La nature des choses

Marcin Rusak

Toutes les choses, organiques et inorganiques, se dégradent naturellement avec le passage du temps. Nature of Things est l’une des nombreuses œuvres de Marcin Rusak, artiste et designer polonais, qui tente d’analyser précisément l’idée exprimée dans son titre : l’impact inévitable du temps sur la vie d’un objet ou d’un être vivant. En utilisant principalement des fleurs fanées pour exprimer sa vision, Marcin Rusak aborde le caractère éphémère de la vie, les questions de durabilité, de mondialisation, les conséquences à venir pour les fleurs et les multiples possibilités qu’elles présentent.

Ilaria Trame
Pour lancer notre discussion, je voulais commencer par votre histoire. Vous êtes issu de cinq générations d’horticulteurs, mais j’ai cru comprendre que l’entreprise familiale a fermé ses portes à votre naissance. Ce passé a-t-il influencé votre méthode de travail en tant qu’artiste ?

Marcin Rusak
Quand j’étais enfant, dans les années 1990, l’économie polonaise vivait une transition pour devenir un marché totalement ouvert, libéral et international. C’est à ce moment-là que l’entreprise de ma famille a connu des turbulences, car il est devenu possible d’importer des fleurs exotiques directement des plus grands marchés des Pays-Bas à des prix plus compétitifs que ceux des fleurs cultivées localement. Par conséquent, mon grand-père maternel a décidé de fermer ses serres à Varsovie et de déménager au bord de la mer Baltique pour y cultiver une espèce de sapin qui ne pouvait survivre que dans le microclimat de cette région. L’activité que ma famille exerçait depuis cinq générations a donc été arrêtée, et les serres qui entouraient la maison familiale ont été abandonnées.

Ilaria Trame
Et quand avez-vous commencé à vous sentir à nouveau attiré par le monde floral ?

Marcin Rusak
Ce n’est qu’à l’âge de 26 ans, pendant mes études au Royal College of Art à Londres, que j’ai pris conscience de l’influence qu’exerçaient sur moi la curiosité et la persévérance de mon grand-père, ainsi que celle de ce paysage post-industriel négligé. L’un de mes professeurs m’a demandé de travailler sur un objet qui suscitait en moi de fortes émotions. Je me suis souvenu d’une énorme armoire, de style baroque du Nord, qui appartenait à mon grand-père. C’était un meuble en bois massif, très lourd et décoratif, orné de motifs floraux. Elle est devenue non seulement une pièce qui m’a permis de renouer avec mon héritage, mais aussi le point de départ de mes recherches sur l’histoire et le potentiel de la décoration botanique. C’est à partir de là que j’ai commencé à fréquenter les marchés aux fleurs de Londres et que j’ai découvert les mécanismes de cette industrie qui mènent au gaspillage.
Dès lors, je me suis intéressé aux valeurs émotionnelles, symboliques et économiques de quelque chose d’aussi éphémère et périssable que les fleurs, et j’ai créé des objets qui tenteraient de saisir leur processus de décomposition, en évoquant le principe d’obsolescence intégrée, courant dans le design industriel produit en masse. Dans un autre ordre d’idées, j’ai également exploré le désir de préserver l’éphémère et de protéger ce à quoi nous accordons de la valeur – en créant des objets qui seront plus tard au centre des séries Flora, Protoplasting Nature ou Tephra.

Marcin Rusak, Perma 07, [détail], 2020. Photo: Mathijs Labadie.

L’équilibre entre la volonté de préserver l’éphémère et d’expérimenter inlassablement de nouvelles formes, de nouveaux processus et de nouveaux matériaux est quelque chose que je crois avoir hérité de la personnalité de mon grand-père. Cela n’aurait pas été possible sans mes origines.

Ilaria Trame
Vos œuvres sont empreintes d’une certaine mélancolie, puisque vous utilisez des fleurs séchées et mourantes, prolongeant ainsi leur durée de vie. Ce processus peut également nous en apprendre beaucoup sur les pratiques durables : avez-vous toujours pris cet aspect en compte lorsque vous avez commencé à développer vos techniques ?

Marcin Rusak
Dès le début, les natures mortes ont joué le rôle de memento mori mélancolique. Utiliser de vraies fleurs et les immortaliser à différents stades de floraison et de décomposition est en effet une démarche romantique aux connotations souvent symboliques. Mais ce qui m’intéresse également, c’est le fait que les fleurs, une fois jetées, acquièrent une nouvelle vie avec les matériaux que je crée : recouvertes de métal ou immergées dans la résine, elles acquièrent de nouvelles significations et de nouvelles fonctions. La durabilité est en effet au cœur du processus : d’abord, parce que nous utilisons des fleurs qui seraient invendables et finiraient dans les bacs à compost, et ensuite, parce que les processus expérimentaux, les matériaux et les objets que nous développons sont mis en œuvre à très petite échelle, toujours sur commande individuelle. C’est comme ça que je perçois le design durable : il s’attaque à la culture consumériste en limitant autant que possible la surproduction.
Je consacre également des efforts considérables à la recherche de méthodes de production durables.

Je souhaiterais préserver mes œuvres pour les générations futures, le propriétaire étant le gardien des objets de valeur,mais je veux aussi voir comment mettre fin à ce cycle en offrant la possibilité de les « retourner à la terre », en les recyclant et en les désintégrant lorsqu’ils ont rempli leur fonction ou se sont cassés. Ce type de réflexion semble naturel quand il s’agit de matériaux entièrement biosourcés tels que le bois ou les bioplastiques de pointe, mais pour moi, il s’agit plutôt d’un projet utopique, même si l’on entrevoit sa réalisation dans un avenir proche.

Ilaria Trame
Comment vos œuvres peuvent-elles informer le public sur l’industrie et les implications du marché floral mondial ? Beaucoup de gens ne connaissent pas les « moyens durables » d’acheter des fleurs.

Marcin Rusak
La plupart des gens ne savent pas que les fleurs sont cultivées et génétiquement modifiées pour répondre à certaines exigences spécifiques du marché. Par exemple, il faut tellement d’énergie à la plante pour produire son parfum que les producteurs ont décidé de renoncer à l’aspect olfactif, pour permettre une meilleure conservation en vase. On cultive par exemple des roses aux tiges longues et droites pour pouvoir en expédier davantage dans un même conteneur. Chaque plante possède également un passeport international qui indique son lieu d’origine. La plupart des fleurs « produites en masse » sont exportées depuis les Pays-Bas, plaque tournante internationale du commerce des fleurs, un empire créé il y a plusieurs siècles. Avec le temps, les fleurs que nous achetons se sont transformées en produits inodores, fabriqués à la chaîne.
Mon projet Monster Flower portait justement sur ce point : il s’agissait de représenter les différentes attentes des producteurs et des vendeurs concernant les fleurs en tant que marchandises. Selon moi le marché mondial des fleurs est un sujet fascinant.

Ilaria Trame
Passons à l’aspect pratique : dans vos œuvres, l’art rencontre souvent la science. Vous êtes même arrivé à développer de nouveaux matériaux pour vos créations. Pouvez-vous nous parler des différentes techniques que vous utilisez (et développez) dans votre atelier ?

Marcin Rusak
Expérimenter de nouvelles applications et créer des matériaux est au cœur de ma pratique. La plupart des matériaux avec lesquels je travaille évoluent et se transforment, comme ç’a été le cas pour les premières versions de la résine Flora. Au départ, je souhaitais que le matériau vieillisse et se transforme avec le temps – j’ai injecté des bactéries qui consommaient les fleurs immergées dedans. La version finale que j’utilise actuellement dans mes projets est cependant entièrement stable.
Comme je l’ai mentionné, les thèmes qui me préoccupent se situent à la croisée de la préservation et de la décomposition. Si la première est représentée par Flora, ainsi que par Protoplasting Nature et Tephra, qui résultent de mes expériences de métallisation de fleurs et de feuilles réelles, j’aborde la seconde dans la série Perishable, et plus loin, dans les recherches que j’appelle Nature of Things. Là, je travaille avec des matériaux biosolubles et solubles comme la gomme-laque, diverses résines naturelles et des liants tels que la farine ou le sucre, ou des bouts de métal que je récupère et que j’incorpore à des sculptures, des objets décoratifs et des installations entières, parfois présentées dans des incubateurs spécialement conçus pour accélérer et observer le processus de décomposition.

Ilaria Trame
Pouvez-vous nous en dire plus sur votre atelier ? Quelle importance accordez-vous au fait de travailler dans un environnement stimulant ?

Marcin Rusak
Mon atelier est situé dans un quartier industriel pas très loin du centre-ville. L’atelier principal est divisé en plusieurs ateliers où nous nous concentrons sur le modelage, le moulage de la résine et le travail du métal. C’est un endroit plutôt bruyant où l’on se salit les mains. Nous écoutons de la musique très fort et nous utilisons des machines bruyantes.
Il y a aussi un bureau à l’étage, où nous exerçons des activités qui demandent du calme et de la concentration : écrire, dessiner, mettre au point des enduits, etc. Au total, dix personnes travaillent dans l’atelier et le bureau, auxquelles s’ajoutent plusieurs proches collaborateurs et entrepreneurs qui travaillent à distance, en free-lance, sur des projets individuels. Il y a aussi deux chiens – très appréciés pour leurs capacités de communication inter-espèces.
Lorsque je travaille, j’écoute généralement de la musique, ce qui m’aide à me concentrer. Je n’aime pas être dérangé lorsque je dessine ou que je modélise. En revanche, j’apprécie les séances de remue-méninges avec mon équipe, qui me donnent l’occasion de remettre mes idées en question. Avec le développement de l’atelier, j’ai commencé à apprécier les aspects collaboratifs de ma pratique.

Ilaria Trame
Sur quels critères choisissez-vous les fleurs à incorporer dans une nouvelle pièce ? Est-ce pour leurs caractéristiques physiques ou les regroupez-vous d’une autre façon ?

Marcin Rusak
Dans la série Flora, je choisis les fleurs avec lesquelles je travaille pour leurs qualités esthétiques : formes sculpturales et couleurs nuancées. Lorsque je travaille sur une nouvelle pièce, je considère plutôt la surface comme une toile de peinture, en réalisant diverses compositions jusqu’à ce que je sois satisfait du résultat. C’est à ce stade que la composition est pétrifiée dans la résine.
Dans les séries Protoplasting Nature et Tephra, les fleurs et les feuilles deviennent le bois de construction de la pièce elle-même – les grandes feuilles de Thaumatococcus Daniellii des objets Protoplasting Nature sont traditionnellement utilisées en Afrique pour recouvrir les toits. Je m’intéresse depuis peu à cet aspect vernaculaire – pour un projet particulier, je pourrais utiliser des fleurs qui proviennent d’une zone ou d’une région spécifique, en réfléchissant au contexte local, au genius loci.

Ilaria Trame
Lorsque l’on parle de fleurs, on pense forcément à leur parfum, ou à leur odeur. Est-ce quelque chose que vous souhaitez développer pour vos pièces ? Vous arrive-t-il de concevoir votre travail de manière synesthésique ?

Marcin Rusak
Je suis heureux que vous le mentionniez. La création de parfums est, après tout, une autre façon de préserver la beauté éphémère des fleurs. Pour mon exposition personnelle à Milan l’année dernière, j’ai développé trois parfums uniques en collaboration avec Barnabé Fillion, un parfumeur talentueux qui a la chance d’être synesthète. Ils ont été présentés comme des interprétations olfactives de mes collections, avec les notes de Decay (qui rappelle la série Perishable), Protoplasting Nature et Flora.
Cet automne, nous lançons une nouvelle collaboration avec la marque de Barnabé : Arpa. L’idée repose sur le principe synesthésique de la fusion de l’architecture (ou de la perception de l’espace), de l’alchimie et de la fiction, inspirée par des personnages parisiens transgressifs moins connus, tant fictifs qu’historiques, et par notre lecture déconstructiviste de l’architecture historique française.

Marcin Rusak, Tephra Vase 001, [détail], 2021. Photo: Marcin Rusak Studio.

Marcin Rusak, Flora, 2014. Une des premières itérations du matériau Flora injecté de bactéries. Photo: Marcin Rusak Studio.

En conséquence, nous avons développé une série de sculptures de forme organique et odorantes, que nous traduisons dans de nouveaux matériaux, dans lesquels nous fusionnons des thermoplastiques biodégradables translucides imprimés en 3D avec la technique de métallisation largement utilisée par le studio dans des projets récents. Le projet sera lancé à Vienne, dans le légendaire magasin de bougies Retti créé par Hans Hollein en 1965-66.

Ilaria Trame
Pour conclure notre entretien, avez-vous un « projet impossible » que vous aimeriez pouvoir réaliser à l’avenir ?

Marcin Rusak
Nous avons travaillé à un schéma directeur pour le vieux manoir de Swidno, situé à une heure de route au sud de Varsovie, que je conçois comme une extension de l’atelier. C’est déjà un lieu où l’on observe et expérimente nos œuvres à long terme, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, sur le terrain, au sens propre. Je rêve de construire un nouveau pôle culturel dans le parc de style anglais qui entoure le bâtiment, un lieu où nous expérimentons nos processus, mais où nous invitons également le public à créer de nouvelles valeurs. J’étudie les possibilités de collaboration avec des fondations locales, axées sur l’art et l’éducation et, à l’avenir, j’aimerais en diriger une moi-même :organiser des ateliers pour les enfants, en présentant à la fois l’artisanat traditionnel et les nouvelles méthodes de production et de recherche ; inviter des designers et des artistes de renommée internationale à donner des conférences et à venir en résidence. Je tiens particulièrement à entretenir le lien souvent négligé entre les modes de pensée conceptuels et commerciaux – je pense que l’on ne s’est pas encore complètement penché sur le sujet en Pologne. J’ai eu la chance de faire l’expérience de différents modèles éducatifs et je rêve de rendre la pareille aux générations futures en accueillant les nouvelles opportunités, en favorisant de nouvelles collaborations et en encourageant de nouveaux talents.

Marcin Rusak, Flora Monolith 190, [détail], 2020. Photo: Marcin Rusak Studio.

entretien avec ilria trame