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Les femmes aux doigts
ensanglantés

Antoine Bucher

L’ADOPTION DU VERNIS ROUGE ET LE
DÉBAT SUR LA COULEUR DES ONGLES

Aujourd’hui encore, certains pensent que la femme élégante se doit d’avoir des onglespropres et entretenus. Longtemps un aspect naturel ou blanc est privilégié avant que les couleurs ne s’emparent des doigts des femmes. La France adopte le rouge à partir des années 1920, mais la perception de cette couleur fait couler de l’encre dans la presse de l’entre-deux guerres avec en filigrane la construction d’une nouvelle féminité.

Il est toujours délicat de faire une histoire de la beauté tant les usages diffèrent d’une communauté à une autre et varient fortement dans le temps. Se peindre les ongles est une pratique plus que millénaire dans certaines communautés. En France, c’est dans la seconde moitié des années 1920 que se multiplient les articles de presse s’inquiétant ou plutôt s’effrayant de la couleur des ongles des femmes. Aux côtés des couleurs naturelles employées jusqu’alors pour colorer les mains, apparaissent de nouvelles teintes. Les couturiers sont alors régulièrement accusés d’avoir lancé cette mode pour accorder l’extrémité des doigts de leurs clientes aux nuances de leurs robes. Le rouge prend alors la tête de la révolution chromatique des manucures. Il n’est toutefois pas perçu positivement, au contraire des ongles de Chrysis à sa toilette décrit par Pierre Louys en 1896 dans son roman Aphrodite : « Ses mains appliquées sur sa gorge, espaçaient entre les épaules le collier rouge de ses ongles peints. » L’association la plus fréquente dans les années 1920 et 1930 n’est pas le rubis, mais celle du sang. Le quotidien Le Temps écrit ainsi le 15 novembre 1929 : « Car ce n’est point à des cabochons de rubis ni à des grains de corail que font penser les ongles rouges ; mais à de pauvres petits moignons, fraichement arrivés par le bistouri. On ne les voit point se poser sur une nappe, sur le bord d’une loge, ou, dans le geste délicat de la femme qui songe, au creux d’une joue, sans frémir d’épouvante et de pitié ! Ces tendres doigts ont-ils été écrasés par une portière d’auto ? »

Associée d’abord aux demi-mondaines et aux mondaines, la vogue des ongles rouges se répand et avec elle une désapprobation qui reste fortement présente dans la presse des années 1930.

Extrait du numéro de juin 1936 de la revue Rester Jeune. 300 × 200 mm, Paris. Librairie Diktats

« Leur a-t-on assez répété que cette mode les faisait ressembler à des étripeuses de lapins, qu’elle n’était point jolie et offrait un caractère vulgaire qui déparait leur grâce, elles se sont entêtées dans ce goût singulier ; pis encore ; elles se sont mises à accommoder leurs pieds à la même sauce que leurs mains. »

peut-on lire dans L’Écho de la Sologne du 4 octobre 1935.

À travers les discours dénonçant la pratique se profile ainsi l’association du vernis rouge au sang et construit l’idée d’une féminité repoussante associée au caractère ensanglanté des doigts du sexe dit faible. Cela correspond à la période de l’entre-deux guerres durant laquelle les femmes s’émancipent et effrayent, assumant jusqu’au bout de leurs ongles leur nouvelle féminité. Elsa Schiaparelli créé des gants de fourrures imitant les mains des animaux et met alors du vernis sur ses gants, voire les pare de griffes dorées. La femme n’est plus docile, elle porte au bout de ses doigts un nouveau genre. L’industrie de la beauté développe alors toute une palette autour des déclinaisons du rouge que portent des magazines comme Votre Beauté ou Rester Jeune. Même au cœur de la seconde guerre mondiale, Antoine recommande à ses clientes une palette du rose clair au violacé. Le rouge s’établit comme la couleur de référence et se démocratise au gré des innovations de l’industrie cosmétique.

En 2022, TikTok devient le lieu de diffusion de la théorie des ongles rouges (Red Nail Theory) et les utilisateurs relaient des vidéos suivant celle de Roby Delmonte expliquant pourquoi les ongles rouges attirent les hommes. Selon elle, l’attractivité reposerait désormais sur la popularité des ongles rouges dans les années 1990 et la relation presqu’œdipienne qu’elle implique pour les hommes ayant grandi dans ces années-là. D’une féminité animale à une nostalgie œdipienne, l’encre et le vernis n’ont pas fini de couler.

texte d'antoine bucher

Un bref instant

Marquée par la solitude et l’abandon, l’œuvre de Dave Heath se compose de portraits d’anonymes où chacun semble absent malgré sa présence.

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Sex(y)

Isamaya Ffrench

Respectée depuis plus de dix ans dans l’industrie cosmétologique en tant que makeup artist, l’Anglaise Isamaya Ffrench a lancé en 2022 sa propre ligne de maquillage sobrement intitulée Isamaya. Dans un élan d’anticonformisme, cette gamme de produits qualitatifs célèbre l’expression de soi. C’est d’ailleurs ce qui motive le design explicite de Lips, rouge à lèvres qui se loge dans une reproduction chromée de pénis. L’allégorie phallique du bâton de rouge est ici entièrement assumée. Mais pour autant, l’objet n’est pas à prendre comme une provocation, puisque ses proportions le rapprochent plus du croquis coquin – que l’on retrouve d’ailleurs sur l’emballage, comme une invitation à ne pas trop se prendre au sérieux – que de la planche anatomique.

Mais ce qui nous interpelle dans cet objet de collection, c’est sa filiation avec une sculpture polémique de Constantin Brancusi, figure emblématique de l’art du XXe siècle, mort à Paris en 1957. On peut d’ailleurs voir une passionnante reconstitution de son atelier sur le parvis du Centre Pompidou. De son œuvre, on retient sa maîtrise de l’épure, de la légèreté et de l’élévation, tant d’un point de vue matériel que spirituel. Parmi ses pièces maîtresses, on cite fréquemment son portrait de la poétesse et baronne Renée Frachon qui, au fil des variations, sera de plus en plus minimaliste pour atteindre sa quintessence : une forme ovale semblable à un œuf. En 1916, il réalise la fameuse pièce controversée : Princesse X, une sculpture en bronze poli se voulant être un portrait de la princesse Marie Bonaparte, mais suggérant pour beaucoup la forme d’un phallus. Il est bon de rappeler que l’ultime descendante de Napoléon était une amie de Freud et contribua à faire émerger la psychanalyse en France. Et c’est d’ailleurs en 1951, soit 35 ans après la naissance de Princesse X, qu’elle publiera l’ouvrage De la Sexualité de la femme, sujet qui fut au cœur de ses recherches et de sa vie. La sculpture, dont il existe une version en marbre conservée au Sheldon Museum of Art (dans le Nebraska, aux États-Unis), reprend les fameuses formes ovales tant appréciées par l’artiste. Deux œufs forment le buste de la princesse, et un troisième représente son visage qui repose sur un long cou. Mais ces volumes suggestifs ne sont pas au goût de tous et la sculpture se voit refuser l’accès au Salon d’Antin en 1916. Elle est exposée l’année suivante à New York, puis fait scandale au Salon des indépendants en 1920. Face aux critiques, l’artiste déclara : « Ma statue, c’est la synthèse de la femme, l’Éternel féminin de Goethe, réduit à son essence. » Malice ou vision sincère et taoïste du masculin et du féminin, Princesse X est avant tout une sculpture qui questionne.

En choisissant cette surface chromée et miroitante, les « lèvres » d’Isamaya Ffrench font un clin d’œil appuyé à l’histoire de l’art. Soulignons que l’objet est rechargeable, ce qui explique en partie son poids.

Photographe Romain Roucoules
Décoratrice Justine Ponthieux

Beaucoup plus espiègle que provocateur, ce sex(y) rouge à lèvres ne cesse de surprendre par les mouvements qu’il implique. Car une fois le capuchon enlevé, pour l’appliquer sur les lèvres, il faut littéralement le tenir par les testicules. Une manière de jouer avec les clichés phallocrates, avec style !

texte de Muriel Stevenson

Dichotomie

Détruire. Déchirer. Brûler. Iñigo Awewave aborde le maximalisme à travers l’excès, en jouant avec les échelles, passant du total au détail.

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Collections Automne 2024

Syra Schenk

Undercover

Combien de marques proclamaient au cours de la dernière décennie dessiner pour la femme moderne et sa vie quotidienne, affirmant qu’elles produisent des vêtements confortables et portables; et dont les vêtements manquent de bon sens et de fonctionnalité, et ne sont souvent pas seyants. Jun Takahashi n’a pas cessé d’étonner sur les 25 dernières années. Peu savent allier couture et streetwear comme lui, sans laisser un arrière-goût gimmick et aigre. Son sens de l’observation, de l’expérimentation et de la créativité sont un enrichissement pour l’univers de la mode, qui semble parfois trop se concentrer sur la commercialité d’un produit, en oubliant que les podiums sont là pour nous faire voyager dans l’univers du créateur. Pour l’automne-hiver 2024, Jun a certainement embarqué son audience, le temps d’une journée dans la vie d’une quadra – mère, célibataire, avocate, tel que Wim Wenders la relate. Et l’audience est captivée, touchée, hypnotisée par la voix douce et monotone, les pas lents et étouffés des mannequins, au long de la journée de cette mère. Wim et Jun ont réellement regardé les femmes. Les ont observées. Des premiers pas à l’aube, préparant le petit-déjeuner de son enfant, sur le trajet vers son bureau, au déjeuner répétitif et solitaire, jusqu’à la sortie d’école… Les silhouettes de chaque mannequin, ponctuées par les paragraphes récités, semblent parfaitement adaptées à l’instant narré. Élégantes, suivant néanmoins leurs mouvements avec aise. Notre héroïne porte son sac en bandoulière – car c’est plus pratique – et emporte toujours un cabas. Ici, puisque nous sommes dans le monde d’Undercover, la baguette a son propre sac en organza, tout comme le sac de pressing à la fin de la journée ou le sac de quincaillerie, qui accompagne une tenue scintillante. Comme toujours, les superpositions de matières familières de Jun, tout comme son mélange éclectique de matières nobles et démocratiques. Chaque look a son élément de surprise, fidèle à la marque, ici une bande de satin se dévoile derrière la grosse maille, là de lourds bijoux dorés ornent une silhouette autrement modeste. Récemment, un homme – blanc, la 60aine – me fit remarquer avec regret que les femmes ne portent plus de stilettos. Les vies d’aujourd’hui ne laissent pas place aux talons aiguilles – les femmes courent de chez elles aux écoles de leurs enfants, au métro, au travail, au diner en ville – et ceci en boucle. Peu de femmes ont le luxe de flâner en stilettos avec tout le temps du monde. Ainsi, la mère de Undercover porte des baskets. Et par moments, un talon très rouge, avec une bouche très rouge. Car la vie d’une avocate mère célibataire c’est aussi ça, un instant de séduction. Avec la pointe de dérision qu’Undercover ne manque jamais nous apporter: une fois la narration de la journée terminée et la voix de Wim éteinte, les looks les plus spectaculaires passent, tels des personnages de rêves, une explosion de couches satinées, dorures, organza. Tout n’est pas ce qu’il semble être.

Undercover
Fall 2024

Gauchère

Marie-Christine Statz est certainement connue pour ses vestes empruntées au vestiaire masculin, et ses boutiques ont souvent souhaité des looks plus féminins. Cette saison, la designer allemande basée à Paris a envoyé défiler des silhouettes étonnamment sensuelles. Ses vestes et manteaux signatures, toujours dans de tissus somptueux et confortables, étaient cette fois-ci superposés à des bodys laissant entrevoir des jambes interminables ou des jupes en gazar. Les pantalons en cuir, parfaitement ajustés, taille haute, portés avec un haut à capuche en jersey tel une seconde peau, glorifieraient toute morphologie. Les épaules ou les dos nus dévoilent un peu de peau, sans toutefois trop révéler. Les cols roulés, toujours part de l’armure confortable qu’elle a créée, sont un trompe-l’œil : le tricot est pris dans une couche d’organza. On parle beaucoup de luxe discret en ce moment, et Gauchère n’a rien de gauche à ce sujet : Statz maitrise ses matières et sait rendre des looks classiques résolument modernes et désirables.

Loewe

Jonathan Anderson est un créateur cérébral. Lorsqu’il se met un thème en tête, il le traite sous toutes les coutures, l’exploite, le détourne et le retourne. Pour la collection FW24, il parle de sa fascination pour la désuétude de la noblesse, leurs maisons de campagne aux signifiants reconnaissables entre pairs. Les imprimés floraux à première vue un peu mièvres, que l’on retrouve en tapisserie, rideaux, couverture de lit et canapés, sont ici des robes longues, d’une coupe minimaliste, cintrées à la taille avec une large boucle, tel un rideau pris dans une embrasse. Les imprimés animaliers – carlins et faisans – sont appliqués en broderie perlée, dans un travail d’une précision remarquable. Le queue de pie est over-size, cyniquement porté sur un sarouel bouffant, à imprimé végétal, qui semble se gonfler à chaque pas, ou sur un pantalon d’homme à fines rayures brodées de perles. Les manteaux en feutre de laine, à double patte de boutonnage, en apparence conventionnels, sont ornés d’un col effet fourrure – or la fourrure est ciselé dans du bois laqué. Un imprimé surréaliste orne une tenue minimaliste, ou le col blanc immaculé se transforme en fourrure ou cuir d’autruche plus on descend vers les chevilles. Le tartan ne manque pas à l’appel bien évidemment, ici il est partiellement flouté sur une robe longue, là il semble griffonné au stylo – Anderson expérimente souvent à détourner des motifs traditionnels en les traitants de manière inhabituelle, il y a deux saisons il avait créé un trompe l’oeil de tenues pixelisées. La cerise sur le gateau, ou la plume sur le chapeau de chasse, est sans aucun doute le pull en maille grise, un mouton de poussière qui enveloppe la jeune femme au pantalon marron de gentleman. Et on voudrait lui emprunter sur le champ ! Parsemé dans cette extravaganza créative, les pièces commerciales dont J.W. Anderson a le talent – un blouson en fausse fourrure aux proportions parfaites, le traditionnel bomber d’aviateur dans un cuir souple dont Loewe a le secret, les petites tenues pyjama en cotton, les pantalons très larges dans des matières fluides. Seule la veste de chasse en ciré semble manquer dans ce riche tableau de campagne surannée. Merci Jonathan pour ce cour magistral de mode onirique mais désirable.

Loewe
Fall 2024

Mugler

Thierry Mugler lui-même était un showman. Il est sans aucun doute le créateur qui a introduit le spectacle à la mode : ses présentations de la fin des années 80 et du début des années 90 restent gravées dans notre mémoire – il louait des salles de concert entières, faisait apparaitre des nymphes des cieux, son emblématique défilé Hiver Buick envoyait les mannequins vêtues de pièces automobiles sur le podium, et nous nous rappelons tous du grandiose spectacle pour son 20e anniversaire, mettant en vedette l’armure que Zendaya a récemment portée. Nous sommes certainement resté un peu sur notre faim de ce côté de Mugler, les dernières années. Cadwallader n’a pas déçu cette saison : son spectacle a commencé comme une version classique de défilé, deux filles marchant droit devant un rideau gigantesque. Ce dernier se trouve soudainement aspiré dans le néant, pour révéler une autre scène avec une dramatique Kirsten McMenamy, vêtue dans un incroyable ensemble en cuir à boucles. Cadwallader a complètement pris son public de court, envoyant défiler les mannequins les plus emblématiques des années 90 – Eva Herzigova, Ester Canadas, Farida Khelfa, d’un acte à l’autre sur scène. Les robes étaient très Mugler – scandaleuses, sexy, renversantes. Ses subtils hommages à certaines robes iconiques du maître lui-même – le jeu avec le col de smoking sur plusieurs pièces, drapant ici une épaule ou façonnant par là un bustier, ont été enrichis de la vision de Casey. Les peintures audacieuses d’Amber Wellmann, traduites en impressions sur velours et soie, sont le coup de foudre qui traverse la collection par ailleurs sombre. Cadwallader a également sculpté sa propre armure : deux robes en jersey, renforcées avec des structures chromées aux hanches et aux épaules, qui rendaient les mannequins résolument fières et cool. La petite incursion dans le prêt-à-porter masculin était peut-être superflue dans ce spectacle par ailleurs extra-ordinaire.

Duran Lantink

Le designer hollandais a fait irruption sur la scène en tant que finaliste du prix LVMH en 2019, avec ses volumes extrêmes. Emprunté dans une certaine mesure à l’école japonaise – Rei – sa manière de bomber le corps est cette fois rendu de manière plus sensuelle. Ses matières sont dénaturées de leurs proportions intrinsèques – ici, une maille écossaise classique est rembourrée et enroulée autour du corps, une parka prend des proportions Klaus Nomi et un blouson à capuche déperlant devient un body (ou serait-ce une tenue de super-héros ?). Il semble avoir murrit cette saison – son esthétique signature est déclinée de manière plus portable, tout en préservant ce look si fort: les épaules du premier look en maille rouge sont dignes de Montana, mais garantissent une confiance en soi glorifiée, une doudoune devient un pullover très convaincant, et les vestes en mailles servent certainement d’excellentes pièces à superposition. Bien que la collection soit nommée Duran-Ski, difficile de faire confiance à autre chose que les grosses pièces pour la saison, mais le jeu de cuissardes ou chaussettes mi-cuisses, associées à des shorts ou mini-jupes, donnent une alternative rafraichissante au pantalon. Et son dernier look, une robe noir de tapis rouge, bustier avec capitonnage signature – économiserait certainement un aller-retour à Rio pour des implants. L’approche durable de Duran Lantink veut qu’une partie de la collection est sourcée de deadstocks ou de vintage – bien que le processus soit louable, il reste à voir s’il peut être déployé à long-terme dans une industrie à forte croissance d’une saison à l’autre.

Duran Lantink
Fall 2024

Marlastar
(Marie Adam-Leenaerdt)

La jeune designer belge en est à sa troisième saison et a réussi ce que peu ont su réaliser : rassembler une équipe solide autour d’elle, avec Etienne Russo (Villa Eugénie) produisant ses spectacles, Lucien Pagès gérant les relations presse, et Rae Boxer au styling (Mastermind Magazine). Ses vêtements intrigants, mais parfaitement portables ont convaincu ces vétérans de l’industrie. Les racines belges de Adam-Leenaerdt et son expérience à La Cambre sont visibles dans son travail, où rien n’est vraiment ce qu’il semble être. La collection FW24 tourne autour de la jupe, la jupe, la jupe. Tout est une jupe ici, cintré et puis évasé. La jupe est une cape, une robe, une robe de soirée, un trench. Les signifiants des power girls des années 80, épaules carrées, pied-de-poule et tartan, sont exagérés et glissent des épaules surdimensionnées. Les jupes – les vraies – sont déconcertantes – vois-je un drapé, ou serait-ce une poche…? Le tricot drapé, ici une cape, là une robe à capuche, est aussi invitant que les vestes matelassées surdimensionnées avec encore une fois un col cintré et une ligne A. Marie Adam-Leenaerdt ne prend pas la mode trop au sérieux, ce serait trop parisien, comme elle l’a déclaré lors de sa première collection. Elle cherche à garder son travail amusant, ludique et portable, et jusqu’à présent, elle tire dans le mille.

Rêverie par
Caroline Hu

Caroline Hu était une des finalistes du prix LVMH en 2019, attirant ainsi l’attention internationale. Sa collection FW24 a été présentée dans un hôtel particulier du 7e arrondissement, dans une atmosphère presque lugubre – sombre et brumeuse. Les onze robes présentées semblaient toutes sorties d’un conte, peut-être féerique, peut-être morose… Elles montrent certainement un niveau incroyable d’artisanat et de créativité presque couture. Ses poupées punk avaient chacune une silhouette très distincte, déambulant lors la présentation devant le public, regardant dans le vide ou défiant les regards des spectateurs. En ses propres mots, Caroline a été marquée par son père, un peintre, et son sens de l’expression émotionnelle. Ses vêtements sont sa façon à elle de traduire son univers émotionnel. Son kaléidoscope est ludique, coloré et complexe. On cherche à scruter la robe pour comprendre chaque pli, chaque broderie, chaque couche. Elle drape et fronce le tulle, un matériau signature ; créant une silhouette éthérée, qui semble parfaitement à l’aise dans cette salle de bal opulente mais délabrée. Caroline voit cette collection comme une étude de la distance et de l’espace entre les gens, et observe que la distance perçue et la distance physique peuvent par moment être perçues très différemment. Pour soutenir son propos, elle a créé une silhouette semblable à une armure, avec des basques rembourrées à motif floral, telle une Infante espagnole, maintenant tout le monde à une distance physique imposée; Caroline emporte certainement les femmes qui la porte dans son propre espace narratif, et nous suivrions volontiers.

Texte de Syra Schenk

Dysmorphie

Couleurs envahissantes et lignes déformées créent l’envoûtant tableau pensé par le photographe Zhong Lin, puisant autant dans la science-fiction que dans les tableaux de Francis Bacon.

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Übermensch

Ebecho Muslimova

Depuis quelques années, le monde de l’art a vu apparaître un personnage hors norme. Nue, grosse et douée pour se mettre dans les situations les plus incongrues, Fatebe est l’alter-ego d’Ebecho Muslimova. Originaire du Daghestan russe, installée à New Yorkdepuis son enfance, l’artiste met en scène à travers dessins, peintures et installations cette héroïne loufoque, extrapolation de sa personnalité et témoin de ses affres. Chaque nouvelle apparition de Fatebe (contractionde Fat et Ebecho) renforce son caractère extraordinaire, puisqu’elle ne cesse de survivre aux anecdotes masochistes qui se succèdent. C’est dans cet oxymore, entre légèreté et cruauté, affirmation et résignation, que se joue la force des œuvres de Muslimova. Le corps quasi liquide de Fatebe lui permet de tout accepter et rien ne semble finalement si grave. L’artiste répond à nos questions avec l’humour qui la caractérise et revient sur la relation atypique qu’elle entretient avec sa création.

JUSTIN MORIN

Quelle a été votre première rencontre avec l’art ?

EBECHO MUSLIMOVA

Enfant, je n’arrivais pas à faire caca. En fait, j’avais tellement d’énergie que j’avais du mal à rester assise suffisamment longtemps pour ça. Mes parents ont fini par me mettre sur les toilettes, avec un crayon et du papier, et m’ont dit de canaliser cette hyperactivité sur la page. Mes rencontres avec l’art sont nées de cette constipation. Je pense que c’est encore le cas aujourd’hui.

JUSTIN MORIN

En une seule image,vous développez une narration complète grâce aux poses de votre personnage, son expression, ses interactions avec son environnement. Comment développez-vous vos idées ? Faites-vous beaucoup de croquis ?

EBECHO MUSLIMOVA

Les chemins sont multiples. Parfois c’est une révélation soudaine, d’autres fois c’est un travail exigeant d’affinage. Par certaines journées miraculeuses, une image claire m’apparaît : la pose et l’intention de Fatebe, juste là – dans la rue, sous la douche, dans le studio.Lorsque cela se produit,le dessin est presque une jubilation. D’autres fois, l’image de départ est vague et je passe mon temps à la réduire, la clarifier et la mettre au point. Dans tous les cas, mon processus est moins une construction ou une déduction qu’une longue recherche, j’avance à coup d’essais et d’erreurs en exploitant la moindre idée, pour voir où le personnage lui-même me mènera.

JUSTIN MORIN

Quels sont les artistes qui vous inspirent ?

EBECHO MUSLIMOVA

En général, je suis attirée par les artistes qui saisissent l’importance de l’humour – les artistes qui peuvent en jouer, insouciants et irrévérencieux, sans distraire de l’œuvre, ni proposer une dimension ultérieure, mais qui en font le matériau de l’œuvre elle-même.

JUSTIN MORIN

Lorsque vous proposez une peinture murale, comme celle que vous avez réalisée à la Renaissance Society de Chicago, vous aimez utiliser l’architecture du lieu et son espace. Cette exploration du volume pourrait-elle vous donner envie de développer une approche plus sculpturale de Fatebe ?

EBECHO MUSLIMOVA

Oui, mais avec un bémol. Les œuvres murales me permettent de m’amuser avec les dimensions de Fatebe, en m’approchant du langage sculptural. Mais je m’intéresse à la tension entre l’espace plat et imaginé du monde de Fatebe et l’espace d’installation, physiquement tridimensionnel.

Ebecho Muslimova, Fatebe Inner Peace, 2017. Encre japonaise Sumi, 23 × 30 cm. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la galerie Maria Bernheim, Zurich.

Ebecho Muslimova, Fatebe Thin Slab, 2022. Email et peinture à l’huile sur aluminium Dibond, 243 × 243 cm. Avec l’aimable autorisation de l’artiste, de la galerie Maria Bernheim, Zurich et de Magenta Plains, New York.

C’est un effet Roger Rabbit : elle peut exister dans les deux réalités, dans les deux espaces dimensionnels. Récemment, j’ai ajouté des objets à mes installations, et j’interviens dans la troisième dimension. J’aime ce suintement vers la sculpture : des étapes dans ma pratique qui conduisent lentement Fatebe vers la troisième dimension.

JUSTIN MORIN

Fatebe a évolué avec les années. Vous avez ajouté des touches de couleurs dans vos dessins en noir et blanc. Vous jouez avec les échelles et les techniques de peinture. Cette notion de jeu – mais aussi d’évolution – est très présente dans votre travail. Quelle que soit la situation dans laquelle se trouve Fatebe, elle est positive.

EBECHO MUSLIMOVA

Oui. C’est son rôle !

JUSTIN MORIN

Peut-on voir en Fatebe une réflexion sur la pression exercée par les normes de beauté de notre société ?

EBECHO MUSLIMOVA

Non, elle ne questionne aucune norme de beauté particulière. Son grand talent, c’est sa capacité à régurgiter la pression.

JUSTIN MORIN

Le corps de Fatebe semble presque magique, un peu comme le sac de Mary Poppins. En fait, dans toute sa nudité, son corps ressemble vraiment à sa maison. Quelque chose qui n’est pas parfait mais qui l’accueille.

EBECHO MUSLIMOVA

Fatebe est ce qu’elle semble être. C’est ce qui la rend magique : elle existe dans un monde imaginaire où ce qu’elle a est tout ce dont elle a besoin.

 

 

 

Ebecho Muslimova, Drawing 20, 2018. Encre japonaise Sumi et gouache sur papier, 49,8 × 42,2 cm. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la galerie Maria Bernheim, Zurich.

Ebecho Muslimova, Fatebe Fenced, 2021. Encre japonaise Sumi sur papier, 30,5 × 22,9 cm.

Certaines séquences de vie

Esprit communautaire et extravagance des looks ont fait de la techno l’une des scènes musicales les plus passionnantes à observer. Le photographe Philipp Mueller replonge dans ses souvenirs avec ces clichés de jeunesse.

Royaumes

À l’image de ses aventures musicales, la chanteuse King Princess se glisse dans la peau de différents personnages sous le regard du photographe Connor Cunningham.

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Le maximum
du minimum

Niko Romito

On se demande pourquoi, lorsque l’on entend le terme « maximalisme », on pense immédiatement à quelque chose de spectaculaire à voir. Spontanément, nous pourrions dire que Jeff Koons représente dignement le maximalisme dans l’art contemporain, Steven Spielberg au cinéma et Gianni Versace dans la mode. De même, le « minimalisme » évoque immédiatement des lignes pures, des espaces vides, l’absence de couleur, beaucoup de blanc, beaucoup de gris, et au pire un peu de noir. Ludwig Mies van der Rohe est évidemment perçu comme un architecte minimaliste, tandis qu’Ingmar Bergman pourrait être son équivalent dans le cinéma et Yohji Yamamoto dans la mode.

Cependant, il ne faut pas oublier que le sens de ces concepts évolue avec la société qui les utilise. Dans le monde contemporain, où l’on fétichise « l’expérience » et la « sensorialité » dans tous les domaines de la vie, la « sensation » est le Graal ultime. Ce n’est pas un hasard si, au cours des dix dernières années, le monde de la gastronomie a atteint des sommets de popularité jamais atteints auparavant dans l’histoire.
La culture contemporaine de la nourriture, avec sa vision revisitée des équilibres entre quantité et qualité, est le terrain idéal pour explorer de nouvelles combinaisons entre « maximum » et « minimum ». À l’époque de Van der Rohe, la devise du moment était « less is more », mais dans les restaurants prestigieux de nos jours, on réalise fréquemment que « moins » et « plus » peuvent tout simplement coexister, non pas tellement dans l’assiette, mais certainement dans la bouche.
La cuisine de l’Italien Niko Romito est l’incarnation d’une culture gastronomique émergente qui recherche l’excellence dans la plénitude perceptive qu’offre la simplicité. Peu de temps après avoir obtenu sa troisième étoile Michelin pour son restaurant Reale à Castel di Sangro, dans les Abruzzes, Romito a publié son premier livre intitulé Apparentemente Semplice (Apparemment Simple). (N. Romito, L. Gasbarro, Apparentemente Semplice. La mia Cucina Ritrovata, Sperling & Kupfer, 2015.)

Pourquoi « apparemment » ? Parce que, bien sûr, les apparences sont trompeuses. On s’en rend compte par exemple lorsque, incrédules, on trouve au menu de son restaurant parisien à l’hôtel cinq étoiles Bulgari un plat basique et populaire comme des spaghettis à la tomate. Où est l’opulence que l’on pourrait attendre d’un palace luxueux portant ce nom ? Elle n’est pas là, au moins pour ceux qui recherchent l’ingrédient précieux, l’accumulation aromatique ou une mise-en-plat baroque.

Niko Romito, Scarole rôtie, restaurant Reale. Photo : Andrea Straccini.

Au lieu de cela, elle s’ouvre progressivement dès la première bouchée, à commencer par le parfum, étonnamment intense pour un nid de pâtes servies tièdes. Tout comme l’intensité olfactive, celle du goût et de l’arôme est immédiatement spectaculaire. Même les pâtes semblent imprégnées de l’essence de la tomate et la sauce (il sugo), dense et satinée, à la concentration simultanément douce et acide d’une crème végétale. Aucun ingrédient secret pour obtenir ce résultat, aucun secret tout court, car la recette est révélée sous forme de leçon dans le second volume publié par le Chef 10 Lezioni di Cucina (10 Leçons de Cuisine) (2 Giunti, 2015.)

Au chapitre cinq, intitulé «Archétype», le processus de préparation lent et séquentiel est expliqué en détail comme une mise à jour d’un archétype gustatif de la tradition italienne. Il implique d’abord une matière première exceptionnelle, les tomates datterini produites sur ses terres à Castel di Sangro (Abruzzes, Italie), cuites au four avec sel et thym, une fois pelées. Juste après la cuisson elles sont congelées, moulinées et la crème passée au tamis. Quant aux spaghettis, ils sont cuits normalement, mais dans de l’eau de tomates crues, puis mantecati (remués dans une préparation fluide jusqu’à obtenir une consistance presque confite) à la poêle dans leur propre jus de cuisson riche en amidon. « Spaghetti e pomodoro » peut être considérés comme le manifeste de la vision culinaire quintessentielle du chef Romito. Dépourvue d’extravagances et d’exotismes, c’est avant tout une cuisine du ressenti, dérivée d’une vision gastronomique guidée par l’intensification (par le biais de réductions, d’extractions, de macérations, de fermentations…) plutôt que par la multiplication ou l’addition.

 Comme un statement philosophique maximaliste, la cuisine de Romito installe la sensibilité comme la base même du « goût », recherchant le maximum du spectre gustatif et aromatique avec un minimum d’ingrédients. La seule forme de complexité admise est entièrement immatérielle et concerne tous les processus de production, de la terre à la table.

Dans le domaine de la viticulture, on utilise beaucoup la notion de « vin vertical » pour exprimer la recherche par les vignerons naturels d’une connexion directe entre le caractère climatique atmosphérique et le caractère géo-biologique d’un terroir spécifique. La cuisine de Niko Romito répond pleinement à une telle notionde verticalité, à la fois pour le respect de la connexion entre l’environnement et les matières premières, et pour la recherche de techniques d’intensification de l’ingrédient qui permettent, à la dégustation, de plonger dans le goût.
Il s’agit d’un voyage intérieur qui n’est pas sans lien avec une tendance esthétique de ces dernières années qui considère l’acte de goûter et de manger comme une forme de connaissance, au même titre que les arts. En effet, c’est une activité qui en dit long sur la manière dont nous accueillons l’extérieur, c’est-à-dire le monde, et sur la manière dont celui-ci nous transforme. Le philosophe compatriote de Romito, Nicola Perullo, parle même d’un « savoir endocorporel » (Il Gusto come Esperienza: Saggio di Filosofia ed Estetica del Cibo,
Slow Food, 2016, p.92.), acquis en prêtant attention à ce qui se passe en nous. Ce n’est pas une idée si excentrique, d’autant plus que «savoir» et «saveur» ont une origine commune dans leur ancêtre latin sapere.
Dans ce sens, on comprend mieux que le maximalisme gastronomique n’est pas nécessairement celui qui propose le spectacle comme expérience, mais son contraire, une pratique culinaire vouée à une expérience spectaculaire, même si celle-ci peut s’avérer plus contemplative que visuelle.
La vision est une expérience immédiate, tandis que la contemplation conjugue intensité et durée. Peut-être qu’un jour, nous reconnaîtrons dans le maximalisme gastronomique la formule d’une nouvelle culture alimentaire réellement durable, non pas parce qu’elle est « propre », mais parce qu’elle sera conçue pour « durer » et nous accompagner dans le temps.

Niko Romito, Feuille de brocolis et anis, restaurant Reale. Photo : Andrea Straccini.

texte de Luca Marchetti

Circonstances

Détruire. Déchirer. Brûler. Iñigo Awewave aborde le maximalisme à travers l’excès, en jouant avec les échelles, passant du total au détail.

Objetrama — Chapitre 1 — Sirocco

Le vent souffle et annonce la tempête. Romain Roucoules fait fi des prévisions météo et capture le moment où les éléments s’apprêtent à se déchaîner.

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Rock Lobster

John M Armleder

Figure incontournable de l’art contemporain, le Suisse John M Armleder a construit une œuvre qui se joue des antipodes. Rigoureuse tout en laissant place à l’improvisation, picturalement pop, mais nourriede raisonnements conceptuels, elle témoigne d’une érudition et surtout d’un humour directement hérité du groupe Fluxus, mouvement artistique né dans les années 1960 auquel Armleder est rattaché. Peintures, dessins, sculptures, performances, mais aussi commissariat d’expositions et collaborations avec d’autres plasticiens, son appétit pour l’art semble sans limites. Parmi ses séries phares, les furniture sculptures (littéralement « sculptures d’ameublement ») font référence à la musique d’ameublement. Elles sont la rencontre d’une peinture et d’un élément de mobilier dans un télescopage formel, pictural et sémantique. L’équation est simple, mais les résultats tendent vers l’infini. Du minimalisme à l’ornement, de l’anecdote à la spiritualité, l’art d’Armleder ne se prive d’aucune richesse.

Justin Morin  
Merci de me recevoir dans votre atelier. Quel est votre relation à cet espace ? Est-ce un point d’ancrage ? Y venez-vous quotidiennement ?

John M Armleder 
Oui. C’est un espace que je partage avec Mai-Thu Perret. C’est la réunion de différents dépôts que j’avais à gauche et à droite. On y trouve notamment beaucoup de publications car je suis un fanatique de livres. En 1969, nous avons fondé avec des amis le groupe Ecart, puis une galerie en 1972 dans laquelle nous vendions également des livres. Inconsciemment, quand nous avons fermé, j’ai continué à en commander. Depuis, Ecart continue d’exister sur Internet – www.ecart-books.ch – et nous vendons en ligne. Donc dans cette première zone, on retrouve une multitude de livres. À l’arrière, il y a nos espaces de travail à Mai-Thu et à moi où nous préparons tout un tas de choses.

Justin Morin  
Effectivement, les personnes qui suivent votre travail connaissent votre passion pour les livres. On a cependant rarement l’occasion de vous entendre vous exprimer sur la littérature. Y a-t-il des auteurs qui vous inspirent dans votre pratique ?

John M Armleder 
Je ne sais pas s’ils m’inspirent, mais j’ai toujours été proche de cela. Les livres de littérature sont chez moi, ils ne sont pas ici.
J’ai beaucoup lu. Le souci, qui est amusant, est qu’il y a une douzaine d’années, j’ai eu ce problème de santé, assez grave. On ne me donnait aucune chance de vivre… J’ai raté ma sortie puisque je suis toujours là ! Mais depuis, j’ai de la peine à lire.C’est amusant car lorsque je lis, il semble souvent que je connais ce passage et je réalise que j’ai lu trois fois de suite la même page ! Je lis donc beaucoup moins, mais plus jeune, j’étais un grand lecteur. J’ai lu beaucoup de philosophie, j’étais aussi beaucoup intéressé par la linguistique. J’ai été voir beaucoup d’écrivains au Collège de France, mais aussi en Allemagne ou en Italie.

John M Armleder, Fruit du lotus, 2018. Technique mixte sur toile, 225 × 150 cm. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et d’Almine Rech. Photo : Annik Wetter.

J’ai notamment cotoyé William Burroughs que nous avons invité à Ecart lors d’une rencontre que nous avions appelée Le colloque de Tanger . C’est toute une génération. Mais au fond, mes goûts sont très larges. Je peux autant lire de la littérature dite sérieuse que Alphonse Allais, je ne fais pas de hiérarchie. J’ai une tendance, comme dans l’art, à faire des équivalences. Une chose en vaut une autre.

Justin Morin  
Vous faites souvent référence à l’œuvre de Fra Angelico que vous avez découvert à trois ans et qui a été une révélation, mais aussi aux peintures de Malevich que vous avez vues pour la première fois à l’âge de huit ans. Vous avez rencontré énormément d’artistes, collaboré avec certains d’entre eux. Je sais que c’est un exercice que vous n’aimez pas forcément, car il est compliqué d’être exhaustif, mais y a-t-il des artistes qui vous surprennent aujourd’hui ? Est-il possible de garder une forme d’enthousiasme pour la nouveauté ?

John M Armleder 
Absolument ! Je ne fais pas de hiérarchie entre une époque et une autre. J’ai été impressionné très jeune par John Cage, qui lui même a été très influent chez beaucoup d’artistes. C’est sans doute par ce biais-là que j’ai rencontré tous les gens du groupe Fluxus. Je continue à faire cela, à m’intéresser à d’autres artistes, notamment avec Ecart puisque nous avons un tout petit stand à la foire de Bâle où nous montrons généralement un artiste que l’on a un peu oublié pour une raison ou une autre et simultanément un jeune artiste que l’on ne connaît pas. Et là aussi, il n’y a pas de hiérarchie. Il y a trois ans, j’ai fait une grande exposition intitulée It never ends à Kanal-Centre Pompidou, à Bruxelles où j’ai invité un certain nombre d’artistes à faire des installations. Le catalogue ne devrait plus tarder à sortir. On a notamment reconstruit certaines expositions que j’avais faites auparavant, seul ou avec les gens d’Ecart, mais dans des versions nouvelles. Il y a avait donc énormément d’artistes, nouveaux, mis en discussion avec ceux avec lesquels j’avais travaillé dans les années 70.

Justin Morin  
Vous avez aussi enseigné à l’École cantonale d’art de Lausanne et à l’université d’art de Braunschweig.

John M Armleder 
Tout à fait. À Lausanne, c’était sur l’invitation de Pierre Keller qui était un ami de toujours. La section arts visuels était plus petite que les autres, on voisinait donc avec tous les étudiants. À Braunschweig, j’ai fait une chose à la Joseph Beuys, c’est à dire que j’ai accepté tout le monde. Normalement, dans les académies allemandes, le professeur choisit trois, quatre ou cinq étudiants,qui le plus souvent ont une pratique proche de la sienne. Je suis rentré dans une classe d’un professeur qui venait de décéder, il n’y avait que trois élèves. Après deux ans, ils étaient soixante ! Il y en a que je n’ai jamais vus ! L’enseignement se considère généralement comme une transmission de savoirs, mais je ne sais pas si je sais quoi que ce soit. Je suggérais à mes élèves des méthodes d’investigation. À Braunschweig, les étudiants venaient d’un peu partout dans le monde. Je leur ai toujours dit que s’ils connaissaient un endroit où nous pourrions faire une exposition dans leurs pays, il fallait l’entreprendre. Ils devaient trouver les moyens pour la réaliser car évidemment l’école ne les avait pas. Braunschweig est une petite ville donc tout le monde était content de les aider, nous faisions le tour des magasins et des entreprises pour avoir des financements.
Les étudiants trouvaient des espaces dans leurs villes, et ils proposaient à d’autres artistes de les rejoindre, généralement en produisant les œuvres de ces invités selon leurs instructions. Nous avons fait une quinzaine d’expositions sur ce mode, que ce soit à Séoul, à Tokyo, à Shanghai, à Bâle ou à New York. D’une certaine manière, cela faisait miroir avec ce que nous faisions avec mes amis d’Ecart, qui à l’origine n’étaient pas des artistes. Nous nous sommes rencontrés au Collège de Genève, qui s’appelait encore Calvin, nous faisions de l’aviron d’un côté – de manière très sérieuse puisque nous avons fait des régates un peu partout en Europe – , et des manifestations artistiques non déclarées de l’autre. Et tout à coup, nous avons décidé de faire une programmation, c’était en 1969 avec le festival d’Ecart, où nous avions organisé une série de happenings. Le soir nous discutions et organisions le programme du lendemain. C’étaient les prémices de ce qu’allait devenir la galerie Ecart. C’était une autre époque, tout était plus petit, il y avait moins de tout. À Genève, il y avait peu de galeries. Ce qui fait qu’Ecart est devenu un lieu repéré, les gens qui voyageaient et passaient par Genève venaient nous voir. C’est comme ça que nous nous sommes retrouvés à faire des expositions avec des gens aujourd’hui oubliés ou des artistes comme Beuys ou encore Warhol. C’était possible. Aujourd’hui, ça n’est pas mieux ou moins bien, c’est juste différent.

Justin Morin  
Vous êtes basé à Genève, vous y avez grandi. Est-ce que vous vous êtes posé à un moment la question d’une autre ville ?

John M Armleder 
Non jamais. Mais en réalité, à partir d’un certain âge, j’étais plus souvent ailleurs qu’à Genève. J’ai beaucoup de chance car ma famille m’a soutenu, mon frère surtout. Je viens d’une famille d’hôteliers, tout ça a disparu depuis. À mes débuts, je n’étais pas particulièrement sociable, je ne courrais pas les événements mondains malgré le fait d’avoir croisé beaucoup de célébrités à l’hôtel. Pour moi, les gens importants, c’étaient le garçon d’ascenseur ou le concierge, ceux que je considérais comme ma famille.

John M Armleder, Hibiki, 2021. Patères et peintures sur toile. Toiles : 70 × 225 cm, 125 × 125 cm. Patères: 300 × 8 × 10 cm, 150 × 8 × 10 cm, Avec l’aimable autorisation de l’artiste et d’Almine Rech. Photo : Alessandro Wang.

John M Armleder, Premières oies, 2018. Technique mixte sur toile, 225 × 150 cm. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et d’Almine Rech. Photo : Annik Wetter.

Le hasard a voulu qu’au moment où tout ça s’est écroulé financièrement, j’ai commencé à vivre de mon travail. Je ne sais pas comment, car je n’ai jamais eu l’ambition d’être un artiste qui réussisse. Dès que j’ai eu la chance de faire ces choses-là, j’ai tout de suite essayé de partager ça avec d’autres gens. J’ai eu la chance de vivre avec d’autres artistes toute ma vie. Daisy Lorétan, qui est malheureusement décédée très jeune. Sylvie Fleury. Et depuis, Mai-Thu Perret. J’ai collaboré avec de nombreux artistes. Ça a toujours été fondamental dans mon travail, je vois peu de différence entre la production du travail de quelqu’un d’autre et la mienne.

Justin Morin  
Puisque vous évoquez Sylvie Fleury, je voulais vous interroger sur votre rapport à la mode. Vous avez d’ailleurs été photographié par Collier Schorr dans le cadre d’une campagne pour Brioni. Avez-vous déjà considéré le vêtement comme potentiel objet pour votre pratique artistique, au même titre que le mobilier que vous utilisez pour les Furnitures Sculptures ?

John M Armleder 
Je crois que la relation qu’entretient Sylvie avec la mode est beaucoup plus intense et pensée que la mienne. On a fait des choses ensemble. Les premiers tableaux d’après Mondrian avec la fausse fourrure, qui étaient un peu mal fichus d’ailleurs, c’est moi qui les ai conçus pour elle! Après elle a fait ça beaucoup mieux que moi. Pour en revenir à la mode, je n’ai pas un terrain électif. Un peu à la Picabia, je fais un peu de tout. Je viens de réaliser la doublure d’un habit pour la maison de tissus Scabal. Il n’y a pas de terrain exclusif, ou l’idée que je pourrais faire ou ne pas faire. J’ai fait des parapluies aussi, récemment, avec la maison parisienne We do not work alone…

Justin Morin  
Mais aussi des cravates !

John M Armleder 
Tout à fait. De la vaisselle aussi… D’ailleurs, je travaille à un projet qui va présenter tous ces sous-produits. Je n’en ai pas autant que Jeff Koons ou Damien Hirst, mais il y a de tout, et ça m’amuse beaucoup. J’ai fait une exposition à Shanghai que je n’ai pas pu voir à cause du Covid. Le musée a produit un certain nombres d’objets d’après mon travail, et je trouve ça fantastique. Il y a une écuelle à chat, des chaussettes, tout un tas d’objets que j’ai découverts avec excitation. On va les montrer, aux côtés d’autres objets, dans un magasin à Genève l’année prochaine car le MAMCO va bientôt être en travaux. Dans les cultures occidentales, on va considérer le sous-produit comme inférieur. Mais personnellement je n’en suis pas sûr.

Justin Morin  
Sur Internet, on peut vous voir réaliser vos Pour Paintings. Vous allez utiliser la totalité des peintures que vous avez achetées, et une fois les pots vides, votre intervention se termine. Je me demandais si vous opériez ensuite un processus de sélection. Y a-t-il des toiles qui ne reçoivent pas votre validation ?

John M Armleder 
Quand j’ai fini de produire ces peintures, elles continuent elles-mêmes à évoluer et on ne peut pas vraiment prévoir comment.

John M Armleder, Smoothie II (furniture sculpture), 2019. Acrylique sur toile et deux canapés par Ubald Klug & Ueli Berger, 1972. Toile : 150 × 280 cm. Canapé: 180 × 140 × 100 cm (chacun). Avec l’aimable autorisation de l’artiste et d’Almine Rech. Photo : © Fondation Cab & Lola Pertsowsky.

Les peintures que je mélange ne sont pas miscibles, donc il peut y avoir des réactions chimiques totalement imprévisibles. Souvent dans les magasins, lorsque j’achète les peintures, on me dit : « Faites attention, il ne faut surtout pas mélanger ces produits ! » Je me souviens le cas d’une boutique à New York où on m’a dit : « Ah, vous devez être un artiste !» L’imprévisibilité est dans la partition de manière très claire. Je ne cherche pas à imposer une lecture de mon travail.

J’ai des amis qui étaient furieux qu’on lise leur travail autrement que eux le pensaient. Alors que moi, plus ça m’arrive, plus je suis content. Peut-être aussi parce que j’ai commencé très jeune, et que j’ai oublié quelles étaient mes idées de l’époque. Je suis très content d’avoir oublié ! La légende du sujet m’échappe totalement, ce qui me permet de le voir d’une autre manière. Étant un artiste suisse, j’ai été influencé par Paul Klee qui numérotait tous ses travaux. J’ai des vieux dessins où je faisais la même chose. Puis j’ai arrêté et tout est devenu « sans titre ». Mais c’est devenu compliqué à gérer, donc j’ai commencé à mettre des titres. Mais comme, hormis ces questions d’organisation, il n’y avait pas de raisons pour ces titres, je les choisissais dans les livres que je lisais. Donc on en trouve d’assez colorés, ce qui amuse beaucoup les gens qui sont persuadés que l’œuvre a un rapport avec son nom ! Au final, c’est Klee qui avait raison, les chiffres c’est plus simple ! Quand on me demande d’expliquer ces titres, je ne me souviens plus du tout de quoi il s’agissait. Dans le fond, cela peut paraître arrogant, mais ça m’est égal. Pour moi, il y a toujours eu ce principe très (John) « cagien » d’équivalence. C’est pour ça que je continue à faire des tableaux très structurés, d’autres avec des objets – ou pas –  ou des peintures avec des coulées.

Justin Morin  
Ce numéro de Revue a pour thème « maximalisme ». Quelle est votre définition de ce terme ?

John M Armleder 
C’est un mot hybride, je ne pense pas qu’il ait une définition propre. Comme on le connaît dans notre culture, il représenterait une tendance à être tout inclusif, à ne pas afficher les limites. C’est hors cadre. C’est exactement le contraire du cadre qui voudrait éviter que la peinture aille plus loin que son encadrement. Comment définir autrement le maximalisme ? On pourrait aussi dire que d’un petit objet, on peut en faire un très grand. Ce qui est intéressant avec beaucoup de termes génériques comme celui-ci, c’est que ça peut dire tout et son contraire. C’est quelque chose qui me plaît.

Justin Morin  
Pour conclure, puis-je vous demander sur quoi vous travaillez en ce moment ?

John M Armleder 
Si je le savais ! Je pense ne jamais avoir eu l’idée que je travaillais sur une chose plutôt que sur une autre. Concrètement, avec Ludovic Bourrilly, avec qui je collabore et que nous avons exposé à Bâle cette année, nous faisons des pour et puddle paintings. On fait des objets avec des meubles ou des objets mis en scène avec des socles, pour toutes sortes d’expositions, ou sans destination prévue. J’ai été invité ici à Genève au musée Barbier-Mueller, qui a une collection d’arts des cultures du monde, à montrer mon travail en dialogue avec leurs œuvres. Il n’y aura que des pièces en verre, que j’ai notamment réalisées à Murano. Je prépare également un projet pour la Kunsthalle Marcel Duchamp, un minuscule espace à Cully, en Suisse, à peine plus grand qu’une boîte aux lettres ! Et puis il y a aura des choses à venir ici ou là…

John M Armleder, Cast Iron, 2016. Diptyque : à gauche, acrylique sur toile, 215 × 150 × 4 cm ; à droite, vernis sur toile, 215 × 300 × 15 cm. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et d’Almine Rech. Photo : Annik Wetter.

ROCK LOBSTER — john M armleder  — entretien avec justin morin