L’enquête
Sophie CalleMai Nguyen
Photographe, écrivain, réalisatrice, plasticienne : si Sophie Calle est tout cela à la fois, elle reste malgré tout une énigme. Son talent à restituer les choses les plus intimes de manière fulgurante nous amènerait presque à l’envisager comme une personnalité familière, quelqu’un que l’on côtoie depuis plusieurs années. Mais pour vraiment la découvrir, et à travers le jeu de l’interview, j’ai décidé de me faire enquêtrice. Je l’inviterai à préciser et à creuser, à confirmer tout ce que je crois connaître d’elle à travers son travail si particulier et prolifique. « Il faut durer. Pas juste faire des choses » me dit-elle.
Des femmes
J’ai toujours trouvé le travail de Sophie Calle très féminin. Banalité et platitude. Pas tant que ça. Autour de moi, très peu d’hommes sont vraiment sensibles à son œuvre. C’est une artiste femme qui touche involontairement les femmes, avec qui les femmes se sentent connectées, et proches par les thèmes qu’elle aborde, par le ton qu’elle emploie pour les aborder, par la sensibilité qu’elle y déploie. Je l’interroge, je marche sur des œufs, délicat de nos jours de parler de « féminin », de parler de genre sans tomber dans des clichés. « Je ne vois pas pourquoi ça m’offusquerait. Je ne me pose pas ce genre de questions. Je ne me décrirais pas spontanément en disant je fais un travail de femme.» Je lui demande si elle ne trouve pas que les femmes ont beaucoup de pression aujourd’hui. L’obligation à la performance, la réussite professionnelle, sentimentale, familiale… Être indépendante et libre, mais en même temps sensible et aimante, difficile de tout concilier. « Je ne peux pas vous répondre car je ne trouve pas que ça soit si compliqué que ça d’être une femme. Je le vis c’est tout ! Oui, je suis indépendante. Oui, j’ai la chance d’arriver à faire ce que j’avais envie de faire. Mais dans mon travail je cherche ce qui présente un potentiel artistique, et non pas à résoudre mes problèmes personnels. Mes motifs ne sont pas d’ordre thérapeutique.»
De l’intimité
J’ai beau savoir que comme tout artiste ce que Sophie Calle nous donne à voir n’est que ce qu’elle choisit de nous donner à voir. J’aime cela dans son œuvre, ce que j’interprète comme une forme de pudeur et de retenue, qui va à l’encontre de cette injonction à rendre sa vie publique, révélée et transparente. « Ce n’est pas par pudeur mais pour des raisons artistiques. Je montre ce qui me semble intéressant sur un mur, dans les pages du livre, ce qui peut intéresser les autres, sans que ce soit uniquement mon histoire. Mon matériau c’est le récit, mais je ne parle pas toujours de moi. » Une question me taraude : comment réussir à se séparer d’une œuvre? Elles sont toutes tellement personnelles, privées même. Cela doit être un déchirement. « Ça n’est pas personnel pour moi, je raconte une histoire, je ne raconte pas ma vie, je ne tiens pas un blog. Ce que je raconte, ça n’est même pas intime, c’est arrivé à tout le monde, tout le monde a été quitté… Je n’ai même pas l’impression que c’est ma vie. Un moment de ma vie, oui, et même pas vraiment, car j’ai choisi cette minute-là plutôt que telle autre, cet événement plutôt que tel autre.»

Extrait de Sophie Calle, Ainsi de suite (Éditions Xavier Barral, 2016) Collateral Damage. Targets / Dommages collatéraux. Cœur de cible, 1990-2003
© Sophie Calle / ADAGP, Paris, 2017
Portraits de délinquants fichés, utilisés comme cibles pour l’entraînement des policiers du commissariat de la ville de M., États-Unis.
C’est donc la banalité quotidienne des situations et des émotions dépeintes par Sophie Calle qui me touche. Son universalité ni plus ni moins. « Une rupture, une mère qui meurt…c’est ma mère sur l’écran mais c’est une mère qui meurt avant tout. Et puis le même projet peut être terriblement impudique selon la personne et selon les mots qu’on choisit. Par exemple mon père était très discret, protestant : si je l’avais filmé en train de mourir, cela aurait été incroyablement impudique. Alors que ma mère le souhaitait ; elle était extravagante et voulait être le centre d’attention. Le même geste, la même idée peut être incroyablement agressive et violente pour l’un, amicale, amoureuse et un hommage pour l’autre. »
Du temps
À l’entendre, Sophie Calle sait suivre le cours naturel de sa pensée. L’idée doit mûrir, faire son chemin. Moi qui cours après le temps, la voir qui semble prendre son temps me rassure.
« Mais j’ai le temps. Je n’ai pas d’obligations. Je travaille seule. Je n’ai pas de studio, pas d’assistant. Le plus difficile c’est d’écrire, ce qui est le plus complexe. Mais je n’ai pas toujours été dans cette situation ; j’ai aussi le temps parce que j’ai un certain âge et que je n’ai rien à prouver. Ne pas faire d’expo pendant un an ça n’est pas très grave. À une certaine époque de ma vie, il fallait que je cons-truise quelque chose. Et parfois ça en prenait du temps ! Par exemple, pour le projet sur la banque, j’avais trouvé des images dont la beauté m’avait séduite. J’avais donc les images mais pas l’idée. Alors j’ai continué à chercher. Et il m’a fallu seize ans pour trouver. Certains projets sont une lutte ! En ce quiconcerne Douleur Exquise j’ai eu l’idée, j’ai accumulé tous les éléments, les textes, les images, mais je n’avais pas la forme adéquate. Je l’ai trouvée au bout d’une quinzaine d’années. » Je lui parle de mon angoisse du temps qui passe. Je viens d’avoir 40 ans, je suis à « mi-parcours », comme on dit : « Plus jeune, je ne m’inquiétais pas de ne pas avoir de temps. Je n’avais pas de temps parce que j’étais pressée.
De l’amour et de l’absence
Je lui parle de moi, encore, de ce qui préoccupe les femmes de ma génération. Mais pas uniquement les femmes. Vivre sa vie et tomber amoureux, être et rester amoureux, aimer, être aimé, ne plus aimer ou ne plus être aimé. Sur sa vie amoureuse, finalement Sophie Calle n’aura consacré que deux œuvres Prenez Soin de vous et Douleur Exquise. Dans son film No Sex Last Night, elle exprimait la difficulté de la vie à deux. Le temps d’un road trip, les deux amants Sophie Calle et Greg Shephard se sont confiés à leur caméra pour tenter de dire ce qu’ils ne parvenaient pas à se dire l’un à l’autre. « Ce n’est pas le chagrin d’amour qui revient dans mon travail, c’est le manque, l’absence, et ça peut prendre des tas de formes.» Dans sa réflexion sur l’absence, le manque, la disparition, le deuil, Sophie Calle, loin de rester dans une démarche de gestion de crise, tente de stimuler la mémoire et l’imagination. Et de donner une présence positive à l’absence.

Extrait de Sophie Calle, Ainsi de suite (Éditions Xavier Barral, 2016)Collateral Damage.
Targets / Dommages collatéraux. Cœur de cible, 1990-2003
© Sophie Calle / ADAGP, Paris, 2017
De l’écriture et de l’image
Ni simple plasticienne, ni uniquement écrivain, le langage, les mots et l’écriture jouent un rôle primordial dans le travail de Sophie Calle. On lit Sophie Calle. Comme on lit un roman. Je lui demande si un jour elle aimerait écrire un vrai roman sans image. « Je crois que je n’y arriverais pas. Et puis pourquoi le faire ? J’ai trouvé une manière d’écrire qui m’appartient.»
Soixante-dix-neuf. C’est le nombre de publications, catalogues d’exposition et éditions limitées, parues entre 1980 et aujourd’hui. Je suis impatiente de pouvoir découvrir le livre qui sortira à l’occasion de « Beau Doublé Monsieur le Marquis ! », sa prochaine exposition au Musée de la Chasse et de la Nature à Paris. Elle m’explique avoir trouvé l’inspiration dans un ouvrage spécialisé. « Alors que je cherchais des idées, je suis allée à Belval, le domaine qui appartient aux propriétaires du Musée de la Chasse. Dans ma chambre, il y avait un livre sur la chasse que j’ai commencé à feuilleter. Il y avait un vocabulaire que je ne connaissais pas du tout : « le chien de rouge », « le beau revoir », « la recherche du sang ». Cela m’a fait penser à Valère Novarina, qui a écrit des textes dans lequel il énumérait tous les noms des fleuves et des vents dans le monde, c’était magnifique. Et là j’ai commencé à piocher toutes ces expressions que je ne comprenais pas ou qui avaient du mystère. C’est un livre fourrure, qui s’appellera Les Fanfares de Circonstance.

Extrait de Sophie Calle, Ainsi de suite (Éditions Xavier Barral, 2016)Collateral Damage.
Targets / Dommages collatéraux. Cœur de cible, 1990-2003
© Sophie Calle / ADAGP, Paris, 2017
Du langage et des petites annonces
Sophie Calle m’explique que Beau Doublé, Monsieur le Marquis ! parlera de la mort, de l’absence, des hommes et des bêtes. Elle a également invité l’artiste Serena Carone à venir présenter plusieurs de ses pièces, dans un dialogue inédit entre les deux artistes. On y retrouvera un médium qu’elle affectionne et qu’elle a déjà exploité précédemment : les petites annonces. « Cette fois-ci, je suis partie du Chasseur Français, le magazine, car ils m’ont ouvert leurs archives. Je ne voulais pas analyser un phénomène mais un langage. Comment on se décrit, qu’est ce qu’un homme recherche principalement chez une femme… Dans la plupart de ces annonces, le langage se doit d’être économique. Il faut dire les choses avec un minimum de mots, car ils sont payants, être le plus bref et efficace possible. Cette économie des mots, je m’y confronte également car mes textes étant principa-lement destinés aux murs des galeries, il a fallu que j’apprenne à écrire de façon concise, pour que les gens acceptent de lire debout, ce qui n’est pas rien ! Couper, ramasser, raccourcir, résumer, c’est quelque chose qui est mon souci à chaque fois que j’écris le moindre texte car je pense l’exposition avant le livre. Je relis mes textes parfois pendant un an jusqu’à ce que chaque mot me semble indispensable. »
Du jeu et du hasard
Toute mon existence et en dépit du bon sens, j’ai été superstitieuse. Je ne pouvais m’empêcher de voir des signes dans ce qui m’arrivait dans la vie. « Ce qui m’arrivait », comme si les événements me tombaient dessus. Evidemment, j’ai songé à consulter une voyante plus d’une fois. Mais par peur de la mauvaise aventure, je suis toujours restée entre deux eaux, entre fascination et crainte. Sophie Calle, elle, aime le jeu. Je lui parle du projet « Où et Quand ? », réalisé avec la complicité de la voyante Maud Kristen, en 2008, dans l’espace parisien de la galerie Perrotin. « Paul Auster devait faire un film sur moi, à la demande d’un metteur en scène anglais. Il a bâti un scénario mais n’a jamais trouvé l’argent pour le réaliser. Alors il a écrit un roman Leviathan en se servant de certains éléments de son scénario. On y découvre donc, le temps d’un chapitre, un personnage qui me ressemble. Elle garde ses cadeaux d’anniversaire, suit des gens dans la rue, se fait suivre par un détective privé, devient femme de chambre et ensuite ce person-nage vit sa vie de personnage de roman sans se mélanger à la mienne. Mais il avait aussi glissé deux performances de son invention dans mon chapitre : il faisait suivre à son personnage un régime chromatique et vivre selon quatre lettres de l’alphabet. J’ai voulu jouer avec le roman, c’est venu tout seul, de fil en aiguille, l’envie d’obéir à un roman. Plus tard j’ai rencontré un peu par hasard cette voyante, dont j’aimais le langage, la manière de s’exprimer, l’intelligence. Je ne sais pas comment l’idée est venue de lui demander d’imaginer mon futur pour obéir à ses visions. Non pour démontrer quoique ce soit sur la voyance, mais pour suivre une trame, un scénario. Parce que j’aime les rituels, le jeu. »

Extrait de Sophie Calle, Ainsi de suite (Éditions Xavier Barral, 2016) Collateral Damage. Targets / Dommages collatéraux. Cœur de cible, 1990-2003
© Sophie Calle / ADAGP, Paris, 2017
De l’avenir
Avant de nous quitter, Sophie Calle partage avec moi ses projets à venir. Elle me parle notamment d’une collaboration prochaine avec le Süddeutsche Zeitung. Elle me présente toutes ses pistes de réflexion avec un enthousiasme sincère et une voix pétillante. Je perçois alors un peu, peut-être, qui est Sophie Calle. La plasticienne des mots m’est moins inconnue. « Le plus difficile c’est de durer. Durer. Jusqu’au jour où ça s’arrêtera. »