Faux-semblant
Gaetano Pesce
Artiste prolifique, tour à tour designer, architecte ou sculpteur, Gaetano Pesce est l’auteur d’une œuvre éclectique et engagée. Depuis ses premières créations, réalisées dans les années 1960, jusqu’à ses objets édités par les plus prestigieuses des maisons, son style est toujours surprenant. Questionnant les émotions humaines, la perception et les modes de production, son approche déjoue les standards et les conventions. Anthropomorphique, s’inspirant du corps humain, de la faune et de la flore, son travail est aussi ludique que militant. À l’occasion de l’exposition Different Tendencies, Italian Design 1960-1980, organisée par la galerie new-yorkaise Superhouse, la curatrice Kristen de la Vallière, fondatrice de la plateforme Say Hi To, s’est entretenue avec cet iconoclaste.
KRISTEN DE LA VALLIÈRE
Vous faites partie des rares designers qui prennent vraiment position par leur pratique. On peut affirmer que vous êtes féministe. Si je ne me trompe pas, vous êtes allé dans une école pour filles quand vous étiez enfant ?
GAETANO PESCE
C’est vrai. Je crois que j’avais sept ans. À ce moment-là, j’ai eu un problème avec un instituteur qui était vraiment stupide. J’ai été renvoyé de cette école publique. Le seul établissement qui m’a accepté a été cette école privée pour jeunes filles. J’étais le seul garçon, j’observais mes camarades. J’ai commencé à comprendre comment les femmes pensent. Elles ont un esprit élastique, il n’est pas rigide comme celui des hommes.
KRISTEN DE LA VALLIÈRE
Vous deviez être une attraction pour ces petites filles ! J’imagine que vous étiez populaire.
GAETANO PESCE
En un sens, oui. C’était une école religieuse, il y avait une petite ferme avec toutes sortes d’animaux. Ma joie était de pouvoir m’occuper d’eux au petit matin. Plus particulièrement des vaches. Je me souviens que lorsque l’on m’a demandé ce que je voulais faire comme métier, j’ai répondu « bovaro ». En italien, ce mot désigne la personne qui prend soin des vaches. Ces animaux ont une douceur particulière qui me touche énormément. Je suppose que tous ces paramètres m’ont formé en tant que personne. Enfant, entouré de femmes et d’animaux, j’ai commencé à être sensible aux problèmes. J’ai toujours considéré mon travail comme une expression qui peut aider. Je déteste faire les choses pour rien. La plupart de mes collègues travaillent sans but, ils ne font que de la décoration. Il m’est difficile de comprendre ce genre d’approche. Je crois que le monde a besoin de gens créatifs qui peuvent prendre position contre certains problèmes, ou au moins, qui peuvent déclarer que les problèmes existent, les rendre visibles. Je pense que le design aujourd’hui est une forme de non-expression coincée dans une répétition. Rien ne semble authentique. Peu de personnes font des recherches, il y a beaucoup de copies du passé. Il m’est douloureux de voir ça. Lorsque l’on crée une chaise, cela ne devrait pas être un simple objet sur lequel on s’assoit mais une chaise qui exprime un point de vue.

Gaetano Pesce, UP 7 (Il Piede), 1969. Prototype unique produit par C&B Italia. Avec l’aimable autorisation de Superhouse & Gaetano Pesce. Visuel de Duyi Han.

Gaetano Pesce, Prototype no. 000-F pour la lampe Moloch. Produit par Bracciodiferro, Italie, 1971.
Avec l’aimable autorisation de Superhouse & Friedman Benda Gallery. Visuel de Duyi Han.
KRISTEN DE LA VALLIÈRE
Au fil de votre carrière, vous avez travaillé dans plusieurs disciplines, du design à l’architecture en passant l’aménagement urbain. Peut-on dire que le cœur de votre pratique repose sur l’exploration de différentes idées à travers différents médiums ?
GAETANO PESCE
J’ai l’habitude de dire que mon travail provient de l’observation de la réalité. Il peut s’agir d’une situation qui me rend heureux ou triste. J’essaie d’exprimer ce que je pense à travers mon travail. La réalité n’est jamais la même, elle est en constant changement. À l’âge de dix-sept ans, j’ai exposé des dessins dans une galerie à Padoue, en Italie. Et depuis je garde cette idée de liberté. Je suis libre d’utiliser tous les médiums que je souhaite. Si demain je veux faire de la musique, écrire un poème, développer une architecture politique, je suis libre de le faire. Les objets doivent parler de l’individualité de leur auteur. Ceci devrait être l’objectif de toute école : former une personne qui pense plutôt que quelqu’un qui réalise des choses plus ou moins banales.
KRISTEN DE LA VALLIÈRE
Si les écoles ne remplissent pas cette mission, quelles questions les jeunes designers doivent-ils se poser afin de développer leur pratique ?
GAETANO PESCE
Lorsque j’enseignais l’architecture, qui est plus ou moins équivalent à l’enseignement du design, je demandais à mes étudiants de dessiner le palais de justice de Moscou au temps de Staline. Par cet exercice, ils devaient prendre position : «Je suis pour ou contre Staline. » Cette provocation est une manière de dévoiler ce qu’ils ont à l’intérieur d’eux-mêmes et de le traduire sous une forme architecturale. Les professeurs ont une énorme responsabilité. La plupart d’entre eux transmettent ce qu’ils ont appris lorsqu’ils étaient jeunes. Mais s’ils ne suivent pas leur temps, ce qu’ils transmettent risque d’être obsolète.
KRISTEN DE LA VALLIÈRE
Comment cette évolution constante a impacté votre travail au fil du temps ?
GAETANO PESCE
Depuis trois ans, j’ai découvert que je ne peux pas définir mon travail. Je n’ai pas de style à proprement parler et j’imagine que c’est ce qui arrive lorsque l’on suit son temps.
KRISTEN DE LA VALLIÈRE
Que conseillez-vous aux designers pour qu’ils puissent cultiver ce goût de la liberté ?
GAETANO PESCE
La curiosité est très importante, ils doivent être curieux ! Pas de ce qui s’est passé hier mais de qui se passera demain.
KRISTEN DE LA VALLIÈRE
Vous êtes devenu un maître dans l’expérimentation des matières. Comment avez-vous commencé à jouer avec elles ?
GAETANO PESCE
J’ai passé tellement de temps et dépensé beaucoup d’argent dans des choses qui ne fonctionnaient pas ! Mais grâce à cette manière de faire, j’en ai aussi découvert d’autres qui semblaient vraiment intéressantes. Quand cela arrive, j’appelle quelqu’un de l’industrie et j’explique que j’ai trouvé une idée à développer. Lorsque vous commencez un projet, vous ne devez pas être rigide et vous cramponner à votre idée de départ. Vous commencez avec une feuille de papier et un crayon. Puis vous faites une maquette, et en faisant cela, vos mains découvrent quelque chose qui est directement communiqué au cerveau. La discussion entre la main et le cerveau va changer votre projet. Ce n’est jamais nécessaire d’être rigide. Il faut être ouvert aux signes et aux suggestions de la matière. La nature des matériaux nous dit ce qui est le mieux pour le projet.

Gaetano Pesce, UP 2, fauteuil. Produit par C&B Italia (B&B Italia), 1969.
Avec l’aimable autorisation de Superhouse & Nilufar Gallery Digital. Visuel de Duyi Han.
KRISTEN DE LA VALLIÈRE
Comment avez-vous expérimenté dernièrement ?
GAETANO PESCE
J’ai fait une table qui représente un homme qui perd son énergie. Je crois que les hommes ont fait beaucoup de belles choses dans le passé. Mais de nos jours, ils sont fatigués et sont principalement à l’origine de nombreux problèmes à travers le monde. C’est ce que cette table exprime. C’est une pièce impressionnante car elle est translucide. C’est difficile de la décrire avec des mots mais elle est très belle. Elle est actuellement dans mon atelier. J’ai une une équipe fantastique qui comprend immédiatement mes idées. Mon atelier peut être perçu comme un endroit étrange car il est composé de personnes qui viennent de pays différents, avec des compétences et des personnalités très différentes. Mais j’adore ce mélange.
KRISTEN DE LA VALLIÈRE
Quel est votre position par rapport à la fonctionnalité du design ?
Le design devrait toujours être fonctionnel. Les radicaux, mes vieux amis, pensaient différemment : « Oh, ça n’est pas très important si une lampe ne donne pas de lumière ou si un canapé n’est pas confortable ». Si, c’est important ! Mais nous devons aussi ajouter autre chose. L’objet ne doit pas simplement être fonctionnel. Comme je l’ai dit précédemment, nous devons prendre position et exprimer un point de vue.
KRISTEN DE LA VALLIÈRE
Qu’est-ce que vous pensez des problèmes liés à la durabilité ?
GAETANO PESCE
La destruction de la nature et de ses ressources est à reprocher à l’être humain et de son manque de respect pour la planète. En même temps, nous ne pouvons pas attendre que la planète soit identique à ce qu’elle était il y a des millions d’années. La situation a changé. Je crois fermement que nous devons éduquer les gens. Ne jetez pas de plastique dans l’océan. Ne jetez pas d’acide dans l’évier. Les messages sont simples. Par le passé, il m’est arrivé de réutiliser des morceaux de tissus qu’une entreprise jetait. J’en ai fait de très belles chaises. C’est une bonne chose évidemment mais je crois aussi qu’il est important de ne pas freiner le progrès. Beaucoup considèrent le plastique comme quelque chose de négatif, mais ça ne l’est pas ! Le plastique est une découverte importante. Les tubes que l’on utilise pour les transfusions sanguines dans les hôpitaux en sont faits !
KRISTEN DE LA VALLIÈRE
Y a-t-il un projet inachevé que vous souhaiteriez terminer ?
GAETANO PESCE
Lorsque j’ai une idée, je la concrétise généralement en quelques heures ! J’ai été très chanceux dans ma vie car je l’ai passée à combler mes désirs. Je n’ai jamais été riche mais j’ai eu de l’argent. Et je l’ai dépensé, car l’argent est parfois nécessaire pour satisfaire sa curiosité.