Divine Comédie

Go Nagai

Si son nom reste peu connu du grand public, les œuvres du mangaka Go Nagai jouissent d’une renommée internationale et ont marqué les imaginaires de plusieurs générations. Né en 1945 à Wajima, il est l’auteur de plus de trois cent soixante titres, dont les plus connus sont sont Devilman (1972), Mazinger Z (1972) et Cutie Honey (1973). Prolifique, Go Nagai  n’a cessé au cours de sa carrière de s’essayer à tous les genres, de l’humour au fantastique en passant par l’horreur et l’érotisme, n’hésitant pas à les mélanger pour mieux se les approprier. Notre rencontre est l’occasion de revenir sur ses influences, les aspects novateurs de sa carrière et sa vision profondément humaniste du monde.

Adolescent réservé, Go Nagai se réfugie très jeune dans les salles obscures. Le western, la science-fiction, les histoires de samouraï peuplent son monde imaginaire et lui fournissent un vocabulaire qu’il ne cessera d’hybrider pour donner naissance à des univers fantasmagoriques. « Les films sont très importants dans ma vie, j’essaie d’en regarder un tous les jours, parfois jusqu’à trois ! J’ai toujours préféré le monde imaginaire au monde réel. Quand j’étais enfant, j’utilisais la majeure partie de mon argent de poche pour aller au cinéma. Je ne sais pas de quelle manière, mais ça a certainement eu une influence sur mon œuvre. Il m’est très difficile de citer mes réalisateurs fétiches car il y en a vraiment beaucoup, mais Akira Kurosawa est sans aucun doute l’un de mes préférés. C’est en regardant L’homme de Rio de Philippe de Broca, avec Jean-Paul Belmondo que je me suis dit que je pouvais peut-être moi aussi faire de la comédie en me basant sur les procédés humoristiques de ce film ».

Le parcours professionnel de Go Nagai ressemble au chemin de croix des dessinateurs de mangas : il enchaîne les histoires courtes qu’il envoie à différentes maisons d’éditions, finit par décrocher un poste d’assistant auprès de Shotaro Ishinomori, sommité dont il a toujours été fan. Son premier succès est polémique :  Harenchi Gakuen (1968 — L’école impudique en version française) est un récit parodique qui suit les aventures outrancières d’écoliers et de leurs professeurs. « Mon idée initiale était de créer un monde à l’envers, où tous les rapports étaient inversés. À cette époque, les professeurs au Japon faisaient parti d’une espèce d’intelligentsia et étaient très respectés. En réalité, cela allait un peu à l’encontre de ce que j’avais vécu enfant : j’ai vu pas mal d’enseignants qui n’étaient pas si doués que ça! »  Sous ses traits caricaturaux et son air léger, cette histoire absurde résonne avec les manifestations étudiantes qui bouleversent l’archipel à la fin des années 60. Alors que les associations parentales crient au scandale et tentent de l’interdire, le titre est plébiscité par les jeunes enfants. 

Suite à la pression de son éditeur pour développer ce manga, véritable locomotive commerciale, Go Nagai décide de créer sa propre société, Dynamic Productions. Celle-ci lui permet de structurer ses activités, en engageant notamment des assistants, et de publier de nouveaux récits. Plus important encore, Dynamic Productions révolutionne le rapport hiérarchique entre auteur et éditeur, puisque la société permet à Nagai de contrôler les droits et recettes générés par les produits dérivés. Il s’associe également avec la Toei Animation, acteur incontournable du secteur, pour adapter ses mangas en dessin-animé parallèlement à leur publication. Ce système permet à Nagai de faire fructifier ses succès tout en cultivant sa popularité avec des héros que l’on retrouve aussi bien dans les pages des magazines, sur les écrans de télévision ou dans les rayonnages des magasins de jouets. 

Devilman est aux antipodes de la légèreté lubrique qui a révélé l’auteur au grand public, et est considéré comme son manga le plus marquant. Le titre, sorti en 1972, est clairement destiné à un lectorat adulte. Il dépeint un monde peuplé de démons auquel le héros devra faire face en en devenant un lui-même, questionnant les limites de l’humanité, ses faiblesses et sa foi. Quasiment cinquante ans après sa publication, le récit semble aujourd’hui prophétique, ce qui surprend l’auteur : « Cette série se rapproche des évènements que l’on voit apparaître un peu partout dans le monde, et cela me fait un peu peur. Devilman écrit la fin du monde et j’espère que nous autres, êtres humains, ferons tout pour que cela n’arrive pas. » Si le titre n’est pas très connu en Occident, il est considéré comme culte dans son pays d’origine.

En Europe, et en France particulièrement, Go Nagai doit sa célébrité à Grendizer (Goldorak en version française), troisième partie de la saga Mazinger Z. Il en raconte ainsi la genèse : « L’idée m’est venue alors que j’observais une file d’automobilistes coincés dans un bouchon, je me suis dit qu’il serait bien pratique d’avoir un véhicule qui posséderait bras et jambes pour s’extirper. » Mazinger Z est le premier manga où un robot géant est piloté par un humain, créant ainsi un sous-genre particulièrement vivace, celui des mechas, popularisé depuis par l’industrie du jeu vidéo et du cinéma. Cutie Honey est un autre exemple de la diversité de l’auteur. On y découvre Honey Kisaragi, écolière androïde qui a la particularité de se transformer en héroïne aux cheveux rouges et à l’épée acérée, qui combat l’organisation criminelle — et extra-terrestre — « Panther Claw». Chaque protagoniste, qu’il soit masculin ou féminin, bon ou méchant, ne peut résister au charme naïf de Honey. Érotisme, action et humour forment un cocktail détonnant. Le style graphique de Nagai varie selon ses séries : simple et rond pour les œuvres destinées aux enfants, sombre et fourmillant pour les récits noirs. Les nombreux gadgets qu’il a mis à disposition de ses héros, leurs costumes extravagants, le design de ses robots, sont des éléments visuels forts qui ont marqué les esprits, jusqu’à se retrouver aujourd’hui distillés dans de nombreux domaines créatifs, qu’il s’agisse de design ou de mode.

Sortis au début des années 70, Cutie Honey, Devilman et Mazinger Z continuent à passionner les lecteurs contemporains. Si Nagai a continué à publier d’autres histoires, il a surtout proposé des versions parallèles, des suites et des crossovers de ses œuvres phares, construisant une mythologie savamment remise au goût du jour, prête à conquérir un nouveau public et à rassembler les nostalgiques. En 2018, la plateforme Netflix a accueilli les dix épisodes de Devilman Crybaby, adaptation à l’impressionnante réalisation, démontrant, si cela était encore nécessaire, que l’animation n’est plus un territoire réservé à un jeune public. Outre ses multiples adaptations animées, Cutie Honey a eu droit à son film live, délire visuel réalisé par Hideaki Anno, bien connu pour la saga Evangelion. On retrouve d’ailleurs chez les deux hommes les mêmes motifs scénaristiques : robots géants, invasions extra-terrestres et réflexion philosophique autour des notions de bien et de mal. Lorsqu’on lui demande pourquoi certaines de ses mangas sont si sombres, Go Nagai conclut : « Contrairement à certaines séries où les héros remportent toujours la victoire, il m’arrive d’écrire des histoires où le mal triomphe. Mais cela se produit également dans la réalité. Mes œuvres sont un miroir tourné vers le monde. »

 

Cutie Honey, 1973 — © GO NAGAI/DYNAMIC PLANNING

Cutie Honey, 1973 — © GO NAGAI/DYNAMIC PLANNING

Devilman — © GO NAGAI/DYNAMIC PLANNING

ARTICLE DE JUSTIN MORIN