Les lois du hasard

Muriel Stevenson

En interrogeant l’importance du hasard dans leur pratique, six artistes français redéfinissent les contours de ce principe protéiforme et incontrôlable.

Inhérent à sa condition originelle d’objet sacré et  à ses ambitions avant-gardistes, l’art continue de rester  un mystère qui amène certains à se demander comment  une œuvre naît. Quelle place occupe le hasard dans  la création ? S’il y a évidemment autant de réponses  que d’artistes, certains schémas se répètent et mettent en évidence le rôle que l’aléatoire peut jouer. Qu’il soit sujet de recherche ou outil de production, il s’illustre à diverses occasions. Nous avons donné la parole à six artistes  français, âgés de 35 à 40 ans — plus vraiment émergents,  pas totalement consacrés — , afin qu’ils nous éclairent  sur l’importance de l’insaisissable dans leur pratique.  Ainsi cette enquête devient un portrait générationnel,  une photographie collective qui présente un fragment subjectif de la scène artistique française.

Laetitia Badaut Haussmann

Puisant à la fois dans l’histoire de la littérature, du cinéma, du design et de l’architecture, les œuvres de Laetitia Badaut Haussmann s’appréhendent comme des espaces fictionnels. L’artiste se plaît à faire dialoguer ses pièces avec l’histoire des lieux qui les accueillent. Ainsi, en 2017, elle investit les différentes pièces de la Maison Louis Carré (unique construction d’Alvar Aalto en France), créant une narration dans cette espace à la fois domestiqué et muséifié. Son intérêt pour le modernisme se retrouve aussi bien dans ses relectures sculpturales des daybed de Charlotte Perriand que dans son exploration des pages de la revue Maisons Françaises, une collection, où elle prend le soin d’effacer toutes traces rédactionnelles et publicitaires afin de créer des images artificielles. Elle revendique le hasard comme un constituant de son processus : « C’est un des éléments avec lequel je pense et élabore mes projets. Il ne s’agit pas de tout prendre, sans filtre, mais d’être sensible à la porosité, à l’influence, au parasitage. De manière quasi philosophique, je crois que le hasard est une manière d’être au monde. Il s’agit d’être dans un rapport d’adaptation à des situations. Je pense notamment à une série de pièces que j’ai débutée en 2015 : L’amour est plus froid que la mort (qui est également le titre d’un film réalisé par Fassbinder en 1969). Je l’ai présentée cinq ou six fois, dans des formes adaptées au contexte. Il s’agit de la rencontre entre une forme molle, organique, et une forme rigide, de l’ordre de l’ossature. Dans sa première version, présentée à Brest, la structure a été réalisée par un artisan qui a soudé des tubes d’acier selon mes instructions. La seconde version, présentée en Italie, a été repensée à partir de tubes en inox trouvés localement, chez des grossistes, que j’ai simplement coupés aux dimensions souhaitées et assemblés à l’aide d’une clé Allen. Tout cela rejoint ma réflexion autour du modernisme, de la reproduction en masse, de la globalisation des marchandises et cette idée erronée selon laquelle on retrouve aujourd’hui les mêmes matériaux partout dans le monde. La pièce change à chaque nouvelle présentation, s’adaptant à des données qui m’échappent totalement. Il y a de ma part une obstination, je suis dans un rapport de contrôle ; une tension se met en place entre cet aléatoire et moi. »

Laëtitia Badaut Haussmann, Gogolplex, 2017. Résine, peinture acrylique, diamètre 60 cm.
Photo : Martin Argyroglo. Vue d’exposition,
« La Politesse de Wassermann », Maison Louis
Carré.
Avec l’autorisation de l’artiste et de
la Galerie Allen, Paris. Production : Lab’bel.

Laëtitia Badaut Haussmann, Maisons françaises, une collection #556-557, 2013. Photographie retouchée, tirage pigmentaire sur papier enhanced matte, 66,77 × 105,61 cm.
Avec l’autorisation de l’artiste et de la Galerie Allen, Paris.
Collection Centre National des Arts Plastiques. Source : Revue Maison & Jardin nº327, 1986. Éditeur : Molteni & C.

Jean-Baptiste Bernadet

Faire l’expérience de la peinture de Jean-Baptiste Bernadet est une excursion au cœur même de la couleur. Si elles vivent en toute autonomie, ses toiles deviennent les protagonistes d’un récit mélodramatique dès lors qu’elles sont juxtaposées, formant un ensemble riche en contrastes. Il faut ici entendre « mélodrame » à travers sa définition la plus élémentaire : la réunion du chant et de la mélodie à l’action dramatique. Car ces peintures purement abstraites savent convoquer les émotions les plus variées, qu’elles soient empreintes de romantisme ou de noirceur. Construites à partir d’un vocabulaire de gestes limités et précis, la peinture de Bernadet fourmille de références à l’histoire de l’art. Il explique : « August Strindberg écrit en 1894 dans Des Arts nouveaux ou Le Hasard dans la Production Artistique que sa peinture est dans un ‹ à peu près ›, c’est-à-dire en deçà des limites de la représentation. Étant le fruit d’explorations picturales spontanées et totalement détachées d’une réalité perceptible, on ne peut parler ici de paysage, mais seulement d’évocations qui doivent autant à l’inconscient de son auteur qu’à ce que va y projeter le spectateur. Strindberg, en fait, est déjà en train d’annoncer et de devancer à la fois par ses propositions théoriques mais aussi par sa peinture une bonne partie de l’art du XXe siècle : Dada, les surréalistes, mais aussi l’art informel et l’expressionnisme abstrait. » Quand on lui demande si le hasard trouve une place dans son atelier, il répond en citant un autre peintre. « Albert Oehlen, dans une interview dont je ne me rappelle que ce passage et que je ne suis jamais arrivé à retrouver, dit quelque chose comme cela : ‹ Mes tableaux préférés sont ceux qui, lorsque je retourne à l’atelier le jour suivant, m’ont l’air d’avoir été pendant la nuit victime d’un accident causé par quelqu’un ›. »

Jean-Baptiste Bernadet, Untitled (Plate 151), 2014. Céramique émaillée, diamètre : 28 cm. Photo : Sylvie Chan-Liat
Avec l’autorisation de l’artiste et de la galerie Valentin, Paris.

Ainsi Oehlen me permet de dépasser le hasard comme simple méthode de production décrite par Strindberg, pour évoquer une force surnaturelle, surpuissante, capable d’intervenir dans le tableau à l’insu de son auteur. J’ai toujours pensé à propos de cette phrase que ce quelqu’un dont parle Oehlen est Dieu. Enfin, ce qu’il en reste, c’est à dire rien du point de vue du non-croyant que je suis, mais tout si j’arrive à concevoir que cette force est en moi et qu’il m’appartient de lui laisser la possibilité d’avoir des accidents contre moi-même. »

Clément Rodzielski

Tabac de contrebande, peinture acrylique, poussière, mousse, peinture à la bombe, affiches de films : la liste des matériaux utilisés par Clément Rodzielski pour concevoir ses pièces s’affranchit des conventions et révèle un goût pour la légèreté. Il est vrai que ses œuvres témoignent d’un certain ascétisme et refusent le spectaculaire. Sa réflexion s’articule autour de l’image, de ses manifestations et de ses manipulations. À travers une série d’actions génériques (imprimer, plier, découper, recadrer, isoler), il fait apparaître des signes qui amènent à s’interroger sur la nature des objets exposés. Le surgissement est sans doute l’un des aspects les plus sensibles de ce travail qui suggère une sorte d’économie, une manière de saisir les choses les plus éphémères et fragiles. Avec Untitled (l’artiste affectionne ce titre puisque la quasi totalité de ces pièces le portent), il collecte la poussière à même le sol de la galerie à l’aide d’un film adhésif. Cette empreinte devient la base d’une composition qu’il agrémente de touches de peinture acrylique, avant de la figer en la collant sur un morceau de carton. Les plans sont inversés (le sol se retrouve à la verticale), la peinture se transforme en réalité augmentée. À travers ses gestes pauvres se dessine une réflexion sur la nature des images à l’ère de leur démultiplication numérique. Quand on l’interroge sur la place de l’aléatoire dans sa pratique, Clément Rodzielski affirme : « Il ne me semble pas que le travail ait tant à voir avec le hasard. Je ne suis pas à l’affût du hasard en tant qu’il serait ce par quoi le travail s’invente. Mais le travail, qui est dépendant d’objets qui le précèdent, se révèle changeant selon ces objets mêmes. Le travail débute avec des données concrètes que le monde fabrique, et en fixe les conditions. Ce sont elles qui organisent les variations du travail, contrarient le strict protocole. Certaines pièces pointent un détail qui serait le dénominateur commun d’une série d’une même image, d’un même objet. Ce qu’elles sont, ce qu’ils sont dans leur ensemble, ne m’appartient pas. »

Clément Rodzielski, Untitled, 2011. Feutre et impression jet d’encre contrecollée sur aluminium, 29.7 × 21 cm.
Photo : Florian Kleinefenn. Avec l’autorisation de l’artiste et de la Galerie Chantal Crousel, Paris.

Eva Nielsen

La peinture d’Eva Nielsen se situe dans une zone floue, laissant le regard dérouté par la familiarité méconnaissable qui se joue sur la toile. L’artistepose un regard inédit sur son sujet de prédilection : la rencontre de la nature et de l’architecture, ou plutôt, l’irruption de formes architecturales au sein de paysage naturel. Elle explique cet entre-deux par son quotidien ; vivant en proche banlieue parisienne, Eva Nielsen est constamment entre deux points, effectuant des allers-retours réguliers et répétitifs. Elle documente cette périphérie en la photographiant, captant ses détails les plus insignifiants, qu’il s’agisse de chantiers, d’édifices ou de végétation sauvage. De ces images, la peintre extrait des motifs qui seront ensuite transposés sur la toile. « Je développe un amour du volume depuis toujours sans pour autant maîtriser les techniques nécessaires pour m’y épanouir et il m’a semblé que la sérigraphie pouvait me permettre de l’aborder différemment. On reste dans une image en deux dimensions, le volume est suggéré, un peu comme dans la peinture flamande. L’œil humain est fascinant car il arrive à établir et réévaluer de manière incessante les rapports entre surfaces, volumes et plans. » Eva Nielsen compose une image singulière en mélangeant les techniques, ce qui lui permet de travailler la profondeur, les flous et les effets de perspective. Ainsi, la sérigraphie côtoie l’acrylique et l’huile, le noir et blanc se teintent de couleurs terreuses et les superpositions troublent la ligne d’horizon.

Eva Nielsen, Ascien III, 2017. Huile, acrylique et sérigraphie sur toile, 200 × 150cm.

Définitivement artiste d’atelier, elle confirme : « C’est ce lieu qui fournit la matière première inattendue, les aléas des juxtapositions, la surprise finale. Parce que le sol maculé interfère sur la sérigraphie en changeant son aspect quand elle est imprimée à même le parquet, parce que l’inclinaison du sol change la façon dont la peintureimprègne la toile, parce que c’est là que se joue l’ultime révélation. Que rien n’est prévu dans ce cadre pourtant anticipé. »

Samuel François

Travaillant l’espace comme une partition, Samuel François met en place des objets à partir d’éléments issus de la vie de tous les jours. Entre peinture, sculpture, photographie et vidéo, sa pratique cherche à créer avec ce qui est à proximité et se glisse dans les interstices du savoir-faire. Des vareuses (ces toiles cirées de pêcheur) sont découpées puis tendues sur châssis, pour créer un ensemble de toiles monochromes, révélant les structures du vêtement — ses poches thermocollées, ses boutons. Si l’artiste est un adepte de la série, c’est qu’elle lui permet de mettre en lumière les variations qui lui sont chères et de souligner leur valeurs poétiques. En mélangeant un esthétisme fait de bricolage (matériaux de construction, soudures et câbles apparents, etc.) et de minimalisme, il met en place une expérience questionnant notre rapport au quotidien. Il n’est donc pas étonnant de découvrir qu’il poursuit, depuis quelques années maintenant, une relecture de l’objet chaise, travaillant sur une multitude de déclinaisons, entre sculptures minimales et collisions surréalistes. Il raconte : « Une chaise de jardin et un guidon de vélo. L’une ramassée sur un trottoir, l’autre abandonné dans un coin de mon atelier. Ils se rencontrent trois jours avant le vernissage d’une exposition personnelle à Cologne en 2015. Ils deviennent Elle (« View 1 » ndlr). Elle est exposée dans la foulée. Souvent les formes que je produis sont composées d’éléments, d’images, d’images mentales issues de lieux, d’espaces, de moments, des éléments qui se trouvent sur mon chemin, au hasard d’une promenade, de lectures, de rencontres, de voyages.

Samuel François, View 1, 2015. Chaise de jardin en plastique, peinture acrylique et guidon de vélo, 40 × 45 × 82 cm.
Avec l’autorisation de l’artiste de la galerie Berthold Pott, Cologne.

Deleuze parle souvent d’espaces déconnectés comme dans le cinéma de Bresson : ‹ Raccordement de petits espaces… dont la connexion n’est pas prédéterminée. › Connexion pas connue d’avance, mais connectéepar la main. Comme essayer d’expliquer quelque-chose qui m’échappe, que je n’ai pas esquissé ou essayé de produire. Elle est comme un son qui s’échapperait de moi. »