolfgang Tillmans, plus intimes, révèlent une profondeur et une poésie de la trivialité, se manifestant par une lumière naturelle, douce et une palette chromatique sobre.
Ces visions, presque ordinairement ennuyeuses, reflètent la relation de l’artiste au monde environnant, des explorations de l’intimité de son atelier et de son jardin vu de sa fenêtre aux vagabondages plus lointains qui le mènent aux rues désertes de Londres et à sa périphérie. Photographe soucieux de la qualité du tirage, condition du potentiel expressif de l’image, Tillmans obtient de l’épreuve argentique le meilleur de son atmosphère et de son pouvoir évocateur. Ses compositions s’articulent autour de la mise en scène de formes désuètes, où les objets manufacturés se mêlent aux éléments naturels : fleurs séchées, bouteille en plastique, le tout dans un paysage de banlieue anglaise.
Des fleurs délaissées, fanées ou coincées derrière des radiateurs, qui pourtant par leurs grâces, déjouent le memento mori que l’on aurait attendu ici. Ces fleurs qui exercent sur l’artiste une inépuisable fascination, sont comparables à la surface d’une toile, réfléchissant des instants de tendresse exquise et d’espoir lorsqu’un rayon de soleil vient caresser les feuilles d’un pommier, elles se veulent poignante mélancolie lorsqu’il observe les pétales tombés de pivoines flétries, comme autant d’absences et de manques. Le végétal procède chez l’artiste d’un état d’âme et veut le susciter chez ses contemplateurs. Construisant des narrations à la fois intimes et collectives, les natures mortes de Tillmans transmettent un état de dissolution du moi, difficile à décrire : des instants suspendus, trop glissants pour être retenus, d’hyper-tranquillité.
De tous ces clichés de fleurs pris ici et là — pour la plupart dans son atelier d’où l’on peut apercevoir à l’extérieur un train renvoyant les derniers rayons de soleil sur les toits d’un paysage industriel — et qu’il considère avec l’intérêt d’un ethnographe, Wolfgang Tillmans établit un lien sensible entre la photographie (l’acte de regarder et s’engager avec les surfaces du monde) et l’expérience sensuelle, il nous invite à investir l’image muette de nos sens. Les digitales saisies au bord d’un trottoir, les fleurs exotiques s’étirant lascivement dans des bouteilles en plastique deviennent autant de prétextes pour capter l’éclat naturel du monde observé, scandaleusement beau.

WOLFGANG TILLMANS, USHUAIA LUPINE (A), 2010.
IMPRESSION JET D’ENCRE SUR PAPIER, 208 X 138 CM.
AVEC L’AUTORISATION DE L’ARTISTE ET GALERIE CHANTAL CROUSEL, PARIS.
© WOLFGANG TILLMANNS
Wolfgang Tillmans s’intéresse à la peau du monde, la façon dont elle change au fil des ans. Les photographies de ses fleurs entremêlent les temporalités et captent une mémoire collective des affects, des troubles et des bonheurs simples qui parsèment nos existences éphémères. Il suggère une façon de regarder notre environnement avec une sensibilité remarquable et parvient à transcender la banalité et à faire jaillir de la beauté là où nous ne la suspectons pas : entre les pavés clairsemés d’une cour, d’un jardin, aux abords d’une autoroute, Tillmans recueille le miracle de l’extas.
Jordan Sullivan, After the Funeral, 2016
Ombres chinoises dans un champ, un jardin, les fleurs de Jordan Sullivan sont décontextualisées, isolées, saturées, surexposées. On les devine à travers un prisme très particulier, révélant la matérialité primaire d’images apparemment sans commentaires. Pourtant, dans une tradition de la nature morte où les fleurs sont devenues banales dans leur multiplicité et menacées dans leur forme actuelle, Jordan Sullivan cherche à préserver l’expérience personnelle du paysage. Fasciné par les possibilités expressives qu’offre la photographie, il y développe un sens aigu de l’observation, un goût pour les compositions éthérées, et pour l’intensité psychologique des paysages.
La série After the Funeral rend compte des liens étroits entre poésie, rêve et réalisme : un diaporama de fleurs sauvages que l’artiste a capturé après l’enterrement de sa grand-mère, dans un champ près de sa maison. Les couleurs y ont une présence fantomatique et s’ajoutent comme un filtre kaléidoscopique par-dessus les clichés de fleurs, imprimés sur une soie translucide, qui étend le dialogue entre photographie de paysage et la physicalité de l’expérience. Les œuvres répondent au mouvement et au toucher du spectateur, elles réaniment le paysage et engendrent une image flottante, qui ne cherche pas à séduire au premier coup d’œil, mais se rappelle encore et encore au souvenir de son observateur, comme le musc entêtant des violettes des champs.
Irving Penn, Flowers, 1967
En 1967, Alexander Liberman, directeur artistique du célèbre magazine américain Vogue, commande à Irving Penn des photographies de fleurs pour sa prochaine édition. Ce sera le début d’une collaboration sur sept numéros avec le photographe, qui chaque année, se consacre à une fleur particulière : 1967 — Tulipes ; 1968 — Coquelicots ; 1969 — Pivoines, 1970 — Orchidées ; 1971 — Roses; 1972 — Fleurs de Lys ; 1973 — Bégonias.

JORDAN SULLIVAN, FORGOTTEN ANCESTORS, 2016.
TIRAGE C-PRINT, 40 X 60 CENTIMÈTRES.
Irving Penn s’applique ici à un exercice de style que nombre d’artistes ont étudié dans l’histoire de l’art. Et si l’attention particulière qu’il porte à la structure des fleurs, leurs textures, palettes et anatomies rappelle les peintures des grands maîtres tel Chardin, le photographe semble explorer et repousser les limites du modernisme dans son traitement des sujets de la nature morte. Ses images prises chacune sur fond neutre, omettent le contexte et subliment la fleur, elles sont à la fois surprenantes et d’une beauté peu conventionnelle — déployées sur les pans de doubles-pages pour exposer aux lecteurs leur splendeur botanique, elles exhibent aussi leur fragilité, de leur floraison précoce à leur flétrissement. L’image, qui en réfère explicitement au réel, voit ici ce réel rendu fuyant, vulnérable jusqu’à un point de non-retour, par un choix de spécimens ayant passé la perfection, tachetés, légèrement déchirés, loin de l’esthétique glacée et chic de ses éditoriaux de mode. Il exprime ainsi son idée de la beauté, dégagée des conventions selon lesquelles une fleur doit être photographiée intacte, dans toute sa perfection. Une beauté imparfaite du fugace. Tout est paradoxal, déroutant chez Penn. Il trouve dans la fleur une perfection intrinsèque ne supportant aucune autre sorte de modification plastique, et aborde avec humilité leur fragile éclat.
DE LA POLITIQUE
Willem De Rooij & Jeroen De Rijke, Bouquet I, 2002
Certains artistes contemporains trouvent dans la fleur une puissance symbolique poétique et politique. Ouvrir le champ artistique aux emblèmes diplomatiques et à la grande Histoire, c’est libérer les fulgurances romanesques, les brèches poétiques venues s’infiltrer dans notre monde hyper-rationnel qui ne concorde plus avec la sensibilité des êtres. Contre la beauté intrinsèque et universelle, certains artistes — à la suite de l’art contextuel émergeant lors des années 80-90 — incorporent dans leurs œuvres politique et sociale, reprenant l’argument du philosophe français Jacques Rancière, selon lequel le « sensible » n’est pas le domaine exclusif de l’art, mais est aussi une dimension de la politique. Rancière considère la « division du sensible » comme un processus dans l’espace et dans le temps, les frontières entre l’art et la politique se veulent souples et dynamiques. L’art n’est pas « essentiellement politique » parce qu’il a une dimension politique, mais parce qu’il « configure un sensorium spatio-temporel qui détermine les modes d’être ensemble ou séparés, à l’intérieur ou à l’extérieur, en travers ou au milieu de. » Il se réfère à la division entre les images artistiques et non artistiques, problématisée dans la série des Bouquets, initialement commencée en 2002 par le duo hollandais Willem De Rooij et Jeroen De Rijke. À première vue, leurs compositions florales suggèrent un sentiment d’harmonie, par l’attention minutieuse du détail, où composition et palette sont méticuleusement pensées. Le spectateur glisse dans un plaisir sensoriel saturé de couleur, démonstration naturelle et simple de beauté. Cette forme de beauté la plus générale n’est pas un espace à part. Au contraire, la réalité, et toutes ses facettes imprévisibles, peut y pénétrer à tout moment : le bouquet, forme inoffensive et séduisante, est associé à un texte sur l’engagement hollandais pour la liberté irakienne. Le texte décrit la célébration de leur fête nationale par une délégation hollandaise en Irak, durant laquelle le commandant appelle à la lutte contre la menace de L’État islamique. Implicitement, Willem De Rooij et Jeroen De Rijke s’interrogent sur ce qui constitue les canons et se demandent dans quelle mesure ces derniers peuvent être déplacés, en affirmant qu’il n’y a pas de séparation entre l’éthique et l’esthétique. Peut être est-ce ainsi : lorsqu’on ne peut plus supporter, au risque de s’y noyer, l’intensité, la richesse, la complexité et la beauté d’une couleur, d’une forme, d’une odeur, un mot, une phrase balaient tout ceci pour agir en tant que détonateur, bien plus puissant que toute référence explicite.

WILLEM DE ROOIJ, BOUQUET VI. 100 TULIPES NOIRES, 100 TULIPES BLANCHES, VASE, SOCLE, DESCRIPTION ÉCRITE, LISTE DES FLEURS, VUE D’INSTALLATION À LA GALERIE CHANTAL CROUSEL, PARIS 2011.
AVEC L’AUTORISATION DE L’ARTISTE ET GALERIE CHANTAL CROUSEL.
PHOTO : FLORIAN KLEINEFENN.
À l’ère des grands enjeux politiques et idéologiques, Willem De Rooij et Jeroen De Rijke vont au-delà de l’examen des conventions esthétiques pour dégager le potentiel critique du beau : une cristallisation des sens radicalement modifiée en outil de réflexion incisif.
Kapwani Kiwanga, Flowers for Africa, Uganda, 2012
En reprenant le motif de la fleur, d’autres artistes s’intéressent à son exotisme dans ce qu’il a de construit, de factice. L’œuvre de Kapwani Kiwanga retrace un processus méthodologique pointilleux, fruit de recherches historiques, iconographiques et végétales qui entendent mettre en avant une autre réalité, loin des discours officiels qui ont fait l’histoire africaine. En révélant comment ces récits prennent forme dans les objets, la série Flowers For Africa (2012) questionne la matière dont est faite l’Histoire, sa fragilité, son infaillibilité, sa visibilité et sa hiérarchie.
Partant d’un long travail sur les archives visuelles liées à la décolonisation, Kapwani Kiwanga reconstitue à partir de documents iconographiques d’époque les bouquets de fleurs ayant été utilisés à des fins symboliques lors de cérémonies ou manifestations relatives à l’indépendance de pays africains. Des œillets, anémones et bougainvilliers sont mis en scène, témoins muets de grands moments historiques, du triomphe de Benyoucef Benkhedda en Algérie en 1962 à la négociation majeure entre Frelimo et le Portugal en 1975. La focalisation sur ces détails en apparence mineurs est associée à la tradition de la nature morte, aux symboliques complexes et chargées au sein de l’histoire de l’art.

Kapwani Kiwanga, Flowers for Africa : Nigeria, 2014. Dimensions variables, pièce unique.
Avec l’autorisation de la Galerie Jérôme Poggi.
Photo : Aurélien Mole.
Taryn Simon (dont l’œuvre révèle également les logiques cachées derrière les représentations et les discours officiels) voit dans ces bouquets, qui agrémentaient les tables de négociation aux lendemains des guerres d’indépendance africaines, des « potiches réduites à leur seule fonction décorative ». Fraîches et éclatantes pour le vernissage, les fleurs ne sont pas préservées. Elles laissent libre cours à leur cycle naturel, œuvre éphémère sur la mémoire passée ramenée à la vie pour être à nouveau considérée. Célébrations, dédicaces, commémorations, condoléances… voilà les actions, sentiments, et devoirs divers de cette œuvre qui entend réinterpréter les symboles de l’histoire.
De la symbolique
Maria Loboda, A Guide to Insults and Misanthropy, 2006
Dans le symbolisme complexe du langage des fleurs, Maria Loboda développe un art de la séduction dangereux, codifié de signes dans lesquels les craintes et les désirs se manifestent esthétiquement. Par-delà la sensualité des matériaux invoqués — fleurs, plantes vertes et autres herbacées — le contenu de ses pièces est délibérément opposé à leur mode de présentation, et les formes emblématiques y sont mouvantes.
Dans A Guide to Insults and Misanthropy (2006), les bouquets de Maria Loboda paraissent de prime abord bien innocents. Mais derrière l’élégance et la tranquillité de fleurs soigneusement sélectionnées, se cache un discours venimeux : le langage symbolique des fleurs à l’ère victorienne nous apprend que chaque plante représente un mot : le basilique sous entend la haine, l’œillet jaune est synonyme de dédain, et l’iris évoque l’horreur. Opérant par tromperie, Maria Loboda convoque une nature observée et lue, où les fleurs émergent en allégories d’insultes et autres épithètes, réorganisant nos icônes et semant le trouble. Dans cette sculpture verbale, rien n’est comme il paraît — et le bouquet innocent est supplanté par un effet trompe-l’œil chargé de sens. En insufflant dans l’univers sans faille du beau la possibilité d’une singularité, Maria Loboda réalise un travail subtil sur les marges ; l’aura esthétique est supplantée par l’impertinence.

Maria Loboda, A Guide To Insults and Misanthropy, 2006. Avec l’autorisation de l’artiste et de la Galerie Maisterravalbuena, Madrid.
Camille Henrot, Is it possible to be a revolutionary and like flowers ?, 2012
En se référant directement à l’ikebana, historiquement marginalisé, considéré comme le sous-produit d’un amateurisme charmant, et d’une création artistique mineure, la série de Camille Henrot, « Is it possible to be a revolutionary and like flowers ? » (2012) embrasse la nature morte florale dans toutes ses formes, esthétique et sémantique. Les fleurs délicates et les tiges torsadées des bouquets ponctués de vides et d’éléments incongrus, telles des plumes du Kansas séchées ou des tuyaux de machine à laver, appellent à une beauté réduite et ramenée à sa simplicité essentielle. Bien plus que des compositions animées d’une élégance naturelle, les bouquets de Camille Henrot sont des traductions florales de titres littéraires de grande envergure, de thèmes et de citations extraits des étagères de la bibliothèque personnelle de l’artiste. En attribuant ainsi à ses livres une existence purement matérielle, un retour à leur élément primitif, le végétal, Camille Henrot perpétue la pratique japonaise du bouquet dont l’assemblage des fleurs doit refléter l’état d’esprit de celui qui le réalise et fait basculer les interprétations simples, troublant les associations avec la culture et le genre. Si les ouvrages de Bronislaw Malinowsk (dont l’un des titres, Les argonautes du pacifique occidental illustre des feuilles de strelitzia savamment agencées) traitent bien peu de compositions florales, il faut aller chercher du côté de l’affinité entre fleurs et littérature. Car là est toute la pertinence de l’œuvre de Camille Henrot, qui sonde les idiosyncrasies culturelles, engendre des ré-interprétations interculturelles et contribue à créer sa propre re-création visuelle du monde. Le titre de ces arrangements floraux gracieusement équilibrés reprend les paroles d’un collaborateur de Lénine :« On commence par aimer les fleurs et bientôt l’envie vous prend de vivre comme un propriétaire foncier, paresseusement étendu dans un hamac et qui au milieu de son magnifique jardin lit des romans français et se fait servir par des valets obséquieux ».
Cette méfiance envers le caractère conformiste des fleurs rejoint la littérature, deux éléments agissant comme obstacles à la rébellion et à l’action, mais également comme matériaux lénifiants dans le cas de l’artiste qui commence à s’intéresser à l’Ikebana suite à la perte d’un être cher. Camille Henrot voit dans cette pratique un « espace privilégié » ayant vocation à apaiser celui qui le regarde, comme celui qui le compose. En utilisant la nature comme pinceau, les ikebanas-livres de Camille Henrot combinent des fragments disparates et des sentiments épars en un ensemble harmonieux d’éléments déracinés, coupés de leur contexte et réunis dans un tout hors du temps.
Nathalie Czech, Critic’s bouquet, 2015
À l’ère de l’horizon technologique et économique du monde globalisé, les messages s’envoient en quelques micro-secondes par un tweet et s’autodétruisent aussitôt sur Snapchat. Le petit bouquet de jacinthes, moyen de communication non verbale entre les amoureux signifiant selon la coutume victorienne, « votre beauté me charme » paraît bien désuet. Pourtant, c’est bien ce langage des fleurs, datant du XIXe siècle, que Nathalie Czech invoque dans sa série des Critic’s bouquet (2015). Oscillant entre poésie concrète et photographie conceptuelle, son œuvre cherche à traiter des mots en image et à (dé)composer une image par des mots.
Elle invite ici plusieurs critiques à écrire un court texte sur une œuvre ou une exposition de leur choix. Puis elle fournit une charte où chaque fleur correspond à une émotion ou un mot et demande aux auteurs de jumeler le sens de chaque phrase à un bouquet, qu’elle immortalise ensuite en photographie. Ainsi, lorsque Peter Scott choisit de faire un compte-rendu de l’exposition de Fischli & Weiss présentée à Documenta en 1987, sa phrase « Le comportement des objets, comme chez les gens, n’est jamais une chose sûre», se traduit en rhododendrons, fleurs évoquant l’éphémère et la tempérance. Le processus se répète ainsi pour chaque phrase, et le bouquet devient ainsi une polyphonie de descriptions, jouant sur la taxinomie, et le pouvoir palimpsestique des fleurs. Entrainant le spectateur dans un incessant va-et-vient entre le langage et la forme qui le contient, Nathalie Czech s’efforce de contenir son œuvre dans un cadre alors que tout tend à se déployer en dehors de ses limites, comme pour libérer le sens des mots. Elle rejette la hiérarchie rigide des arts sensoriels et intellectuels et articule sa pratique à rebours de la tradition occidentale qui favorise le décoratif au détriment du sens. Dévoilant de nouvelles perspectives visuelles au spectateur, les gerbes flamboyantes de Nathalie Czech décodent et recodent la petite marguerite.
Du décoratif
Marc Camille Chaimowicz A Charged Frivolity, 1992-1993
L’art contemporain semble trouver dans le motif floral un sujet décrépi. Pourtant, de sa décadence, de son langage sophistiqué de couleurs et de formes, des artistes tels John Armleder ou Marc Camille Chaimowicz s’émancipent de la soi-disant obsolescence du sujet pour reposer les questions essentielles de la peinture et ses dérivés : celles du motif, du kitsch, de la limite entre abstraction et figuration, celles d’un médium pour certains considéré comme dépassé, pour d’autres comme synonyme de l’art — et s’interrogent sur ce qui la différencie du décorum.
De cette volonté de brouiller les catégories, dates et grands styles du modernisme, l’univers hybride de Marc Camille Chaimowicz se joue de la désuétude du motif floral et de sa donnée humoristique. En réponse à un art contemporain qui cherche à atomiser les frontières entre art et vie, Chaimowicz entrelace frises d’orchidées et d’iris, en confirmant son intérêt pour le décoratif comme art envahissant, enivrant, omniprésent. Cette célébration du low s’applique à nos zones domestiques de subversion douce, où les éléments décoratifs qui absorbent nos regards participent de la transformation du réel, et non de la reproduction des conventions. En mettant en situation des éléments de mobilier — fauteuils crapaud, paravents, papiers peints et buffets — dans d’élégants intérieurs bourgeois surannés, les fleurs prennent alors la même valeur décorative qu’un motif de tapisserie, anti-hiérarchique, privilégiant l’ornement sur une conception globale de l’œuvre. En se recentrant sur les détails et fioritures, l’artiste exalte la dimension affective des objets avec lesquels nous vivons. Le motif floral incarne chez Chaimowicz une vie intime, découlant d’un passé ouaté, dont les couleurs pastels confèrent une tonalité fanée et passéiste à ses mises en scène proustiennes. Ces célébrations de la vie réelle procèdent d’une comique fusion du temps et de sentiments : mélancoliques et artificielles, elles mettent en scène une sentimentalité de la fleur qui se joue d’elle-même.
John Armleder, Furniture-Sculpture, 2016
Ainsi, les fleurs resurgissent soudain au milieu de préoccupations que l’on imaginait uniquement formelles, détournant les modèles du modernisme et du minimalisme en les dotant d’une valeur d’usage courant, nourrie par la culture de masse et l’entertainment.
Entre la norme industrielle et le standard artistique, John Armleder, dans ses Furniture-Sculpture ne semble pas vraiment soucieux de choisir son camp, préférant zigzaguer de l’une à l’autre dans l’indétermination des références. Initiée en 1979, cette série fait directement référence aux ready-made duchampiens en mariant un meuble domestique, tel qu’une chaise ou une table, à une peinture abstraite. Par leur modestie, ces sculptures se réfèrent à des parcelles de vie, en déplaçant par exemple des stands de fleurs des épiceries new-yorkaises entre les cimaises d’une galerie. Tulipes, pivoines, roses, sont élevées ici au rang de sculptures sur socles en plastique, moins dans une logique de transgression que de mise à mal de la valeur artistique, semblant souligner l’inévitable réification de l’art, la fatalité de procéder à son propre pastiche. La démarche d’Armleder atteste de la valeur décorative de l’art, composé d’éléments interchangeables et vides du moindre message. Cette dichotomie entre l’art et la vie, où tout est considéré au travers de rapports d’équivalence, remet en question le statut de l’œuvre, les idées de style et de décoration, tout en portant un regard ironique et distancié sur l’académisme du motif floral.

John M Armleder, While, 2016.
Peinture sur toile, 215 x 150 x 6 cm.
John M Armleder, Shishito Peppers, 2016.
Acrylique sur toile, panneaux de bois laqués, fleurs vivaces, pots métalliques, 233,68 x 731,52 x 121,92 cm.
Avec l’autorisation de l’artiste et Galerie Almine Rech
© John M Armleder Photo: Matt Kroening.