Microcosmos
Anicka Yi
Difficile de décrire l’œuvre d’Anicka Yi tant la pratique de l’artiste se déploie à travers des médiums variés et peu conventionnels. Au croisement de la science, de la parfumerie et de l’installation, ses propositions bousculent les sens. Mais au-delà de la surprise qu’elles suscitent, elles donnent surtout à revoir nos conceptions de notions importantes comme le vivant, l’éphémère, le genre ou encore le visible et pointent les paradoxes que suscitent certaines définitions. Si son approche conceptuelle et plastique est célébrée par le monde de l’art depuis plusieurs années, la pandémie actuelle offre un éclairage particulier, plus ample et aigu, à ses recherches. Organismes vivants, mutations, frontières, autant de questionnements artistiques qui se reflètent avec persistance dans notre quotidien bouleversé. Elle s’entretient ici avec Hamid Amini autour des différents axes de son travail.
Vous avez mentionné que vous n’êtes pas « accablée par les paramètres historiques de l’art », et en effet votre travail – et votre trajectoire en tant qu’artiste – est, faute d’un terme mieux adapté, unique. Sachant cela, comment vivez-vous le fait que vos créations soient interprétées et historicisées par les critiques contemporains ?
Quand je donne à voir une de mes créations, j’accepte qu’elle vive sa propre vie, qu’elle devienne un organisme à part entière. Je ne contrôle pas vraiment la façon dont elle sera interprétée ou reçue, donc j’accepte cette part d’incertitude et de mutation dans la création artistique. Un de mes rêves est de proposer mon travail en open-source. N’importe qui pourrait le télécharger, l’ajouter à sa propre création artistique et lui donner une nouvelle vie. Je m’intéresse beaucoup à ce type de pollinisation artistique croisée. Bien que je ne contrôle pas le contexte dans lequel mon art est reçu, il y a selon moi une relation symbiotique entre la réception et la production de l’œuvre artistique. Mon travail répond à un contexte donné et vice versa. Il y a donc une sorte de réciprocité évolutive.
Une grande partie de ce qui définit votre pratique – la collaboration, l’amitié, l’hygiène, le théâtre et l’odeur – a été complètement bouleversée par la pandémie de Covid-19. L’odeur en particulier (ou l’absence d’odeur) est une caractéristique majeure du virus. Certains de vos projets actuels répondent-ils à ce sentiment de privation sensorielle et sociale ? Votre projet pour la salle des machines de la Tate, annoncé en mars 2020, a été mis en suspens. Ressemblera-t-il à ce que vous aviez imaginé avant la pandémie ? Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?
Oui, en fait, le projet pour la salle des machines de la Tate s’intéresse directement à l’air en tant que substrat matériel pour la sculpture dans un site vecteur d’un discours politique, social et économique. La pandémie de Covid-19 nous montre comment les molécules présentes dans l’air et les molécules d’odeur transmettent des informations invisibles et microscopiques entre les êtres humains, les autres organismes et l’environnement.

Anicka Yi, -30,000 yr pleistocene park, 2018. Mousse haute densité, résine, peau de serpent et cadre. 129 × 104 × 6,3 cm
Le monde invisible des molécules dans l’air peut exciter notre appétit, déterminer notre choix de partenaire ou nous rendre gravement malades. L’air contient nos tensions et nos angoisses. Nous tenons pour acquise notre capacité olfactive et nous ne comprenons pas comment l’odeur modifie notre perception du monde. L’air qui nous entoure comporte un risque social et un risque biologique. Mais je crois que c’est dans le risque que la création artistique s’épanouit.
Les modifications que nous avons faites dans l’œuvre sont assez subtiles. Nous avons surtout dû adapter notre façon de travailler afin d’être plus flexibles et de nous coordonner à distance. Les idées de départ, pré-pandémiques, peuvent parfaitement s’appliquer, peut-être même davantage aujourd’hui. Mais les thèmes du projet de la Tate sont très pertinents et il est nécessaire de les aborder, avec ou sans pandémie.
J’aimerais en savoir plus sur votre pratique en atelier, êtes-vous confinée dans un espace clos ? Comment naviguez-vous physiquement entre les aspects cliniques et les aspects naturels (l’odeur étant abondante dans la nature) de votre pratique artistique ?
Notre atelier est plus décentralisé maintenant, nous avons une organisation moléculaire plus dispersée. Comme notre équipe de base est très réduite, nous ne pouvons pas prendre le risque que plusieurs membres tombent malades en même temps. Heureusement, j’ai conçu l’atelier de façon à ce qu’il soit très souple et adaptable. Je n’ai jamais été une fan de l’intelligence consanguine ou trop ciblée. Avec les conditions de travail du XXIe siècle, nos compétences sont fragiles et nous devons constamment basculer, passer à des compétences plus vastes et acquérir des connaissances complexes. C’est pourquoi le travail à distance, numérique, la collaboration intime entre continents avec différents fuseaux horaires, est l’une des compétences que nous avons acquises cette année.
Vous avez travaillé comme styliste de mode à Londres. Comment pensez-vous que le temps s’écoule actuellement dans votre création ? Considérez-vous votre ligne de parfum Biography comme une œuvre d’art ? Il est intéressant de savoir comment vous envisagez la fusion des deux…
J’aborde le parfum Biography de la même manière que mes autres projets artistiques. Biography est né de mon questionnement philosophique sur la subjectivité et la féminité. Pendant des années, j’ai été obsédée par Fusako Shigenobu, ce mystérieux personnage historique dont l’identité changeante et le rôle politique défiaient les genres, les frontières nationales et les normes de la moralité. Elle m’a semblé être la métamorphe par excellence, celle qui défiait les frontières le plus radicalement. En développant les idées autour de Biography, j’ai analysé avec de plus en plus de précision la perméabilité des frontières : entre la nature et la culture, entre les espèces, et entre l’individuel et le collectif.
Je n’ai aucun contrôle sur le fait que Biography soit perçu comme de l’art, mais pour moi, il n’y a pas de réelle distinction puisque ce parfum et mes œuvres relèvent du même processus de création. Avec Biography j’espère rendre l’œuvre d’art plus accessible, permettre à des personnes extérieures au milieu des collectionneurs d’en posséder chez elles. Les bouteilles d’eau de parfum sont des sculptures uniques et elles sont proposées en différentes éditions. Nous ne sortirons pas deux fois le même flacon. Chaque nouvelle version sera une sorte de série limitée.
Dans le numéro précédent de Revue, nous avons eu une discussion avec Barnabé Fillion. Pouvez-vous nous expliquer la nature de votre collaboration ? Comment travaillez-vous ensemble ? Pourriez-vous également nous expliquer le concept qui sous-tend votre ouvrage 6 070 430 K of Digital Spit ?
Barnabé et moi avons collaboré à de multiples installations au fil des ans. Nos projets commencent toujours par de longues discussions philosophiques. Nous discutons ensemble de différentes idées comme celles qui précèdent et nous soulevons de nouvelles questions. Quelle est l’odeur de l’apatridie ? Ou quelle est l’odeur du pouvoir des personnes gender fluid ? Nous discutons pendant des heures, puis nous nous efforçons de traduire ces idées sous forme matérielle et moléculaire. Nous échangeons généralement de nouvelles idées, des composés odorants et des prototypes de parfums au cours du processus.
Avec 6 070 430 K of Digital Spit, j’ai voulu proposer un livre « burn after reading » tel que je le conçois. C’était ma première monographie et je n’avais pas envie qu’elle illustre ma pratique artistique comme un processus figé. Cela me semblait trop réducteur. J’ai donc voulu créer une archive éphémère et provisoire. J’ai essayé de saisir l’odeur des sept dernières années de mon travail, qui est libérée lorsqu’on brûle le livre. De cette façon, on peut lire l’œuvre, la sentir et la laisser redevenir immatérielle. Il s’agit de transformer la matière.
PROPOS RECUEILLIS PAR HAMID AMINI

Anicka Yi, Your Face Tomorrow, 2013. Savon glycérine, résine époxy, perles déshydratantes, tube en vinyle, peinture acrylique, tige acrylique, silicate de sodium, crème hydratante Prada, boîte de Petri, cellophane, feuille d’acétate, peinture en aérosol. 116 × 86 × 3,8 cm.

Anicka Yi, Beyond Skin — Volume 3, 2019.Acrylique, parfum et insectes. 12,5 × 5,4 × 2,6 cm

Anicka Yi, Lung Condom, 2015. Savon, peinture, acétate, résine et tube caoutchouc. 45 × 35 × 5 cm