La mécanique
des fluides
Daniel Dewar & Grégory Gicquel
Couper, modeler, tailler, polir, extruder, ciseler, creuser, l’art de Daniel Dewar et Grégory Gicquel convoque les gestes ancestraux liés à la pratique de la sculpture. Des actions qui passent par autant d’années d’apprentissage pour maîtriser des techniques changeantes au gré des matériaux, que les mains s’affairent sur du bois ou de la pierre. Si ce cycle de production lent semble logique, il est paradoxalement de moins en moins fréquent, les savoir-faire et techniques étant de plus en plus morcelés et industrialisés. À contre-courant, les deux camarades dessinent une œuvre qui multiplie, non sans humour, les clins d’œil à l’histoire de l’art. Ici, ils s’entretiennent avec Justin Morin sur la physicalité de la sculpture mais aussi sur la signification des toilettes, motif récurrent de leur œuvre.
JUSTIN MORIN
Dans le catalogue de La jeune sculpture, projet réalisé en 2014 au Musée Rodin à Paris, vous évoquez à propos du principe d’édition que vous réalisez peu de multiples car cela touche à une question de désir. Vous dites notamment : « Ce qui motive la production d’une forme, c’est le désir ; ce qui l’arrête, c’est l’ennui. » Dix ans après cette déclaration, et alors que vous travaillez ensemble depuis plus de vingt ans, est-ce que le désir est toujours un moteur pour réaliser vos œuvres?
DEWAR & GICQUEL
C’est une grande question. Effectivement, dix ans plus tard, nous trouvons toujours un intérêt à produire des occurrences uniques d’objets. Ces dix dernières années, nous avons choisi d’approfondir certaines techniques qui font que, peut-être, l’on répète de plus en plus des motifs ou la manière dont les figures sont construites et prennent corps dans la composition d’un objet. Mais le désir reste primordial.
JUSTIN MORIN
Dans ce même entretien, vous évoquiez l’envie d’explorer d’autres champs, comme la mode, la décoration d’intérieur ou même l’agriculture. Et effectivement, on a pu voir émerger depuis de nouvelles formes dans votre production, notamment des sculptures fonctionnelles comme des bancs ou des commodes. Mais elles restent des œuvres uniques, et leur fonctionnalité est potentielle, dans la mesure où il semble peu probable d’utiliser ces pièces si impressionnantes. Que se passerait-il si un éditeur de tissus ou de carrelage vous proposait une collaboration? Produire selon des procédés industriels vous intéresserait-il?
DEWAR & GICQUEL
C’est drôle car cette phrase à l’époque était complètement spéculative, nous citions des centres d’intérêt parmi d’autres, c’était quelque chose de l’ordre du rêve, mais c’est effectivement devenu une réalité aujourd’hui. Pas encore avec la mode,parce que c’est un domaine assez spécifique, mais l’agriculture est présente en tant que sujet, et la décoration d’intérieur nous sert de support à la sculpture. Un meuble, c’est à la fois une image – qui donne une idée d’un mobilier, d’un décor pour l’intérieur – mais c’est aussi un support structurel que l’on va transformer en sculpture. C’est comme un châssis et une toile. Mais le rapport au mobilier dans notre pratique n’est pas celui de la réalité de la décoration d’intérieur ou du design. Nous nous situons dans le monde des images, d’un décor imaginaire.
Si on venait nous proposer une collaboration, alors se poserait toute une série de questionnements. Nous avons toujours été intéressés par la possession de nos moyens de production, et donc appliquer notre travail à une échelle plus industrielle nous enlèverait nos moyens de production des mains. Et si nous décidions malgré cela de le faire, ces objets deviendraient une réalité, ce qui remettrait en cause le rapport que nous venons d’évoquer entre imaginaire et réalité.

Daniel Dewar & Grégory Gicquel, Oak relief with man, udders, and vase (detail), 2017. Bois de chêne, 73 × 260 × 24 cm. Photo : Diana Pfammatter.
Toutes les œuvres sont reproduites ici avec l’aimabe autorisation des artistes, Antenna Space, Shanghai ; C L E A R I N G, New York/Los Angeles ; Jan Kaps, Cologne ; Loevenbruck, Paris.
Aujourd’hui,les bancs ou les meubles sont utilisables, mais ce sont avant tout des fabriques dans le sens « folie architecturale » du terme, des images ambiguës, qui permettent d’affirmer que l’art est partout.
JUSTIN MORIN
Vous travaillez en duo, pouvez-vous nous dire quelle est votre dynamique à l’atelier? Vous vivez dans deux villes différentes. Avez-vous deux ateliers distincts?
DEWAR & GICQUEL
Cela fait longtemps que nous travaillons ensemble. La première partie de notre vie d’artiste a été extrêmement fusionnelle et expérimentale dans notre rapport à la pratique. Nous tentions au quotidien des choses avec souvent très peu de réussite dans les réalisations, tout au moins d’un point de vue technique ! Depuis dix ans, nous vivons dans deux villes séparées avec un atelier en Bretagne et un atelier à Bruxelles. Chacun a ses spécificités. Par exemple, la pierre est taillée dans un atelier, le textile brodé et cousu dans l’autre. C’est dans l’atelier en Bretagne que se trouve le four à bois pour la cuisson des céramiques. On pourrait dire qu’il y a un atelier de campagne et un atelier de ville. Les travaux en bois, eux, sont réalisés dans les deux espaces et permettent donc une interchangeabilité. Et sinon, nous nous appelons tous les jours après le déjeuner!
JUSTIN MORIN
Pour revenir à cette idée du désir de produire des formes que nous évoquions en introduction, il est important de dire qu’il y a également chez vous un plaisir à apprendre de nouvelles techniques. Quelles sont les techniques à travers lesquelles vous vous épanouissez le plus en tant que sculpteurs?
DEWAR & GICQUEL
La phase d’apprentissage et de découverte d’une technique est passionnante. Cet apprentissage passe par la pratique et peut durer plusieurs années durant lesquelles on essaie de contourner les règles. Et souvent on se rend compte qu’elles sont incontournables… Mais cette phase d’apprentissage est intéressante car elle envisage la technique comme une chose communicante. Au moment où l’on apprend une technique et qu’on la « propose » sous la forme d’une œuvre réalisée, on matérialise de fait un échange, une communication entre le passé et le futur. Alors qu’aujourd’hui la société occidentale se débarrasse volontairement de ses moyens de production et savoir-faire, nous avons une forte croyance que les techniques et leur diversité, de par leur aspect communicant, sont fondamentales d’un point de vue culturel.
JUSTIN MORIN
Qu’est-ce qui vous a amené à travailler le textile? Était-ce une volonté de vous confronter à un matériau plus léger? Ou étiez-vous attirés par les traditions Arts & Crafts des pratiques textiles?
DEWAR & GICQUEL
Nos toutes premières œuvres en textile étaient réalisées en tissage. Nous avons tissé des tapisseries assez monumentales, représentant des images agrandies et jouant avec l’idée de la basse définition et du pixel. Nous avons toujours eu un intérêt pour le textile car c’est évidemment une technique que l’on peut maîtriser dans nos ateliers. Il y a quelques années, c’est en explorant la broderie que nous nous sommes équipés de machines à broder industrielles, généralement utilisées pour réaliser des logos sur des casquettes ou des tee-shirts. Au lieu de broder des petits sigles, nous avons décidé de pousser ces machines dans leurs limites et de leur faire broder des surfaces entières, pour réaliser des coussins et des quilts. Historiquement, le quilt est un ouvrage très sophistiqué qui était réalisé en communauté et en guise de cadeau pour célébrer des évènements comme des mariages et les motifs représentés racontaient une histoire. Cette idée du travail en communauté nous intéressait, et c’est pour cela que nous avons choisi de représenter dans ces quilts brodés les écosystèmes et les principes de la permaculture dans les jardins potagers, en association avec des représentations des machines à coudre, broder et surjeter dont nous nous servons pour réaliser ces ouvrages.
JUSTIN MORIN
L’humour est très présent dans votre travail. Doit-on interpréter le choix du bidet, un motif récurrent dans votre production, comme un clin d’œil malicieux à l’urinoir de Duchamp, et à toutes les questions relatives au statut de la sculpture que cette œuvre a soulevées?
DEWAR & GICQUEL
C’est une longue histoire ! Autour des années 2010, nous expérimentions autour de la céramique, en faisant fondre des objets trouvés en céramique. Nous amassions dans des fours toutes sortes de choses, des théières,des lavabos, des pots de fleurs, des briques, des plats à escargots, que nous faisions cuire à haute température. Les objets en faïence fondant à basse température, on pouvait créer des amalgames d’objets plus ou moins reconnaissables. Cette expérimentation s’est poursuivie pendant quelques années et nous a amenés à concevoir un plus gros four pour réaliser des fontes plus importantes. Nous avons fait acheminer des grands blocs de roche volcanique depuis l’Ardèche, que nous avons fait fondre dans ce four mais malheureusement en raison des contraintes techniques, liées notamment au refroidissement, ces recherches en sont restées là.
Nous nous sommes donc retrouvés avec ce grand four à bois et un questionnement sur ce que nous pouvions y cuire. Nous avons pensé «manufacture», puis «sanitaires». C’est ainsi que nous avons poursuivi notre exploration de la céramique en fabriquant des lavabos, des baignoires, des bidets, des toilettes… À la différence que cette fois-ci, ils n’étaient pas moulés comme ceux que l’on trouve dans le commerce, mais modelés à la main et émaillés d’engobes. Pour chaque cuisson, on pouvait fabriquer une quinzaine d’objets sanitaires sur un principe de série, mais qui finalement étaient tous uniques puisque tous modelés et placés dans une position différente dans le four, avec des effets de cuisson différents… Ce que l’on a tendance à oublier, c’est que dans l’industrie, les prototypes sont aussi modelés à la main. Les urinoirs de Duchamp ont aussi été modelés à la main.
En réalisant ces objets – qui ont une tuyauterie dedans, qui ont des creux, des courbes – , nous nous sommes rendu compte qu’il y avait un lien fort avec l’idée du plein et du vide en sculpture. Ce n’est que par la suite, lors d’une baignade dans les rochers en bord de mer, que nous avons fait le rapport entre la baignade, le minéral et la salle de bains, et que nous avons choisi de sculpter ces mêmes sujets dans le marbre rose. L’intimité, la nudité dans la salle de bains nous intéressent, comme une expérience contemporaine qu’ont les humains avec les éléments ; l’eau est amenée chez nous par les tuyaux pour nous offrir l’expérience quotidienne de la baignade…
JUSTIN MORIN
Effectivement, la salle de bains convoque l’intimité. D’ailleurs, on retrouve des corps nus dans vos œuvres. Mais la nudité chez vous n’est pas érotique, elle est plutôt anatomique, que vous montriez un pénis ou un intestin. L’idée de fluide est aussi essentielle dans votre travail, que ce soit l’urine, l’eau, la bave des escargots qui sont des prolongations des sujets que vous sculptez. Et même si ça n’est pas une incarnation littérale, il y a une certaine dimension sensuelle dans certaines de vos œuvres. Et toujours dans ces analogies qui se mettent en place dans votre travail, on peut ajouter que dans l’atelier, on utilise aussi l’eau pour couper les pierres, l’huile pour graisser les chaines des machines. La sculpture est une pratique physique, qui mobilise tout le corps et ses muscles, et on a tendance à l’oublier.
DEWAR & GICQUEL
Oui les fluides, les éléments et les espèces se mélangent dans le travail, sous la forme de rencontres et d’analogies qui mêlent l’eau, l’huile, les peaux ou les machines par exemple.

Daniel Dewar & Grégory Gicquel, Nudes n°7, 2018. Marbre Rosa Aurora, 120 × 270 × 129 cm. Photo : Stan Narten.

Daniel Dewar & Grégory Gicquel, Stoneware toilet and bidet, 2012. Céramique en grès cuite au feu de bois, 38 × 49 × 50 cm. Photo : Mareike Tocha.

Daniel Dewar & Grégory Gicquel, Nudes n°3 (detail), 2017. Marbre Rosa Aurora, 210 × 110 × 50 cm. Photo : Stan Narten.
Nous pensons qu’il est dans notre intérêt d’être au contact avec les éléments, avec la matière, ne serait-ce que pour des questions d’humilité et pour se sentir en vie. Et il est vrai qu’on lira difficilement le labeur, les gestes, ou la mécanique qu’implique la facture d’une œuvre, tant les processus sont considérés aujourd’hui sous l’angle de la robotisation et de l’automatisation… Notre travail incarne une forme de lutte contre l’automatisation…
JUSTIN MORIN
Quels sont les artistes, qu’ils soient sculpteurs, peintres, musiciens ou cinéastes, qui vous inspirent?
DEWAR & GICQUEL
C’est une vaste question… Les granits noirs de l’Égypte antique, le compositeur et claveciniste Domenico Scarlatti, les poteries de Betty Woodman, les sculptures de Robert Gober, le livre L’homme et la charrue à travers le monde d’André G. Haudincourt et Mariel J.-Bruhnes Delamarre, le mobilier Breton… Et tous les jeunes artistes en général…
JUSTIN MORIN
Quels sont vos projets à venir?
DEWAR & GICQUEL
Nous préparons actuellement une exposition personnelle à Z33 en Belgique, qui ouvrira au printemps 2025.

Daniel Dewar & Grégory Gicquel, Stone marquetry with body, soap dispenser, and taps n°3, 2017. Marbre, calcaire et granit, 80 × 100 × 2 cm. Photo : Margot Montigny .
Toutes les œuvres sont reproduites ici avec l’aimabe autorisation des artistes, Antenna Space, Shanghai ; C L E A R I N G, New York/Los Angeles ; Jan Kaps, Cologne ; Loevenbruck, Paris.