Notes sur l’ambiance
Pierre Paulin
À ne pas confondre avec son ainé et homonyme, Pierre Paulin est un artiste dont la pratique se partage entre œuvres visuelles et écrits. Son texte Notes sur l’ambiance analyse la notion de nostalgie à travers le prisme de la musique et de la mode.
Point de fuite
Il y a des vestiges enfouis qui peuvent à tout moment réveiller une passion : un goût étonnant pas encore labellisé, une idée assez floue pour être réinvestie, un groupe de Cold Wave oublié dont le temps a poli la singularité et délavé les ressemblances. L’enthousiasme pour les restes de culture accompagne le changement technologique de notre siècle, comme si la circulation des documents sur le web avait impulsé une fouille généralisée des productions enregistrées. En même temps, il est possible que cet engouement, étrange et invasif, soit juste une couverture pour recycler l’ambivalente mélasse de la culture pop de ces cinq dernières décennies. Derrière chaque élan se cachent une exaltation et un doute. Ici, un balancement compulsif entre excitation et écœurement, qui semble creuser la pente du début de l’ère de l’Internet, et emporter l’art dans une glissade commémorative donnant l’impression de ne plus savoir vraiment ce qui est célébré, ni pourquoi.
La mode aussi fouille son histoire pour alimenter son inclination pour l’exotisme et la fraîcheur. D’ailleurs, les pratiques artistiques actuelles partagent avec elle la même frénésie permanente et divinatoire.
Il ne s’agit plus de produire un présent, mais d’anticiper un futur où chaque proposition relègue la précédente à un présent désuet. Les dressings sont les lacs de cette mélancolie. Au XVIIIe siècle, la mode, comme l’ornement en architecture, avait pour fonction de distinguer les classes sociales et le pouvoir. Aujourd’hui, la mode puise aussi bien dans les tendances populaires que dans son histoire fantaisiste ; l’objectif n’étant plus d’asseoir un style vestimentaire pour redessiner les frontières du territoire conquis par la bourgeoisie, mais de détrôner le dernier coup d’éclat d’une collection ayant fait sensation. L’intensification du rythme des saisons, de deux à six pour certaines marques de haute couture, est la trace de cette dynamique conduisant le cycle de l’obsolescence. Il est possible que nous traversions une période d’un romantisme maniaque, les objets exhumés n’invitant plus à méditer sur la disparition des mondes d’autrefois, mais sur l’obsolescence produite par l’accélération des cycles de la culture excavant et recombinant monde après monde. Cet emportement du rythme laisse entrevoir la primauté symbolique du délire temporel sur celui d’une géographie réduite aux tristes mouvements des frontières. Peut-être que la fouille massive, entraînée par la diffusion sur le web, dessine le territoire d’une nouvelle colonie, à cheval sur l’histoire et la ruine de celle-ci.
Bon, l’important c’est que l’on ait avancé…
Ce gimmick de langage sonne comme un mantra destiné à calmer l’anxiété de celui ou celle qui le prononce. Il y a bien une angoisse commune à tous et à toutes les époques : celle de perdre le sens de ce qui est entrepris. Se prémunir contre la désorientation est une manière de conjurer un trop tard, aussi bien celui qui marque l’échec d’une course, que celui qui pleure une époque révolue… Je suis né trop tard… Que ce soit la fouille du passé ou l’accélération du cycle de l’obsolescence, l’accord inachevé de ces deux postures, dans le champ de la culture, témoigne certainement de la fuite du présent lui-même. Peut-être que l’excitation combinée à la confusion générale entraîne une oscillation lascive produisant une ambiance rassurante. Un présent comme un parfum des temps passés, comme le sifflement sourd d’un appareil en veille, comme l’excitation coupable que l’on ressent lorsque l’on théorise les effets néfastes des évolutions industrielles en ayant aussi le désir intime de participer à la frénésie que celles-ci génèrent.
Ambiance rassurante
L’idée d’ambiance rassurante pourrait très bien caractériser l’intensification des appropriations d’images et de textes au sein des pratiques artistiques actuelles. On pourrait imaginer la circulation et la rediffusion de documents, d’origines et d’âges divers, comme la retombée de poussière de ruines suivant l’explosion numérique, et la frénésie adolescente induite par l’interactivité du web comme le souffle de la déflagration ; une sorte de futurisme nostalgique laissant dans son sillage un sentiment de déjà-vu. Il y a dans la combinaison de mots « futurisme nostalgique » autant d’excitation que de confusion, l’une stabilisant l’autre — c’est une charmante manière de cacher le flou par une affirmation, comme les paroles d’une chanson pop semblent cristalliser une effusion sentimentale et générationnelle en quelques mots.
Souvent, lorsque quelque chose nous échappe, on a plutôt tendance à désigner un point de fuite comme si l’on pouvait colmater une brèche de l’index. L’impressionnante litanie qui jalonne l’histoire de l’art moderne, en bégayant une suite de « ismes », évoque une régularité dans ce principe d’indexation. Cette étrange kyrielle reflète l’exercice d’une histoire de l’art à l’allure journalistique, qui aurait distingué les propositions artistiques au fur et à mesure de leurs tentatives. Peut-être que cette constellation de fuites dessine déjà les contours d’un monde paradoxal émergeant à la fois de mécanismes industriels et du désir de s’y confronter. D’un côté, il y a la nature invariable de la compulsion d’indexation qui a rythmé la marche incoercible de l’évolution, et de l’autre, il y a l’extraordinaire diversité des propositions artistiques qui ont cessé de surprendre et de dépasser la dernière tentative dans un jeu amoureux. Il semblerait qu’il y ait dans le mouvement trébuchant des avant-gardes modernes autant de délivrance que d’aliénation.
D’ailleurs, on pourrait se demander dans quelle mesure les sites d’actualités artistiques en ligne ne sont pas à la fois une célébration d’une critique produite parallèlement à l’art, et la ruine de la proximité entre l’artiste et l’historien. L’intensification de l’indexation numérique semble réduire le temps dédié autrefois à l’interprétation, au profit du rapport immédiat au flux de l’actualité — il faut dire qu’une longue liste d’expositions, ou d’images, a quelque chose d’incroyablement plus rassurant qu’un discours. Mais attention, lorsqu’une invention industrielle trouve une application culturelle, plane toujours le sentiment que s’organise, dans l’ombre, le suicide arrangé de la subjectivité. Au danger de faire une hypothèse et d’imputer au web la responsabilité d’une fuite en avant définitive s’ajoute l’habituelle suspicion pointant d’un index réprobateur tout ce qui ressemble à une surface. Il est quand même curieux que ce qui habille un contenu doive toujours essuyer les postillons du débat opposant la surface au contenu ; ici les tabloïdes qui servent d’interface pour les images de l’actualité artistique. Pourtant, l’interface du web n’est pas une surface ; en réalité elle ne fait que hiérarchiser la visibilité et donner la priorité à la logique de la connexion. L’interface relègue les images et les textes à une condition d’éléments de seconde zone, de paysages à volonté, donnant ainsi le sentiment que la réception du contenu semble davantage liée à la plateforme qui le diffuse, plutôt qu’à la personne qui en est l’auteur.
Il existe un dilemme similaire lorsque l’on souhaite décrire quelqu’un en s’appuyant sur son style vestimentaire. Parfois, il semble clair qu’une combinaison de vêtements figure un ensemble de choix singuliers. Mais il suffit de croiser une personne dans la rue avec une paire de baskets similaire à la nôtre pour que cette confrontation trahisse notre première conviction et réduise l’ensemble des choix que l’on pensait authentiques à de simples particularités. C’est la triste ritournelle à laquelle nous lie la répétition inhérente à la communication numérique et à la production d’objets industriels. Alors, lorsque l’image de soi se trouve continuellement fragilisée par le ravalement de l’authenticité de nos choix, il reste encore la possibilité d’une parade discursive, dont nous sommes aussi les seuls exégètes.
Tu te rappelles de l’arrivée des Reebok Pump au collège ?
Je m’en suis payé une paire! Enfin, une sorte d’ellipse un peu étriquée qui influe sur la manière de considérer un objet, un vêtement, une idée en vogue ; proposant ainsi une résistance aux effets de la production sérielle et générique, par le biais d’un sentimentalisme fadement discursif.
En tout cas, la relecture plate et sentimentale de l’actualité en ligne semble être le moteur qui génère la frivolité adolescente émergeant sur le web. Dans ce sens, les réseaux sociaux proposent une configuration personnelle du flux d’information. Et les pratiques artistiques influencées par le modèle du web corroborent cette logique interactive en raccordant un discours sentimental aux assemblages de documents hétéroclites mêlant snapshots, poèmes érotiques trouvés sur un blog, histoire du New Age, analogies à des maladies diverses : dépression, schizophrénie… C’est là toute l’ingénuité de ces combinaisons, elles sont suffisamment imprécises pour construire une présence à la manière d’un look — en référence à l’assemblage de créations portées par un mannequin lors d’un défilé — ou comme une suite de hits qui tournent en boucle dans les halles d’une grande surface pour habiller, ou couvrir, le caractère angoissant de ce type d’architecture. Cette excitation environnementale infuse de partout. Cependant, il me semble qu’il se cache derrière ce voile d’ambiance la seule idée qui ne repose pas sur une digression ou sur une spéculation de ma part. Le modèle du web, malgré sa candeur et sa frénésie interactive, est contraint aux modalités de l’enregistrement, dans le sens où le web diffuse uniquement un temps révolu, passé, achevé même si ce n’est que de quelques millisecondes. L’actualité en ligne produit sans conteste une ambiance vivifiante et anxiolytique, mais avec un arrière-goût diffus d’après-coup. Une sorte de présent juste un peu trop tard, comme si la nostalgie n’était plus seulement le hobby des sceptiques, mais aussi la condition, à peine perceptible, de la communication empruntant les techniques de l’enregistre-ment.
Nostalgie de l’instant
Voici l’une des pentes d’aujourd’hui : ne jamais vraiment ressentir d’adéquation avec le présent de notre monde. Sentiment rimbaldien d’un nous ne sommes pas au monde, comme si l’on était continuellement éclipsé du présent par l’actualité. Même si l’actualité produit un fort sentiment de présent, il n’empêche que son flux est diffusé en différé. Moins le décalage est visible, plus il est pernicieux, car si infime qu’il se dérobe lorsque l’on cherche à s’y confronter. On le subit sans le voir, tout semble accessible sauf la mesure qui permettrait de s’en saisir. Cette latence invasive se diffuse comme un parfum. Il est impossible de refuser sa présence. C’est le coût symbolique pour accéder aux joies de l’enregistrement.
D’ailleurs, c’est le même deal que le voyeur passe avec la pornographie en ligne, il voit tout instantanément, mais l’effet de ce présent est simulé par l’accessibilité. Les plans, les positions des acteurs, les corps et les sexes rasés, tout est mis en scène pour faciliter la pénétration du regard, pourtant le présent du voyeur ne peut pas s’ajuster à la nature révolue de l’enregistrement. C’est le caractère déprimant de la pornographie en ligne ; la perversité du voyeurisme ne peut s’émanciper de la perversion du média qui la rend possible, et pèse sur le voyeur, le déprimant sous le poids mort, enfin révolu, de l’enregistrement.
Mais même aux prises avec une nostalgie générique, il existe toujours un moyen de déstabiliser son influence anesthésiante. Au début des années 2010 apparaît une vague musicale principalement accessible sur le web, baptisée Vaporwave. De jeunes musiciens amateurs se sont mis à produire et diffuser une musique reposant principalement sur l’assemblage de samples de morceaux commerciaux glanés sur YouTube. Si les sources sont diverses, la Vaporwave profile une relecture de la production musicale industrielle des quatre dernières décennies. Les samples isolés sont ralentis, détunés, triturés, à l’aide des outils offerts par les logiciels d’édition musicale. Le sampling est ici poussé jusqu’à un écœurement jubilatoire reposant sur l’intensification du pathos des morceaux détournés. Plus étrangement émotionnelle que les pratiques de DJs éclairés, qui garantissent une réécriture savante de l’histoire de la musique, la Vaporwave fouille les hits produits à la chaîne, dans une interprétation vaporeuse et lascive qui semble relever en douceur le caractère grotesque de la pop industrielle. Il faut imaginer des lignes de synthé New Age trouvées dans les presets de l’ordinateur, mélangées à des samples de chansons mainstream, mal calés et ralentis, le tout disloqué par une reverb et un delay caricatural.
Cette vaporisation des sources produit un son pleurant et ondulant. D’abord, l’hétérogénéité entre le présent et les fragments d’enregistrements nous étreint : synthétiseur rétro, flûte et cuivre synthétiques, voix excavées d’enregistrements… Puis, curieusement, nous encourage à renouveler le contact dans un grand écart pathétique, à la manière d’une agrafe rapiéçant les tissus temporels qui naturellement se déchirent. La répétition d’un enregistrement cicatrise le présent, en révoquant pour un temps la nature éphémère de celui-ci. C’est précisément ce qui est fascinant lorsqu’un sample est conduit en boucle, il se rafraîchit constamment du souvenir de lui-même, à la manière d’un logo qui s’impose à la mémoire par une surimpression continue.
Si cette nostalgie savamment agencée produit une ivresse, son interruption menace aussi de dévoiler un paysage bien tragique, un présent nu laissant entrevoir la trivialité de l’engrenage répétitif. À chaque ivresse sa gueule de bois… Néanmoins, l’intensité de l’impression ne rend que plus précieuse cette expérience, car il est possible de la brandir sans trembler, de la porter comme lorsque l’on s’habille d’une paire de lunettes aux verres teintés, pour avoir le sentiment d’habiter un autre monde ou une autre époque.
Nostalgie de l’obscurité
Un poème pour décorer une journée, un fredonnement pour changer la couleur de l’air, enfin quelque chose qui ne soit pas enregistré…
L’esquisse de cette radicalité est une suave ritournelle annonçant aussi sa trahison prochaine. Aujourd’hui, retrouver l’élégance espiègle et candide du début du XXe siècle signifie aussi s’extirper du corps social modélisé par l’évolution des médias. Et puis, l’industrie culturelle a produit la majorité des enregistrements sur lesquels sont indexées nos vies intérieures : une chanson sur laquelle nous avons éprouvé du désir pour quelqu’un, la série télévisée de notre adolescence fixant l’ambiance d’une époque, un morceau d’Eurodance fédérant sur la piste de danse des trentenaires, l’actrice ou l’acteur d’un film dont nous sommes tombés amoureux. Enfin l’industrie a produit les marqueurs qui permettent à chacun de se situer dans une généalogie culturelle. Et cette situation est probablement ce qui nous confronte à la difficulté d’entreprendre une lecture critique de la culture mainstream, car les sources de nos souvenirs intimes sont en proie à une mise en doute légitime. D’un côté, la culture de masse fonctionne à la manière d’un dispositif qui permet de communiquer et de nous localiser dans le temps. De l’autre, elle réduit l’expérience de la culture à de simples particularités, qui semblent restreindre notre histoire personnelle à un index ou à un catalogue de chansons, de films, enfin, de productions industrielles. Curieusement, les gestes de résistance capables de préserver notre subjectivité de cette promiscuité avec l’industrie semblent de même nature que ceux que l’on peut appliquer à notre corps : l’altération et le travestissement. Devant le miroir de la culture de masse, qui renvoie une image de soi indexée à son histoire, il est possible de grimer ses intentions en les formulant à l’envers. L’objectif de cette manipulation est de produire des gestes dans le bon sens pour soi-même en inversant la symbolique du reflet. Ce maquillage se traduit par une attitude paradoxale où feindre de ne pas travailler demande de travailler encore plus. C’est ne pas être critique pour engendrer la critique. C’est écrire un texte en évitant les oppositions, en évitant de cibler un problème. Et cette situation est probablement ce qui nous confronte à la difficulté d’entreprendre une lecture critique de la culture mainstream, car les sources de nos souvenirs intimes sont en proie à une mise en doute légitime. C’est ressentir de l’excitation à disparaître sachant que la culture de masse produit d’elle-même, et à ses dépens, l’illustration d’une mélancolie actuelle. C’est une posture habillée de contradictions : une indécision cosmétique, qui lorsqu’elle est formulée, ne conduit pas l’auteur, mais son masque, à obtempérer.
La Vaporwave produit ainsi une vapeur pastiche laissant les voix samplées relever le caractère mélancolique et pathogène de l’évolution culturelle dans une joie sans illusions. Mais, l’obsolescence cyclique sur laquelle repose l’industrie musicale ne peut pas être enrayée par des vapeurs ni ralentie par un logiciel de musique. C’est le destin tragique du masque qui devient à son tour le visage de l’échec qu’il recouvre. Voilà pourquoi cette musique, exorcisant une mélancolie actuelle, semble aussi pouvoir être la bande originale d’un trébuchement plus général. C’est peut-être cela, le post-modernisme. Ce n’est pas une période, c’est l’histoire qui chute continuellement, où chaque tentative impulsée par une mise en crise est avortée, déjà révolue, déjà « post » avant d’avoir pu prendre une forme originale. C’est l’histoire et la forme qui ne se rencontrent plus. C’est l’histoire qui se formalise uniquement suivant les modalités de l’industrie. C’est un morceau de Vaporwave mettant en crise la surproduction industrielle, qui se retrouve finalement diffusé sur YouTube suivant la nouvelle forme de l’industrie numérique.
Mais quitte à ravaler indéfiniment l’espoir de nouvelles perspectives, un bon morceau de Vaporwave a suffisamment de délicatesse pour faire passer le goût de l’échec dans un cocktail de sensations.
Aujourd’hui, les pratiques artistiques ne semblent plus vouloir, pouvoir, aimer, fournir de nouvelles formes, mais des sensations en agglomérant des formes disponibles. Un collage de formes déjà vues, comme un événement qui nous surprend et nous pousse hors du présent. C’est une soirée qui suspend le temps par la dépense de celui-ci; une célébration de la ruine qui produit une actualité vibrante. Alors, quelque chose rôde et entraîne la curieuse impression de c’est dans l’air… garantissant de pouvoir partager l’expérience de l’art avec d’autres, mais nous contraignant à être toujours au fait du rafraîchissement de l’actualité artistique. Mais faut-il être au parfum au risque de ne plus rien sentir d’autre ? Est-il possible de jouir de l’obscurité ? Enfin, de ne pas être poussé à tout voir et connaître ?
Voici l’interrogation qui désarme toute velléité critique. Un désir d’obscurité contient sans doute une nostalgie pour les sociétés prémodernes, où le savoir se construisait de manière empirique, un avant les sciences, un avant l’idéologie des Lumières, un avant le développement industriel. C’est là un cercle vicieux : mettre en cause les effets délétères de l’industrie revient à faire état des bouleversements dus à son évolution, à sonder l’étendue de notre nostalgie. Un peu comme lorsque l’on quitte une soirée en ayant le sentiment d’avoir participé à un rite social d’une profonde vacuité, et que la seule satisfaction que l’on en retire est d’avoir, une nouvelle fois, pu mesurer à quel point ce sentiment (de ruines) peut être justifié.
Parfums
Souvent, en quittant une exposition, il reste une sensation à la fois floue et étrangement rassurante. Il y a quelque chose comme une douce menace électrisante, dont les vapeurs d’interrogations diffuses accompagnent malgré tout la renaissance d’un sentiment apaisant. Il faut dire que l’activité ardente des musées et des galeries a le pouvoir de solidifier et de présenter, comme continuité ou perspective,l’ambiance qui rôde sans que l’on puisse vraiment la nommer. Aujourd’hui, dans une exposition, un objet ou un événement est inévitablement relié à un discours. Généralement, celui-ci garantit à la fois sa nature orbitale à l’art et son attachement à une période historique : sortes de coordonnées en longitude et en latitude permettant de visualiser l’environnement culturel dans lequel on se doit d’accueillir l’expérience. Ce gimmick de médiation semble fondu dans une logique interactive infantilisante. Il schématise de façon excessive le protocole en le rapportant à une logique de communication. C’est la ruine de la syntaxe conceptuelle des années 70 restaurée à la manière d’une vieille église, c’est-à-dire sans ses couleurs originelles. Un peu comme lorsque l’on se retrouve nu dans son appartement, et que de sentir son corps libre nous donne la sensation à la fois excitante et téléphonée de célébrer un cliché culturel des années 60. Enfin, c’est l’aspect défigurant de la conservation, une sorte de nivellement qui indexe de manière systématique une œuvre à une origine didactique, détruisant du même coup la singularité et l’érotisme de la proposition.
C’est peut-être pour pousser cette logique interactive jusqu’à l’écœurement que la présence d’objets dans une exposition semble aujourd’hui servir une autre perspective que l’élégance du déploiement d’une idée : une élégance vaporeuse. Alors quelque chose plane dans les expositions sans que l’on puisse trancher sur son origine ou sa composition, comme un parfum à chaque fois différent. Ainsi, les idées et les formes sont de petits points brillants dans un paysage flouté par l’ivresse de l’urgence. Mais comment ne pas être attiré par cette cosmologie éthérée ? Et même s’il existe un risque — celui de perdre le sens de lecture de l’histoire, ou de sombrer dans une profonde mélancolie emportée par une profusion d’accords nostalgiques… — et même si le premier contact est toujours un peu décevant, voire obscur, il ne faut pas avoir peur de persévérer. Les stimuli cachés dans les plis des œuvres sont capables de restaurer l’emphase musquée de l’âge du plâtre et de la peinture ; ou la note de tête d’un protocole prolongeant la fragrance vers une dérive poétique ; ou une rhétorique d’appropriation accordée à l’expression libre laissant dans son sillage encore un doute au sujet de l’auteur.
Toutes ces fragrances, relatives à des accents de notre histoire culturelle composent un langage fiévreux reposant nonchalamment sur l’élégance des accords. Et, si l’idée de parfum semble masquer la ruine du langage traditionnel de l’art derrière une nostalgie générique, il ne faut pas oublier que chaque évolution délivre aussi le synopsis d’une tragédie.
C’est sans importance…
Le parfum semble déjà partout. Il n’y a qu’à être attentif à la manière dont il nous arrive de décrire le travail d’un artiste lors d’une discussion à la volée. Afin de ne pas couper le flux de l’échange ou pour le relancer, il est difficile de ne pas utiliser de qualificatifs relatifs au cheminement artistique et culturel du XXe siècle, allant jusqu’à employer certains néologismes pour aller plus vite, compressant de façon barbare les détails qu’un historien passe plusieurs années à distinguer. Mais un parfum n’est ni une réponse ni une solution, c’est un langage en formation brassant le déjà-vu, le déjà entendu. C’est l’oscillation entre une renaissance et une disparition annoncée, c’est le sillage odorant laissé par le déplacement d’un corps qui restaure, pour un temps, la présence d’une personne déjà loin. Un parfum est à la fois une sensation et une aliénation, une délivrance et une contrainte, une libération et un repli, la frivolité et la ruine. C’est un espoir emporté par la vitesse du défilement des propositions culturelles.
C’est la présence synthétique et rassurante d’un langage qui continue malgré tout de se reformuler. Puis, il ne faut pas oublier qu’un parfum est capable d’habiller la nudité et de combler le vide. Les magasins de mode l’utilisent bien pour estampiller une identité, comme si cette permanence invisible contrastait malgré tout avec la violence du turn-over des saisons et des tendances.
Un changement singulier avait eu lieu dans l’atmosphère ; de vagues teintes roses se mêlaient, par dégradations violettes, aux lueurs azurées de la lune ; le ciel s’éclaircissait sur les bords ; on eût dit que le jour allait apparaître…
Pourquoi cette phrase charnière d’un récit décrivant le passage d’un monde à un autre, d’une époque à une autre, semble-t-elle aussi douter de l’événement qu’elle annonce ? Au matin, un paysage émergeant de l’obscurité est toujours coloré des rêves et des cauchemars de la nuit.
Y a-t-il plus déprimant que de réfléchir à la prochaine paire de baskets que nous voudrions acheter ?
Peut-être d’y réfléchir avec un tiers.
Un effet collatéral du rafraîchissement continu de l’industrie culturelle :
le sentiment, un peu honteux, d’avoir aimé.
Quelquefois, il est plus facile de convaincre avec les mots de quelqu’un d’absent, car son évocation induit une présence évasive au discours.
Un poème glissé au cours d’une phrase est un peu comme un article de mode : il ne paraît pas vraiment ostentatoire lorsqu’il est porté avec assurance.
Le danger ne vient pas véritablement du romantisme, mais de l’aspect historique associé à un tel sentiment. Mais on peut toujours l’utiliser comme un accessoire !
J’imagine qu’il vaut mieux ne pas complètement ravaler nos goûts passés…
leur validité peut à tout moment redevenir actuelle.
La tendance est un peu comme une suite de hits qui tourne en boucle dans une galerie marchande, elle est rassurante.
Certaines personnes choisissent un sac plastique estampillé d’une grande marque pour transporter quelque chose d’un endroit à un autre. Peut-être qu’un logo peut couvrir le sentiment d’un présent en fuite.
Être nu dans son appartement peut produire la sensation de vivre une célébration des années 60.