Body double
Alexandra Bachzetsis
Questionnant autant l’intimité que la surexposition, le rapport au langage ou encore la mise en scène de soi, le travail chorégraphique d’Alexandra Bachzetsis multiplie les axes de réflexion. Sa danse se traduit aussi bien dans un espace nu qu’investi par des accessoires sculpturaux, comme autant de prothèses à même de transformer le corps. Puisant autant dans l’histoire de l’art que dans la culture pop, et s’appuyant sur les gender studies, ses pièces passent d’un registre à l’autre, en rupture rythmique ou en harmonie. Une gymnastique à la fois conceptuelle, plastique et en constant mouvement.
MS Votre travail explore de nombreux thèmes, les mélangeant de manière très libre et inattendue, afin de créer des collisions aussi théoriques qu’esthétiques. Par rapport à la scène, vous arrive-t-il de vous contraindre ? Y a-t-il des lignes que vous ne souhaitez pas traverser ?
AB La scène dans sa meilleure version est un espace non censuré, une anthologie d’inspirations, d’expressions, d’histoires et de fictions. Ce n’est pas un simple cadre spatial, mais une analogie ou un moyen de transposer notre construction du désir dans le domaine des sens, juste devant nous. Je crois fermement dans le besoin de repousser les frontières à l’intérieur et à l’extérieur de la structure du théâtre et de ses conventions. J’aime traverser les frontières d’un genre. Ne pas respecter les conventions du théâtre quand je fais une pièce de théâtre, mais plutôt travailler d’une manière cinématographique. Lorsqu’il s’agit de réaliser un film, penser à la composition et à l’aspect théâtral de la mise en scène des corps pour la caméra,
Je repousse les limites de la pensée binaire et tente de les révéler à travers des gestes précis d’échange entre le masculin et le féminin vers un corps qui change constamment de genre. Je travaille avec la perception sociale de la différence de genre et la débarasse de sa connotation conventionnelle, la mets en mouvement à travers un travail chorégraphique.
Par exemple, dans Chasing a Ghost (2020), je me concentre sur la structure et le thème du double et du duo – entre toutes les constellations de genre. J’essaie de formuler une étude physique du comportement de l’étrange à travers l’« échangeabilité » des gestes en répétition et l’irrésistibilité des corps. Le corps, considéré dans sa pleine physicalité, est mon matériau autant que la mémoire du corps et de ses représentations à travers les cultures et les histoires. Je suis intéressée par la nature liquide du corps humain, ses multiples passages à travers les rôles de genre, les différences d’âge et la manifestation factuelle de chaque moment singulier dans le temps à travers sa propre présence.
MS Vos performers ont une place très importante dans votre processus de création. Quels sont les qualités que vous recherchez chez eux lorsque vous écrivez une pièce ?
AB La capacité à retranscrire le réel est une qualité importante que je recherche. La capacité à être réaliste est une qualité importante que je recherche. Je pense que c’est artistiquement la façon la plus aboutie de travailler sur la construction de l’identité. Je pense qu’il est important de laisser les interprètes explorer leur interprétation individuelle lors de l’engagement dans mon processus artistique, ce qui nécessite bien sûr une définition et une clarté de la recherche dès le départ, afin d’entrer dans un processus chorégraphique qui engage toutes les parties impliquées. Il y a une fine ligne à parcourir entre la liberté et le contrôle, mais une ligne très importante à conserver et à redéfinir dans le processus de collaboration. Les concepts performatifs ne sont jamais statiques – ils bougent et changent dans le temps et doivent être réexaminés à tout moment.
Je m’intéresse à la présence subversive d’une personne – et je recherche donc des interprètes capables de s’engager dans la tâche complexe d’être à la fois eux-mêmes tout en étant dans le fantasme de quelqu’un d’autre.
MS Les nouvelles technologies, des smartphones aux réalités augmentées, introduisent de nouvelles habitudes et de nouvelles formes de mouvement. Selon vous, comment cela se traduit-il dans notre relation à nos corps et à la manière dont les percevons ?
AB L’utilisation intensive des technologies à travers lesquelles nous expérimentons, produisons et transmettons constamment des représentations du corps se traduit par un sentiment de platitude, de stagnation, de paresse, de projection du corps, d’être hors du corps. Des désirs multiples et parallèles d’expériences corporelles finissent par être totalement enfermés et piégés dans l’idée du corps à l’écran, et non dans l’expérience du corps. La politique de l’anxiété traite de la gestion de ces projections. Les applications de rencontre et les plateformes de communication sur les réseaux sociaux deviennent une extension et un remplacement des expériences physiques. La construction du fantasme et du désir en tant qu’analogues visuels distants, virtuels – au-delà de l’idée de corps dans l’espace qui peuvent se rencontrer de manière aléatoire, fortuite, urgente et dangereuse – est devenue très dominante dans nos habitudes et routines de la vie quotidienne. La pornographie permet aux utilisateurs de regarder sans engagement, juste pour suivre, fantasmer, exploser, observer. Je perçois notre époque comme un gros plan majeur, une réalité zoomée au-delà de la notion de rencontre intime avec l’autre, mais plutôt avec l’idée ou la projection de notre imaginaire sur les autres ou avec les autres.
MS Votre collaboration avec Paul B. Preciado prend plusieurs formes. Pouvez-vous nous dire comment vous vous êtes rencontrés et comment se passe votre travail ?
AB Nous nous sommes rencontrés en 2015 lors de notre participation à la Documenta 14, à Athènes. En raison de notre intérêt commun à questionner l’identité de genre à travers la performance, nous avons commencé à travailler ensemble – Paul en tant que curateur de recherches et moi en tant qu’artiste – sur l’ensemble intitulé Private (2017) que j’ai conçu à l’occasion de la Documenta 14. Plus tard, nous avons continué à travailler ensemble sur ma pièce Escape Act, pour laquelle Paul a offert le poème intitulé « Love is a Drone » comme matériel d’instruction et partition de la pièce. Nous avons utilisé le texte comme paroles pour les chansons qui ont été faites et interprétées dans Escape Act. Notre collaboration est un dialogue artistique à travers différentes pratiques au point de rencontre du langage et du geste – finalement, le corps.
MS On peut faire l’expérience de votre travail à travers des pièces dansées mais aussi dans des expositions. Comment concevez-vous le dialogue entre la scène et la galerie ?
AB Pour moi, les deux contextes sont des environnements de travail. Ils ont des besoins différents, des publics divers et demandent des approches individuelles. J’ai l’impression de les aborder comme des espaces singuliers de représentation. L’héritage de leurs différents langages est important quant à la manière de façonner le processus chorégraphique en un choix esthétique formel.
Je prends plaisir à réinventer l’idée de forme et de support par rapport à son hôte.
Le cinéma et la vidéo, l’installation ou la photographie ont un rayonnement différent de celui du spectacle vivant. Ils exigent chacun une approche particulière en matière de mise en scène d’intimité.

Alexandra Bachzetsis, Gold by Alexandra Bachzetsis. © Alexandra Bachzetsis

Alexandra Bachzetsis, Anne Pajunen & Gabriel Schenker, From A to B via C, © Alexandra Bachzetsis en collaboration avec Julia Born et Gina Folly. Photo: Arion Doerr. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de Performance Space 122.
Les expositions et les chorégraphies ont leur propre vie. elles fonctionnent ponctuellement ou de manière suspendue selon leur chronologie. Je pense qu’une exposition est une installation permanente pour une rencontre avec un public, en mouvement, sur une plus longue période, tandis qu’une chorégraphiesur scène est une apparitionponctuelle et une confrontation avec un public majoritairement immobile sur une courte durée. En tant qu’artiste de performance, il m’est plus facile de m’adresser au public tout en perfomant avec mon propre corps une partition ou une de mes œuvres, plutôt que de me tenir à côté de mon œuvre d’art dans une de mes expositions et de devoir engager une conversation avec des spectateurs.
MS Revue est à la fois un magazine d’art et de mode, ce qui m’amène à m’interroger sur votre relation avec l’imagerie de mode. Vous avez notamment travaillé avec les photographes Blommers & Schumm pour une série d’images qui présentent plusieurs de vos pièces. Pouvez-vous me dire comment vous percevez les photographies de mode ?
AB Je pense que les images créent un récit, ce sont des moments figés dans le temps et il émane d’elles une ambiance. La plupart des images que vous avez mentionnées ont été produites comme matériel promotionnel pour mon travail de performance.
Au fil du temps, j’ai travaillé avec un certain nombre de grands photographes, parmi lesquels Blommers & Schumm, Mathilde Agius, Melanie Hoffman, Derek Stierli, Melanie Bonajo,mettant en scène le corps pour des séances photo. La photographie de mode en tant que genre apparaît en fait assez peu dans ce processus. Ce qui reste, ce sont des corps, des vêtements et un ensemble d’instructions pour les mettre en scène en fonction de projets individuels.
Ma longue et importante collaboration avec la graphiste Julia Born transcende la présence spatiale du corps sur scène, dans le musée, la galerie ou dans la photographie, car elle est structurée et remise en scène dans des imprimés, des flyers aux livres, dans l’espace d’une page.
Nous aimons distiller l’essence d’un projet dans un ensemble de photographies qui fonctionnent comme une présence énigmatique, créant un monde parallèle de perception de l’œuvre. Souvent, nous créons des objets imprimés qui accompagnent les performances comme des recueils de chansons, des manuels de désir ou des livrets d’instructions.
Mon regard sur la mode est sincère. Je m’intéresse aux expressions de notre temps. Je travaille avec les modes de traduction des langues, l’interprétation des corps et la marchandisation du désir et j’examine comment ceux-ci trouvent leurs apparitions matérielles dans la musique, la littérature, les vêtements, la mise en forme du corps – et le langage du mouvement qui accompagne ces formats.
J’aime travailler avec des designers tels que Cosima Gadient d’Ottolinger, Christian Hersche de Christoph Lemaire pour Uniqlo, Léa Dickely et Hung La de Kwaidan Editions, Ulla Ludwig, Priska Morger, Eva Bühler et Patrizia Jaeger.
Porter des vêtements est une transformation.
Les vêtements sont des éléments de performance qui demandent une approche autoérotique quand on joue avec eux. Ce sont des outils pour reformuler le vocabulaire d’une convention dans une nouvelle langue.
MS Cette dernière question est très large, mais pouvez-vous nous dire quelle est votre conception du beau ?
AB Dans mon travail, je ne suis pas concernée par la beauté mais plutôt par la réalité. La beauté apparaît et périt. Ce n’est pas que je pense que nous pouvons l’atteindre, l’acheter, la former ou la préserver de quelque manière que ce soit. C’est plutôt un sentiment exprimé par des gestes, des actions, des mouvements et un sentiment d’appartenance qui finit par se rapprocher de l’idée même de beauté lorsqu’on pense à la performance.


Alexandra Bachzetsis & Sotiris Vasiliou, Chasing
a Ghost by Alexandra Bachzetsis, © Mathilde Agius
Je travaille avec des conventions, des archétypes et des formes esthétiques établies comme éléments de performance, mais pas dans le but de créer un langage conséquent d’une doctrine esthétique. Plutôt pour discuter de manière critique des tendances de notre temps qui nous entourent et nous informent, et qui finalement provoquent et façonnent nos corps.
Ma méthodologie est celle d’utiliser des codes existants afin d’atteindre une nouvelle liberté – une réalité.
Propos recueillis par Muriel Stevenson