Opus Focus Pocus
Trix & Robert Haussmann
Magiciens de l’espace, Trix et Robert Haussmann sont à l’origine d’une œuvre qui débute véritablement dans les années 60. Aménagement de boutiques de designers, création de grands magasins, réalisation de mobiliers graphiques et ludiques, on pourrait tenter de définir leur style par une rencontre incongrue entre les formes minimales et l’op art. Adepte de techniques artisanales, le duo a adopté des positions qui semblent aujourd’hui visionnaires. Zürich, la ville où il est basé, a accueilli nombreux de leurs projets. Originaire de la ville suisse, Syra Schenk a arpenté plusieurs d’entre eux, véritables repères architecturaux. Elle s’entretient avec ce duo dont la modestie n’a d’égal que le talent.
Syra Schenk Vous avez travaillé sur plusieurs décennies avec la famille Weinberg, propriétaire des boutiques multimarques zurichoises du même nom, pour laquelle vous avez réalisé des espaces de vente. Ces projets sont tous très différents mais portent néanmoins une signature Haussmann lisible. Comment cette collaboration a-t-elle commencé ?
Trix Haussmann On a rarement la chance d’avoir des maîtres d’ouvrage comme les Weinberg. Nous étions amis. Tous les deux avaient un grand intérêt pour l’art, ils étaient collectionneurs. Et l’univers de l’art était très important dans notre vie également. Le lien entre l’art et le commerce est très particulier dans notre approche.
Robert Haussmann L’architecture commerciale est toujours de courte durée, voire éphémère. C’est très rare qu’un projet perdure plus de sept ans. Nous avons beaucoup travaillé en Allemagne avec Görtz, une grande chaîne de chaussures, et tous les trois ou quatre ans, ils voulaient quelque chose de nouveau. Les Weinberg étaient une exception, car ils voulaient être impliqués dans le dévelop-pement, ce qui est rare chez un détaillant.
Syra Schenk Avec la boutique Lanvin (Zürich, 1977), une licence de la famille Weinberg également, vous avez ravivé des techniques artisanales oubliées, notamment avec des peintures trompe-l’œil de marbre sur bois. L’espace principal était une pièce étroite, et vous avez réussi à l’étirer grâce à cette technique appliquée du sol jusqu’au plafond. La boutique semblait de ce fait très imposante.
Robert Haussmann Cette boutique Lanvin était comme un précepte de théorie architecturale, non pas sous la forme d’un texte, mais d’une construction – nous avons pu intégrer des éléments fondateurs dans ce magasin. Ce cube, le dialogue entre le vrai marbre et le trompe-l’œil, tout cela était novateur à l’époque. La technique du trompe-l’œil nous a toujours intéressés. À l’époque c’était très inhabituel, on pouvait entendre que nous trichions !
Trix Haussmann L’architecture du XVIe siècle nous a toujours beaucoup influencés. Durant cette période, le trompe-l’œil était fortement utilisé. Nous n’avons bien évidemment rien inventé. Dans l’histoire de l’art, il y a eu la période du maniérisme classique, qui a représenté une véritable rupture avec l’époque qui la précédait. Nous avions l’impression que nous étions à nouveau à un point de rupture dans les années 70. Nous avons donc décidé d’adapter ces techniques artisanales anciennes à notre époque. Nos maîtres d’ouvrage ont joué le jeu,ils trouvaient cela intéressant.
Dans une boutique de mode, tout ce qui attire l’attention est juste : cela laisse la place à l’expérimentation. Les clients viennent si quelque chose est nouveau et intéressant.
Syra Schenk Vous vouliez appliquer la technique du trompe-l’œil jusqu’aux mannequins de vitrines, mais vous vous êtes ravisés.
Robert Haussmann Elles avaient l’air d’avoir une maladie de peau ! Ce n’était vraiment pas possible.
Trix Haussmann Oui, nous avons pensé que ça allait vraiment trop loin !
Syra Schenk Vous avez réalisé un trompe-l’œil sur vitrail pour cette boutique Lanvin, représentant un drapé. Il se trouve que le drapé était un élément important dans le travail de Jeanne Lanvin. Est-ce que son travail a inspiré ces fenêtres plombées ?
Trix Haussmann Le drapé nous plaisait pour sa théâtralité. C’est un motif que nous avons utilisé ensuite pour la Galleria à Hamburg (construite entre 1978 et 1983). La boutique Lanvin a été une œuvre clé pour nous. Elle a beaucoup été publiée à l’international, car c’était la première fois que des architectes d’intérieur réinterprétaient l’histoire de cette manière-là.
Syra Schenk Un peu plus tôt, en 1971, vous aviez réalisé la boutique zurichoise de Courrèges, également en licence des Weinberg. Apparemment, André Courrèges lui-même était ravi de cet espace.
Trix Haussmann Je trouvais sa mode vraiment géniale, je ne portais plus que ça.
Syra Schenk Ses collections à l’époque n’étaient pas seulement modernes, elles étaient pratiques. Elles s’adressaient typiquement aux femmes comme vous, qui travaillaient et avaient une vie de famille.
Trix Haussmann Durant ce projet, j’étais enceinte de notre dernier fils, et je m’habillais en Courrèges ! À cette époque on ne montrait pas son ventre, on portait des vêtements amples… Les robes trapèzes étaient bien différentes des vêtements de grossesse classiques.

Da Capo Bar, IntÉrieur, Aufgang, Hauptbahnhof, Zürich, 1981.
Extrait du livre Trix + Robert Haussmann,
Fredi Fischli, Niels Olsen, Edition Patrick Frey, 2012.
Robert Haussmann La boutique Courrèges était dans un bâtiment qui devait à l’origine être rasé. Il devait être reconstruit dans le style de la Kantonalbank, une construction moderne. Le bâtiment a soudainement été classé monument historique, car il datait de la période Gründerzeit, l’époque des fondateurs. On pensait tout d’abord que notre boutique ne durerait que deux ou trois ans. Donc rien n’a été changé dans la structure de l’architecture : nous avons apposé une façade sur les vitrines existantes, un drap épais tendu sur le plafond, qui servait de cache-misère pour une extraction hideuse, et mis au sol un carrelage plutôt bon marché. Mais tout ça donnait un ensemble homogène. Ça nous convenait bien, et ça convenait à monsieur Courrèges.
Syra Schenk C’était un des projets les plus économiques, n’est-ce-pas ?
Robert Haussmann Oh oui, aucune comparaison possible avec le projet pour Lanvin.
Syra Schenk L’immatériel est très important dans une boutique de mode. Et à ce sujet, vous avez fait quelque chose de très simple, mais d’essentiel : vous avez fait entrer la lumière naturelle dans les magasins, notamment en ouvrant les vitrines, jusque-là cloisonnées.
Trix Haussmann Nous avons peut-être fait partie des pionniers à l’époque car nous nous intéressions à autre chose qu’aux styles conventionnels.
Robert Haussmann Il y avait des projets superbes à l’époque dans le minimalisme, comme ceux de Comme Des Garçons. Il n’y avait quasiment pas de mobilier, seulement une barre et une corde.
Trix Haussmann Nous avions vu la boutique Comme Des Garçons à Paris, et lorsque j’ai vu leurs défilés, j’ai été fascinée. Les vêtements étaient différents, ils ne cherchaient pas à être beaux !
Syra Schenk Rei Kawabuko avait peut-être un peu la même approche que vous, il s’agissait pour elle de créer une véritable rupture.
Trix Haussmann C’est justement ce qui nous a plu – le courage qu’il fallait pour montrer quelque chose comme ça. C’était littéralement des anti-vêtements et des anti-boutiques.
Syra Schenk Vous dites aussi que vous vous limitez à peu de matières. Est-ce voulu ou cela découle simplement de votre approche aux projets ?
Trix Haussmann « Less is more » le dicton de l’architecte Mies van der Rohe, nous plaisait bien !
Robert Haussmann Quand on a des théories comme ça, on peut bien sûr faire l’inverse. Nous avons fait un Lehrstück, littéralement un « instrument pédagogique », qui s’appelle Function follows Form, en opposition au célèbre Form follows Function –le principe architectural de Louis Sullivan qui pose les bases de l’approche fonctionnaliste. On peut détourner cet adage : prendre une forme quelconque et réfléchir à ce que l’on peut en faire.
Trix Haussmann Si l’on veut raconter un point de vue, il faut se concentrer sur l’essentiel. Si l’on intègre une centaine d’anecdotes ou de blagues, on ne voit plus le message au final. Il en va de même avec la collection de matériaux utilisés dans un objet, elle doit être réduite à l’essentiel.

Galleria Hamburg, Passage, Hamburg, 1978-83.
Extrait du livre Trix + Robert Haussmann, Fredi Fischli, Niels Olsen, Edition Patrick Frey, 2012.
Syra Schenk Parlons justement des Lehrstücke, les instruments pédagogiques. Pourquoi avoir choisi ce nom ?
Robert Haussmann Nous avons tous deux toujours enseigné. À l’origine, ces objets étaient vraiment destinés à un but pédagogique. Nous voulions matérialiser certaines problématiques, visuellement, en volume, et non sous forme de texte, de livres.
Trix Haussmann Oui, nous voulions les représenter tridimensionellement. Ils s’agissaient vraiment de modèles de réflexion.
Robert Haussmann Les Lehrstücke étaient des objets didactiques. Au début il ne s’agissait pas de produits, mais de supports de réflexion. Certains Lehrstücke sont devenus des produits par la suite. Lors de notre dernière exposition à Londres, à l’automne 2019 chez Herald St, nous avons réalisé les modèles « üppige Kargheit », que l’on peut traduire par « sobriété opulente ». Ce sont presque des caricatures de meubles.
Trix Haussmann Ces fauteuils paraissent très lourds, mais le jeu de reflets des miroirs semble leur faire perdre leur volume et leur poids. Un étrange dialogue se créé, la lourdeur, le moelleux, donc l’opulence, et en même temps il y a cet accoudoir boudin, comme une saucisse, qui semble flotter.
Syra Schenk Pourquoi avoir choisi des couleurs primaires ?
Robert Haussmann C’est un hommage à l’époque Bauhaus. J’ai été élève chez Rietveld. Mais comme on disait, souvent l’idée vient de soi, et on doit l’habiter rétroactivement.
Trix Haussmann Ce qui n’est pas du tout « bauhäuserlich » – dans l’esprit Bauhaus – c’est quenos fauteuils et le canapé sont confortables. Ils ont des rembourrages mous. Le Museum für Gestaltung – musée des arts décoratifs – de Zurich va exposer ces pièces. Lorsque nous les avons dessinés, nous n’aurions jamais pensé qu’un musée s’y intéresserait.
Syra Schenk Il me semble que certaines de vos œuvres s’apparentent au mouvement Memphis. Étiez-vous en contact avec certains designers du groupe ?
Robert Haussmann Notre colonne Lehrstück II a été conçue avant l’époque Memphis.
Trix Haussmann Nous avions des liens avec les designers de Alchimia – le mouvement initié par Alessandro Guerrero –, et le mouvement Memphis est né de certains membres d’Alchimia.
Syra Schenk L’humour est-il important dans votre œuvre ?
Trix Haussmann Nous avons certainement toujours eu un rapport ironique, même envers des éléments qui nous dérangent ou nous irritent.
Robert Haussmann Il faut avoir le réflexe de contempler son travail avec du recul, comme un autre le verrait. Cette perspective mène rapidement à l’autocritique, et à d’autres positions que celles que l’on aurait prises initialement. Quelquefois c’est évident et réussi, d’autres fois ça fonctionne moins.
Au final, il faut bien faire quelque chose qui t’amuse. La saucisse volante justement, me plaisait terriblement.
Syra Schenk Les œuvres Chair Fun sont-elles aussi issues de cette envie?
Robert Haussmann Nous venions de nous rencontrer en 1967, quand il y a eu un petit feu dans l’atelier et ma chaise Eames a brulé. J’ai dévissé l’assise et gardé la structure, dans l’idée de la réparer un jour. Comme toujours dans ces cas, il n’en a rien été. La structure traînait dans un coin. Trix a trouvé des petits cactus chez le fleuriste du coin, nous les avons posés sur cette structure Eames et l’avons appelée la Maso-chaise ! Le Werkbund Suisse (l’association des créateurs et créatrices suisses) a missionné des artistes dans l’idée de faire une vente aux enchères. Nous avons créé ces quatre chaises spontanément, ce sont en réalité des objets trouvés. Par exemple, j’ai trouvé l’une d’entre elles dans une brocante. Nous nous sommes demandé ce qui se passerait si elle était en chocolat, comment elle fondrait… Des tubes de néon en forme de U ont été assemblés pour en faire une chaise. Nous avons démonté des chaises Thonet pour les entrelacer, pour créer des triplés inséparables… Bon, cela n’a pas rapporté beaucoup d’argent !
Syra Schenk Ce numéro de Revue porte sur le Minimalisme. Qu’est-ce que cela vous évoque ?
Trix Haussmann C’est justement ce qui m’intéresse le plus en ce moment. Je suis sur un projet… enfin il est en gestation depuis plus de vingt-cinq ans ! Il s’agit d’une maison qui doit être à la fois indépendante d’un point de vue énergétique et être réduite au strict minimum d’un point de vue de la forme.
Robert Haussmann De surcroît sur un terrain très difficile. Autrement ce serait simple de faire un cube. Mais quand il y a des centaines de contraintes additionnelles, avec des coins du terrain qui ne sont pas utilisables par exemple, alors l’exercice est bien plus complexe. Mais c’est vraiment un projet idéal.
Syra Schenk Tout comme Revue qui a un nom générique, votre société porte également un nom très simple, littéral : Allgemeine Entwurfsanstalt que l’on peut traduire par « Établissement de conception générale ».
Robert Haussmann Ce nom est arrivé quasiment par hasard ! Nous avions travaillé pour un éditeur de textiles et avions une exposition à réaliser pour lui au Casino Zürichhorn, une histoire purement commerciale. Vous savez sûrement que les échantillons de tissus sont des lambeaux plus ou moins grands. Les espaces étaient si hideux qu’on ne pouvait rien accrocher aux murs. Notre associé Alfred Hablützel a eu l’idée géniale d’aller chercher des rouleaux de carton ondulé de deux mètres de haut. Ces rouleaux déroulés à la verticale de manière aléatoire permettaient de placer les échantillons dessus, ou sur des manches à balai posés perpendiculairement en travers. Nous ne savons pas si ça a été un succès commercial, mais dans tous les cas nous sommes restés à la fin de l’exposition avec ces deux grands rouleaux de carton, que nous voulions réutiliser. Trix a donc eu l’idée de les annoter, pour qu’ils ne soient pas volés.

bauhaus art collection, Lehrstück II, Inszenierung Studio Alchimia, Mailand, 1980.
Extrait du livre Trix + Robert Haussmann, Fredi Fischli, Niels Olsen, Edition Patrick Frey, 2012.
Trix Haussmann Notre bureau à l’époque était atypique, il n’y avait pas de chef en soi, l’idée était que tout le monde participe de manière égale. Nous nous considérions une équipe et menions le bureau ainsi, en communauté. La secrétaire ne faisait pas le café par exemple.
Robert Haussmann Nous acceptions tout type de mission, de la conception de petite bureautique, d’assiettes ou de tissu, jusqu’aux maisons. Nous faisions comme ça, du « général ».
Trix Haussmann Et nous faisons de la conception. J’ai donc noté sur ces rouleaux de carton « Établissement de conception générale », et c’est resté !

Chair-Fun : Neon-Chair, 1967.
Extrait du livre Trix + Robert Haussmann, Fredi Fischli, Niels Olsen, Edition Patrick Frey, 2012.