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Les femmes aux doigts
ensanglantés

Antoine Bucher

L’ADOPTION DU VERNIS ROUGE ET LE
DÉBAT SUR LA COULEUR DES ONGLES

Aujourd’hui encore, certains pensent que la femme élégante se doit d’avoir des onglespropres et entretenus. Longtemps un aspect naturel ou blanc est privilégié avant que les couleurs ne s’emparent des doigts des femmes. La France adopte le rouge à partir des années 1920, mais la perception de cette couleur fait couler de l’encre dans la presse de l’entre-deux guerres avec en filigrane la construction d’une nouvelle féminité.

Il est toujours délicat de faire une histoire de la beauté tant les usages diffèrent d’une communauté à une autre et varient fortement dans le temps. Se peindre les ongles est une pratique plus que millénaire dans certaines communautés. En France, c’est dans la seconde moitié des années 1920 que se multiplient les articles de presse s’inquiétant ou plutôt s’effrayant de la couleur des ongles des femmes. Aux côtés des couleurs naturelles employées jusqu’alors pour colorer les mains, apparaissent de nouvelles teintes. Les couturiers sont alors régulièrement accusés d’avoir lancé cette mode pour accorder l’extrémité des doigts de leurs clientes aux nuances de leurs robes. Le rouge prend alors la tête de la révolution chromatique des manucures. Il n’est toutefois pas perçu positivement, au contraire des ongles de Chrysis à sa toilette décrit par Pierre Louys en 1896 dans son roman Aphrodite : « Ses mains appliquées sur sa gorge, espaçaient entre les épaules le collier rouge de ses ongles peints. » L’association la plus fréquente dans les années 1920 et 1930 n’est pas le rubis, mais celle du sang. Le quotidien Le Temps écrit ainsi le 15 novembre 1929 : « Car ce n’est point à des cabochons de rubis ni à des grains de corail que font penser les ongles rouges ; mais à de pauvres petits moignons, fraichement arrivés par le bistouri. On ne les voit point se poser sur une nappe, sur le bord d’une loge, ou, dans le geste délicat de la femme qui songe, au creux d’une joue, sans frémir d’épouvante et de pitié ! Ces tendres doigts ont-ils été écrasés par une portière d’auto ? »

Associée d’abord aux demi-mondaines et aux mondaines, la vogue des ongles rouges se répand et avec elle une désapprobation qui reste fortement présente dans la presse des années 1930.

Extrait du numéro de juin 1936 de la revue Rester Jeune. 300 × 200 mm, Paris. Librairie Diktats

« Leur a-t-on assez répété que cette mode les faisait ressembler à des étripeuses de lapins, qu’elle n’était point jolie et offrait un caractère vulgaire qui déparait leur grâce, elles se sont entêtées dans ce goût singulier ; pis encore ; elles se sont mises à accommoder leurs pieds à la même sauce que leurs mains. »

peut-on lire dans L’Écho de la Sologne du 4 octobre 1935.

À travers les discours dénonçant la pratique se profile ainsi l’association du vernis rouge au sang et construit l’idée d’une féminité repoussante associée au caractère ensanglanté des doigts du sexe dit faible. Cela correspond à la période de l’entre-deux guerres durant laquelle les femmes s’émancipent et effrayent, assumant jusqu’au bout de leurs ongles leur nouvelle féminité. Elsa Schiaparelli créé des gants de fourrures imitant les mains des animaux et met alors du vernis sur ses gants, voire les pare de griffes dorées. La femme n’est plus docile, elle porte au bout de ses doigts un nouveau genre. L’industrie de la beauté développe alors toute une palette autour des déclinaisons du rouge que portent des magazines comme Votre Beauté ou Rester Jeune. Même au cœur de la seconde guerre mondiale, Antoine recommande à ses clientes une palette du rose clair au violacé. Le rouge s’établit comme la couleur de référence et se démocratise au gré des innovations de l’industrie cosmétique.

En 2022, TikTok devient le lieu de diffusion de la théorie des ongles rouges (Red Nail Theory) et les utilisateurs relaient des vidéos suivant celle de Roby Delmonte expliquant pourquoi les ongles rouges attirent les hommes. Selon elle, l’attractivité reposerait désormais sur la popularité des ongles rouges dans les années 1990 et la relation presqu’œdipienne qu’elle implique pour les hommes ayant grandi dans ces années-là. D’une féminité animale à une nostalgie œdipienne, l’encre et le vernis n’ont pas fini de couler.

texte d'antoine bucher

Royaumes

À l’image de ses aventures musicales, la chanteuse King Princess se glisse dans la peau de différents personnages sous le regard du photographe Connor Cunningham.

Dysmorphie

Couleurs envahissantes et lignes déformées créent l’envoûtant tableau pensé par le photographe Zhong Lin, puisant autant dans la science-fiction que dans les tableaux de Francis Bacon.

Toiles

Zoe Natale Mannella célèbre la beauté et les mystères de la nature à travers ces femmes insectes, créatures chimériques entre l’araignée et le papillon.

Miroir de l’âme

En jouant avec la plasticité de l’eau et ses différentes formes, le photographe Dan Beleiu célèbre une beauté sensuelle, fluide et organique.

Psilocybe uda

En s’inspirant des formes végétales de la nature, le photographe Harry Carr met en scène une beauté hybride et trouble autour de ces lignes si familières.

Superpositions

En collaboration avec l’artiste David Bailey Ross, la photographe Felicity Ingram propose une vision sensorielle faite de superpositions, de couleurs
et de psychédélismes.

Idiosyncrasie

Les photographes Estévez + Belloso se focalisent sur des détails – naturels ou artificiels – qui font basculer la beauté dans une esthétique quasi futuriste.

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Il n’y a pas de
formes simples

Courrèges

Avec son bouchon sphérique et son corps cylindrique, le flacon de parfum imaginé en 1971 par André et Coqueline Courrèges pour Empreinte, la première fragrance de la Maison, a marqué les esprits par la pureté de ses lignes et sa géométrie en résonance avec l’esthétique architecturale du couturier. Cinq décennies plus tard, sa justesse impressionne toujours. À tel point que lorsque Nicolas Di Felice, promu directeur artistique de Courrèges en 2020, décide d’étendre ses efforts au parfum, il reprend ce flacon qui s’est imposé au fil du temps – et des déclinaisons – comme la signature visuelle de la maison. Les proportions sont légèrement retravaillées sans pour autant altérer le dialogue géométrique entre la sphère et le cylindre.

Formes archétypales, on retrouve ces deux volumes à foison à travers l’histoire de l’art, qu’il soit antique ou minimal. On pense aux colonnes de marbre, élément indispensable au soutien des temples grecs. Une forme reprise notamment par l’artiste français Mathieu Mercier qui, en 2007, présentait un cylindre au sol, peint d’une matière iridescente, et accompagné de quelques tronçons par ci et par là. Cette mise en scène de ruine, aseptisée par le traitement clinique et industriel souhaité par le plasticien, rappelle à quel point le cylindre est une forme qui appelle à être érigée et à maintenir.

La sphère est aussi un motif que l’on retrouve dans le travail de nombreux artistes. Citons l’américain Walter de Maria qui n’aura eu de cesse d’explorer la perfection mathématique. C’est au début des années 1990 qu’il commence à réaliser ses premières sphères en granit, imposantes sculptures (plus de deux mètres de diamètre pour un poids avoisinant les vingt-cinq tonnes) aux surfaces si polies qu’elles reflètent et transforment l’environnement. Une maîtrise que l’on retrouve dans l’installation Time/Timeless/No Time (2004), composée d’une énorme boule noire et de vingt-sept sections de bois dorés, parfaitement présentée dans l’écrin signé Tadao Ando pour le Chichu Art Museum, sur l’île japonaise de Naoshima. Comme son titre l’indique, ces formes minimales convoquent toutes sortes de symbolismes, de la cosmogonie à l’anthropomorphie. Dans le catalogue de l’exposition Formes Simples (Centre Pompidou Metz, 2014) se trouve un très beau texte signé par l’historienne Guitemie Maldonando et intitulé « Il n’y a pas de formes simples », dans lequel elle revient sur la richesse que contiennent en eux les volumes les plus élémentaires.

Nicolas di Felice l’a bien compris et a donc décidé de conjuguer cette forme totem – on peut y lire une abstraction de corps – aux couleurs qu’il a choisi pour les rééditions des pièces vinyles de la Maison. Blanc pour Slogan, beige pour Seconde Peau, rose pour La fille de l’air, rouge pour L’Empreinte, bleu noir pour C et jaune pour L’eau de Liesse. Auparavant en verre transparent, le flacon devient opaque, brillant et lisse, comme une seconde peau. L’iconique logo AC est embossé au centre de l’objet, rappelant l’aspect sensuel et tactile du parfum. Maison en accord avec son époque, Courrèges propose désormais une bouteille fabriquée en France, composée d’un verre recyclé à 90 % et intégralement recyclable. La version mini – 30 millilitres – est tout aussi intéressante puisque le ratio cylindre/sphère s’égalise pour offrir un jeu de symétrie. Par leur simple présence sculpturale, et avant même la découverte des fragrances qu’ils contiennent, les flacons des parfums Courrèges s’imposent avec évidence.

 

L’EAU DE LIESSE, COURRÈGES
Photo de romain roucoules

TEXTE DE MURIEL STEVENSON

Vues & visions

Le photographe Cho Gi-Seok revisite l’héritage de Claude Cahun, artiste surréaliste aux autoportraits emblématiques, en la transposant dans un cabaret contemporain.

Nudité originelle

Non sans humour et tout en délicatesse, le photographe Kito Muñoz se joue du masculin et du féminin en repoussant les limites de la coiffure, autant sculpture que parure.

Baroque

En refusant toute forme de classicisme, le photographe Tom Blesch se focalise sur une beauté faisant fi des conventions, célébrant par la même occasion l’expérimentation et la liberté.

Chimère

Créature fantastique et surréaliste, la chimère imaginée par Anatheine empreinte à la femme et à l’oiseau. Il en résulte une grâce inédite suscitant une étrange fascination.

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Odorama
Chapitre quatre

Teddy Lussi-ModesteJean-Marie Binet

Le réalisateur et scénariste Teddy Lussi- Modeste continue son exploration olfactico-cinématographique débutée il y a trois numéros déjà. Avec Odorama, il associe une fragrance à un film, faisant se rencontrer ses souvenirs de spectateur et les ingrédients qui composent cette collection de parfums. Entre western d’auteur, biopic et anticipation, entre notes de jasmin, d’oud ou de cuir, ce quatrième chapitre raconte au-delà des formules.

Recedere
Arpa Studio

Nez : Barnabé Fillion

Il n’est pas sûr d’être Kane. Elle n’est pas sûre d’être Lena non plus. Que sont-ils devenus après avoir pénétré la zone délimitée par le miroitement, cette paroi moelleuse et iridescente ? Qu’ont-ils trouvé dans ce phare à partir duquel se déploie la lumière prismatique ? Plus ils s’en sont rapprochés, lui et son équipe masculine de militaires, elle et son équipe féminine de scientifiques, plus leur ADN s’est mêlé à celui des fleurs et des animaux dont l’ADN lui-même s’était déjà mêlé à toutes les espèces environnantes. Dans cet écosystème, les cerfs ont des bois fleuris, les crocodiles des dents de requin, les ours la voix des êtres humains qu’ils ont dévorés. Kane et Lena sont restés homme et femme mais ils sont devenus autres, Adam et Ève d’une nouvelle espèce, ni bien ni mal intentionnés, mais voulant simplement persévérer dans son être. Recedere est un parfum qui nous vient du futur. Il est si puissamment fougère qu’il semble devenir minéral. Certaines notes sont si poussées qu’elles semblent quitter leur famille olfactive pour en épouser une autre. La fragrance a l’odeur d’un rocher chu d’un autre monde, ou d’un désastre obscur, sur lequel sont venus pousser de l’armoise et de la sauge, de l’hiba et de l’iris. Autorité et austérité exhalent de ce parfum résolument vert et pointu.

Inspiré par Annihilation d’Alex Garland

 

 

Bourrasque
Le Galion

« Marcel ! MARCEL ! » La grand-mère est inquiète. La santé de son petit-fils est si fragile. Marcel trouve pourtant son bonheur en barbotant dans les vagues qui viennent lécher la côte normande, là où se dresse, splendide, ce lieu de villégiature de la bonne société parisienne, le Grand Hôtel de Balbec. Répondant à l’appel angoissé, voici Marcel qui sort de l’eau, innocent et naïf, des ancres brodées sur son maillot de bain, pour rassurer l’aïeule. C’est là que surgit le baron de Charlus qui attendait, tel un fauve, la possibilité d’un échange retors et fielleux : « Mais on s’en fiche bien de sa grand-mère, hein, petite fripouille. – Mais comment, Monsieur, je l’adore ! » C’est alors qu’a lieu une leçon de mondanité, leçon suffisamment cuisante pour qu’elle forge une personnalité : ne jamais parler avant d’avoir pénétré le sens caché de toute chose. Le frêle adolescent écoute subjugué l’arbitre des élégances dont les mots autant que le parfum l’impressionnent. Le si bien nommé Bourrasque vous parvient par vagues poussées par le vent. Tour à tour cuiré, chypré, animal, épicé, floral, c’est un parfum aux multiples facettes. Toutes les notes sont si bien mêlées les unes aux autres qu’il est difficile de les identifier. C’est un parfum complet et complexe, ou plutôt : qui dissimule sa complexité derrière sa complétude. Marcel saura désormais ce qu’il risque quand il parle avec un monsieur aussi bien parfumé.

Inspiré par Le Temps retrouvé de Raul Ruiz

Bourrasque
Le Galion

Cuir de Russie
Chanel

Olivier Polge

« Where the fuck I am ? » Elle ne croit pas si bien dire cette femme qui a tant de mal à trouver sa place. Elle roule dans la campagne anglaise et ne trouve plus sa route alors qu’elle a grandi ici, près de Sandringham House, et que l’épouvantail croisé sur le chemin porte toujours la veste de son père. Elle sera en retard pour les célébrations de Noël et ce ne sera que le début d’une longue liste d’impairs impardonnables aux yeux de la famille royale. L’étiquette est pesante : on a décidé pour elle quelle robe elle devait porter à chaque moment de la journée. Même les beaux tuyaux de la douche dessinent autour d’elle une prison cuivrée. Si cette femme portait un parfum, ce serait Cuir de Russie dont le chic ne cesse de briller à partir de sa formule ancienne. L’ouverture du parfum, résolument hespéridée, puis florale, contraste avec une assise grasse et obscure. Difficile d’imaginer sans l’avoir éprouvé soi-même, sur sa peau, ce chemin que la fragrance va parcourir. Le bouleau, le cuir et le tabac recouvriront la bergamote et la mandarine, puis le jasmin, la rose et l’ylang-ylang, laissant sur la peau une épaisseur cuirée et légèrement fumée, parfois piquée de notes plus fraîches. Présenté comme une eau de toilette, ce parfum est dense comme un extrait. Cuir de Russie réconcilie puissance et élégance, esprit vintage et modernité.

Inspiré par Spencer de Pablo Larraín

Cuir de Russie
Chanel

Habdan
Parfum de Marly

Il lui faut remonter la rivière pour être véritablement seul et se baigner à l’écart des jeunes garçons de ferme qui batifolent dans l’eau claire. Là, il pourra sortir ce bout d’étoffe blanche siglé des initiales de Bronco Henry. Comme la selle qu’il cire et lustre chaque soir, ce tissu hérité du maître est une relique. « Phil et son frère sont les Rémus et Romulus de ce loup qui les a faits hommes », dit fièrement cet ancien étudiant en lettres classiques devenu cow-boy viriliste et toujours recouvert d’une crasse honnête. Qu’il sent bon ce bout de tissu dont il caresse son visage, qu’il porte à son torse et à sa nuque lors de ce bain lustral. Il porte l’odeur puissante de cet homme qu’il a aimé et auquel il fut lié comme l’éromène à son éraste. C’est un parfum de cavalier, à la fois ultra-masculin et ultra-sensible. C’est une fougère puissante orientalisée par les notes de safran et d’oliban, par celles aussi de myrrhe et de caramel. Monte parfois de ce tourbillon boisé une odeur de pomme – parfois crue, parfois cuite – parfois chaude, parfois froide. C’est cette odeur que Phil aimerait laisser en héritage à Peter, ce garçon sensible qu’il a commencé par humilier avant d’en tomber amoureux.

Inspiré par Le Pouvoir du chien de Jane Campion

Habdan
Parfum de Marly

Santal Pao Rosa
Guerlain

Nez: Delphine Jelk

Jamais spectateur ne fut aussi bien accueilli par un film. Cette indienne exécute pour nous, à même le sol, après avoir délayé de la farine de riz dans de l’eau,un rangoli fait de points et de pétales. Puis le récit commence sur ce fleuve qui prend sa source dans l’Himalaya et vient se jeter dans le Golfe du Bengale. C’est ici que vivent, dans une belle maison, Harriet et toute sa famille. Leur vie à tous est bouleversée par l’arrivée du capitaine John, ancien militaire ayant perdu une jambe à la guerre. Trois jeunes filles tomberont amoureuses de John : Harriet, mais aussi Stephanie et Melanie. Mais pourtant aucune ne l’épousera. Il ne sera question pour toutes que d’un premier amour. « Toutes les histoires d’amour se ressemblent mais ici elle a un parfum particulier dit la voix off », Elle a ce parfum jailli de Melanie lorsqu’elle danse en sari pour Krishna, devenue elle-même Lady Radha, dans le conte inventé par Harriet sur son petit cahier. La densité de Santal Pao Rosa est aussi enthousiasmante et prodigieuse que cette danse séculaire. Tout ici est en surdose : le santal, bois indien aussi doux et lacté qu’un lassi, la cardamome et ses éclats de fraîcheur, le oud, la myrrhe, mais aussi la figue qui semble mieller le jus déjà bien épais. Porter ce parfum est un délice, pour les autres et pour soi.

Inspiré par Le Fleuve de jean renoir

Santal Pao Rosa
Guerlain

Nero Oudh
Tiziana Terenzi

Nez: Paolo Terenzi

Il n’en est pas le protagoniste et pourtant c’est son nom à lui que porte la série. Il faut attendre quelques scènes dont Will Graham, profiler empathique, est le héros, avant de le voir apparaître enfin. La caméra filme le dessous de la table en verre, saisit une grenade et des fraises – nature morte – puis remonte lentement vers le visage d’Hannibal Lecter. Gourmet, il apporte à sa bouche un morceau de viande délicatement coupée et sur lequel il pose une pointe d’agrume. « Vous et moi sommes pareils,il n’y a rien de terrifiant en nous », ose-t-il dire à Will qu’il est censé aider, lui le plus doué des psychiatres de Baltimore. Au visage de Will, traversé par des émotions contradictoires et douloureuses, Hannibal oppose un visage parfaitement granitique. Le dandy cannibale, toujours en costume trois pièces et cravate en soie, ne peut porter qu’un parfum puissant et vénéneux. Nero Oudh – Oudh Noir en italien – nous fait plonger dans la noirceur et l’humidité de l’ingrédient éponyme qui,parfois, laisse éclore et mûrir des notes plus vives de fleurs et de fruits. Mais le oud indien reste le soleil noir qui brille d’un éclat terreux et animal au fond de la fragrance. Comme Hannibal, Nero Oudh, imposant et mystérieux, en dit – mais en cache aussi – beaucoup.

Inspiré par la série Hannibal développée par Bryan Fuller

Nero Oudh
Tiziana Terenzi

Oud Satin Mood
Maison Francis Kurkdjian

Nez: Francis Kurkdjian

Elle a une réputation à tenir. À Rome, ses bains, ainsi que ses mœurs, sont célèbres. Quand l’aveugle qui lui récite des vers de Catulle lui annonce l’arrivée imminente de César, elle fait de la mise en scène. Allongée lascive sur une méridienne, ses servantes affairées autour d’elle – l’une lui peint les ongles, l’autre la coiffe, l’une danse devant elle, l’autre joue de la harpe –, elle reçoit le général romain avec nonchalance alors qu’elle doit négocier avec lui sa place sur le trône d’Égypte. César, revêtu de sa plus belle armure, s’approche, conquis par la beauté de la fille d’Isis. Le parfum de la déesse-femme est si puissant que César en est cueilli dès qu’il pénètre dans le gynécée. Oud Satin Mood est un parfum royal où se mêlent la rose de Damas et celle de Turquie, la violette et l’ambre, la vanille et cette matière autour de laquelle toutes les notes s’assemblent : le oud. Francis Kurkdjian est allé chercher aux quatre coins du monde les plus belles matières qui soient. Ce parfum est aussi doux et épais que cette étoffe – du satin ? – qu’une servante replace sur la cuisse adorable et laiteuse de la reine. Il fallait en effet la dissimuler aux yeux séduits du futur amant qui récite à son tour quelques vers de Catulle : « Donne-moi mille et mille baisers… ».

Inspiré par Cléopâtre de Joseph L. Mankiewicz

Oud Satin Mood
Maison Francis Kurkdjian

Photographe: Jean-Marie Binet
Décorateur: César Sebastien

Chats rouges dans un labyrinthe de verre

Le photographe Adrian Samson rend hommage à l’esprit subversif et rebelle du giallo, ce courant du cinéma italien à la frontière de l’horreur et de l’érotisme.

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Quand les talons
pour hommes
s’ensanglantent

Antoine Bucher

Si aujourd’hui un homme en perruque, talons et maquillage a de grandes chances d’appartenir à un programme télévisé de RuPaul, au XVIIe et XVIIIe siècles, ce type de description correspond facilement à un membre masculin de l’aristocratie européenne.

Au XVIIe siècle, les nobles prennent notamment de la hauteur grâce à leurs chaussures et c’est d’abord aux pieds des hommes que les talons hauts s’installent dans les cours royales. La fréquentation diplomatique des ambassadeurs de Perse au début du XVIIe siècle cultive la curiosité pour ce qu’on appelle alors l’Orient et la mode des souliers à talons gagne progressivement les courtisans inspirés par ceux des cavaliers perses qui leur permettent de caler les pieds dans les étriers. Alors que sous Louis XIV, les représentations de mode masculine abondent avec le développement de la gravure de mode sous l’impulsion notamment des éditeurs d’estampes Jean Dieu de Saint-Jean et la famille Bonnart, de nombreuses eaux-fortes représentant les tenues en vogue n’oublient pas de représenter ces souliers qui rajoutent de la hauteur aux grands du monde sur les centaines d’images qui sortent des presses de la rue Saint-Jacques, haut lieu de l’estampe française (cf. illustration). Si ces gravures de mode imposent à partir de 1670 un format vertical standardisé présentant un personnage en pied dont la parure est détaillée avec soin, mais au visage indifférencié, la paternité des tendances de mode peut être attribuée à certains personnages de la cour. Ainsi, le duc d’Orléans, le frère du roi, qu’on appelle alors Monsieur est croqué par Saint-Simon dans ses Mémoires en 1701 comme un amateur portant à ses pieds les modèles de talons les plus importants : « C’était un petit homme ventru, monté sur des échasses tant ses souliers étaient hauts, toujours paré comme une femme, plein de bagues, de bracelets et de pierreries partout, avec une longue perruque tout étalée devant, noire et poudrée et des rubans partout où il pouvait mettre, plein de sortes de parfums, et, en toutes choses, la propreté même. »
Monsieur, alors l’un des personnages les plus important du royaume, mais aussi un expert en débauche, ajoute une touche de couleur aux talons de l’aristocratie. Lors d’une nuit de fête de 1662, le frère du roi finit avec son entourage sa soirée dans l’anonymat des tavernes du cœur de Paris et traverse notamment le quartier de la Grande Boucherie près du Châtelet. Le sang des animaux colore les talons du fêtard et le roi s’en inspire en commandant à son cordonnier des talons rouges. Ils deviennent alors une mode à Versailles puis à la cour d’Angleterre par l’entremise du cousin de Louis XIV, le roi Charles II. Un rare exemplaire d’une version habillée d’une estampe des années 1690 représentant le souverain français met l’accent sur cette nouvelle tendance. Publiée par l’éditeur Antoine Trouvain, la gravure finement découpée comporte des parties ajourées habillées de morceaux de textile. Ce type d’objet réservé aux collectionneurs les plus fortunés de la fin du XVIIe siècle voit ici les talons royaux laisser apparaître un morceau de tissu rouge. Ce montage réalisé dans ce cas à l’époque diffère de la version originale de l’eau-forte qui ne différencie pas le talon et le corps de la chaussure. Pour les clients de ce type d’œuvres, plus chères encore que les versions rehaussées en couleurs à la main, il semble alors important de mettre l’accent sur les pieds du roi. Quelques années plus tard, le peintre Hyacinthe Rigaud ne manque pas de souligner de rouge les talons du roi dans son magistral portrait de Louis XIV en costume du sacre qu’il réalise en 1702. La tendance dure et ouvre la voie à l’utilisation aux XVIIIe et XIXe siècles de l’expression « les talons rouges » pour décrire les nobles et notamment les courtisans. Le Dictionnaire Universel de 1896 décrit un talon rouge comme « un homme de la cour qui avait des talons rouges à ses souliers ce qui était une marque d’élégance et de distinction », mais la synecdoque sous-entend également de grandes manières et une affectation certaine, à l’image des plus importants courtisans du royaume. En 2019, le Metropolitan Museum associe d’ailleurs Monsieur, l’inventeur de ces talons colorés, au développement du « camp » lors de l’exposition Camp Notes. La mode des semelles rouges couplées à des talons aiguilles est, elle, une histoire d’un autre genre…

Jean dieu de Saint-Jean, Homme de Qualité en Surtout, 1683.   Librairie Diktats

Réchauffement

Peaux suintantes et lignes de bronzages absurdes,
la photographe Camille Summers-Valli commente l’inaction face à l’urgence climatique.

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Cultivons
notre jardin

Justin Morin

À la direction artistique de Loewe depuis 2013, Jonathan Anderson a mis en place, saison après saison, une identité forte pour l’historique maison espagnole. Subtile mélange d’expérimentation stylistique et de savoir-faire artisanal, les collections dessinées par Anderson cultivent leur singularité et ne cessent de surprendre. Si, du fait de ses références artistiques, certains classent le designer dans la catégorie des intellectuels, il faut souligner son sens du décalage, glissant ici ou là quelques notes d’humour qui parfont sa signature. Ainsi, il est intéressant de voir comment le créateur anglais s’empare du parfum, domaine généralement régi par de nombreuses règles commerciales. Entre identités visuelles radicales, audaces olfactives et goût pour l’objet, les parfums Loewe ne font aucune concession. Analyse.

Fondée en 1846, la maison Loewe a bâti sa réputation sur la qualité de ses articles en cuir, avant de se lancer dans le prêt-à-porter féminin dans les années 1970. Suivant cette politique de diversification, le premier parfum, sobrement intitulé L Loewe, verra le jour en 1972. En 2013, Jonathan Anderson est nommé directeur artistique de l’institution espagnole acquise par le groupe LVMH en 1996. Si la marque est respectée pour son histoire, son style n’est pas clairement défini. Le créateur anglais devra donc mettre en place une vision globale, des collections de prêt-à-porter à l’identité visuelle des produits et des espaces de vente. Déjà à la tête de sa propre marque, Jonathan Anderson a débuté en tant que visual merchandiser, en travaillant notamment sur les vitrines de Prada. Un exercice de mise en scène régi par des contraintes d’espace, de lisibilité et de créativité. Assurément, cet apprentissage aura été bénéfique au reste de sa carrière. C’est en 2016, trois ans après son arrivée à Loewe, qu’Anderson lance sa première fragrance. Son nom est explicite. Bien loin du champ lexical des fleurs et autres synonymes de féminité si appréciés par l’industrie du parfum, 001 joue la sobriété et annonce un programme. Ici c’est le jus qui prime, et non le décorum qui l’entoure.

Réalisé en collaboration avec Emilio Valero, qui fut le nez de la maison pendant plus de deux décennies, 001 combine notes de jasmin, lin et musc. Sa composition résume les intentions du britannique : sophistiquée mais facile à porter, légère mais jouant les contrastes. Quant à son écrin, il sera la matrice du projet visuel pensé par Anderson. Là où la stratégie la plus répandue consiste à développer un flacon pour chaque parfum, afin de l’identifier, de le différencier et de le rendre désirable, Jonathan Anderson décide de réunir les créations de Loewe Parfums sous la forme d’une collection reprenant le même flacon. Sa forme est celle d’un rectangle debout. En verre transparent, il est décoré d’un autocollant blanc qui reprend le nom de la fragrance. Chaque flasque est fermée par un bouchon de bois cylindrique. Seul signe distinctif visuel : la couleur des flacons, allant du transparent neutre au rouge, déclinant le spectre chromatique avec quelques surprises comme l’effet « coup de pinceau » métallisé pour Aura Floral et Aura Pink Magnolia. Classiques de la maison et nouvelles créations se retrouvent donc dans cette gamme joliment baptisée Botanical Rainbow.

 

 

 

Placés côte à côte, ces blocs de verre forment une palette de couleurs à l’irrésistible simplicité. Ils séduisent le regard avant d’intriguer l’odorat. On retrouve dans ce kaléidoscope chromatique toute la sensibilité d’Anderson, grand amateur d’art. Cet arc en ciel botanique évoque les sculptures en résine de Roni Horn. L’expérience visuelle ne s’arrête pas là. Ou plutôt, elle débute en amont, dès le packaging. Avant de révéler leur couleur, les flacons reposent dans des boîtes au design sobre. Chacune d’entre elles reproduit une nature morte signée Karl Blossfeldt, figure majeure de la photographie, célébré depuis plus d’un siècle pour son inventaire des formes et structures végétales fondamentales.

Tout en affirmant les références artistiques du créateur anglais, ces images rendent hommage à la richesse de la nature.
Dans la continuité de cette démarche, Jonathan Anderson a imaginé une collection destinée à l’espace domestique. Celle-ci décline les fragrances en bougies, savons, parfums d’intérieur en spray ou sous forme de bâtonnets diffuseurs. Si les parfums sont communément des créations qui mettent en avant des combinaisons d’odeurs complexes, cherchant à brasser les univers à travers une formule unique (magique ?), ici le parti pris est à l’exact opposé. Plutôt que de mélanger les senteurs, chaque création met à l’honneur une plante. Ainsi la gamme se compose de Beetroot [betterave], Oregano [origan], Tomato Leaves [feuilles de tomate], Ivy [lierre], Honeysuckle [chèvrefeuille], Luscious Pea [pois de senteur], Liquorice [réglisse], Juniper Berry [baie de genévrier], Scents of Marihuana [senteur de marijuana], Coriander [coriandre] et Cypress Balls [cônes de cyprès]. Réalisés par Nuria Cruelles, actuel nez de la maison Loewe depuis 2018, ces parfums font le pari de l’ingrédient unique :

« Nous n’avons jamais été tentés de combiner ces senteurs avec d’autres fragrances. De la même manière que Blossfeldt a montré la beauté des fleurs et des plantes à travers leurs structures apparemment simples, mais étonnantes, nous avons voulu recréer le plus fidèlement possible les parfums des plantes dont nous nous sommes inspirés. C’était d’ailleurs l’idée de Jonathan Anderson pour cette collection de parfums d’ambiance d’éviter toute fioriture lors du mélange des essences. Alors que nous traversons un moment où nous avons besoin de nous sentir proches de la nature, nous nous en sommes inspirés et l’avons apportée à l’intérieur de chaque maison avec l’idée que ces parfums puissent transporter à la campagne ou dans une serre. »

Les flacons reprennent la forme rectangulaire de la gamme Botanical Rainbow, en y ajoutant des bouchons cylindriques en céramique vernie au toucher propre d’un cuir. Les visuels des packagings, signés Erwan Frotin, sont des natures mortes mettant en avant la beauté de chacune des plantes sélectionnées, dans un chatoyant jeu de couleurs. Simples, par l’unicité de leur senteur, mais sophistiqués, par leurconception globale – de l’image qui décore les boîtes au design de leur flacon, en passant par le vocabulaire employé pour les décrire – ces parfums jouissent d’un double statut : à la fois senteur intangible et objet aux qualités hybridant artisanat et industrie. Ce rapport à l’objet, on le retrouve très clairement dans les bougies parfumées de la collection de parfums d’intérieur. S’il existe des bougies présentées, assez classiquement, dans des pots de terre cuite émaillée, une version tautologique complète la collection. Moulée sous la forme d’un chandelier d’inspiration Louis XIV, la sculpture de cire est à la fois support et matière. Dès lors qu’il se consume, le bougeoir disparaît progressivement en laissant un effluve parfumé. On pense aux œuvres en cire d’Urs Fischer, commentaire doux-amer du temps qui passe inexorablement. À noter que Loewe propose également un coffret d’échantillons de cire de ces senteurs végétales. La proposition est si atypique qu’elle a, elle aussi, tout le potentiel pour devenir un objet de collection. Présentées sous forme de disque de cire coloré, frappées du logo de la maison, ces galettes servent à identifier les onze fragrances existantes. Blocs de couleurs pures, n’ayant aucune autre fonction hormis celle de présenter une odeur, elles rappellent le travail pop de Damien Hirst et ses Spot Paintings.
Bien évidemment ces interprétations et ces parallèles avec l’histoire de l’art ne sont pas au centre du discours des parfums Loewe, mais il est certain que les intérêts et la curiosité de Jonathan Anderson infusent ses propositions. À ce sujet, nous avons demandé à Nuria Cruelles comment naissaient les nouvelles fragrances qu’elle mettait au point. « Nous commençons à travailler à partir d’un briefing de ce que Jonathan souhaite créer pour chaque projet. Ensuite, j’essaie de recueillir des essences qui pourraient s’inscrire dans ce cadre tout en enrichissant la palette d’ingrédients lors de promenades ou de recherches approfondies. En parallèle, je collecte des senteurs de ma mémoire olfactive et j’expérimente en laboratoire pour voir si elles conviennent. Ce sont généralement des ingrédients utilisés en parfumerie que j’aime amener dans le contemporain en proposant de nouvelles structures. C’est le cas du galbanum que l’on retrouve dans la composition de Paula’s Ibiza. » Car au-delà de ces collections à l’approche sérielle, les parfums Loewe continuent de proposer de nouvelles fragrances comme autant d’histoires individuelles et satellitaires. C’est le cas de Paula’s Ibiza, lancé en 2020. Nuria Cruelles commente : « Nous avons fait beaucoup de fragrances depuis mon arrivée, mais Paula’s Ibiza a été particulièrement importante en raison de la dimension du projet : c’est la première dédiée à une collection de mode. Pour celle-ci, le briefing était de traduire l’île d’Ibiza en senteur : son côté bohème, l’odeur de ses côtes et son aspect irrévérencieux. Jonathan m’a montré l’histoire de Paula’s Ibiza, boutique de l’île, ainsi que la collection Loewe qu’il a imaginée en hommage à ce magasin historique. » Le flacon cylindrique en verre affichant un dégradé façon coucher de soleil, coiffé d’un bouchon bleu ciel, se loge dans un écrin reprenant l’imprimé de sirènes crée dans les années 1970 par Amin Heinemman et Stuart Rudnick, les fondateurs de Paula’s Ibiza. Unisexe, la fragrance mise donc sur une interprétation moderne du galbanum, sur laquelle se superposent eau de coco, huile de mandarine malgache, bois flotté, lys des sables et fleurs de frangipanier. Alors que Cruelles et Anderson développent actuellement de nouvelles créations qui devraient voir le jour en 2023, leur collaboration témoigne d’une richesse sensorielle – de l’odorat à la vue en passant par le toucher – galvanisante. Un parti pris qui démontre que l’industrie du parfum peut faire le pari de la singularité tout en restant accessible et désirable.

Surexposition

En questionnant la notion d’innocence traditionnellement associée à l’enfance, le photographe Bryce Anderson pointe les dérives de la surexposition à l’ère digitale.

Portraits argentins

Nagel Rivero capture la jeunesse de Cordoba, ville d’Argentine dont il est originaire, et livre une galerie de portraits célébrant l’individualité.

L’étrange et le beau

Au-delà des normes, le photographe Tom Blesch fait se rencontrer l’étrange et le beau et redéfinit ainsi ces deux concepts.

Kaléidoscope

Graphique, colorée et anticonformiste, la beauté selon Casper Kofi est un jeu qui permet toutes les réinventions de soi.

Distance focale

La photographe Maisie Cousins met en scène le futur du maquillage en jouant avec les textures, les matières et les couleurs dans une explosion organique et pop.

Une autre perspective

De trompe l’œil en mise en abyme, la photographe Zoe Natale Mannella s’évertue à apporter une autre perspective, tant visuelle que conceptuelle, à la beauté.

Rien que de l’eau

Puisant leur énergie dans les éléments naturels. les sirènes de Steph Wilson sont autant d’allégories célébrant les cycles de vie et la puissance créatrice de la femme.

Le main dans le sac

Thomas Cristiani, en collaboration avec Cécile Paravina, révèle les secrets de la beauté à travers ces dyptiques entre portrait et nature morte.

Métamorphoses

Mélant géométrie, tendances du passé et visions du futur, le coiffeur Olivier Schawalder propose une beauté contemporaine capurée par le photographe Amit Israeli.

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La forme et le fond

Justin Morin

Avec son premier parfum Éponyme, lancé en 1994, Comme des Garçons a mis en place un univers fidèle à l’anti-conformisme de Rei Kawakubo. Si la singularité olfactive des nombreuses fragrances éditées par la marque japonaise n’est plus à démontrer, il est intéressant de s’attarder sur les codes visuels qui les accompagnent, tout aussi novateurs et à contre-courant des tendances dictées par l’industrie. Analyse de l’art du flaconnage et du packaging selon Comme des Garçons Parfums.

Pour comprendre la radicalité mise en place par Rei Kawakubo, il est nécessaire de se replonger dans l’histoire du parfum. Elixir précieux aux nombreuses vertus, le parfum a, depuis l’antiquité, bénéficié d’un flacon reflétant son importance. Au fil des siècles et des cultures, ce dernier a été décoré de motifs peints, serti de coquillages ou de pierres précieuses. Sous l’égide de François Coty, parfumeur et entrepreneur français né en 1874, il devient un objet bénéficiant à la fois du raffinement artisanal et du savoir-faire industriel de l’époque. En effet, en collaborant avec le joaillier et maître verrier René Lalique, Coty invente la première bouteille commerciale de parfum. Avec L’effleurt – dont la version finale date de 1912 –, le duo réalise un flacon décoré d’une silhouette féminine au milieu d’effluves vaporeuses, magnifique témoignage du style Art nouveau alors en vogue. Avec ce nom rappelant autant la séduction de l’effeuillage que le mondefloral, les deux hommes ont pensé cet écrin de verre comme l’illustration directe de la fragrance qu’il contient, là où contenu et contenant étaient jusqu’alors dissociés. Dès lors, dans une logique commerciale, noms et flacons vont devenir des allégories féminines, des plus romantiques aux plus sexuelles, de la fleur jusqu’au poison. La bouteille de parfum est un mini-monde que l’on expose fièrement au milieu de ses produits de beauté. Son architecture est verticale. Ses déclinaisons sont innombrables et reposent sur la même formule : une base solide et un corps, le plus souvent élancé, qui se conclut par un bouchon bijou. Implicitement, par son flacon, le parfum symbolise l’élévation.

Photographie de Justinas Vilutis

En créant le parfum Comme des Garçons en 1994, la créatrice japonaise Rei Kawakubo balaie cette histoire du flaconnage. Son premier flacon est horizontal. Il ne cherche pas à émerger et affirme d’emblée sa différence. Semblable à un galet, ses lignes sont courbes et sensuelles, sans pour autant chercher un quelconque rapport anthropomorphique. Si l’on perçoit l’endroit de l’envers  – la surface sur lequel il repose est plate – , il peut être posé dans toutes les directions. Il tient aisément dans une main. Seule excroissance, son bouchon, qui dissimule la tête du vaporisateur, trouve parfaitement sa place entre les doigts. Créé par le designer français Marc Atlan, son emballage va également à l’encontre des standards, et surtout, met en place un système graphique qui ne cessera d’être revisité par Comme des Garçons. Plutôt que de cultiver le secret autour des ingrédients qui composent la fragrance, stratégie entretenue par de nombreux concurrents dans une entreprise de mythification, ceux-ci sont clairement indiqués : « Alcohol Denat., Fragrance (Parfum), Amyl Cinnamal, Benzyl Alcohol, Cinnamyl Alcohol, Citral, Eugenol, Hydroxycitronellal, Isoeugenol, Benzyl Salicylate, Cinnamal, Coumarin, Geraniol, Linalool, Benzyl Benzoate, Citronellol, Limonene ». Une liste dont l’enjeu est double. La transparence bien évidemment, mais surtout un rapport concret à la composition. La parfumerie moderne, dans sa communication visuelle et textuelle, use et abuse de ses origines ancestrales en énumérant toutes les fleurs dont elle dispose pour ses créations. Elle entretient ainsi un imaginaire selon lequel les parfums seraient aujourd’hui des concentrés de nectar, des créations directement connectées à la nature. A contrario, Comme des Garçons Parfums explicite la réalité scientifique de l’industrie de la parfumerie. Un terrain de jeu immensément riche créativement parlant, mais bien loin des prairies fleuries si souvent mises en scène dans les publicités.

En 1998, Rei Kawakubo présente Odeur 53, la nouvelle création de la maison, selon ses mots: « un anti-parfum abstrait ». Le flacon est d’une sobriété absolue : rectangle massif de verre transparent et bouchon chromé. Son originalité se situe ailleurs. Là où les flacons classiques sont muets, annonçant au mieux leur nom, celui-ci est extrêmement bavard. Il affiche un série d’informations factuelles parmi lesquelles adresse, composition et closes légales. Plus insensé encore, il accueille un code barre et un sigle de recyclage, ces embarrassants symboles que l’on cherche habituellement à cacher par tous les moyens. La typographie devient habillage. Lorsque l’on ouvre la boîte en carton  –  qui affiche elle aussi la liste de ses ingrédients à la manière d’une fiche technique –, on découvre un papier argenté, froissé et métallisé, poche sous vide qui moule le flacon. Sur cette enveloppe, on peut lire : 

To create around you
the smell that you like

The freshness of oxygen
La fraicheur de l’oxygène

Nail Polish
Vernis à ongles

Flash of Metal
Eclat du métal

Cellulosic Smell
Odeur Cellulosique

Pure air of the
High mountains
Air pur de haute montagne

Sand dunes
Dunes de sable

Fire Energy
Energie du feu

Ultimate Fusion
Fusion ultime

Wash Drying in the wind
Linge séchant dans le Vent

Burnt Rubber
Caoutchouc brûlé

Mineral intensity of Carbon
Intensité minérale
du carbone

Flaming Rock
Roche ignée

Autour de vous
l’odeur que vous aimez.

Ou comment l’art de la synthèse, tant en terme de fragrance que de mot, devient poème. Disponible en 200ml, Odeur 53 a bénéficié pendant plusieurs années d’un flacon 15ml, parfait pour les voyages. Au lieu de réduire selon un principe homothétique les proportions du contenant comme l’usage le veut, cette version de poche, aujourd’hui introuvable, est un simple cylindre coiffé du même bouchon chromé. Dans cette version minimale, la référence au flacon neutre utilisé dans les laboratoires de parfumerie est évidente. Ce sont ces atomiseurs standards qui accueillent généralement les fragrances en cours d’élaboration. Kawakubo s’approprie ce non-design et révèle ses qualités fonctionnelles.

Toujours dans cette logique de prise de position forte, le galet du premier parfum de la marque a été décliné au gré des nouvelles senteurs éditées. Actuellement, treize autres parfums emploient le même flacon, lui offrant des variations toutes trouvées : blanc opaque pour White, effet cuivre givré pour Copper ou béton pour Concrete, sans compter les expérimentations typographiques pour 2. Cet effet de duplication, développé dans le temps mais aussi à travers quelques éditions limitées a un double avantage. Le premier est pragmatique : en réutilisant le moule du parfum éponyme et en travaillant uniquement l’habillage du flacon, les coûts de fabrication sont considérablement diminués. Le second concerne l’identité de la marque. En répétant cette forme, elle affirme qu’il n’y pas besoin de changer une création qui fonctionne et place la fragrance au cœur
de la discussion. Elle instaure également un code facile à identifier et fait de ce contenant un logo, un volume que l’on associe instantanément au label japonais. 

Photographie de Justinas Vilutis

Autre exemple particulièrement significatif de l’inventivité formelle des parfums Comme des Garçons, la fragrance titrée CDG présente un flacon aux antipodes de ceux précédemment évoqués. Ressemblant à une poire, il est irrégulier et asymétrique. Jeu optique reposant sur les propriétés physiques du verre, la tige en plastique du vaporisateur disparaît dans le jus. Celle-ci apparaît au fur et à mesure que la bouteille se vide. Au-delà de cette anecdote visuelle, ce flacon n’est rien d’autre qu’un verre soufflé qui s’affale sur lui même, une erreur de production comme on en trouve tant dans les cristalleries, un rebut qui aurait dû finir à la casse. Rei Kawakubo contredit cette affirmation imposée par l’histoire de l’artisanat verrier et investit cette forme impure d’un questionnement sur la norme. Le parfum CDG est présenté ainsi : « Nous pouvons trouver des belles choses inconsciemment. Une fragrance qui ne pourrait pas exister dans un flacon qui ne devrait pas exister. Qu’est-ce qui qualifie ce qui a le droit d’exister ? Qui a le droit de décider ce qui doit être rejeté ? Prendre délibérément un flacon qui a été disqualifié de l’existence et lui donner délibérément le droit d’exister. » Une prise de position forte et en adéquation avec la mode inventée par la créatrice japonaise.

Précurseur dans sa manière de penser le parfum comme un produit aussi technique que créatif, Comme des Garçons Parfums édite ses fragrances par série. Certaines ne sont aujourd’hui plus disponibles. Ainsi en 2008 paraît la Series 6 Synthetics qui présente cinq anti-parfums aux noms évocateurs : Dry Clean, Garage, Skai, Soda et Tar. Ils sont tous présentés dans des cylindres de plastique contenant une poche opaque de liquide, produisant un effet sculptural saisissant. À nouveau, ces tubes sont rehaussés de typographie, renforçant la cohérence graphique du label. Aujourd’hui, Garage, Soda et Tar sont disponibles dans la ligne Olfactory Library qui réédite certaines créations iconiques, toutes réunies sous le même flacon opaque blanc. Disruptive, l’approche de Rei Kawakubo ne s’enferme pas pour autant dans un modèle puisqu’elle propose des bouteilles et packaging différents au gré de ses nombreuses collaborations, comme le flacon très naïf de Grace par Grace Coddington  –  dont le bouchon représente une tête de chat, animal fétiche de la célèbre rédactrice  –  ou la réinterprétation de l’œuvre You’re in d’Andy Wahrol de 1967 –  qui décline six citations de la superstar pop et autant d’atomiseurs pour cette unique fragrance –. Parmi les récentes nouveautés, on peut également citer ERL Sunscreen, dont l’emballage est une poche d’air gonflée, qui rappelle les coussins de plage et les notes estivales de cette fragrance. 

Enfin, si cet article se concentre principalement sur les flacons et autres emballages de Comme des Garçons Parfums, il est bon de rappeler que toutes ces créations sont réunies au sein de la boutique parisienne Dover Street Parfums Market, qui elle aussi propose une expérience inédite dans sa manière de les présenter. Nichés dans une forêt de colonnes, les parfums se découvrent au gré d’une déambulation dans l’espace. À nouveau une façon d’affirmer que la manière dont Rei Kawakubo conçoit la parfumerie n’est pas frontale mais bien englobante, de la fragrance à son emballage jusqu’à l’environnement qui les dévoile.

La conscience de la lumière

Lucie Rox photographie trois femmes qui se jouent de la mode avec sérieux. Tout en brillance et en lumières, la couleur devient une affirmation ludique.

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Les coiffures
à l’échelle

Antoine Bucher

OU QUAND LES ARISTOCRATES AVAIENT
ENCORE TOUTE LEUR TÊTE ET BIEN PLUS

Au cours du dernier tiers du XVIIIe siècle, la coiffure féminine connaît une période d’extravagances capillaires durant laquelle la taille de la tête et des cheveux peut représenter près du tiers de la silhouette d’une élégante. La hauteur des créations conduit à les baptiser coiffures à l’échelle.

C’est au règne de Louis XVI que la vogue des coiffures hautes est généralement associée, mais il convient de noter l’existence de quelques précédents dans l’histoire de France. L’un d’eux, et sans doute le plus fameux est l’apparition de la Fontange. Décoiffée au cours d’une partie de chasse en 1680, la duchesse de Fontanges invente sur le vif une coiffure verticale à partir de sa jarretière. Le roi approuve, le succès est au rendez-vous et la coiffure prend à la fois plus de hauteur et le nom de cette maîtresse de Louis XIV. La poussée de croissance est toutefois limitée dans le temps et le règne de Louis XV reste, pour sa part, mesuré quant à l’ornement de la tête des femmes. C’est sans compter sur la dernière favorite du roi… Madame du Barry arbore en effet une coiffure toute en hauteur agrémentée de dentelles, plumes et fleurs naturelles lors de sa présentation à la cour en 1769. À cette occasion, le coiffeur dissimule même dans les cheveux des fines bouteilles d’eau dans lesquelles trempent les tiges des fleurs.

Les années 1760, 1770 et 1780 sont alors marquées par la puissance grandissante des coiffeurs grâce au développement de structures verticales. Les images de coiffures se multiplient alors comme jamais auparavant. Le naturel n’est pas à la mode et les têtes se vêtent de compositions de plus en plus architecturées. Construites souvent avec un coussin nommé pouf, elles sont gonflées à l’aide de crin et de faux cheveux. Ces véritables pièces montées se parent de rubans, de dentelles, de perles, de fleurs, de pierres, et parfois même de petits personnages de cire, d’oiseaux empaillés ou de maquettes. Les références à l’antique mais surtout aux actualités deviennent le sujet de ces coiffures. Le dernier opéra, une pièce de théâtre, la vaccination du roi ou une victoire militaire se transforment en sculptures capillaires. L’une des plus célèbres de l’époque est la Belle Poule, créée en hommage à la victoire navale du navire français éponyme contre la flotte anglaise en 1778.

Coeffure au chien couchant, gravure d’une suite de 31 Coiffures, inspirées de la Gallerie des Modes et Costumes Français (Allemagne, circa 1780).   Librairie Diktats.

Elle comporte au sommet du crâne une maquette de bateau. En cette période d’extravagances, les coiffeurs se revendiquent comme de véritables artistes et utilisent la gravure pour faire connaître leurs créations et asseoir leur autorité. Legros fait ainsi paraître un traité illustré, Davault des almanachs et Depain des estampes. Ce dernier publie trois suites d’eaux-fortes représentant des coiffures entre 1777 et 1790. La première, Au Beau Sexe se compose de douze planches présentant des créations qui n’ont rien à envier à celles que Léonard, le coiffeur de Marie-Antoinette réalise pour la reine de France. Wartell immortalise d’ailleurs en 1777 « l’Autrichienne » dans un portrait dédié à la Comtesse de Polignac. Les cheveux de l’élégante jeune femme sont coiffés pour former quatre boucles sur les côtés et surmontés au sommet de trois plumes qui surplombent des couronnes de fleurs et des rubans. 

La correspondance entre Marie-Thérèse d’Autriche et Marie-Antoinette ne manque pas d’ailleurs d’évoquer les cheveux de la jeune souveraine. L’impératrice appelle alors sa fille à plus de sobriété dans ses coiffures dont elle condamne la taille et les ornements. Copiées dans les différentes cours, les coiffures hautes deviennent un sujet de caricature dans toute l’Europe. Les gravures exagèrent la hauteur des compositions et le caractère impraticable de ce type d’ornement. Malgré leur coût élevé, un encombrement non négligeable et des démangeaisons fréquentes dues à l’hygiène limitée et à l’utilisation de pommades pour fixer l’ensemble, les coiffures hautes restent à la mode jusqu’à la Révolution. Et même, un petit peu au-delà. Les coiffeurs tentent en effet de les adapter au goût révolutionnaire. Depain est ainsi l’un des rares à publier des gravures de mode au moment de la Révolution et les planches de sa troisième suite parue vers 1790 reproduisent des coiffures aux noms évocateurs : sans Redoute, à l’Espoir, aux Charmes de la Liberté, à la Nation. Portant encore la mention « avec privilège du roi », elles constituent de précieux témoignages des toutes premières années postrévolutionnaires. Trop associées avec l’aristocratie, les coiffures hautes ne survivent toutefois pas longtemps à la décapitation de la clientèle. 

Bonnet au Levant, gravure d’une suite de 31 Coiffures, inspirées de la Gallerie des Modes et Costumes Français (Allemagne, circa 1780).   Librairie Diktats.

La Belle Poule, gravure d’une suite de 31 Coiffures, inspirées de la Gallerie des Modes et Costumes Français (Allemagne, circa 1780).   Librairie Diktats.

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Odorama
Chapitre Trois

Teddy Lussi-Modeste

Troisième chapitre de la série Odorama où cinéphilie rencontre parfumerie. Le réalisateur et scénariste Teddy Lussi-Modeste conjugue l’histoire du cinéma à celle du parfum en associant films cultes et fragrances, dans une mise en scène où les sens occupent les premiers rôles.

Rouge
COMME des GARÇONS

Nez : Nathalie Cetto

Vaillante. Vulnérable. Vraiment belle. Il y a de beaux mots dans le dictionnaire à la lettre V. Depuis qu’une machine lui a redonné vie à partir de sa main arrachée, Leeloo doit se mettre à jour et étudier, dans l’ordre alphabétique, tout ce que les hommes ont fait depuis 5000 ans. Vêtue de bandelettes blanches, elle s’enfuit et tombe dans le taxi conduit par Korben Dallas. S’ensuit une course-poursuite dans le Brooklyn du XXIIe siècle. Son toit est défoncé, il a perdu son dernier point, son véhicule est arrimé à celui de la police, mais quelque chose dit à Korben que son destin est lié à cette fille aux cheveux rouges parlant une langue inconnue et dont la plainte lui fend le cœur. Entre l’avant et l’arrière du taxi, quelque chose de chimique, quelque chose d’alchimique, a lieu. Rouge est la chevelure de la jeune femme, Rouge est son parfum. C’est une symphonie qui lui parvient avec toutes ses notes qui sonnent en même temps : poivre rose, gingembre, menthe, encens, ciste, patchouli et cette betterave tour à tour sucrée et terreuse, chaude et froide, délicieuse, qui signe la fragrance et lui donne son épaisseur et son originalité. Parfaite. Elle est vraiment parfaite. 

Inspiré par Le Cinquième élément de Luc Besson

 

 

Female Christ
19-69

Rien de pire qu’un fâcheux quand on est amoureux. Encore plus quand on est une femme amoureuse d’une autre femme dans l’Amérique des années 50. Le fâcheux a reconnu Thérèse et l’a hélée dans le restaurant feutré. Elle s’est retournée, embarrassée. Mais Carol, elle, a donné le change. Rompue à la mondanité, la gentlewoman aux cheveux blonds et aux lèvres rouges salue l’homme en souriant, prend son sac et s’en va avec élégance. Carol pose alors la main sur l’épaule de Thérèse. Le mouvement de son corps et des étoffes qui le ceignent, manteau en cashmere crème, gants en cuir chocolat, envoient vers sa maîtresse l’odeur de son parfum. Elle le portait lors de leur premier déjeuner dans un restaurant de la Septième Avenue. Carol le porte depuis son mariage avec l’homme dont elle est en train de divorcer. Thérèse : « Oh ! Votre parfum… » Carol : « Quoi ? » Thérèse : « Il sent bon. » Female Christ sent bon, mais il n’est pas qu’un sent-bon. Il se construit sur un contraste totalement maîtrisé entre des notes chaudes et épicées, ocres et dorées, benjoin, vanille, cannelle, et des notes froides et camphrées, eucalyptus, gaulthérie, géranium. Au centre, faisant la jonction, matière centrale de la fragrance, un patchouli dense impose un sillage sophistiqué. Carol est partie. Le fâcheux part lui aussi. Il pose la main sur l’autre épaule de Thérèse. La sensation, et le sentiment, ne sont plus les mêmes. Il faut tourner la tête vers l’autre épaule et y respirer la présence-absence de l’être aimé.

Inspiré par carol de Todd Haynes

Female Christ
19-69

Twilly d’Hermès
Hermès

Nez : Christine Nagel

Clara Baumann a le même âge qu’elle :
13 ans. Mais sa vie est plus belle que la sienne. Elle est pianiste, et même virtuose. Quant à Charlotte, elle vit dans une maison modeste et maudit son existence. En rêvant d’ailleurs, cette grande seringue exaspère Léone et désespère Lulu. La petite fille vient souvent dormir à la maison et toutes les deux regardent par la fenêtre les couples qui entrent et sortent du RouleRoule. Charlotte s’incruste chez Clara et choisit même dans son dressing la robe qu’elle portera pour la soirée. Sur cette robe de tulle rouge flotte le parfum de Clara. Twilly d’Hermès Eau ginger est léger et fruité comme une bulle de savon. Il a en son cœur un gingembre solaire et insolent, espiègle, un gingembre qui pétille, qui trépigne. De part et d’autre une pivoine aux accents hespéridés et un cèdre si délicat qu’il se cache. Puis la fragrance semble s’horizontaliser sur la peau et la couvre d’un baume délicieux. L’odeur fleurit, puis mûrit. Emportée par la nuit d’été, Charlotte en vient à croire Clara qui lui propose de vivre dans son sillage, désinvolture et inconséquence de la petite fille riche. Mais le film venge Charlotte qui espérait beaucoup, qui espérait trop. C’est son histoire à elle qu’il raconte.

Inspiré par L’Effrontée de Claude Miller

Twilly d’Hermès
Hermès

Rozu
Aesop

Nez : Barnabé Fillion

À cheval sur son chowka roux, Ashitaka fonce à l’ouest pour trouver le Dieu-Cerf. Lui seul pourra le délivrer de cette blessure au bras qui le consume. Le dieu se trouve dans une forêt menacée par les forges de Dame Eboshi et, de part et d’autre, on prépare la guerre. Accidentellement blessé à l’arquebuse par une ouvrière de la forge, Ashitaka est conduit par la Princesse aux loups sur l’île où paît en journée le dieu. Les premiers rayons de soleil percent la canopée et dans le trou de verdure le dieu métamorphe apparaît, tout nimbé d’or, entre deux arbres millénaires. Chacun de ses pas génère autour de son sabot divin mille floraisons – treille, pampre, lierre, rose. Deux notes émergent dès le premier spray de Rozu : un santal moelleux duquel éclot un buisson de roses fraîches. Autour de ce santal rozé s’enroule tout un florilège de notes à l’intensité volatile. D’autres bois assurent l’assise de la fragrance : vétiver mais aussi gaïac qui, associés à la myrrhe, assèchent le sillage, le fument très légèrement. Percent en même temps les notes aiguës de bigarade, de bergamote et de shiso. Le jour se lève. Ashitaka ouvre les yeux. Rozu est le parfum de ce moment, celui d’Ashitaka, et du matin, ressuscités.  

Inspiré par Princesse Mononoké de Hayao Miyazaki

 

 

 

Sans Merci
Givenchy

Il est l’héritier d’une famille de la noblesse balte mais il a atterri dans une prison de Baltimore. Il est tout au bout, dans la dernière cellule. Et il ne voit plus personne. Il ne peut se nourrir que de ses souvenirs. Il repense souvent à ses anciens patients du temps où il était un psychiatre estimé et parvenait à les déchiffrer. Il les dévorait au sens figuré avant de les dévorer au sens propre. Il se souvient avec émoi de la seule femme qu’il n’a jamais réussi à soumettre. Quand elle entrait dans son cabinet et qu’elle s’allongeait sur son divan, le sillage de son parfum lui parvenait comme un bouclier inexpugnable. Il constituait autour d’elle une aura autant défensive qu’offensive. Quel délice pour un homme dont l’odorat est si développé, lui qui peut sentir derrière une vitre percée de quelques trous que l’agent Starling porte une crème de jour et parfois un parfum. Vêtue de ces molécules, sa patiente devenait l’allégorie de l’autorité. Sans Merci n’est pas autoritaire : il est l’autorité même. Le davana et son odeur veloutée de fruits blets se fond rapidement dans un vétiver sec, un patchouli humide et un whisky tourbé à souhait. L’odeur crayeuse devient presque palpable et fait mettre un genou à terre à l’esthète cannibale qui entre en fascination.

Inspiré par Le Silence des agneaux de Jonathan Demme

Rozu
Aesop &
Sans Merci
Givenchy

Orphéon
Diptyque

C’est la nuit. Elle avance dans les petites rues de Rome alors que résonnent de cristallins arpèges, de ceux qui ponctuent les contes de fées. Elle le cherche, elle l’appelle : « Marcello ! Marcello ! » Elle entre dans l’eau telle une naïade et tombe sous le charme de l’ancien monde. Marcello, pourtant tiré à quatre épingles, son éternel costume de dandy sur le dos, rejoint la star aux belles boucles qui a fermé les yeux, extatique. Ce moment restera dans leur mémoire comme dans la nôtre et peut-être dans celle de Neptune et de ses divinités adjacentes, la Salubrité et la Prospérité. Marcello entre dans la fontaine et s’approche de Sylvia Rank. Ils sont seuls, enfin seuls. Sans journalistes, sans mari jaloux et sans fiancée suicidaire. Lui qui passe ses nuits dans la capitale romaine, évoluant entre ses borgate et ses clubs branchés, entre ses prostituées et ses aristocrates, Orphéon est son parfum. Marcello transporte avec lui cette odeur de nuit où se superposent lieux et rencontres, bars enfumés et femmes effleurées, fumée des cigarettes et fauteuils en cuir. L’odeur sombre et boisée naissant du cèdre et de ses effluves de crayon de papier, s’enrésine et se poivre avec les baies de genévrier. La fève tonka pralinise le fond et l’épaissit tandis que fleurit un jasmin délicat, presque imperceptible, comme si en se frottant au cou de Sylvia, le chroniqueur mondain, bientôt écrivain, prenait avec lui un peu de son odeur, blanche et indolée, à elle.

Inspiré par La Dolce Vita de Federico Fellini

Ocean Leather
Memo

Nez : Alienor Massenet

Fruit d’un amour interdit – puisque fils d’un modeste gardien de phare et de la reine de l’Atlantide – Arthur est destiné à réunir deux mondes, celui des Surfaciens et celui des Atlantes. La guerre est proche et Orm, le demi-frère d’Arthur, tente de réunir les peuples sous-marins pour liquider l’humanité, violente et pollueuse. Formé par Vulko qui lui apprend la maniement des armes, aidé par Mera et ses pouvoirs hydrokinétiques, le sang-mêlé doit faire valoir son droit d’aînesse et s’imposer comme l’héritier légitime du trône. Sur – et sous – toutes les mers du monde, voilà qu’Arthur part à la recherche du trident forgé avec l’acier de Poséidon, autant arme que sceptre. Échouant sous l’eau, Arthur vaincra son frère à l’air libre. Ocean Leather respire cette victoire. C’est un parfum qui donne aux autres l’envie d’être à vos côtés. C’est un parfum qui réconcilie la terre – le cuir – et la mer – l’eau salée. C’est un parfum qui respire le grand large et les bassins pélagiques. Chacune de ses vagues charrie trois notes comme les fourches du trident légendaire. La grande fraîcheur du parfum – fraîcheur hespérido-aromatico-résino-florale – mandarine, basilic, violette, sauge, élémi – flotte sur un fond iodé et salin. Un roi est né et son territoire va des abysses au sommet des montagnes.

Inspiré par Aquaman de Ron Howard

Ocean Leather
Memo

Peau d’Ambrette
Atelier Materi

Nez: Marie Hugentobler

Les grandes maisons sont nombreuses à convoiter Arrakis. La planète n’est que sable et chaleur, d’immenses vers engloutissent hommes et machines au moindre mouvement, mais elle est la seule planète de l’univers connu sur laquelle se trouve l’épice. Elle se mêle au sable, aussi fine que ses grains, mais plus brillante qu’eux. Elle vole dans l’air quand le vent souffle sur la planète brûlante. Si pour les Fremen elle est une substance sacrée, dont Paul Atréides expérimente les vertus psychotropiques, pour les civilisations avancées elle permet le voyage interstellaire. Colonisée hier par les Harkonnen, Arrakis doit l’être désormais, sur ordre de l’Empereur, par les Atréides. Le piège se referme sur le Duc et sa famille. Seuls survivent son épouse et son fils qui rejoignent la résistance des Fremen qui vivent dans leurs sietch. L’épice, ocre et dorée, a rendu bleus leurs yeux. Peau d’Ambrette présente en surdose un ingrédient rare : les graines d’ambrette. Sur Arakis, l’épice est passée au tamis. Au Pérou, le procédé est le même pour les graines d’ambrette. Les notes qui entourent ces graines viennent renforcer ses effluves tour à tour floraux, ambrés et musqués, tels la mandarine, l’angélique, le santal ou l’ambroxan. Quand le parfum touche la peau, une impression de grande fraîcheur, légèrement poivrée, parvient à l’odorat. Mais le parfum évolue à une vitesse folle, comme un fruit qu’on écosse, vers sa beauté chaude et moelleuse. Le parfum se révèle alors à nous comme Paul à son destin.

Inspiré par Dune de Denis Villeneuve

Peau d’Ambrette
Atelier Materi

Photographies Justinas Vilutis
Décoratrice Aurore Piedigrossi

Caméléonidés

Les expérimentations graphiques d’Andrew Vowles, entre décalages et superpositions chromatiques, nous rappellent que la beauté est l’art de la transformation.

Métropole

Les héroïnes de Corentin Leroux révèlent leur singularité en se fondant dans l’énergie citadine. Leur allure, ponctuée de couleurs et de textures, cultive la poésie dans un geste brut.

Ce soir ne sera pas le dernier soir

Aussi romantique qu’excessif, le maquillage imaginé par Sam Visser et photographié par Richie Talboy devient un masque de fascination.

Asymétrie, Espace et Profondeur

Puisant dans la culture japonaise du jardin zen et de l’ikebana, les images de Chieska Fortune Smith élèvent la coiffure au rang de sculptures capillaires.

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Poids plume — 
poids lourd

Marc Berthier

Avec une carrière d’architecte et de designer couvrant un demi-siècle, Marc Berthier a fait de la légèreté le leitmotiv de sa vie et de son œuvre : à la recherche de l’apesanteur certes, mais sans sacrifier l’esprit. Son héritage multiculturel familial a inspiré et guidé son travail jusqu’à la recherche de la maison idéale. Intitulée la maison Belvédère, ce projet de vie inspiré de son histoire familiale concrétise quarante ans d’une carrière centrée sur l’autonomie et la flexibilité. À l’image de l’Homme Modulor, élevé à l’éducation physique et à l’excellence, Marc Berthier intègre le concept « Mens sana in corpore sano » dans ses œuvres. Si son objectif est de produire de l’imagination, le résultat doit être évident, cohérent et séduisant. Rencontre avec un homme loquace et aux mille créations.

Syra Schenk         
Vous êtes architecte de formation, comment en êtes-vous arrivé au design ?

Marc Berthier
Chez les architectes, je passais déjà pour un designer. Pour les designers, je n’étais surtout pas designer, puisque j’étais architecte… J’ai également été professeur d’éducation physique à mes débuts (j’ai fait l’École Nationale d’Éducation Physique). Ceci a prêté à confusion ! Je viens d’une famille très nombreuse, nous sommes onze enfants. Le grand-père de ma mère, ingénieur entrepreneur, a inventé et déposé un brevet pour un parpaing. Mon arrière-grand-père maternel, Jules Briola, orphelin, devint jeune « tambour » durant la guerre de 1870-71. Il avait racheté une source jaillissante sur les hauteurs de Saint-Clément-lès-Mâcon qui alimentaiten contrebas un étang avec une bambouseraie et un moulin à roue à aubes. Mais ce n’est pas tout. Jules Briola, avant Frank lloyd Wright, a construit au-dessus de la cascade un pavillon d’été pour ses quatre filles, alimentant ainsi un réservoir et le moulin. Marthe, Louise, Félicie et ma grand-mère Irma s’y reposaient en prenant un sorbet à la fraîche. La maison, qui s’appelait Le Moulin Piccoli, devient pour ma génération la grande Maison de Famille. Tout fonctionnait en autonomie, il a fait la première maison complètement écolo. Pendant la guerre, nous avons eu la chance de nous y réfugier.
Mon autre arrière-grand-père paternel Mazuire, dont on a longtemps pensé qu’il était forgeron – nous étions fiers d’avoir un artisan dans la famille – était en réalité maître des forges ! En fait nous avons appris lors des noces d’or de mes grands-parents maternels que notre arrière-grand-père était maître de forge dans le Creusot et fabriquait des outils et des machines agricoles.

Syra Schenk         
Pas tout à fait le même métier !

Marc Berthier    
Non absolument pas, il dirigeait plus de deux mille ouvriers… Ensuite il a produit des pièces de voiture pour Schneider, voiture avec laquelle sous le numéro 14 mon grand-père Maurice Toussaint gagna le Tour de France Automobile en 1924. Maurice, après avoir fait une carrière de pilote et pilote d’essai pour Schneider a gagné d’autre courses, jusqu’au Grand Prix des 6h en 1941. Il se passionnait pour les véhicules de sport et de tourisme à tel point qu’il fit recouvrir de cuir la carrosserie de sa voiture pour que la projection des graviers n’abime la peinture. Il dessinait aussi ses accessoires, y compris ses lunettes en aluminium fondu et bordé de cuir pour conduire son Cabriolet par temps de pluie. Il a ensuite participé à des concours d’élégance avec ma grand-mère, pour lesquels il avait fait peindre sa voiture avec un motif de pied de poule. C’était un type élégant, je lui ressemblais un peu, et j’imagine qu’il m’a inspiré. Je suis rentré aux Beaux-Arts en architecture à Paris, puis aux Arts Déco pour rejoindre Marie-Laure Hermann qui y était élève. Marie-Laure a créé le plus grand bureau de style de l’époque aux Galeries Lafayette. Nous nous sommes mariés en 1959 et notre fille Élise est née 9 ans plus tard.
Marie Laure m’a fait venir aux Galeries Lafayette pour créer un studio dédié au design, où j’étais en charge des aménagements et de la décoration mais où je dessinais aussi des produits, comme du mobilier ou de l’art dela table. Ce que je veux dire, c’est que mes relations avec la mode et le style m’ont apporté une sensibilité différente, bien au-delà de ma formation d’architecte. À partir de ce moment-là, je me suis placé réellement comme designer. De 1986 à 2000 j’ai dirigé une Unité Pédagogique à l’École Nationale Supérieure de Création Industrielle. Mon enseignement du design à l’ENSCI a eu pour objectif de produire de l’imagination et d’en maîtriser la réalisation. En revanche, jusqu’à ce que nous fondions Elium Studio, en 2000 avec ma fille Élise, également designer, Frédéric Lintz et Pierre Garner, j’ai plus fait d’architecture que d’objets.

Marc Berthier, Ozoo 600, chaises & table, 1967. Photo: Studio Marc Berthier.

Marc Berthier, Ozoo 700, banc, 1970. Photo: Studio Marc Berthier.

Syra Schenk         
La série Ozoo a été faite en plastique. Que feriez-vous aujourd’hui ? Quel est le matériel que vous choisiriez aujourd’hui, qui serait tout aussi facile d’emploi, aussi économique, et aussi malléable, mais plus écologique ?

Marc Berthier    
Par rapport à sa conception et fabrication, le plastique reste une évidence. Pour changer de matériel,il faut changer d’objet. Par exemple, vous êtes actuellement assise sur le prototype de la chaise Aviva, sortie à 10 000 exemplaires par an pendant plusieurs années chez l’éditeur italien Magis. Elle est constituée de deux sections de bois de 50 × 50cm. Nous avons fait plusieurs essais afin de trouver l’épaisseur minimale qui résiste encore au poids et au mouvement, dans le but d’utiliser le moins de bois possible et donc d’être économe. Le principe de la chaise est cinématique, elle se replie à plat et les accoudoirs et les pieds se déploient d’eux-mêmes lorsque l’on l’ouvre.

Syra Schenk        
 Pourquoi l’idée du produit économique ?

Marc Berthier    
Je pense que j’y réponds quand je décris mon concept de légèreté, qui est selon moi un alliage de liberté, de mobilité, de modernité, d’économie, d’écologie et de technologie. L’économie, c’est l’économie de moyens, d’énergie, de matière. Quand vous faites quelque chose de léger, comme cette table de la série Aviva, tout est calculé pour que l’on puisse monter dessus si on le souhaite. Elle est livrée à plat et se déplie.

Syra Schenk       
  Pouvez-vous nous expliquer le principe derrière les Mecanotubes, que vous avez créé au milieu des années 70 ?

Marc Berthier    
Il s’agit d’un mobilier scolaire modulaire en tube qui permet à l’enseignant et à ses élèves de créer leur espace selon leurs besoins et leurs imaginations. Quand nous sommes allés filmer en maternelle les comportements des enfants avec le petit bureau d’enfant OZOO crée en 1967, c’était amusant d’observer les petits attraper leur bureau sur les côtés. On voyait les petits pieds dépasser en dessous des tables, ils marchaient avec ! Mon idée derrière les Mecanotubes se place dans l’investissement affectif et culturel que vont mettre les élèves dans la réalisation matérielle de leur environnement qu’ils n’auront plus la tentation de détruire.

Syra Schenk         
Avec Thyko, vous avez réinventé l’objet radio, qui était devenu désuet. Si vous deviez réinventer un objet aujourd’hui, que serait-ce ?

Marc Berthier    
La Thyko radio est l’archétype de la radio transistor que j’ai connue lors de la guerre d’Algérie, où j’étais déployé et sur laquelle j’écoutais les nouvelles. Avec internet, l’objet radio était devenu un objet superflu – sauf dans la salle de bain, où tout le monde apprécie d’écouter les nouvelles le matin. J’ai eu l’idée de l’envelopper d’élastomère. Aujourd’hui je travaille sur un skiff – un petit bateau rameur pour une seule personne. Je faisais beaucoup de natation jeune, j’ai été sélectionné en équipe de France, j’ai été maitre-nageur, nageur de combat dans l’armée, mais je n’ai pas fait de commando ! Dans le milieu des architectes je passe pour un grand sportif, mais ça n’est pas le cas au sein de ma famille. Ma mère a habité à l’âge de 90 ans dans un village lacustre sur pilotis à Bora Bora pendant dix jours toute seule. Cet endroit n’était accessible qu’à la nage ou en bateau ! C’était une grande nageuse. Elle a aussi fait partie du premier ballet nautique. Un jour, elle nous a inscrit, mon frère et moi, au club d’Aviron de la Basse-Seine. Nous y sommes allés avec mon père – les skiffs étaient accrochés sur les tablettes et la Seine passait juste derrière. Tout d’un coup, nous avons vu passer quelques gros rats. Mon père a décidé qu’il était hors de question que nous nous entrainions dans cette eau noire infestée de rats. Je n’ai donc jamais fait de skiff et l’objet est resté un fantasme !

Syra Schenk      
Y a-t-il un objet dont vous auriez aimé être l’auteur ?

Marc Berthier    
C’est la plus difficile des questions car je vais paraitre prétentieux. J’ai fait plus de cent produits par an pendant cinquante ans, que n’ai-je pas déjà dessiné ? Mais il est vrai que j’admire la Vassily Chair de Marcel Breuer.

Syra Schenk      
Les casiers Ruches sont votre système modulaire. Est-ce que chaque designer cherche à créer son rangement idéal ?

Marc Berthier    
Le Corbusier avait effectivement également dessiné un système de rangement en cases. La Ruche était un système de boîte dans la boîte dessinée pour le plus grand nombre par l’éditeur DF2000. Nous avons touché énormément de gens avec ce système grâce à la grande distribution par plusieurs réseaux dont Prisunic. Je n’ai jamais dessiné de meubles meublants, j’ai dessiné des sièges, des lits, des bibliothèques, du rangement, du fonctionnel. Car l’homme passe sa vie à travailler, manger, et dormir. J’ai donc créé des produits à cet escient.

Syra Schenk         
Ceci m’amène à une autre question. Vous avez dit qu’il n’y a pas de création si le design est subordonné au marketing. Qu’entendez-vous par là ? N’y a-t-il pas un stimulus créatif additionnel lorsque l’on travaille avec des données posées ?

Marc Berthier    
On peut être créatif dans les limites d’un cadre, mais ce n’est pas de l’innovation à ce moment-là. Vous avez raison : dire qu’il n’y a pas de création, c’est un peu fort. Ce n’est jamais de l’innovation.

Marc Berthier, Ozoo 700, banc, 1970.                Photo: Studio Marc Berthier.

Pour les gens, innover c’est créer quelque chose de nouveau. Pour moi, c’est faire quelque chose qui est surprenant parce qu’on ne l’a jamais vu, mais qui s’impose comme une évidence.

C’est la discussion que j’ai eu récemment lors d’une table ronde intitulée « Imaginer les icônes de demain », à l’occasion du salon Maison & Objet en janvier 2021. On ne créé pas des icônes, l’œuvre devient par elle-même une icône si elle le mérite.

Syra Schenk      
Vous pensez également que la légèreté permet d’éloigner l’obsolescence.

Marc Berthier    
Bien sûr ! L’obsolescence est ce qui se démode. La légèreté n’est pas la recherche d’apesanteur, c’est la recherche de l’esprit. Prenons l’exemple des fonctions aujourd’hui en électroménager : il y en a tellement que l’on n’utilise jamais. Plus les techniques avancent, plus on augmente l’obsolescence. Et puis, il y a bien sûr l’obsolescence préméditée pour que les objets ne durent pas. Là c’est un sujet éthique. On peut également évoquer les choses primaires : j’ai dessiné des objets de petite électronique où l’on m’a reproché la légèreté de l’objet. On me disait que cela faisait « cheap » et donc certaines pièces ont ensuite été lestées. Le même objet alourdi est vendu deux fois plus cher.

Syra Schenk         
Avez-vous eu du succès car vous aviez un parti-pris ?

Marc Berthier    
Si j’ai eu une certaine réussite, c’est parce que je travaille dans la confrontation, avec des arguments. On m’a d’ailleurs dit tu ne feras jamais fortune. Bon, je n’ai pas fait fortune, mais j’ai fait et ferai des choses intéressantes !

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Abramascara

Ines Alpha

Des tentacules irisés, des perles évanescentes, un lierre serti de fleurs colorées… Ces éléments incongrus, un brin féériques, l’artiste Ines Alpha les emploie pour proposer un maquillage digital. Elle sculpte une parure en mouvement qui apparaît, transforme le visage et disparaît en un clic. Pionnière, elle a inventé un langage visuel qui bouleverse les codes de la beauté traditionnelle. Grâce à la technologie, elle offre la possibilité de se voir différemment. L’expérience qu’elle propose ne se contente pas d’embellir, mais de questionner les frontières qui séparent sublime et laid, réel et virtuel, identité et représentation. Et ce, tout en gardant la légèreté et l’enchantement propre à l’art du maquillage.

Justin Morin
Votre pratique mélange plusieurs notions qui semblent de prime abord incompatibles, comme le réel et le virtuel, le maquillage et les nouvelles technologies. Votre univers brasse des références très variées, qui vont du monde végétal à l’esthétique kawaii, en passant par le jeu vidéo. D’où vous vient cette envie d’hybride ?

Ines Alpha
J’ai fait une école d’arts appliqués à Paris qui a malheureusement fermé depuis. C’était initialement une école de marionnettes  ! Pendant ces années d’étude, je me suis initiée au cinéma d’animation en stop motion, j’étais inspirée par les films de Tim Burton. C’était un enseignement diversifié qui m’a permis de toucher à la scénographie, au web, aux arts plastiques. Je ne me trouvais pas très bonne en dessin. À la fin de mes études, j’ai eu la chance de faire un stage chez Olivier Kuntzel et Florence Deygas où j’ai énormément appris. Mon travail consistait de faire vivre Cap et Pep, les deux chiens qu’ils avaient créé pour le concept store Colette. Je faisais des petits collages de ces mascottes pour des magazines. J’ai ensuite intégré l’Institut Français de la Mode en management. Je ne me considérais pas comme une artiste, je ne me sentais pas assez créative. Le management me semblait être une manière de travailler avec ces personnes créatives. Quant à la mode, c’est un milieu qui m’a toujours attirée. J’ai ensuite accepté un stage dans une agence de publicité où j’ai travaillé pendant sept ans en tant que directrice artistique, puis directrice de création. La publicité reste un milieu où les inégalités persistent entre les hommes et les femmes. J’avais un look particulier, je portais des couleurs pastel et me maquillais, et cela suffisait pour recevoir un regard condescendant. À certaines réunions, on s’adressait au garçon à mes côtés alors que j’étais sa supérieure. Cette attitude, ces petites remarques, touchent aussi bien les hommes que les femmes, ce qui prouve bien qu’il y a encore un gros travail d’éducation à faire.

Justin Morin
Sur quel type de projets travailliez-vous alors ?

Ines Alpha
Un peu de tout : Maison Margiela Parfum, le champagne Piper Heidsick… J’ai également travaillé sur des campagnes de maquillage ou de crème de soin, notamment pour Nocibé ou Lierac. Même si l’image de ces marques n’est pas prestigieuse, j’ai aimé ces projets. J’ai grandi avec une obsession pour le beau qui est passée par le maquillage. Je suis obsédée par la peau, par ses grains. J’aime la beauté totale, celle qui se dessine selon les canons. Mais à force d’être abreuvée de toutes ces mêmes images parfaites, j’avais aussi envie de montrer une beauté différente. Les imperfections peuvent être belles ! Les pores de la peau, les textures, une cicatrice… Je suis fascinée par tout cela. Il faut assumer ces détails.

Justin Morin
Est-ce que le maquillage a toujours fait partie de votre quotidien ?

Ines Alpha
Comme toutes les adolescentes, j’ai mis le khôl noir de ma mère ! J’ai ensuite essayé de mettre des couleurs, mais à l’époque, il n’y avait pas tant de marques qui proposaient ce genre de choses en France, hormis Bourjois. J’adorais leurs couleurs aux touches iridescentes, proche de l’holographie. À la vingtaine, alors étudiante, je me suis retrouvée avec des personnes très différentes, aux personnalités et aux looks différents, et cela m’a permis de m’affirmer avec un maquillage moins classique.

© INES ALPHA

Justin Morin
Quand avez-vous commencé à vous exprimer à travers vos projets personnels ?

Ines Alpha
Alors que je travaillais toujours en agence, j’ai rencontré le musicien Panteros666. Nous avons commencé à collaborer, que ce soit pour ses clips, ses concerts ou sa communication. C’est une rencontre très importante pour moi car il m’a poussée à m’exprimer, il a réveillé en moi cette envie de faire des choses plus artistiques et personnelles. Moi qui pensais ne pas être créative, j’ai réalisé que j’avais besoin de mener mes propres projets. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à toucher à la 3D, ce qui coïncidait également avec le moment où les programmes devenaient plus accessibles. Je me suis initiée au logiciel Cinema 4D, que j’utilise aujourd’hui encore. Sur Instagram, j’ai découvert des artistes comme Vince Mckelvie dont le travail me fascine. Très rapidement, j’ai compris que ce qui m’intéressait, c’était d’ajouter à notre réalité des éléments en trois dimensions. J’ai commencé par les superposer sur des images de paysage.

Justin Morin
Comment êtes-vous arrivée à cette idée du maquillage virtuel ?

Ines Alpha
Un peu par accident ! J’avais une collection de photographies « beauté » qui me servaient pour mon travail en agence. Je les utilisais pour des collages, pour tester des éléments de composition, j’y ajoutais des couleurs. Puisque je travaillais tous les jours sur ces visages, je me suis naturellement demandé ce que pourrait être du maquillage en trois dimensions ! Mes premiers essais datent de 2016. J’ai expérimenté l’image en mouvement à partir de mon propre visage, je me suis formée à partir de tutoriels partagés sur Internet, en détournant certaines explications et en les appliquant à mes idées. Il n’y avait pas encore d’application pour «tracker» le visage, alors que c’est aujourd’hui quelque chose de plus commun. Mais très rapidement, puisque je testais tout ça sur mon propre visage, j’ai eu la sensation de tourner en rond. C’est comme ça que j’ai commencé à collaborer avec des make-up artists, des drag-queens, des musiciens, des peintres…

Justin Morin
Vous avez été la première à imaginer ce « selfie du futur ».

Ines Alpha
Certaines personnes pensent que mon travail consiste à faire des filtres, et ça n’est pas tout à fait ça. Je réalise du maquillage 3D. La plupart du temps, c’est fait en postproduction. Les avancées technologiques font que nous pouvons aujourd’hui faire des filtres qui supportent le temps réel. Certes, les détails ne sont pas aussi développés, c’est une version moins pointue, mais l’écart se réduit. La réalité augmentée m’a permis d’adapter mon travail et de le mettre à disposition du plus grand nombre. Quand les filtres sont apparus sur Instagram, ils étaient très limités et peu nombreux. C’est intéressant de voir la rapidité avec laquelle ils se sont multipliés et complexifiés.

Justin Morin
Que pensez-vous de cette nouvelle génération de performers qui utilisent le maquillage de manière atypique ?

Ines Alpha
C’est extrêmement inspirant. Des personnes comme Hungry transforment littéralement leur visage. Ils utilisent du maquillage, mais aussi des lentilles, des prothèses, des bijoux, pour se transformer. C’est une vision différente de la beauté que celle que nous voyons dans les magazines traditionnels, ou même au cinéma. Je suis dans le même courant, mais contrairement à ces artistes, je n’utilise pas de poudre, de rouge à lèvres ou de peinture, mais la 3D ! Aujourd’hui, je suis obligée de passer par un logiciel, mais prochainement, nous n’aurons qu’à utiliser nos doigts sur un écran pour maquiller virtuellement nos visages. En 2020, j’ai fait un projet, intitulé Supermorphia, en collaboration avec l’artiste Marpi et Eliza Struthers Jobin sur ce même principe. À travers un écran, les gens pouvaient s’appliquer trois types de textures : une espèce de liane en fleurs, des bulles ou des cristaux. Pour moi, c’est ça le maquillage du futur : un design interactif, qui n’est pas statique mais mouvant, et aussi facile à appliquer qu’un geste sur un écran tactile.

Justin Morin
C’est une idée qui n’a jamais autant semblé d’actualité, puisque nous passons tous beaucoup de temps derrière nos écrans à enchaîner des rendez-vous sans vraiment pouvoir sortir… La réunion digitale s’infiltre peu à peu dans notre quotidien. Est-ce que vous voyez une tendance émerger ?

Ines Alpha
Les gens n’osent pas encore. Nous ne sommes pas encore dans un monde où tout le monde assume son alter ego digital. Si je m’applique un filtre lors d’une réunion digitale, la réaction sera plutôt de l’ordre du rire ou de la gêne. C’est encore un acte qui semble anecdotique, voire décrédibilisant, et bien évidemment, ça n’est pas comme ça que je conçois les choses. Mais tout cela évolue très vite.

Justin Morin
De nombreuses marques vous ont approchée pour des collaborations. Je pense notamment à Dior Make-up et à Peter Philips, son directeur de l’image et de la création.

Ines Alpha
Oui, j’étais très enthousiaste car c’était un rêve de travailler avec une maison comme celle-ci, et Peter est l’un de mes make-up artist préférés. Nous avons réalisé une vidéo, déclinée par la suite en filtre.

Justin Morin
Comment travaillez-vous ? Passez-vous par une étape de croquis ?

Ines Alpha
Très rarement, ou alors lorsque je collabore pour une marque et que l’on me demande des explications.

Mais j’aime « sculpter la matière maquillage »directement dans mes logiciels. L’expérimentation a une grande place dans mon processus, je suis attentive à mes erreurs car elles peuvent m’emmener là où je n’imaginais même pas aller.

Justin Morin
Quel est votre rapport à la beauté standardisée ?

Ines Alpha
Je pense que la variété est jolie. Les réseaux sociaux et leurs algorithmes nous font voir les mêmes images, les mêmes formes, et tout le monde finit par se ressembler. Comme je le disais plus tôt, je trouve que ce que l’on considère comme des défauts est souvent très beau. Dans mon travail, j’essaye à ma manière d’apporter de la diversité.

Justin Morin
En un sens, les filtres ont permis de libérer l’approche du maquillage. Que l’on soit jeune ou âgé, que l’on se considère comme masculin ou féminin, on peut se voir instantanément transformé. Considérez-vous votre maquillage virtuel comme genré ?

Ines Alpha
Non, ce n’est pas du tout dans mon intention. J’aime l’idée que mon travail puisse plaire à tout le monde, et pas uniquement aux femmes car il s’agit de maquillage. Je veux juste que chacun puisse se l’approprier. C’est une opportunité de se voir différemment, de se redécouvrir.

Hommage au désir

En photographiant des détails d’affiches publicitaires, Anna Stüdeli questionne la place du désir – et les clichés qu’il entretient – dans la représentation des corps.

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C.Q.F.D. de la texture

Luca MarchettiRyoko Sekiguchi

« Texture is the new colour » déclarait dans une interview récente le designer néozélandais David Scott. Et cela ne s’applique pas que dans le domaine du design. Un simple tour d’horizon, de l’univers gastronomique jusqu’à l’industrie cosmétique, révèle que les effets de texture sont en train de s’imposer dans l’imaginaire esthétique contemporain en tant que code de communication indispensable lorsqu’on souhaite véhiculer la notion d’intensité, voire de raffinement. Reste à comprendre ce qu’est la texture.
J’en ai discuté avec Ryoko Sekiguchi, auteure interculturelle et experte de gastronomie, lors d’un échange d’une après-midi, à l’intersection des cultures française, japonaise et italienne.

Comme nombre d’autres notions d’usage commun, celle de « texture » est aussi fréquente dans le langage quotidien que difficile à décrire. Si l’évocation de la texture nuageuse d’une génoise ou celle, moelleuse et fluide, de pommes mousseline, relèvent de l’évidence, il est moins évident de comprendre qu’il ne faut pas faire bouillir l’eau du thé car l’oxygène qui s’en échappe priverait l’infusion finale de la texture nécessaire à magnifier les arômes. Roland Barthes a écrit sur le « grain de la voix» (« Le grain de la voix », dans L’obvie et l’obtus. Essais critiques III, Paris, Seuil, 1982, p. 238-243) et – plus ardu encore – l’écrivain Alessandro Carrera a consacré tout un livre à la « consistance de la lumière » (   La Consistenza della Luce, Milan, Feltrinelli, 2010.) car, oui bien sûr, la lumière a elle aussi une texture, pour insaisissable qu’elle puisse paraître.
Les réflexions philosophiques de Gilles Deleuze nous viennent en aide. Dans le livre Le Pli – dont le sujet textile n’est pas sans lien avec la question de la texture – , l’auteur parle du réel comme de l’ensemble des différents degrés d’agrégation d’une même substance : du plus dense jusqu’au plus évanescent, des matières jusqu’aux idées. Pouvons-nous alors décrire la texture comme un état de consistance ? Certainement, mais sans oublier que pour la ressentir, il faut parfois la conscientiser et la soustraire au caractère ineffable des perceptions les plus subtiles (pour ne pas dire « sublimes »).
Ryoko Sekiguchi, qui présente son dernier opus Sentir (Avec Hervé Deschamps, Pierre Gagnaire et Marc Jeanson, Paris, JBE Books, 2021.) en quatrième de couverture par la phrase « goûter est un acte qui permet d’assimiler le monde extérieur dans notre corps », suggère que la texture est tout d’abord un fait d’assimilation. Pour la percevoir dans toutes ses manifestations, y incluant les plus extrêmes, il faut la reconnaitre, l’accueillir et la laisser agir en nous. Elle devient alors une forme de connaissance non-langagière à la croisée de nos cinq sens, de la corporéité et de l’esthétique particulière qui en découle.

 

 

Texture / Corps
L’expérience des textures est probablement celle qui, parmi toutes les autres, nous rend conscients de la désidérabilité d’un aliment, d’un produit, ou encore de notre propre corps. Car, la texture nous fait non seulement apprécier la corporéité du monde, mais elle nous indique également à quel degré celle-ci est souhaitable ou pas.
Curieusement, nombre de termes nés pour qualifier la texture s’appliquent autant à ce que l’on mange, ce que l’on touche ou ce que l’on ressent. Comme l’adjectif sòdo que l’on utilise en italien principalement pour qualifier la consistance de l’œuf cuit à point par ébullition. Bien qu’en français on traduise uovo sodo par « œuf dur », sòdo signifie justement « bien ferme », mais pas dur. Cet état idéal de l’œuf cuit se distingue par une consistance agréable à sentir en bouche et à palper. Non dépourvu de connotations charnelles et esthétiques, l’adjectif sòdo s’utilise aussi dans l’univers de la beauté pour décrire la consistance voluptueuse des rondeurs corporelles, l’épithélium du visage dans sa plénitude juvénile ou alors une peau mûre dont la tonicité reste intacte. D’ailleurs, à l’époque à laquelle bien vieillir est considéré plus cool que rajeunir, les produits cosmétiques qui promettent un effet rassodante (raffermissant) ne se comptent plus, toutes cultures confondues.

 

 

Texture / Promesse
Ayant consacré plusieurs écrits aux motifs du nuage et du fantôme entre culture visuelle et gastronomie, Ryoko Sekiguchi me rappelle que la texture de ce qu’on introduit dans notre corps, que cela soit par la peau ou par la bouche, est en soi une anticipation de son effet sur nous. Si en cuisine, la vision d’une gelée, puis le contact avec sa texture, agissent comme une promesse de jouissance gustative, en cosmétique le plaisir visuel et haptique qui accompagne la découverte d’un gel, agit comme une promesse de l’efficacité du produit. C’est si beau et si bon qu’il nous rendra beau. Aucun slogan ou métaphore textuelle ne saurait être aussi persuasif que l’association paradoxale entre la transparence, la légèreté, la fermeté et la densité que ce que la texture gélatineuse communique par simple incarnation.
Sekiguchi observe qu’en cuisine et en pâtisserie un tel effet de surprise se reproduit sur maintes préparations qu’on dirait réalisées en cristal teinté et qui procurent une sensation de solidité alors qu’on ne mange « presque rien ». Donner du corps, densifier, tout en gardant l’impression d’inconsistance, comme lorsqu’on goûte au tokoroten. Ce dessert venant du Japon est composé d’une gélatine fluide à base d’algues, fondamentalement sans saveur, mais essentielle en tant que support au glaçage. Ce dernier, fait de kinako, cette fine poudre de soja grillé, recouvre le gel qui n’aurait, à lui seul, aucune consistance. Pour le néophyte, savourer ce délice né d’une symbiose entre un corps presque sans saveur et une saveur presque sans corps, est une expérience en soi, tellement sa texture fluide et glissante exige une dextérité toute particulière !

 

 

Texture / Expérience
À ce propos, mon interlocutrice observe que dans la cuisine gastronomique dite « de luxe », plus encore que les ingrédients rares et précieux, c’est le fait de pouvoir goûter le bon aliment dans les bonnes proportions, à la température idéale et selon une temporalité exacte que l’on paie cher. C’est lorsque ces conditions sont réunies que la texture des mets rend pleinement disponibles leurs propriétés gustatives ; et cela ne dure qu’un temps très limité. La texture nous guide à travers l’expérience de la dégustation, comme lorsqu’on consomme cette autre invention nipponne qu’est le mochi, une pâte de riz cuit et battu à la consistance molle et légèrement élastique, qui se sert sucrée ou salée, fraîche ou chaude, sous forme de beignet ou en soupe. Manger le mochi c’est faire l’expérience de la métamorphose, car cet aliment se transforme sous nos dents, au contact du palais et selon l’action plus ou moins rapide de la langue, en passant graduellement d’un état de fluidité extrêmement malléable à quelque chose de beaucoup plus gluant et dense. C’est sa texture qui module la dégustation. Elle fixe aussi, quelques instants durant, l’état idéal de ce mets, quand sa température, sa consistance et sa couleur atteignent l’effet mochi-mochi. Une fois de plus, voici une expression aux connotations aussi sensorielles qu’esthétiques qui s’emploie fréquemment dans le vocabulaire de la beauté et de la cosmétique pour qualifier une peau aussi claire, translucide et douce que celle d’un bébé.
À bien y réfléchir, si dans le cas du design on a longtemps proclamé que function follows form (la fonction découle de la forme), dans notre cas il y a de quoi penser que l’expérience découle de la texture. D’autant plus que cette exploration avec Ryoko Sekiguchi a commencé autour d’une table sur laquelle étaient posés deux cafés et quelques gâteaux sablés. Et que cet effet de texture – sablée – a été le déclencheur du débat en commençant par les termes qui se réfèrent à la texture issus de l’imaginaire marin qui, le plus souvent, décrivent un « entre deux ». C’est également le cas dans la langue italienne. En pâtisserie, le terme « sablé » est utilisé en français, mais plus généralement, sa variante en langue locale fròllo indique un état hybride entre le consistant et le friable, et évoque une consistance granuleuse et humide, facile à émietter. La pâtisserie italienne offre tout un florilège de préparations à base de pasta fròlla, mais l’aspect le plus intrigant de ce terme dérive de sa forme originale, restée indéterminée. Peut-être marine (il s’agirait d’une évolution du terme fluidus), ou plus probablement terrestre (à partir du terme frale, “fragile”), mais qui se réfère aussi bien à la viande, tendre et fondante, qu’à la chair dans ses connotations les plus sensuelles.
Que la vue de la carne frolla puisse donner simultanément envie de toucher et de manger fait sourire, mais cela nous rappelle surtout que la texture est l’une de ces interfaces essentielles entre nous et le monde qui réunissent « langage » et « sensorium » dans un tout, et qui nous permettent de connaître sans dire, par la forme de rencontre la plus simple et immédiate qui soit : le contact.

Photographe: Marvin Leuvrey
Décoratrice: Chloé Guerbois
Styliste culinaire: Anna Dotigny

Efforts

Carnation unique et rougie par l’effort, Maciek Pozoga transforme portraits en paysages où chaque courbe devient vallée.

Héroïnes

Entre classicisme et réinterprétation, le coiffeur Yann Turchi et le photographe Maxime Imbert rendent hommage aux femmes noires et aux multiples facettes de leur culture capillaire.

Aller jamais retour

Nicole Maria Winkler rend hommage à Tabea Blumenschein, iconique actrice allemande à l’aura singulière et à la carrière transversale.

Fleur de peau

Le photographe Jacques Brun compose des poèmes visuels où les corps, les couleurs et les objets se substituent aux mots.

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Odorama
Chapitre Deux

Teddy Lussi-ModesteJacques Brun

Débutée dans le précédent numéro de Revue et initiée par le réalisateur et scénariste Teddy Lussi-Modeste, la série Odorama revisite l’histoire du cinéma en l’associant à différents parfums contemporains. Notes de tête, de cœur et de fond se superposent aux aventures de ces personnages fictifs et pourtant si incarnés.

Cuir Cavalier
MDCI

Nez : Nathalie Feisthauer

Il roule vite. Très vite. Il ne sait pas rouler autrement. Lui qui a traversé le désert du Néfoud n’a peur de rien et certainement pas du panneau qui indique le danger. À cheval sur sa moto, il fend les bocages de la campagne anglaise. À quoi pense-t-il la vitesse caressant son visage ? Au chameau sur lequel il a changé l’histoire d’un peuple ? Le parfum qu’il a gardé de cette époque le fait vivre dans ses souvenirs. Il repense à ce jour où le plus noble des Harith a brûlé sa tenue d’officier pour le revêtir de la tenue traditionnelle : ghutra, bisht et même ce poignard au fourreau orfévré : le jambya. À l’écart du groupe, le vent passant entre les dunes, soulevant les multiples étoffes blanches, il se vit comme un Bédouin, lui, le plus anglais des Arabes ou le plus arabe des Anglais. Il sera désormais appelé El Lawrence par son nouveau peuple. Dans les étoffes soyeuses et fabuleuses vit le plus beau des parfums, un parfum de cavalier, un parfum de majesté, un parfum de densités, où le safran, tour à tour miellé, irisé, cuiré, oudé, vanillé, constitue le tuteur autour duquel viennent s’enrouler toutes les notes à la manière d’une treille ou d’un agal. Il fallait être parfumé ainsi pour convaincre Auda, chef des Howeithat à se joindre aux Harith. Il fallait ce parfum pour conquérir Aqaba et prendre Damas. Seuls les Bédouins et les Dieux peuvent vivre dans le désert. El Lawrence,vêtu de ce parfum, est un peu des deux.

Inspiré par Lawrence d’Arabie de David Lean

 

 

L’homme idéal extrême
Guerlain

Nez : Pierre Guillaume

Une femme. Deux hommes. Rosalie. César et David. Rosalie a du mal à choisir : entre la fougue maladroite de César et la discrétion élégante de David, son cœur balance. Ces deux hommes sont si différents qu’il devient possible pour une femme de les aimer, sincèrement, honnêtement, tous les deux en même temps. La compétition du début, celle qui conduit les deux hommes à se doubler sur la route, laisse place à la complicité. Chacun, parce qu’amoureux de Rosalie, comprend que l’autre puisse l’aimer. La jalousie devient amitié, amitié virile, amitié presque amoureuse. Trio. Trouple. Quand Rosalie s’absorbe en sa mélancolie, dans cette belle maison bretonne aux volets bleu, c’est César qui va chercher David. Car il sait qu’il ne peut pas lutter contre l’imagination. Le rêve est toujours plus fort que la réalité pour le sujet amoureux. Si David est là, Rosalie ne pourra pas rêver d’une autre vie. Les deux hommes portent le même parfum mais si les notes en sont les mêmes, le pH de leur peau, le pH de leur personnalité, font ressortir les notes cuirées pour César, les notes hespéridées pour David, tabac boisé pour César, fruits épicés pour David. Et, chez les deux, une belle amande, renforcée par l’héliotrope à l’odeur amandée. César sera toujours César, David sera toujours David. Mais César aime Rosalie en la voulant, la tient en la prenant, l’amène en l’emportant. David aura l’élégance de s’effacer devant César qui souffre et aime plus fort. Quelle émotion que de le voir regarder César regardant Rosalie dans la dernière image.

Inspiré par César et Rosalie de Claude Sautet

 

 

 

Mixed Emotions
Byredo

Nez : Jérôme Epinette

Cannes approche de l’été et Naïma de ses 16 ans. Sofia, sa mystérieuse cousine, apparaît comme par enchantement le jour de son anniversaire. Elle a un cadeau pour elle : un sac luxueux et, à l’intérieur, un parfum qui l’est aussi. Son nom résume à lui seul l’été que Naïma s’apprête à vivre – si ce n’est la vie elle-même : Mixed Emotions. Naïma veut ressembler à Sofia dont le mode de vie l’attire : les voilà sur la croisette, sac, marinière et parfum. Bientôt, Naïma se fera tatouer dans le creux du dos la même injonction que celle qui orne le dos hâlé de la cousine magnétique : Carpe diem. Le halo parfumé qui émane de leurs points de pulsation, chauffés par le soleil azuréen, séduit les garçons et les filles qui passent dans leur orbe. Quand Naïma vaporise le parfum au creux de son cou ou – lorsqu’elle crée une brume sous laquelle elle passe, une puissante note de cassis – apporte fraîcheur et acidité. Mais elle perçoit immédiatement une oscillation entre cet afflux fruité, soutenue par le maté et le thé, invisibilisant presque les délicates feuilles de violette, et des notes plus âpres, plus âcres, de bouleau et de papyrus. Une sensation tactile, presque râpeuse, émane de ce parfum si innocent en apparence. Et quand la proue fuselée du yacht entre dans le champ, avec à bord Andrès et Philippe, le désir peut s’emparer du quatuor comme un parfum musqué, et enivrant. L’aventure commence.

Inspiré par Une fille facile de Rebecca Zlotowski

Mixed Emotions
Byredo

Les jeux sont faits
Jovoy

Nez : Amélie Bourgeois

Il doit voir ceux qui ne veulent pas être vus. Il circule dans un Paris nocturne, brumeux, liquide, dans un costume parfaitement cintré, posé sur un col roulé parfaitement roulé. À mi-chemin entre le flic et le voyou, il passe de bar en club et de club en bar. Il croise des patrons qui ont tous quelque chose à dire et quelque chose à cacher. Il écoute et démêle le vrai du faux. Qui dépasse les limites ? Qui a trop d’appétit ? La nuit est un écosystème fragile sur lequel il doit veiller, fermer les yeux sur les délits pour les ouvrir grand sur les crimes. Qui est en train de lui faire un travail ? En sortant de chez lui, en allumant sa première cigarette, il sent le danger. Il a une nuit pour empêcher que le piège ne se referme sur lui, un piège tendu par un ami, lui-même pris dans un piège. Héritier des héros en noir et blanc des années 1960, Roschdy Zem prête sa silhouette longiligne, son torse solide, sa nuque raide, son regard perçant et sa virilité mélancolique au commandant Weiss. Il en impose à toutes et tous. Il est puissant comme ce parfum dont il se revêt avant de sortir. C’est un parfum qui a les épaules larges, de celles qui rassurent hommes et femmes. C’est un cuiré aromatique, légèrement gourmand, légèrement animal. C’est une liqueur dont les matières ont été taillées à la serpe et assemblées dans un geste rapide : la fraîcheur de l’angélique et du petit-grain est immédiatement contrebalancée par des arômes de rhum et de gin, par des feuilles de tabac cuminées et du patchouli cacaoté. Oh que c’est bon ! Que c’est bon ! Les jeux sont faits ! On est séduit, attiré, attrapé. Pour Simon Weiss, les jeux aussi étaient faits, mais il a réussi à piper le dernier dé.

Inspiré par Une nuit de Philippe Lefebvre

les jeux sont faits 
Jovoy

Animal Mondain
Pierre Guillaume Paris

Nez : Pierre Guillaume

Les riverains de West Egg sont aussi riches que ceux de East Egg mais leur fortune est plus récente, plus tapageuse, et, de ce fait, un peu vulgaire, un peu douteuse. Pourtant, de ce côté-ci de l’île, vit un mystérieux individu dont les fêtes grandioses vident New-York de ses plus beaux noceurs. Y vit aussi celui qui va nous raconter sa tragique histoire : Nick Carraway. Si Jay Gatsby organise ces fêtes somptueuses c’est pour attirer la femme qu’il aime et qu’il ne peut oublier : Daisy, désormais Daisy Buchanan, puisqu’elle est hélas mariée avec un homme riche et rustre. Un rayon vert relie la demeure de Daisy à celle de Gatsby et peut-être ce dernier a-t-il fait construire sa demeure face à celle de sa bien-aimée pour l’attirer comme la lampe attire le papillon. Il y a tant de rumeurs qui circulent sur Gatsby : il aurait tué un homme, il fréquenterait la pègre, ce serait un bootlegger. Intermédiaire entre Gatsby et sa cousine Daisy, artisan de leurs retrouvailles, Nick entre dans le secret des lieux. Gatsby lui fait visiter sa demeure et, en s’approchant de l’homme, Nick découvre un sillage en parfaite métonymie avec le décor. Le parfum de Gatsby sent l’acajou et le miel. Le miel ou plutôt la cire, cette même cire qui sert d’encaustique pour nourrir le bois et faire briller les marqueteries. Les feuilles de poirier apportent une fraîcheur aussi fugace que ces nuits d’été. Elles se fondent rapidement dans le tabac et le foin, dans l’iris et le castoréum. Parfum de mondanité, mais aussi parfum d’intimité. L’animal se déplace avec souplesse de l’une à l’autre.

Inspiré par The Great Gatsby de Baz Luhrmann

 

 

 

Promise
Frédéric Malle

Nez : Dominique Ropion

Sauvé des eaux, il est élevé par Pharaon et devient le frère de Ramsès. Ils ont la belle vie et nagent dans l’opulence. Mais l’Éternel a prévu un autre destin pour Moïse : le prophète doit délivrer son peuple. C’est ce qu’ordonne Yahvé sous la forme d’un buisson en feu qui ne brûle pas. Moïse doute, mais sa femme, la belle Tsippora, peau brune, cheveux noirs, l’exhorte à écouter Dieu. Moïse quitte cette oasis, sise au milieu du désert, et l’exode commence. Il conduit son peuple sur la Terre promise, dans le pays de Canaan, là où coulent le lait et le miel. Un immense parfum descend des cieux en même temps que la manne : il s’ouvre sur des notes de pomme. L’immense corbeille de fruits semble avoir été distillée et même quintessenciée. Ça sent l’essence. Pas celle de la pomme, mais l’essence proprement dite : celle du pétrole après son raffinement. Ces notes terpéniques sont suffocantes de beauté. Tout est en surdose dans ce parfum qui réjouira le cœur de ceux qui aiment la force. Le poivre rose et le romarin qui accompagnent la pomme laissent place à l’éclosion de deux variétés capiteuses de rose : celle de Turquie et celle de Bulgarie. Le fond, oriental, offre une architecture boisée-ambrée à la senteur. Le patchouli et le ciste sont boostés, comme si ce n’était pas déjà suffisant, par les notes animales du castoréum et celles musquées de l’ambroxan. Ce parfum, qui répond au nom de Promise a le beau visage de Tsippora et celui de cette terre offerte par Dieu.

Inspiré par Le Prince d’Égypte de Brenda Chapman, Steve Hickner & Simon Wells

 

 

 

Pétroleum
Histoires de parfums

Nez : Gérald Ghislain

Elles n’y retourneront plus. Hors de question de se retrouver encore une fois esclaves de ce shlagueux d’Immortan Joe. L’Imperator Furiosa profite d’un ravitaillement pour s’enfuir de la Citadelle. Les épouses saines du harem d’Immortan Joe se cachent dans les entrailles du 38 tonnes tandis que les War Boys, armés de perches explosives, rêvent de mourir en héros pour rejoindre le Valhalla. Immortan Joe lance son armée à la poursuite du convoi et de ses cinq épouses. La course-poursuite peut commencer et elle va durer tout le film. Les femmes seront aidées par Max, le globulard de Nux, qui parvient à se libérer de ses chaînes et de la perfusion qui le relie au War Boy en fin de demi-vie. Dans la cabine du camion, son volant à tête de mort sous les mains, Furiosa appuie de toutes ses forces sur l’accélérateur. George Miller invente le road-survival. HISTOIRES de PARFUMS invente Pétroleum, un parfum saisissant d’originalité tout en étant parfaitement portable. Le nom pourrait faire peur sauf à ceux qui aiment l’odeur entêtante des stations-services. La fragrance est complexe : le oud, pourtant présent à toutes les étapes du parfum, reste plutôt discret. Certainement induit par la rencontre entre les aldéhydes et la bergamote, quelque chose de minéral, de iodé, d’ozonique, se répand immédiatement. Quelque chose de savonneux aussi. Et de terreux. Comme si le parfum tentait de rejoindre un territoire plus chypré avec le fond de rose-patchouli. Cette odeur va bien à Furiosa qui deviendra le nouveau leader de la Citadelle. Le temps de la matriarchie est venu. Hey, Max, witness-her !

Inspiré par Mad Max Fury Road de George Miller

Pétroleum
Histoires de parfums

Cologne française
Celine

Dans son appartement parisien comme à la Colinière, le marquis promène son élégance sans malveillance, sa confiance sans orgueil, sa supériorité sans mépris. C’est un Français tel qu’on le rêve, capable d’inviter dans son château de Sologne l’homme amoureux de sa femme et la maîtresse qu’il vient de quitter. Le parfum qu’il porte lui est aussi naturel que son beau costume cintré et ses mots d’esprit. Il l’accompagne à la chasse comme dans les bals costumés dont il est le maître de cérémonie. Cette Cologne qu’il porte après les ablutions matinales semble sortie de la boutique d’un apothicaire qui aurait travaillé et mélangé jeunes pousses et racines diverses. Dans ce philtre, la verdeur de la feuille de figuier, presque camphrée, prend en tête le pas sur le néroli que l’on retrouvera plus tard, quand la Cologne aura vécu quelques heures et que la peau l’aura chauffée. L’équilibre est maintenu par la mousse de chêne qui chypre la fragrance et lui donne un prestige aristocratique. Le beurre d’iris enveloppe l’ensemble et donne une rondeur délicieuse à la Cologne. « Ce La Chesnaye ne manque pas de classe et croyez-moi ça devient rare… » L’esprit français n’est pas mort. Il vit encore chez quelques hommes et dans ce flacon épuré. Joie.

Inspiré par La Règle du jeu de Jean Renoir

Accord particulier
Givenchy

Nez : Nathalie Lorson

C’est, chaque matin, le même rituel. Vincent doit se faire passer pour Jérôme et frotte la moindre partie de son corps pour en faire tomber les peaux mortes. Les squames, filmées en gros plans, sont comme de gros flocons de neige. Dans ce monde ultra-sécurisé, le moindre cil peut vous confondre. Vincent est un pirate génétique. Pour atteindre son rêve, lui l’enfant du destin, lui dont le cœur est défaillant, est obligé de tricher. Être un autre, passer du statut d’invalide à valide, est nécessaire pour rejoindre Titan, la treizième lune de Saturne. Jérôme, handicapé depuis un malheureux accident de voiture, lui donne chaque matin les fluides nécessaires à son imposture : urine et sang. Les deux hommes partagent ainsi un profil génétique quasiment parfait, noté 9,3. Ils partagent aussi ce parfum qui semble sortir, comme le monde du film, d’un futur proche. Dandy qui aime les beaux restaurants et les bons vins, Vincent ne sort jamais sans cet accord particulier pulvérisé sur ses points de pulsation et ses beaux costumes. Au début, l’odeur est si abstraite qu’on se croit atteint d’anosmie et puis quelque chose se déploie avec une finesse impressionnante. L’ambroxan musque la fragrance et laisse passer de douces vagues chargées de rose damascena, de patchouli et de vétiver. Une impression de chic et de propreté fusionne avec la peau. C’est rien de moins que l’odeur de la perfection. La belle Irène ne peut que succomber à ce parfum qui épouse la peau comme une chemise blanche parfaitement ajustée.

Inspiré par Bienvenue à Gattaca d’Andrew Niccol

Orphéon 
Diptyque

Rouge 
Comme des garçons

Be my baby

Colorées et singulières, les héroïnes de Marili Andre rejouent la culture des années 90 où le rock et le pop se rencontraient avec désinvolture.

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Une beauté radioactive

Antoine Bucher

Des produits « miracles » aux « principes actifs », les discours autour de la beauté ont l’habitude de mobiliser des imaginaires empruntant à la magie et aux sciences. Si les hommes et les femmes de 2021 sont familiers de cette rhétorique, les publicités des cosmétiques des années 1920 et 1930 peuvent tout de même encore surprendre les lecteurs d’aujourd’hui. En 2016, trois projets publicitaires de l’illustrateur emblématique des années folles Bernard Boutet de Monvel sont dispersés lors des ventes aux enchères de sa collection personnelle. Ces esquisses destinées à promouvoir les poudres Thoria ne promettent rien moins que « l’éternelle beauté par l’éternelle jeunesse ». La source de jouvence mentionnée sur ces compositions est tout simplement la radioactivité.

Les travaux des époux Curie ont en effet permis dans les premières décennies du XXe siècle de mettre en lumière le rayonnement de certains éléments dont l’uranium mais aussi le radium et le thorium. La curiethérapie qui utilise le radium pour la destruction de certaines tumeurs donne à ce métal une aura curative importante dont se saisit naturellement le monde de la beauté. De nombreux acteurs du monde des cosmétiques décident alors d’incorporer du radium dans leurs compositions et vantent ses vertus depuis l’emballage jusqu’aux panneaux publicitaires. La lecture des magazines des années 1930 est ainsi l’occasion de croiser de nombreuses publicités pour ces produits « enrichis ». Les visuels d’une marque retiennent notamment l’attention, ceux de la marque Tho-Radia. Si le nom même de la société repose déjà sur le thorium et le radium, le fondateur a la brillante idée de s’associer avec un médecin homonyme des Curie, le docteur Alfred Curie. Les formules des crèmes, des poudres, des rouges à lèvres sont ainsi labellisées du patronyme des récipiendaires du Prix Nobel. Sur les présentoirs des pharmacies, les affiches ou encore les nombreux encarts qui paraissent dans la presse, le visuel accompagnant le discours de la marque embrasse lui aussi l’idée de la radiation. Créée par Tony Burnand, l’image emblématique de Tho-Radia représente une jeune femme éclairée par un faisceau lumineux provenant du bas de l’image, comme si les produits Tho-Radia émettaient un rayonnement. Le visuel est tellement lié à la marque que les photographes de Vogue l’intègrent dans une composition concernant ses produits pour un portfolio consacré à la beauté en juillet 1936.

En baptisant le métal Thorium en hommage au dieu du tonnerre Thor, le chimiste Berzelius avait déjà ouvert la voie à la dramatisation ! La réglementation française à partir de 1937 limite l’utilisation du radium et du thorium et renforce la signalétique indiquant la toxicité de ces métaux. Privée de radioactivité, l’industrie de la beauté trouvera d’autres moyens de rendre les femmes radieuses.

 

Tony Burnand, Illustration publicitaire pour la crème Tho-Radia, publiée dans le journal L’ILLUSTRATION, 16 décembre 1933.   Bibliothèque Revue

Bernard Boutet de Monvel, Projet d’illustration publicitaire pour la poudre Thoria, produit de beauté radioactif, circa 1920.   Librairie Diktats

Des reflets comme les étoiles

Le photographe Davit Giorgadze propose une beauté stellaire, où chaque visage se transforme en nébuleuses et constellations.

Courbes

En collaboration avec la designer et artiste Michaela Stark, Greta Ilieva présente une galerie de corps redessinés par le vêtement, déjouant l’idée canonique de la beauté.

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Odorama

Teddy Lussi-ModesteHaw-Lin Services

Le réalisateur Teddy Lussi-Modeste conjugue ses deux passions en faisant la critique d’une série de parfums à travers des films cultes de l’histoire du cinéma. Quant au duo Haw-Lin Services, il mélange réel et virtuel pour une série de natures mortes spatiales.

Ambilux
Marlou

Elle descend les escaliers qui mènent au beau jardin anglais. Sa chemise de nuit, rouge, légère, transparente, vole sous l’effet de la tempête que le prince a fait se lever. Lucy est sous l’effet d’un sortilège : le désir de cet étranger ou, peut-être, son propre désir. Tout communique entre ces deux corps qui se rapprochent. Depuis quelque temps, la jeune vierge préraphaélite pense au sexe et en parle à Mina. Le prince apparaît sous la forme d’une bête hideuse et musculeuse qui la pénètre et la mord au cou. Il hurle à la mort. Le coït est bestial. Les amants s’enivrent l’un l’autre de leur odeur, de ce cumin crissant et grillé, de ce costus chevelu et salé, de cette immortelle aux nuances de réglisse qui coud l’ensemble. Tout ça est tissé – fondu –mêlé – enduit – avec génie. L’odeur est turgescente. Et quelle honte d’être vu par celle qu’on aime apparaître soudain dans le jardin : Don’t see me, supplie-t-il Mina. Don’t smell me. Par-delà le sentir-bon et le sentir-mauvais, Ambilux se mérite. C’est un fauve. Féroce. Et quel bonheur il vous donne quand vous avez du courage. Cette œuvre bafoue les conventions sociales et change l’horizon d’attente d’un parfum. Ce que l’on cache, Marlou, qui semble tirer son nom de la lecture de Jean Genet, un auteur connu pour changer la trahison en héroïsme, la honte en gloire, Marlou, donc, l’arbore. S’approcher des parfums de Marlou c’est comme s’approcher, avec émoi et terreur, du sexe d’un inconnu. Est-ce que l’odeur qui en suinte va me seoir ? Le visage s’approche de l’endroit mystérieux, fourches caudines d’un passage à l’acte et, pourquoi pas, d’une relation durable. Au départ était la chimie.

Inspiré par Dracula de Francis Ford Coppola

 

 

Ciel de Gum
Maison Francis Kurkdjian

Un village sur la côte amalfitaine. Tom retrouve sur la plage un ancien camarade qui lézarde au soleil avec sa fiancée. Gêne : sa peau est si blanche, la leur si dorée. Mondain à la manière de ces expatriés bien éduqués, le couple invite Tom à prendre un verre plus tard. Puis c’est l’emballement. Le trio goûte à la douceur de vivre : soleil, baignades, concerts de jazz, aventures sans lendemain. Tom succombe à cette vie parfaite et en oublie sa mission : ramener à New York le beau Dickie dont il tombe amoureux et dont il jalouse la vie – un peu des deux – et le mélange est dangereux. Il est impossible pour lui de résister à ce parfum que Marge et Dickie portent chaque soir sur une chemise de lin, quand la fraîcheur descend du ciel et bénit. Il y a sur la peau et dans l’air de l’ambre, du jasmin, de la vanille, de la cannelle, du poivre rose. Cette odeur florale et orientale, florientale, est si parfaite. Si élégante. Sprezzatura ! Elle évoque la mine d’un crayon et cette odeur graphitée pourrait bien être une des signatures de son créateur au talent sans pareil. Mais Dickie se lasse de Tom et veut qu’il s’en aille. Tom n’imagine pas un seul instant ne plus vivre dans le sillage ambré du bonheur radieux de ses compatriotes. La rage le saisit : Dickie se trompe. Il doit se taire. De quel droit lui aurait-il ouvert la porte du paradis pour la lui refermer aussitôt au nez ?

Inspiré par Le Talentueux Mr. Ripley d’Anthony Minghella

 

 

 

Mutiny
Maison Margiela

Jamais personne ne lui parle. Et encore moins comme ça. En lui souriant et en lui disant qu’il a de belles mains. Il se pince pour savoir s’il ne rêve pas, si cette femme vient bien de lui proposer de l’accompagner. Elle conduit cette fourgonnette aux abords de Glasgow, dans des paysages pluvieux et minéraux, froids et métalliques, allumant les lads qu’elle rencontre en chemin. Elle s’est littéralement glissée dans ce corps sexy, et s’est revêtue de ses atours – jupe en jean et blouson de fausse fourrure. Sans le savoir, elle devient peu à peu humaine. Sur elle, l’odeur de cette femme abductée, certainement conduite dans ce bain noir où elle mène elle aussi les hommes qui la suivent. Plus ils suivent cette femme qui se déshabille, plus ils s’enfoncent dans un élément inconnu sur terre, ni liquide ni gazeux. À chaque vêtement qu’elle enlève, le sillage de son parfum si féminin leur parvient : c’est un fruit juteux et solaire, orange et mandarine en tête, entrecoupé de notes vertes à l’amertume stridente, le tout déposé sur une vanille solide et légèrement cuirée. La tubéreuse, cette fleur charnelle au centre du parfum, est déstructurée pour être mieux rhabillée, pétale après pétale, tour à tour crémeuse ou épicée. À l’approche de la mort, elle regarde ce visage qu’elle portait, si proche et si lointain, nu et pourtant indéchiffrable. L’homme ne cessera jamais d’être un mystère pour lui-même.

Inspiré par Under the skin de Jonathan Glazer

Replica Bubble Bath
Maison Margiela

Coco Mademoiselle
Chanel

Entre le 1 et le 2, elle est passée de 13 à 15 ans. C’est très peu, mais à l’adolescence, deux ans c’est une éternité. Les parents ont leurs problèmes, elle a aussi les siens : elle pense beaucoup à Matthieu. « Mais qu’est-ce qu’elle a ? » demande le père. « 13 ans… » répond la mère. On la retrouve en Autriche, allongée dans un champ. Elle s’y ennuie tellement qu’elle a lu L’Éducation sentimentale. C’est l’été et une petite robe bleue enveloppe ce corps qui a grandi si vite. Désormais, c’est une demoiselle. Et elle porte un parfum de demoiselle. C’est Poupette, harpiste et professeure de harpe, qui le lui a certainement offert. Dans le train qui la ramène de Salzbourg, elle rencontre Philippe. Elle a oublié Matthieu, elle l’a oublié dès la fin du premier volet, quand cet inconnu aux yeux bleu acier est venu danser un slow avec elle sur un morceau de Richard Anderson. Lui aussi elle l’a oublié et cela fait longtemps qu’elle n’a plus été amoureuse. Désormais, c’est Cook da Books qui prend le relai. Lors du concert, elle se rapproche de Philippe, dont le corps tonique et souple a été façonnépar la savate. Comment Philippe pourrait-il résister à ce cou duquel émane une odeur d’abord fruitée ? C’est en tête toute une explosion d’hespérides : mandarine et bergamote que vient subtilement sucrer une douce fleur d’oranger. La fleur d’oranger annonce un cœur résolument floral. Carrousel de mimosa, de jasmin, de rose et d’ylang-ylang – qui exotise le bouquet français et lui fait voir du soleil. Quand les deux amants courent dans la nuit et alors qu’une pluie les trempe jusqu’à l’os, les effluves s’orientalisent avec la fève tonka, le patchouli et la vanille. C’est un bonheur. « Mais qu’est-ce qu’elle a ? » demande la mère.
« Elle est heureuse », répond le père.

Inspiré par La Boum et La Boum 2 de Claude Pinoteau

Misia
Chanel

Jamal’s Palace
Memo Paris

Le pays de l’autre côté de la mer est plein de merveilles. En entrant dans la médina, il ne peut voir la beauté du souk car il doit faire croire qu’il est aveugle. Il manque ainsi l’explosion de couleurs qui fait rutiler l’image de jaune, de vert, de fuchsia et de bleu. Mais il peut écouter les chants traditionnels et la douce voix des femmes qui leur font l’aumône. Il peut aussi sentir les épices – safran, cardamome et bouton de rose – et trouver ainsi, certainement à l’endroit où les épices laissent place au fondouk El Attarine, la clef parfumée qui lui permettra de délivrer la fée des djinns. La plus belle maison de la médina est habitée par Jenane, sa nourrice adorée qu’il retrouve enfin. Dans le riad aux murs décorés d’arabesques, la fraîcheur est filtrée par les moucharabiehs. L’odeur des fleurs embaume le jardin édénique. Et puis le hennissement d’un cheval annonce l’arrivée de son frère de lait. Avec les années, son port de tête est devenu altier. Une odeur puissante et racée émane de lui : un oud imposant, métallisé par le safran, l’or rouge. Une note de gardénia pose sa douceur arachnéenne sur cette virilité aristocratique. L’ambre et le cuir soutiennent l’architecture. « Assalamu alaykoum », lui dit Azur, le blond aux yeux bleus. « Wa alaykoum assalam », lui répond Asmar, le brun aux yeux noirs.

Inspiré par Azur et Asmar de Michel Ocelot

 

 

 

Music for a while
Frédéric Malle

Il pense aux femmes qu’il a aimées. Il veut les retrouver dans le roman qu’il écrit car il les a toutes perdues. Ça s’est joué à peu mais il faut croire que cet homme, au-delà des contingences qui entouraient chacune de ses relations, n’est pas fait pour le bonheur… Renversons le point de vue : qu’ont retenu de lui ces femmes plus belles les unes que les autres ? Il est charmant, il est sensible, il a aussi cette honnêteté qui peut être dure à entendre. Et puis, il a cette odeur. En 1962 comme en 2046, il porte le même parfum, un parfum classique et futuriste. Si la lavande est l’ingrédient vedette de nombreux masculins depuis la fin du XIXe siècle, un ananas juteux – dont on sent également la peau rude et verte, gondolée –  percute l’accord fougère, lui fait voir du pays et des étoiles, et, bientôt, ce qui en tête apparaissait comme un oxymore, devient dyade. Après l’étreinte, dans un tripot ou dans une chambre minuscule, ces femmes portent à leur tour ce parfum derrière l’oreille et sur ces robes chinoises à col haut qui font d’elles des madones au long cou. Le temps est passé, les cendres se sont dispersées, mais l’odeur, elle, est restée. C’est cette odeur que Chow retrouvera à 2046, non une date, mais un lieu où le temps s’est arrêté.

Inspiré par 2046 de Wong Kar-Wai

 

 

 

Reptile
Celine

Ça commence par un hurlement tellement puissant qu’il saisit Brian Slade. L’homme en robe est fasciné parce ce qu’il voit sur scène. Curt Wild, qui devient fou au moindre son d’une guitare électrique, se déhanche comme un iguane. Il interprète son titre avec fièvre, entouré par son groupe : The Rats. Torse nu, pantalon en cuir, reptations de la langue qui suggèrent un rapport bucco-génital frondeur, il renverse sur lui des paillettes avant de se foutre à poil. La foule en délire applaudit mais Curt l’insulte de son majeur bien tendu. Explose de lui une énergie bestiale et la légende lui accorde d’ailleurs des origines animales. Le sillage de son odeur est partout autour de lui comme l’auréole autour d’un saint : un poivre charnu semble réduire en poudre tout ce qui l’entoure, cèdre, mousse, musc et cuir, avant de se baumer. Le parfum fait sa mue. Si Curt jetait son pantalon de cuir dans la fosse, les fans le déchireraient pour emporter chez eux les précieuses reliques. Curt ne joue pas. C’est un artiste à l’état brut qui a grandi dans les banlieues pauvres du Michigan et dont la famille pensait guérir les penchants homosexuels par des électrochocs. Aucune réflexion chez lui : que de l’instinct. Comme un prédateur. Comme un reptile. C’est tout le contraire de Brian qui rêverait d’être à sa place sur scène, lui dont la performance fleur bleue l’a fait se crasher la veille comme un ascenseur en chute libre. « Ça aurait dû être moi. » « J’aurais dû avoir cette idée. » Brian retrouvera Curt : deux serpents ensemble dont les étreintes sur scène seront autant de constrictions électriques.

Inspiré par Velvet Goldmine de Todd Haynes

Reptile
Celine

Erotic Me
Paco Rabanne

Bus 96. Entre Montparnasse et porte des Lilas. Son visage se dessine sur la fenêtre arrière du bus qui donne sur le quartier latin. Une légère brise caresse ses cheveux blonds. Elle porte une robe à pois et de petites baskets blanches chaussent ses mignons pieds. Il la regarde depuis un moment l’écrivain américain vivant à Paris pour suivre les pas de Fitzgerald et de Miller. Et quand le contrôleur surprend la jeune fraudeuse, Oscar lui glisse son ticket et paie l’amende. Gentleman. La jeune fille hante ses pensées, et quand il finit par la retrouver par hasard, une liaison torride commence entre eux. Ce matin, à la table du petit déjeuner – le corps ceint d’un peignoir blanc légèrement humide comme ses beaux cheveux – émane d’elle une odeur suave : en tête un osmanthus en surdose dont les notes abricotées se posent sur un fond lacté qui évoque de façon très réaliste le lait concentré que l’on avalait enfant à même le tube les après-midis sans goûter. D’ailleurs, Mimi renverse sur sa gorge du lait qui coule jusqu’à ses seins. Oscar lèche et dévore, greedy, les mamelles offertes. Il hume le cuir angélique de sa peau qui donne de la profondeur à la fragrance. Ce parfum, en quelques notes, dégage un érotisme joueur et moqueur. Et partout, dans Paris, à cette lointaine époque du Minitel, la publicité pour 3615 Ulla. Honni soit qui mal y pense.

Inspiré par Lune de fiel de Roman Polanski

Erotic Me
Paco Rabanne

Lil Fleur
Byredo

Matière Noire
Louis Vuitton

Sans Merci
Givenchy

Contrastes

Couleurs audacieuses, contrastes assumés et formes structurées définissent les visages contemporains photographié par Benjamin Lennox.

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Synesthésie
synthétique

Barnabé Fillion

Dans le monde de la parfumerie, où le classicisme domine toujours, Barnabé Fillion fait figure d’électron libre. Tout sauf académique, sa formation l’a amené à apprendre auprès de nez tout aussi singuliers, comme Christine Nagel ou Victoire Gobin-Daudé. Nourries de voyages et d’expériences artistiques, ses créations séduisent par leur audace. En charge depuis dix ans des parfums pour la marque de cosmétique Aesop, Barnabé Fillion se dévoile aujourd’hui avec Arpa, ambitieux projet qui conjugue images, volumes, sons et fragrances. Bâti en collaboration avec une communauté d’artistes, Arpa se découvre comme une exploration aussi intime qu’universelle. Son créateur dévoile les nombreuses ramifications de ces mondes encapsulés et partage avec nous sa vision du parfum.

Peux-tu nous dire où tu as grandi, et si tu as toujours eu un attrait pour le monde du parfum ?

Je suis né et ai grandi à Paris. Je suis parti avec mes parents dans la Loire pendant quelques années et nous sommes revenus alors que j’avais une dizaine d’années. Enfant, je n’étais pas spécialement attiré par la parfumerie. Je réalise alors que nous parlons que, lorsque nous nous sommes réinstallés à Paris, ou plus exactement, le week-end qui a précédé notre retour, je me suis perdu dans la ville après avoir visité le musée d’Orsay. Il y avait une boutique Annick Goutal à quelque pas, qui existe toujours d’ailleurs, et je m’y suis réfugié, alors que mes parents me cherchaient partout ! J’avais complètement oublié cette anecdote,elle ne me revient que maintenant. L’un des premiers parfums que j’ai porté est L’eau d’Hadrien d’Annick Goutal justement ! Mais c’est plus tard que j’ai découvert, par ma mère, l’univers de Serge Lutens et sa boutique du Palais-Royal. J’avais quinze ans, et c’est à ce moment-là que j’ai compris que le monde du parfum n’était pas ce que je pensais. J’ai découvert qu’il y avait beaucoup de choses à raconter. L’espace de Lutens m’avait fasciné, que ce soit par son esthétisme ou par le professionnalisme du personnel. De temps en temps, nous y retournions pour voir ce qui s’y passait et c’était toujours une source d’émerveillement. J’adorais cette fragrance intitulée Féminité du bois que ma mère portait. Pourtant, ça n’était pas du tout dans ma trajectoire de vouloir faire du parfum à cette époque-là, c’est venu bien plus tard. J’ai fait une école de théâtre, ai passé mon bac, et me suis ensuite lancé dans la photographie, une passion que j’avais depuis plusieurs années.

Qu’est-ce qui t’a donc amené à faire tes premières compositions ?

C’est encore une histoire bizarre ! J’ai habité pendant un temps dans l’hôtel particulier de Brunvilliers, à Paris. La marquise de Brunvilliers est une célèbre empoisonneuse qui fut exécutée en 1676. Je vivais donc dans ce petit studio, sous les toits, à l’époque où je faisais de la photo. C’est là, sous ses combles, que la marquise faisait ses poisons ! J’ai toujours trouvé qu’il y régnait une ambiance particulière. Parallèlement à la photographie, je m’intéressais à la botanique et à son esthétique. J’étais dingue du travail de Karl Blossfeldt. Ses images qui montrent l’univers macro de l’architecture de la nature me fascinent. À l’époque, je transformais mon appareil Polaroïd en remplaçant les objectifs par des loupes et je faisais des images d’éléments botaniques ou anatomiques. Ça m’a amené à étudier la naturopathie. Dans cette discipline, il y a évidemment l’aromathérapie, et c’est par ce biais que j’ai découvert les différents types de distillation, les macérations, les huiles essentielles… C’est à ce moment là que j’ai pris du plaisir à mélanger, à composer, à jouer avec les odeurs. Dès que j’ai senti ces huiles, j’ai compris que j’avais un caractère synesthésique. Dès que je sentais, je voyais des textures, des couleurs, toutes sortes de choses que j’allais chercher auparavant par le biais de la photographie. D’un seul coup, tout s’est relié !

Tu as un parcours d’autodidacte, comment le parfum est devenu ton métier ?

J’ai eu la chance de rencontrer Victoire Gobin-Daudé, qui est pour moi une très grande parfumeuse. Elle a une histoire incroyable. Avant de devenir nez, elle a notamment défilé et été une collaboratrice de Pierre Cardin, mais ça n’est qu’une toute petite partie de sa vie. Elle m’a formé et m’a transmis son savoir. Elle a été très sensible et intuitive. Elle a compris ce que je pouvais faire et ce que je ne pouvais pas faire dans le milieu de la parfumerie. Nous avons fait quelques parfums ensemble, puis j’ai commencé à travailler pour Paul Smith.

Effectivement en 2013, tu crées ce parfum pour homme, décliné ensuite pour la femme. Qu’est-ce que cherchait Paul Smith ?

Il était dans un questionnement car il avait l’impression que les licences de parfums devenaient de plus en plus distinctes de ce qu’il souhaitait pour sa marque. J’ai appelé cette fragrance Portrait, une manière de redéfinir la base. Nous avons fait un travail dans ses archives et nous sommes plongés dans sa vaste collection de photos pour essayer de retrouver sa vision à lui, pas celle d’une équipe de marketing. Je me suis vraiment battu pour faire passer la note masculine car elle était assez innovante et déroutante.

C’est à peu près à ce moment-là que tu as rencontré Christine Nagel, l’actuel nez de la maison Hermes.

Tout à fait. Je travaillais avec la maison Mane, une importante société de création de parfums, avec qui je travaille toujours sur la production de fragrances. À l’époque, Christine en était la vice-présidente et m’a pris sous son aile. Elle m’a notamment expliqué les rouages de l’industrie, tous les aspects pragmatiques liées à la gestion des matières premières. Je suis arrivé dans cet univers professionnel comme un ovni car je n’ai pas suivi la formation classique.

Quels parfums et créateurs parlent à ta sensibilité?

Évidemment Serge Lutens. Je suis admiratif de la grâce et de l’élégance qui se dégagent de son univers. Quant aux senteurs, je suis autant fasciné par les parfums du XIXe siècle que par l’arrivée des molécules synthétiques qui ont tout bouleversé. Je pense plus en terme de courant que de parfums. Et puis, je dois citer Comme des Garçons. Quand j’ai compris le projet derrière la collaboration entre Rei Kawakubo et Christian Astuguevielle, directeur artistique de Comme des Garçons parfum depuis 1994, j’ai été époustouflé.

Tu travailles depuis dix ans maintenant pour la marque de soin Aesop. La marque est australienne et je me demandais comment se passait le travail au quotidien ?

Je suis très chanceux de travailler avec eux car le parfum a pris une réelle ampleur au sein de leur univers. Surtout, je trouve l’ensemble de leur proposition très juste. En ce qui concerne notre mode de fonctionnement, c’est assez simple car l’équipe européenne était déjà en place dans des bureaux parisiens quand nous avons débuté notre collaboration. Nous venons de lancer le dernier parfum qui s’appelle Rōzu, inspiré de la vie de Charlotte Perriand au Japon.

Photographies de Tom de Peyret

Récemment, tu as dévoilé Arpa, un ambitieux projet personnel et collaboratif. Comment t’est venue l’idée de lancer ta propre marque ?

La finalité n’est pas tant qu’Arpa devienne une marque, c’est vraiment une démarche artistique qui me permet de faire ce qui me plaît mais avec moins de contraintes. Ça fait longtemps que je travaille dessus, puisque initialement il s’agissait de différents projets qui se sont regroupés. « Arpa » veut dire harpe en espagnol, c’est le symbole des arts. C’est aussi l’artiste Jean Arp. Mais c’est surtout le ARP, une gamme de synthétiseurs que j’adore. Ce sont des machines fulgurantes qui ont fait entrer les compositions classiques dans la musique électronique. Elles produisent un son futuriste.

Peut-on dire qu’Arpa essaie de se faire rencontrer la tradition et la modernité ?

À vrai dire, je ne sais plus où se situe la tradition dans le projet actuellement. L’idée est d’explorer la synesthésie à travers des visions futuristes de la fin des XIX et XXe siècles. Ces sont des interrogations esthétiques sur notre rapport aux images du futur, sur l’apport de celles du passé dans notre présent.

Plus que de tradition, Arpa parle de nature primitive. C’est la rencontre entre la nature primitive et le voyage dans l’espace. Il y a cette idée que les flacons d’Arpa soient un peu comme des capsules témoins que l’on emporterait si l’on devait partir explorer les galaxies.

Ces flacons sont très beaux. C’est un ensemble de formes et de couleurs différentes qui se combinent pour créer des variations de couleurs et de reflets.

Ils ont été dessinés par Jochen Holz. En plus des flacons « classiques », nous avons réalisé des éditions limitées à 70 pièces par série, dans son studio à Londres. Chaque création sortira selon un rythme précis en séquence de sept parfums que l’on appelle des substances. Nous allons lancer les trois premières, puis les trois suivantes et enfin la dernière. Dans la première série, cette septième substance s’appelle Matter et c’est la note commune aux six premières. On peut potentiellement jouer avec et la rajouter à l’une des six premières substances pour l’accentuer, et commencer à créer son propre parfum. C’est vraiment un système modulaire dans le sens où chacun des parfums vit indépendamment sans forcément se lier à l’autre, mais le septième élément permet d’y apporter sa touche. On commence cette première année d’existence d’Arpa avec deux séries, puis on passera à une série par an. C’est beaucoup, mais c’est ça qui me plaît : créer des formules qui peuvent être très différentes ou au contraire avoir des éléments communs.

Tu es effectivement prolifique, puisque tu développes aussi des projets particuliers, comme ceux faits en collaboration avec l’artiste Anicka Yi. Il est difficile de résumer son approche tant elle est atypique, mais on peut dire qu’elle travaille autour des sens, au croisement des odeurs, de la cuisine et des sciences. Comment l’as-tu rencontrée ?

Par l’intermédiaire de la Fondation Lafayette. Ils ont co-produit un livre à l’occasion de sa première exposition personnelle à la Kunsthalle de Bale. L’idée initiale était de produire un catalogue monographique, mais Anicka trouvait qu’il était prématuré de faire ça. Son concept était de réaliser un livre que l’on puisse potentiellement brûler et que cette action apporte autre chose à son œuvre, mais aussi à ce livre en tant qu’objet. C’est donc un catalogue qui est parfumé selon les mêmes procédés que les papiers d’Arménie. L’odeur que nous avons développée est liée à l’idée de perte de mémoire. On dit que lorsqu’une personne est atteinte de la maladie d’Alzheimer, elle retombe en enfance. Nous avons beaucoup travaillé sur les premières odeurs que le fœtus perçoit. C’est un dialogue entre la vanilline, cette molécule qui existe dans le corps de la femme et qui est la première odeur que l’on sent, et des odeurs plus métalliques, proches des hôpitaux. C’était mon premier projet avec Anicka, mais nous en avons d’autres par la suite.

Pour en revenir à Arpa, il est important de préciser que c’est un projet multidisciplinaire où le parfum coexiste avec d’autres formes d’art, notamment la vidéo et la musique.

Exactement. En ce qui concerne le son, chaque parfum s’accompagne de deux morceaux de musique, présents sur clé USB. Nous éditons également ces titres en vinyles, mais en toute petite quantité, pour les amis d’Arpa. À l’avenir, il se pourrait que nous réalisions un coffret comprenant aussi les sept disques correspondant à une séquence. Mais pour le moment, puisque l’on révèle les parfums trois par trois, puis le dernier, ce point n’est pas d’actualité.

Quels sont les musiciens qui ont composé autour des parfums ?

Chronologiquement, les deux premiers ont été Buvette puis Pilooski. Il y a également Erwan Sene et Cyrus Bayandor (qui est également le bassiste de Florence & The Machines). Ce dernier a travaillé autour de la fragrance Arco Spectro, inspiré par ce lieu incroyable qui se trouve en Éthiopie, à la frontière de l’Érythrée. Il y a ce volcan enseveli sous une croûte de sel et de minéraux qui forme des bains multicolores sublimes. Il y a quatre ans, une équipe de scientifiques français y a trouvé des micro-organismes, et cela a totalement chamboulé les théories de l’évolution. Le fait qu’une bactérie puisse vivre dans un environnement si spécifique amène à croire les spécialistes qui disent qu’une vie est possible sur Mars. Le parfum se nourrit de cette tension scientifique. Il y a aussi un côté plus romantique car Rimbaud aurait passé une partie de sa vie, peu avant de mourir, dans cette région d’Éthiopie.

 

Photographies de Tom de Peyret

Tu as également collaboré avec la peintre Nathalie du Pasquier, membre historique du groupe Memphis.

Elle a fait un superbe tableau que nous utilisons sous forme de fragments pour les pochettes qui, une fois toutes réunies, formeront à nouveau la peinture dans sa totalité. Avec Arpa, le parfum est important, mais pas plus que la sculpture, le son ou la video.

C’est d’ailleurs l’ambition de votre espace, qui sert à la fois de bureau, de laboratoire et de showroom, mais sous le prisme de la galerie.

Oui, c’est un espace hybride car nous souhaitions y montrer les différents aspects d’Arpa. On y accueille notamment un studio d’enregistrement. Il y a aussi une enceinte de cinéma et de théâtre qui date de 1929 et qui ressemble par sa forme à une sculpture d’Anish Kapoor.

Toujours dans cette idée de Gesamtkunstwerk – ce concept esthétique que l’on traduit par « œuvre d’art totale », vous avez développé toute une série de symboles très graphiques.

Tout à fait, c’est un travail que nous avons entrepris avec Éric Pillaut, un proche collaborateur qui a notamment créé le logo d’Arpa. C’est une sorte d’alphabet, un code qui révèle le nom des fragrances. L’inspiration vient des volutes de fumée d’encens, plus précisément du kōdō, l’art japonais d’apprécier les parfums – et le troisième art traditionnel, avec la cérémonie du thé et l’ikebana. Lors des cérémonies de kōdō, les participants « écoutent » les fragrances exhalées par des bois parfumés brûlés selon les règles en vigueur. J’ai découvert cette pratique à travers Le Dit du Genji, le livre monument – écrit au XIe siècle – de Murasaki Shikibu.

L’approche d’Arpa est très généreuse, elle se déploie et les sensations se superposent. C’est une démarche à contre-courant de ce que l’on a l’habitude de voir.

C’est ma manière de concevoir la création. Ça doit être un acte de générosité car moi-même, je reçois énormément de toutes les personnes avec qui je travaille. J’ai toujours trouvé qu’il y avait quelque chose de décadent dans les propositions actuelles du monde du parfum. On oublie trop facilement l’élévation car on est souvent bloqué par l’aspect commercial. Le marketing est généralement dépassé.

Pour moi, le parfum est la chose la moins analytique de tout ce que j’ai pu faire, dans le sens où cette forme me permet d’absorber ce qui me plaît, ce qui m’interroge, ce que je ressens, et sur quoi je ne peux pas forcément mettre des mots. Tout cela se traduit plus facilement dans le parfum. Avec Arpa, les fragrances sont là en tant que figures expressives de tous ces aspects. Mais c’est l’ensemble – le dialogue avec les images, les sons, les formes – qui donne du sens. C’est ce qui m’a motivé à mettre en place ce projet.

Peinture de portrait

Qu’est-ce qui relie l’identité à l’apparence ? À cette question, Grant James répond par une série de personnages archétypaux aux allures fantasques.

La beauté sans expression est peut-être une imposture

Expressives, épurées et exaltées, les images de Vito Fernicola revisitent la décennie 90 en couleurs et textures.

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L’évangile de la femme
moderne selon L’Oréal
en 1935

Antoine Bucher

« Une autre fois, en faisant un essayage, j’ai remarqué la teinte des lèvres de la jeune femme, teinte se rapprochant merveilleusement du coloris de sa robe. J’ai fait faire par notre teinturier toute la gamme des rouges à lèvres, afin de mettre mes tissus en harmonie avec les visages. »
Madeleine Vionnet, Fiat, n°1, octobre 1934.

Cette déclaration de Madeleine Vionnet qui apparaît dans un numéro de la revue Fiat peut surprendre aujourd’hui‘hui à plusieurs titres. En effet, que vient donc faire la vénérée reine de la mode dans un magazine automobile ? Et que penser de cette citation ? Dans les années 1930, plusieurs marques automobiles choisissent de développer des magazines pour promouvoir le style de vie associé à cette nouvelle pratique de l’élite et bien entendu, la couture parisienne en fait partie. La revue publiée par Ford sous le nom La Revue des Sports et du Monde est ainsi placée sous la direction de Paul Iribe à partir d’octobre 1934 et compte parmi ses contributeurs Gabrielle Chanel qui y signe plusieurs articles. Pour son numéro inaugural d’octobre 1934, la revue Fiat choisit, elle, Madeleine Vionnet. Et c’est dans cette tribune sur la mode que la couturière évoque l’harmonie chromatique entre ses tissus et une gamme de rouges à lèvres. L’époque connaît alors un important développement de l’industrie de la beauté et le maquillage se fait de plus en plus présent. On lit ainsi en 1935 dans Votre Beauté :

« Le maquillage est devenu un art véritable. L’épiderme féminin n’est plus blanc ni rose, mais revêt les tonalités chaudes de l’ambre, de la cannelle ou de l’abricot ; les paupières s’ombrent, de bleu nuit ou de vert ; la ligne des sourcils s’épure, devient le trait de pinceau de l’artiste japonais ; les lèvres fleurissent dans des rouges éclatants, mandarine, coquelicot, géranium. »

Votre Beauté n’est pas sans rappeler nos publications automobiles. Destinée tout d’abord aux salons de coiffures sous le titre La Coiffure et les Modes, la revue du fondateur de L’Oréal, Eugène Schueller se développe et devient disponible en kiosques en 1932 avant de prendre le titre de Votre Beauté à partir de janvier 1933. Eugène Schueller en suit de près le contenu et la fabrication. Le magazine mixe un contenu éditorial et commercial autour de la beauté tout en promouvant les produits capillaires et cosmétiques de L’Oréal. Aux côtés des sujets touchant à l’esthétique, au sport, à la diététique, à la santé, la couture parisienne est également un sujet de choix pour la revue. Elle accueille d’ailleurs à partir de 1935 un éminent contributeur régulier en la personne du grand couturier Jean Patou.

C’est cette même année 1935 que la société L’Oréal choisit de lancer un nouveau produit baptisé Coloral. Annoncé comme fraîchement sorti des laboratoires, Coloral est une coloration de cheveux. Il s’agit matériellement d’une ampoule qui permet, une fois diluée dans de l’eau, de procéder à un rinçage qui teint temporairement les cheveux. Jusqu’alors, les teintures avaient pour but de cacher les cheveux blancs ou d’adopter une teinte naturelle autre que la sienne en fonction de celles mises à la mode par les actrices hollywoodiennes notamment. Coloral poursuit un objectif différent car selon la revue : « Les nuances naturelles des cheveux, si jolies soient-elles, ne sont plus à l’unisson du maquillage ». La palette disponible comprend alors des orange, des roses, des violets, des bleus, des verts. Le discours et l’imagerie produits en 1935 par le magazine Votre Beauté illustrent alors un positionnement beaucoup plus singulier que celui précédemment utilisé où les teintures incarnaient notamment la lutte contre le vieillissement. Avec son nouveau produit, L’Oréal choisit de redéfinir la femme moderne.

Kees Van Dongen, publicité Coloral, Votre Beauté, 4e année, numéro 43, octobre 1935.
 Librairie Diktats

« Votre grand-mère en crinoline était plus proche des dames de la Renaissance que de vous-même. Aujourd’hui vous êtes l’égale de l’homme et sa rivale sur le terrain du sport, des diplômes et des affaires. Vous pouvez nager, plonger, vous pouvez faire du 80 à l’heure en ski, du 130 au volant de votre roadster, du 300 dans l’avion qui en quelques heures vous dépose au cœur de l’Afrique… »

La femme n’est même pas alors l’égale de l’homme, elle lui est supérieure grâce à son charme : « Et cependant la femme reste femme. Bien loin d’avoir abdiqué son charme, sa coquetterie, elle a poussé l’art de plaire, le souci de briller et de s’embellir jusqu’aux derniers perfectionnements », peut-on lire en novembre 1935. Si l’on s’enchante aujourd’hui de ce féminisme affiché, l’argumentaire commercial développé va encore plus loin et poursuit même le discours des avant-gardes qui appelait à réunifier les arts pour dépasser les limites individuelles de la peinture, la mode, les arts appliqués et l’architecture. Les expérimentations du Wiener Werkstätte, de Sonia Delaunay ou encore de Paul Poiret sont les exemples « classiques » de cette extension de la toile du peintre au décor de la vie qui permet au mobilier et aux vêtements de devenir de nouveaux supports créatifs dans les premières décennies du siècle. Coloral va presque plus loin car il ne met pas de distance entre le corps et l’œuvre, voire abolit même la frontière entre l’artiste et la femme. « L’œil exercé du peintre impressionniste avait déjà découvert, dans la chevelure féminine, des reflets verts, roses ou violets. Coloral permet à la vie d’imiter l’art et à la femme de devenir sa propre artiste et de faire jouer la magie des couleurs ». La femme moderne devient elle-même l’œuvre et l’artiste.

L’idéal esthétique qu’embrasse L’Oréal pour illustrer ce produit et incarner cette nouvelle femme se confond avec deux artistes héritiers du fauvisme, le mouvement qui a libéré la couleur. « Toutes les fantaisies sont désormais permises. On peut s’offrir le luxe de ressembler à un tableau de Marie Laurencin, avec une robe grise et des cheveux roses. » Si Marie Laurencin est citée, c’est le peintre Kees Van Dongen qui illustre la publicité pour le produit ainsi qu’un important éditorial de Votre Beauté dédié à Coloral. « La femme du vingtième siècle a elle aussi trouvé son peintre qui fixera pour l’histoire sa silhouette nerveuse et racée, son maquillage intense, ses lèvres et ses sourcils stylisés, c’est Van Dongen. Van Dongen a fait mieux que comprendre la femme moderne, il l’a presque inventée, en tout cas, il l’a exaltée et lui a tracé la voie d’une esthétique nouvelle. » Pour incarner l’élégante qui adopte la teinture de couleur, le peintre d’origine néerlandaise met ainsi en scène trois jeunes femmes. Le fard à paupières est coordonné aux cheveux bleus pour l’une ; le rose de la chevelure se marie au vert des paupières et de la robe pour une autre. L’anarchiste Van Dongen prête ainsi ses pinceaux à l’incarnation d’un nouvel idéal féminin appelé de ses vœux par L’Oréal et l’armée des coiffeurs français dont le nombre double entre le début des années 1920 et le milieu des années 1930.

Léon Benigni, illustration d’article, Votre Beauté, 4e année, numéro 44, novembre 1935.
Librairie Diktats

Les pages dévolues à la couture dans Votre Beauté sont d’ordinaire plutôt hermétiques aux produits L’Oréal, relatant les dernières tendances chez les couturiers alors en vogue ou donnant la parole à Patou pour informer les lectrices de ce qu’il convient de porter. Le lancement de Coloral est l’occasion d’envahir cet espace rédactionnel et de pousser encore plus loin le concept de femme moderne. En effet, si le produit permet à la cliente d’accorder son maquillage et ses cheveux, elle peut également accorder ses cheveux à sa robe et non plus l’inverse. Le numéro de novembre 1935 de Votre Beauté comporte ainsi pour la rubrique mode une composition de l’illustrateur vedette de Fémina, Léon Benigni, qui représente les dernières créations de Schiaparelli, Chanel et Patou rehaussées par les coiffures colorées de leurs mannequins. « Quels cheveux naturels, enfin, se seraient assortis d’aussi parfaite manière à la robe de Chanel, toute de paillettes or, que ceux de la femme de droite qui sont teintés de bleu et dont les ondulations mettent en valeur un visage portant encore la trace des longues heures passées au soleil. » La femme moderne dispose désormais de tous les atouts : l’égalité avec les hommes, mais surtout la capacité de se construire elle-même comme œuvre, maquillage, robe et coiffure inclus. Que de pouvoirs dans une petite ampoule…

Texte d'Antoine Bucher

Double prédestination

Minimale et pourtant riche de nuances et d’effets, la beauté selon Benjamin Vnuk fait se rencontrer picturalité et singularité.

Réel

En imaginant les variations que pourraient offrir le digital au monde réel, Thomas Lohr met en scène une beauté décomplexée et source de fantasmes.

Qui suis-je ?

La photographe Camille Summers-Valli se met en scène à travers ses autoportraits et questionne la notion d’artifice, les conventions et les codes.

Sculptures

Paul Kooiker se réapproprie la technique du body-painting en puisant dans l’histoire de la sculpture antique et de la photographie surréaliste.

Portraits capillaires

Graphiques et exubérantes, nourries de références au mouvement punk, les chevelures capturées par Bon Duke expriment une sensibilité toute particulière.

Fleurs

Dans la grande tradition de la photographie botanique, Peter Langer propose une série florale explorant une palette chromatique vivifiante et lumineuse.

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Notes de cœur

Teddy Lussi-ModesteJustin Morin

En octobre dernier, Comme des Garçons a inauguré son nouvel espace parisien dédié à la parfumerie. Intitulé Dover Street Parfums Market, en écho  à leur premier magasin multimarque lancé en 2004 et localisé dans la rue londonienne du même nom, cette boutique offre une sélection de produits, portés par la même exigence créative propre  à la créatrice japonaise. Pour découvrir cet écrin – dessiné par Rei Kawakubo –, Beauté Revue a donné rendez-vous au cinéaste Teddy Lussi-Modeste. Réalisateur des longs-métrages Jimmy Rivière (2011) et Le Prix du succès (2017), il est  un amateur éclairé de créations olfactives. Il nous raconte son rapport au parfum, retrouve certaines fragrances déjà familières et découvre avec enthousiasme les marques proposées, en se laissant guider par l’équipe du Dover Street Parfums Market, dont l’érudition et la sensibilité parachèvent cette approche singulière de la parfumerie.

D.S. & DURGA

J’aime beaucoup ce que fait cette marque américaine. Elle n’est pas très connue en France mais elle rencontre un vrai succès aux États-Unis. Je trouve ces parfums beaux et bien construits, radicaux aussi. Le duo derrière cette marque fait un travail magnifique et utilise  de belles matières. Dans cette gamme, on retrouve notamment ce parfum qui s’appelle Amber Teutonic dont le jus vert émeraude est assez excitant. C’est un nom presque oxymorique : « Amber », c’est l’Orient, « Teutonic », c’est les Barbares des régions froides de l’Europe.  

Les odeurs ont toujours été importantes pour moi mais ma passion pour le parfum  est relativement récente. Elle a débuté  il y a quelques années avec la découverte  d’un parfum de Mona di Orio que je porte encore aujourd’hui : Cuir. Quand je l’ai essayé,  je ne pouvais pas m’arrêter de revenir à  mon poignet et l’odeur est restée longtemps au bout de ma manche. Ce parfum qui sent le cuir, la fumée, l’absinthe, a ouvert quelque chose pour moi. De la même manière que la découverte de Smells Like Teen Spirit de Nirvana quand j’étais adolescent m’a conduit au death metal – je suis le seul Gitan de France  à avoir écouté du death – je crois que ce parfum m’a donné envie de découvrir d’autres parfums aussi forts. Depuis Cuir, je suis toujours en quête d’un nouveau parfum, du parfum ultime. Je ne le trouverai certainement jamais ce qui fait que ma collection s’agrandit et perd peut-être en cohérence. C’est un peu triste car ces flacons ne seront jamais totalement vides. Je commence à les donner. Ça me plaît d’accompagner les gens que j’aime de cette manière. 

COMME DES GARÇONS PARFUMS

Ce que j’aime avec cette marque, c’est la force de ses propositions. Même leurs anciens titres restent contemporains. Ce sont des contemporains atemporels. Et puis la marque  a l’élégance de ne pas assommer ses clients.  La parfumerie dite « de niche » peut avoir tendance à gonfler ses prix de façon injustifiée. Les propositions de Comme des Garçons Parfums vont loin et sont très variées.  L’eau de cologne Vettiveru 2 est très réussie. Je ne connais pas la série des Clash, qui a pour principe de marier deux ingrédients opposés. Il y a donc Celluloid/Galbanum, Chlorophyll/Gardenia, et Vetiver/Radis. (Un conseiller  de la boutique tend une touche de papier cartonné vaporisée de cette dernière combinaison). C’est très marrant, j’aime beaucoup, le vétiver y est racineux, et pas  du tout émoussé par des notes hespéridées. C’est marrant mais ça ne devient pas  une blague. Personnellement, je n’ai pas envie de porter une blague. Il y a également cette nouveauté que j’aimerais découvrir : Odeur du Théâtre du Châtelet, Acte I. (Une nouvelle touche est tendue). Il y a une odeur de poivre noir, de vanille, de café également. C’est léger, c’est intéressant. J’aimerais également sentir Copper que je ne connais pas. (Un troisième morceau de papier lui est adressé, il fait passer les échantillons sous son nez). C’est très vert, cuivré, j’y sens des notes de poivre rose et  de galbanum. C’est dense. J’aime bien la densité quand elle ne fait pas mal au nez. Rien de plus pénible que ces notes qui hurlent au nez dans les masculins et qui sont souvent des bois ambrés. 

 Dans le rapport au parfum, il y a deux options : soit on est fidèle à une fragrance  et on s’y tient, soit on est volage et on n’hésite pas à changer. J’appartiens à cette seconde famille. Je réfléchis à l’impact que j’ai envie  de créer à l’aide du parfum que je vais porter, en fonction du jour, de ma tenue, de l’occasion. Je suis dans une réflexion à court terme.  Je change fréquemment de parfum et je pense que c’est lié à ma cyclothymie. C’est cette même cyclothymie qui provoque chez moi  une phase maniaque qui se concrétise par l’achat d’un parfum, voire de deux… Je ne sais pas pourquoi ça s’est fixé sur le parfum. Un ami m’a un jour demandé ce que j’avais à cacher. Lorsque j’étais enfant, il y avait dans mon entourage quelqu’un qui sentait très mauvais. Ce fut une grande douleur pour moi car j’aimais vraiment cette personne. C’est terrible quand l’amour et la honte se mêlent. Pendant longtemps, je suis allé vers les parfums propres, les parfums « nettoyage à sec ». J’ai par exemple longtemps porté Standard de Comme Des Garçons. C’est un parfum métallique, citronné, boisé sec. 

THOM BROWNE

Je suis curieux de sentir cette collection que je ne connais pas ! (On nous explique que, pour sa première collection de parfums, destinée aussi bien aux hommes qu’aux femmes, le créateur de mode Thom Browne s’est concentré sur une déclinaison de vétiver : Vetyver Absolute, Vetyver and Cucumber, Vetyver and Grapefruit, Vetyver and Rose, Vetyver and Wiskey et Vetyver and Smoke. Appliqué, notre invité sent les six fragrances). Ma préférence va à l’alliance vétiver et whisky bourbon, elle me plaît beaucoup.

J’ai évolué olfactivement. Après les « parfums propres », je suis désormais attiré par les parfums dont on dit qu’ils ont des notes animales, des senteurs qui peuvent être dérangeantes, voire des parfums qui puent. Un ami vient de m’offrir un parfum que je voulais depuis longtemps : Oudh Infini de Dusita. La fragrance contient une dose culottée de civette (la civette étant sécrétée par les glandes périanales du petit animal du même nom). Aujourd’hui, cette substance est recomposée de façon synthétique, hormis pour quelques parfums qui viennent d’endroits qui échappent aux normes européennes. C’est notamment le cas de deux maisons sur lesquelles il y a une hype depuis quelques années : Areej Le Doré – dont le nez est un Russe converti à l’islam vivant en Thaïlande –  et son camarade Bortnikoff. La civette, quand elle n’est pas distillée, dégage une odeur fécale. Une fois transformée et associée, elle apporte de la rondeur. Dans le parfum qu’on m’a offert et qui est pour moi une de mes plus belles pièces, les notes fécales sont très proéminentes. J’ai reçu ce cadeau il y a quelques mois et je ne l’ai porté que trois fois. Le porter relève pour moi de l’exercice, de l’ascèse. Pour le mettre, il faut se sentir fort et dépasser sa honte. Ou alors il faut convertir sa honte en jouissance.  

ORIZA L. LEGRAND

J’aime beaucoup cette marque, je possède Horizon et Rêve d’Ossian. C’est une maison qui a été fondée sous Louis XV et qui a été reprise il y a quelques années. Il y a un côté très vintage dans ces créations magnifiques. Horizon est un patchouli ambré qui est très beau, très réconfortant. Rêve d’Ossian est certainement leur parfum le plus connu. Je découvre ici Secret Joly. (Teddy hume la touche imbibée). Ça sent la mer au loin : il y a des notes iodées, ozoniques, des embruns, mais aussi de la crème solaire. Les noms sont si beaux. J’aime Relique d’amour qui présente une petite médaille de la Sainte Vierge sur l’étiquette du flacon. Ça sent l’église, l’encens, le lys, la pierre humide. 

  Le parfum n’a pas de genre pour moi. Je peux porter une tubéreuse en soliflore. Ça ne me gêne pas du tout. Je n’ai aucun doute sur ma masculinité. Je peux avoir des problèmes avec les parfums dits gourmands mais ça n’a rien à voir avec le genre.

  ROBERT PIGUET

(Une étagère du Dover Street Parfums Market propose une sélection de classiques, issus de différentes marques et époques. Parmi ceux-ci, on trouve Pour un homme de Caron, Vetiver de Carven, L’Air du Temps de Nina Ricci ou encore Fracas de Robert Piguet. Teddy Lussi-Modeste s’arrête sur ce dernier). Fracas est justement le genre de tubéreuse que je viens d’évoquer et que je peux tout à fait aimer. Il a été créé en 1948, c’était notamment le parfum de Greta Garbo. Béatrice Dalle l’a également porté. (Le réalisateur a tourné avec l’actrice à l’occasion de Jimmy Rivière).

Chez moi, j’ai une centaine de flacons. Ils sont rangés devant mes livres, ce sont les choses qui sont les plus importantes à mes yeux. Je les range par créateur ou par marque. De la même manière que ma bibliothèque est rangée par auteur, j’organise mes parfums par nez. Il y a le coin Dominique Ropion, le coin Bertrand Duchaufour, le coin Olivia Giacobetti, le coin Mona di Orio, le coin Francis Kurkdjian. Les créations de ce dernier sont très importantes pour moi. Il a notamment créé un parfum qui s’appelle Absolu pour le soir, une fragrance très animale, très sexuelle. Bizarrement, c’est un parfum que j’arrive à porter le matin alors qu’il est très nocturne. J’ai eu l’occasion d’en discuter avec Francis Kurkdjian et il m’a rétorqué qu’il n’était pas surpris car il existe des personnes qui peuvent mettre des pantalons en cuir dès le matin.

BOTTEGA VENETA

Je ne connais pas cette collection et elle me rend curieux. (Notre conseiller nous explique que la collection est inspirée du Parco Palladiano, nom de la gamme, qui se situe aux côtés des locaux de Bottega Veneta. Tous les ingrédients de ces parfums se trouvent dans ce parc. Uniforme, chaque fragrance révèle des notes spécifiques, renseignées par leur nom – Magnolia, Violetta, Pera, Azalea, etc. Le réalisateur enchaîne les touches et apprécie les nuances). Olivo est atypique, c’est très joli. Castagno (chataîgne) est aussi très étonnant. 

  Ce qui m’intéresse dans le parfum, c’est lorsqu’il devient une odeur qui fusionne avec celle de la personne qui le porte. Je n’aime pas lorsqu’il reste plaqué. C’est sans doute pour cela que je vais vers des senteurs animales car elles vont révéler des choses que la peau sécrète. Il y a des notes animales qui me plaisent et d’autres qui me bloquent. C’est le cas du costus. Je ne sais pas si on peut vraiment la classer dans cette catégorie car le costus est une racine végétale utilisée pour ses notes animales. Mais c’est un ingrédient quime gêne car il me rappelle l’odeur des cheveux gras. 

GUCCI

J’ai très envie de découvrir le nouveau concept de parfums de Gucci dont j’ai entendu parler par mes lectures. Car j’aime lire sur les parfums, je suis aux aguets des nouveautés, je recherche les informations. (Au sous-sol de la boutique, parmi une sélection de produits de beauté et maquillage se cache la colonne dédiée à la marque italienne. Intitulée The Alchemist’s Garden, la collection a été créée par Alberto Morillas, sous la direction créative d’Alessandro Michele. Comme son nom le suggère, ce jardin d’alchimiste explore l’idée du « layering » : sept eaux de toilette, quatre huiles parfumées et trois « acqua profumate » (eaux parfumées) peuvent être utilisées séparément ou en superposition, permettant ainsi d’innombrables combinaisons pour une fragrance personnalisée). C’est très intéressant comme approche. (Teddy soulève les différentes cloches de verre qui abritent les senteurs). J’aime beaucoup l’huile A Nocturnal Whisper, ainsi que l’eau de parfum The Voice of the Snake. C’est un oud qui est très bien travaillé avec quelques notes fruitées.

Convoquer le parfum dans le cinéma est difficile. Il y a quelques années, John Waters avait accompagné la sortie de son film Polyester de cartes à gratter. Les spectateurs découvraient des odeurs en reniflant des cases. Waters réservait quelques surprises typiques de son humour : on voyait à l’écran des roses et la carte sentait la crotte parce qu’à l’image, il y avait une crotte derrière les roses. Ce n’est pas simple de faire passer l’idée de l’odeur. Mais il y a un rapport au parfum dans le prochain film que je suis actuellement en train d’écrire avec Audrey Diwan. Il y a une scène où une femme renverse un flacon de parfum. Il s’agit de Mouchoir de Monsieur de Guerlain. Si j’ai choisi cette fragrance, c’est parce qu’il y a quelque chose de social qui se joue avec mon personnage dans l’emploi de ce parfum-là. Dans l’écriture, ce qui me donne envie de développer certaines situations, ce peut être aussi quelque chose d’olfactif. 

Photographe: Maude Remy-Lonvis
au Dover Street Parfums Market
11 bis Rue Elzevir, 75003 Paris

En ce sens, le parfum est une immense source d’inspiration. Je me rappelle une didascalie qu’on avait écrite pour décrire l’ambiance d’une scène qui se passe devant une boîte de nuit alors que les clients font la queue pour entrer : « Ça sent le cuir, le jean et les parfums forts ». Ce genre de phrase qui serait condamnée par tous les manuels de scénario en dit plus qu’une description uniquement visuelle. 

Propos recueillis par Justin Morin.

Autofiction

Asymétrique par nature, hétérogène dans sa carnation, Benjamin Vnuk met en scène un visage sublimé par une mise en beauté graphique et colorée.

Figures de style

Jai Odell signe un portrait décalé de la jeunesse turque, où le stylisme capillaire devient un moyen d’expression entre culture punk et histoire de la mode.

Contes du monde flottant

Inspirées des traditions japonaises, notamment l’ikebana, les images de Mélanie + Ramon reposent sur une harmonie visuelle entre lignes, couleurs et rythme, le tout infusé d’une poésie surréaliste.

Fransoise

Dean Giffin repousse les limites du maquillage en manipulant l’image de Fransoise, modèle virtuel, et ce faisant, questionne la représentation de soi.

Rituels

Mag Juchnik revisite la mythologie slave dans laquelle la femme est une puissance fertile et solidaire de ses pair(e)s, à même de générer la vie. 

Mille et une facettes

Nicolas Kantor explore le spectre qui relie classicisme et extravagance, jeux de détails entre authenticité et originalité.

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C.Q.F.D. du sourire des femmes

Luca Marchetti

En se référant à l’histoire de l’art et à ses itérations contemporaines, le sémiologue et curateur Luca Marchetti revient sur le rôle ambigu du sourire dans la mode. 

À peine élue, miss Canada 2013 a décliné publiquement les encouragements à se présenter au concours de Miss Univers, en répondant au journaliste qui l’interviewait qu’elle n’était pas intéressée par les concours basés uniquement sur l’appréciation de l’apparence physique, du type « souris et sois belle  ». Par cette réplique, Inès Gavran rappelait non seulement que les critères esthétiques de la beauté féminine évoluent dans le temps, mais aussi que le sourire et la beauté féminine ne sont pas nécessairement liés par un rapport de causalité. Du moins, ils ne le sont plus. Ce lien a été indéniable dans la tradition classique, comme dans la poésie de Dante, transfigurée par le sourire de son aimée Béatrice, ou encore pour la Mona Lisa de Léonard de Vinci dont on croit souvent, à tort, que le surnom de « Joconde » est dû à son sourire énigmatique. Parallèlement, à l’époque de Rabelais, ou du peintre Hans Baldung Grien, la moindre altération du sourire était un élément suffisant pour décréter la laideur ou la décrépitude d’une femme… Bien évidemment, une si longue et solide tradition ne s’est pas consolidée à l’initiative de quelques poètes et de quelques peintres seulement. Elle repose sur une symbolique ancienne qui voyait en la bouche féminine non seulement la porte de l’âme, mais aussi le lieu de ce principe vital qu’est le souffle et, par extension, un élément rappelant l’acte sexuel nécessaire à générer la vie. Exhiber ses dents par le sourire signifiait donner accès à son intimité, tout comme l’inverse faisait d’une fille une personne modeste et probe.

Si certaines de ces connotations pouvaient s’appliquer aussi à la sphère de la masculinité, avec la modernité on a assigné à la femme l’injonction d’être belle, laissant à l’homme le devoir d’être fort. Par conséquent, le fait que dans les différentes cultures, les innombrables déclinaisons esthétiques du sourire en tant que marque de beauté aient concerné une population essentiellement féminine ne sera pas une surprise. Parmi les plus extrêmes, on se souviendra de la coutume japonaise selon laquelle les femmes adultes de l’aristocratie, ou alors les geishas, se noircissaient les dents qu’elles dévoilaient ensuite discrètement par un timide sourire, en tant que rituel de beauté et de séduction. 

Par un regard rétrospectif, cette pratique nommée Ohaguro paraît comme une prémisse des évolutions du sourire dans le domaine de la beauté féminine que nous observons aujourd’hui. Si d’un côté le sourire n’y tient plus la place de centre gravitationnel, de l’autre il est souvent détourné, modifié et transformé dans le but de produire des effets aussi inattendus que déstabilisants. Il suffira ici de citer Madonna, l’une des premières (en 1992), et encore une des dernières icônes pop (il y a tout juste deux ans, au grand gala new-yorkais du Met de 2017), a avoir agrémenté son sourire de recouvrements métallisés et d’incrustations dentaires en pierres précieuses.

La mode a rendu le sourire inhabituel, voire proscrit, au point que les rares parutions de grands sourires éclatants sur les podiums des défilés, de Sonia Rykiel à Jacquemus, sont pour la plupart remarqués comme d’étonnantes exceptions.

Contrairement à ce que l’on pouvait supposer, dans l’univers de la mode où Madonna elle-même a longtemps trôné comme muse de grands créateurs, tels que Jean Paul Gaultier ou Dolce & Gabbana, la question et le questionnement du sourire ont été traités de manière encore plus ambiguë. Véritable laboratoire de recherche sur les critères de la beauté (et lieu de la culture où la surprise est toujours de mise), la mode a rendu le sourire inhabituel, voire proscrit, au point que les rares parutions de grands sourires éclatants sur les podiums des défilés, de Sonia Rykiel à Jacquemus, sont pour la plupart remarqués comme d’étonnantes exceptions. On a plutôt l’habitude des faciès impénétrables imposés par Hedi Slimane, au travers de ses différentes aventures de directeur artistique, jusqu’aux étirements esthétiques bien plus extrêmes des images conçues par Paolo Roversi et Edward Enninful pour le numéro 175 du magazine i-D où les visages impénétrables de Kristen Owen et Linda Bire apparaissaient carrément couverts de giclées de sang, ou encore celles de Comme des Garçons pour la campagne Automne / Hiver 1988 où les deux mannequins éclatent de rire, certes, mais en exhibant leurs appareils dentaires. La rumeur prétend même que dans une boutique parisienne de la même enseigne, rue Étienne Marcel à Paris, on interdit aux vendeuses/rs de sourire à la clientèle en hommage à l’ethos hiératique de la marque.

D’un côté on peut expliquer plusieurs de ces traitements par le simple fait que l’imaginaire du luxe séduit essentiellement par la mise à distance de l’objet convoité, et que les mannequins – hélas – y jouent aussi le rôle d’objets de convoitise. De l’autre, on peut également argumenter que le visage d’un mannequin n’est pas exactement celui d’un individu qui expose son état d’esprit, mais plutôt une facette de la mise-en-scène d’un propos hybride, pris entre les réverbérations de la culture d’époque et la vision créative des marques.

En ce qui concerne l’influence de l’esprit d’époque, le mechanical smile (pour paraphraser le titre d’un livre célèbre livre de Caroline Evans sur l’esthétique du défilé de mode) si typique des présentations de haute couture de la première moitié du siècle dernier, se teinte d’humanité et d’individualité seulement à partir de l’œuvre de Dior, qui fut parmi les premiers donneurs d’élan à ce long processus d’humanisation des mannequins qui aujourd’hui fait d’elles et d’eux de véritables icônes esthétiques et sociales. Dans le même sillage s’y situent le glissement de tout l’imaginaire de la mode, vers un régime de narrations plus accessibles et inclusives, où la mise à distance caractéristique du luxe se mesure davantage en termes de partis pris conceptuels et artistiques qu’en termes de statut social.

Un imaginaire plus perméable – bien évidemment – invite plus de sourires au sein des représentations identitaires qui peuplent la mode. Mais une analyse plus fine de cet univers montre aussi que ces sourires ne sont qu’une option parmi beaucoup d’autres et que ce qui reste de tout cela, au final, est une schizophrénie entropique dans laquelle tout semble possible sans que rien ne change réellement. D’ailleurs, l’un des moments récents les plus significatifs quant à l’expression faciale des mannequins a été le défilé Printemps/Été 2020 de Gucci, où l’inexpressivitédes visages, associée au port de blouses blanches rappelant des camisoles de force dans un décor bleuté et aseptisé a été stigmatisée comme une instrumentalisation grotesque de la maladie mentale. Consciemment ou pas, lorsqu’il a imaginé ce défilé, Alessandro Michele n’avait peut-être pas pour cible l’insanité de l’individu, mais plutôt celle d’un marché dont il est souvent ardu de comprendre les motivations et les fins, même pour ceux qui le façonnent de l’intérieur.

Cheveux d’écume

Chevelure agitée, houleuse, tourmentée ou calme, Paul Wetherell sublime les métaphores maritimes dans une galerie de portraits à l’élégance intemporelle. 

La cité des femmes

Hommage au cinéma italien, et plus précisément au néo-réalisme de Luchino Visconti, Adrian Samson présente cinq héroïnes définitivement d’aujourd’hui.

Visages & couleur

En puisant dans la peinture expressionniste, les couleurs photographiés par Nicole Maria Winkler révèlent la palette des sentiments de son modèle.

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Coup d'Éclat

Lucia Pica

Depuis janvier 2015, Lucia Pica est en charge de la beauté au sein de la maison Chanel. Nommée « Global creative make-up and colour director », un titre difficile à traduire tant l’étendue des recherches stylistiques dans la cosmétologie est complexe, elle incarne une vision moderne, à la fois respectueuse d’une certaine tradition mais n’hésitant pas à bouleverser les codes établis. À travers quelques images que nous lui avons soumises, elle revient sur son parcours et les fondements de sa pratique.

DE L’ITALIE ET DE SA PASSION POUR LE MAQUILLAGE

Sur cette photographie de 1988, on voit  la chanteuse italienne Mina. Elle a rasé ses sourcils, on peut dire qu’elle était avant-gardiste. Elle a cette voix incroyable, puissante, et a su la mettre en scène à travers des images très fortes. Pour moi, le maquillage sert à cela : il s’agit d’exprimer sa personnalité en s’assumant totalement. Même si mes inspirations viennent de partout, je me sens profondément italienne dans tout ce que je fais. Je vis à Londres depuis vingt ans, et malgré cela, mes amis disent de moi que je suis très italienne. Je crois que cela m’a un peu transformée : lorsque je retourne voir ma famille à Naples, je suis devenue un peu plus réservée que la moyenne des napolitains ! Londres a été une étape importante dans ma carrière. C’est en arrivant ici que j’ai commencé à me dire que le maquillage pouvait être un métier. Avant cela, c’était quelque chose qui me plaisait et m’attirait mais je n’avais aucune idée que cela pouvait être mon quotidien. Une amie a repéré un cours de maquillage et me l’a conseillé. J’ai donc suivi un stage d’un mois au Greasepaint Makeup College. J’ai ensuite travaillé pendant un long moment en tant qu’assistante de maquilleur. Puis j’ai été la première assistante de Charlotte Tilbury pendant quelques années. Tout cela constitue un processus assez long. Il faut du temps pour réussir à dialoguer avec les créatifs impliqués dans la création d’une image. Il faut du temps pour comprendre comment marier les influences qui nous traversent aux requêtes que nous recevons. Je crois qu’il faut savoir rester curieux et regarder ce qui nous entoure.

Ridi Pagliaccio, Mina, album sorti le 20 octobre 1988, PDU, Lugano.
Coiffeur : Gino Sgarbi
Maquillage : Stefano Anselmo
Aérographe : Gianni Ronco
Gâteau : William
Photographie & design : Mauro Balletti

 

DE L’EXPRESSION

Cindy Sherman utilise le maquillage, entre autres artifices,pour se transformer et créer différents personnages. Elle n’hésite pas à aller dans l’absurde et le grotesque, il n’y a pas de bon ou de mauvais goût. J’envisage le maquillage comme un support pour exprimer sa personnalité. Il permet de formuler comment on souhaite se montrer au monde. Je crois qu’il peut aussi transformer notre état d’esprit. Le maquillage a ce pouvoir ! Il peut vous faire sentir plus en confiance, plus heureux ou plus mystérieux. Parfois, lorsque je mets du mascara, j’ai l’impression de me sentir plus alerte, comme si je déployais mes antennes ! Cependant, je suis très attentive à ce que les produits que je crée produisent un effet sans pour autant être démonstratifs : je ne veux pas que le résultat final soit trop lourd, ni pour la peau ni pour le style. J’aime quand le maquillage, aussi sophistiqué soit-il, a l’air naturel.

Cindy Sherman, « Untitled # 359, 2000 ».
Photographie couleur, 76,2 × 50,8 cm — 101,6 × 76,2 × 3,81 cm (encadrée) © Cindy Sherman
Avec l’aimable autorisation de l’artiste, de Sprüth Magers, et Metro Pictures.

DE L’INSPIRATION

J’ai été surprise de l’accueil incroyable qu’a reçu la première collection de fards à paupières que j’ai imaginée pour Chanel. J’avais mis au point une gamme de rouge, une couleur inattendue pour les yeux, que l’on pouvait porter vif ou atténué en la mélangeant avec d’autres teintes. À ma surprise, il s’est passé quelque chose, une tendance ; j’ai pu voir des femmes dans la rue porter ce rouge à paupières. Bien évidemment, je n’ai pas inventé le fait de mettre du rouge sur les yeux, c’est quelque chose qui a déjà été à la mode. Mais je crois que c’était le bon moment pour que cela redevienne une tendance. Le fait que Kristen Stewart ait été l’égérie du produit, le désir des femmes pour quelque chose de moins conventionnel, toutes ces circonstances ont fait que c’était la bonne proposition au bon moment. Mon rôle est d’être attentive à cela. D’un point de vue concret, toutes les couleurs existent déjà. Et pourtant, vous ne pouvez pas imaginer le nombre de nuances de rouge à lèvres que j’ai créé depuis que je suis arrivée chez Chanel. Il m’arrive parfois de me demander s’il est possible de compléter cette gamme chromatique et pourtant… Il y a toujours une nouvelle nuance ou une texture inédite à mettre au point. Je crois qu’il faut rester sensible à ses intuitions et ne pas chercher à suivre la tendance. J’aime voyager pour trouver l’inspiration, ça me permet de découvrir de nouvelles combinaisons de couleurs, des émotions, des ambiances. Pour ma première collection, je savais très bien ce que je voulais, c’était très clair. Pour la suivante, c’était différent ! Je me suis volontairement mise dans une position où je ne savais pas ce que j’allais faire. Je suis partie en road trip à Big Sur, en Californie. J’y ai trouvé une palette de couleurs qui n’était, comment dire, pas si inspirante : le bleu de l’océan, la végétation verdoyante, le sable de la plage… J’étais un peu nerveuse à l’idée de rester sur ces images si littérales. Mais la Californie a cette lumière si particulière ; elle change tout au long de la journée et transforme l’environnement. Le ciel a commencé à se teinter de couleurs glorieuses, la lumière des phares de la voiture s’y est mélangée en créant des lignes horizontales… Je sentais que je tenais quelque chose ! Nous avons pris des photographies. Pour contraster avec cette nature, nous nous sommes rendus dans le centre ville de Los Angeles pour y faire des natures mortes, en pleine nuit, et capturer la lumière des néons, les formes de l’architecture. J’avais trouvé de quoi travailler et développer ma nouvelle collection. Mais pour en arriver là, il a fallu accepter de ne pas contrôler. Rester libre peut être effrayant car rien ne garantit le résultat. Je considère le maquillage comme une forme d’art, et pour repousser ces limites, il faut oser prendre des risques.

DE LA SENSORALITÉ

Karla Black est une artiste dont les installations utilisent différents matériaux, que ce soit des produits de beauté ou des produits utilisés dans la construction de bâtiments. Ses palettes de couleurs sont très étudiées, il en résulte des sculptures où la sensorialité est très forte. C’est un aspect qui m’intéresse énormément. Même si je ne vais pas en profondeur dans les formules chimiques de mes créations, c’est un travail que je mène en collaboration avec notre laboratoire. Mon rôle est de venir avec une idée et de chercher comment faire se rencontrer la couleur et la texture que j’ai en tête. C’est un travail technique que je suis de près même si mon rôle est de me consacrer sur les aspects visuels et sensuels. Pour obtenir la meilleure performance d’une certaine couleur, il faut trouver la texture la plus appropriée. Pour le Rouge Allure Velvet, je voulais un résultat très rouge et très mat en même temps. Quelque chose d’osé, de présent, mais qui reste agréable à porter. Une autre de mes préoccupations est le rituel qui entoure l’acte de se maquiller. J’aime quand les gestes sont simples. Par exemple, nous avons mis au point le Liquid Powder.

Karla Black, « Verb », 2012, (detail), carton, peinture, papier cartonné, craie, revêtement par poudre, 107 × 200 × 72 cm. © Karla Black
Avec l’aimable autorisation de la Galerie Gisela Capitain, Cologne et Capitain Petzel, Berlin. Photo : Ronnie Black.

Cette appellation est presque un oxymore et pourtant : quand on l’applique, il a cette sensation liquide qui se transforme en effet de voile avec un résultat mat. C’est une texture un peu étrange, surprenante. Mais elle reste très facile à appliquer. Je cherche à mettre au point des produits qui peuvent aider les femmes à avoir un bon résultat sans être trop compliqués à utiliser. Tout le monde n’est pas make-up artist. Certaines personnes ne savent pas comment faire, d’autres peuvent être intimidées à l’idée de porter une couleur audacieuse. C’est là que réside mon défi : faire en sorte qu’une personne qui soit attirée par une couleur ne se sente pas mal à l’aise en la portant.

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Science affective

Christine Nagel

Après avoir officié pour de nombreuses marques, Christine Nagel rejoint la maison Hermès en 2014, avant d’être nommée « parfumeur – directeur de création » en 2016. En véritable amoureuse des arts — elle cite volontiers Vincent van Gogh ou Sonia Delaunay —, son approche de la création est sensible et instinctive. Mais la singularité de sa formation fait d’elle un nez atypique à même de s’éloigner des règles traditionnelles de la parfumerie. Tête chercheuse et cœur vibrant, Christine Nagel ouvre les portes de son atelier et dévoile ses secrets de fabrication.

Justin Morin           Combien de personnes constituent votre équipe ?

Christine Nagel            Nous sommes deux : Richard, mon assistant, et moi-même. Il me connaît parfaitement car nous travaillons ensemble depuis plus de quinze ans. Lorsque je suis rentrée chez Hermès, on m’a demandéoù je souhaitais installer mon atelier. J’ai choisi Pantin, ce qui peut paraître surprenant, mais c’est vraiment ici que le cœur de la maison bat : on y retrouve les ateliers cuir ou encore celui de Nadège Vanhée-Cybulski pour la femme. Mon espace n’est pas immense, ses dimensions sont humaines, je m’y sens très heureuse. Il ne ressemble pas à ce que l’on pourrait imaginer ; ça n’est pas un grand laboratoire tout blanc où les fioles sont toutes identiques et parfaitement alignées. Mes flacons sont bruns, avec de gros bouchons. J’en ai très peu car en réalité, tout est rangé dans des contenants en aluminium dans la chambre climatisée qui jouxte le laboratoire. Ça n’est pas très esthétique mais mes produits sont mieux protégés ainsi. Je suis sourcilleuse sur ce point.  

Justin Morin           Comment élaborez-vous un parfum ?

Christine Nagel            Concrètement, j’écris une formule composée de matières premières avant de la transmettre à Richard. Il en pèse les différents éléments et prépare ce que l’on appelle un concentré — qui correspond à du parfum pur — que je sens toujours en solution. Si cela correspond à ce que j’imaginais c’est très bien et je creuse, affine et travaille mais si ça n’est pas tout à fait cela, je modifie alors ma formule. 

Justin Morin           Un parfum, c’est donc plusieurs semaines de création ? 

Christine Nagel           On ne peut pas vraiment quantifier le temps que cela prend. Il n’y a pas de règle : une création peut se faire en quelques jours, en trois mois ou se développer sur des années. Il arrive parfois que l’on n’arrive pas à terminer ce qu’on l’on souhaitait faire. Il faut savoir que lorsque l’on associe des matières entre elles, un plus un ne donne pas deux ! On obtient quelque chose de différent qui va avoir une diffusion dans le temps qui lui est propre, c’est un processus complexe.Et puis, comment dire qu’un parfum est terminé ? C’est une grande question. Lorsque je travaille sur un projet, instinctivement, je sais quand je dois m’arrêter. Je ressens de manière empirique le moment, l’instant d’équilibre d’un point de vue technique bien sûr mais avant tout émotionnel.

Cela dit, le temps de création est une des singularité d’Hermès. Il n’y a pas de temps défini, il n’y a pas de temps limité. Je présente mes projets quand je les juge achevés. C’est un luxe incroyable, de ceux qui permettent la beauté.

Justin Morin           Savoir quand s’arrêter, c’est une problématique que l’on retrouve dans d’autres disciplines artistiques, que ce soit la musique, la peinture ou la sculpture. 

Christine Nagel            Exactement. Ce sont d’ailleurs des domaines artistiques qui me touchent énormément par la diversité des émotions qu’ils peuvent susciter. Par exemple, j’aime beaucoup la sculpture et la tactilité de la terre, que je trouve d’une sensualité folle. Voir la chair émerger d’un bloc de marbre, c’est époustouflant. En observant le travail d’artistes comme Auguste Rodin ou Camille Claudel, j’ai constaté que souvent, les mains et les pieds n’étaient pas proportionnés. Étonnamment, le fait de les « surproportionner » apporte plus de naturalité visuelle à la sculpture. C’est une petite astuce que je me suis appropriée, un geste que l’on ne retrouve pas habituellement dans les règles de la parfumerie. J’aime regarder ma formule et avoir une vision plus généreuse sur certaines matières, les pousser à l’extrême, dans l’abondance. Le fait d’exagérer certains traits peut produire un parfum plus touchant, plus émouvant. 

Justin Morin           Vous passez donc toujours par une formule pour créer une fragrance ?

Christine Nagel           Oui, la formule traduit mes envies. Dans ma tête, mes mots sont des odeurs. Je pense donc à ces matières premières, à leur emboitement, tout en déroulant le fil rouge qui me permet de traduire l’histoire que j’imagine. Lorsque j’ai commencé à écrire mes premières formules, il y a une trentaine d’années, j’avais parfois de belles surprises et pouvais être assez loin du résultat souhaité. Depuis, avec l’expérience, je suis plus juste, ce qui me demande d’être encore plus précise. Le fait d’arriverplus rapidement aux résultats escomptés me pousse à aller plus loin. Tous mes réflexes de chercheur reviennent, puisque mes débuts ont été dans la technique et la chimie. Mon premier travail était de chercher des molécules odorantes intéressantes, d’en déchiffrer les structures et de trouver un moyen de les synthétiser. Une fois ces étapes réalisées, c’est une autre histoire qui se met en place, avec d’autres personnes. Une équipe juridique va breveter cette matière. Une autre va réfléchir à comment la produire de la manière la plus écologique possible tout en limitant le nombre d’étapes pour éviter de se retrouver avec un coût final exorbitant. Il faut aussi savoir que lorsque l’on trouve une molécule intéressante, les départements de recherche s’affairent autour de ce petit trésor. C’est un point de départ, on cherche tout autour de cette molécule celles qui pourraient être intéressantes afinde les breveter. Ces découvertes sont extrêmement protégées par les maisons qui les détiennent, seuls les parfumeurs internes peuvent les utiliser. Aujourd’hui, ayant la chance de travailler pour Hermès, j’ai accès à une diversité incroyable de matières. J’ai également la liberté de pouvoir d’être exigeante.

Justin Morin           Votre manière de procéder est très différente de ce que font les nez plus classiques.

Christine Nagel           C’est ancré en moi. Pendant des années, je pensais que j’avais une formation différente et que c’était un handicap. J’ai une formation en chimie organique et ai débuté ma carrière dans le laboratoire de recherche de la société Firmenich. C’est là-bas que j’ai vu Alberto Morillas, un grand parfumeur que je respecte énormément, faire sentir ses créations à des femmes. Instantanément, une variété d’émotions se dégageait. J’ai réalisé que je souhaitais faire ce métier capable de susciter autant d’échanges et de sensations, autant d’émotions et de réactions. J’ai aussitôt postulé et n’ai recu qu’un refus catégorique. J’étais une femme, et à l’époque, parfumeur était un métier exclusivement masculin. Ce qui est assez amusant, c’est qu’au fil des années, ce métier a changé de sexe au point qu’aujourd’hui, dans les écoles, il n’y a pratiquement que des filles. Je ne venais pas de Grasse et n’étais pas la fille d’un parfumeur. Et enfin, j’avais étudié la chimie. Suite à ce refus, et puisque mon envie était très forte, j’ai découvert un autre métier que très peu de personnes pratiquaient. J’ai intégré le département chromatographique de Firmenich. Là où un parfumeur pense à une odeur et à une liste de matières premières on me demandait de sentir un parfum fini et de retrouver la formule. Aujourd’hui il existe des machines très sophistiquées, des spectres de masse, qui permettent de segmenter les matières et d’en donner les structures chimiques. À l’époque, j’avais un autre type de machine où j’injectais une minuscule goutte de parfum. Un gaz la poussait sur une colonne remplie d’une fibre et les molécules retenues sortaient petit à petit par un minuscule trou. Pendant une heure, je sentais ces molécules et écrivais ce que j’identifiais. S’agissait-il de molécules de synthèse ou d’essences naturelles ? D’où provenaient ces matières ? Chaque provenance a une signature qui lui est propre ; une bergamote de Sicile est différente d’une bergamote de Californie ou d’Israël. Ce métier n’était pas du tout créatif, mais il a été extrêmement formateur. Je me suis construit des basesque peu de parfumeurs ont, et elles me permettent d’oser beaucoup de choses. Libérée de toute entrave technique j’ai la chance inouïe de pouvoir aller très loin dans la création. J’aime l’audace olfactive, j’aime prendre des risques. Mais je ne cherche pas pourtant à créer des ovnis. Un parfum ne peut vivre que lorsqu’il est porté. 

Justin Morin           Pouvez-vous me raconter la genèse de Galop, votre dernière création ? 

Christine Nagel            Une des premières choses que j’ai demandées lors de mon arrivée chez Hermès a été de visiter les caves à cuir. C’est un endroit incroyableavec des centaines de rouleaux dont les extrémités, vues de face, sont semblables à des petites fleurs de toutes les couleurs. C’est un choc à la fois olfactif et tactile. Certains cuirs sont très rêches, d’autres très souples. Parmi ces peaux, j’ai découvert le Doblis dont la délicatesse est hallucinante. J’ai compris que le cuir pouvait être une matière féminine, au-delà de la conception masculine que j’en avais. Cette élégance m’a évidemment fait penser à la maison Hermès, j’ai donc cherché une cavalière à ce cuir, une partenaire qui saurait danser avec lui. Il faut savoir que c’est une odeur qui a tendance à dominer les autres. J’ai repensé aux fleurs qui se formaient aux bouts des rouleaux et ai eu envie de travailler la rose, de manière presque macroscopique, dans une sensation d’enveloppement. Lorsque j’ai fait sentir le résultat à Pierre-Alexis Dumas, le directeur créatif de la maison, il a tout de suite été surpris par sa singularité et m’a dit son souhait de le faire vivre. Lors de ce même rendez-vous, la responsable du conservatoire Hermès est venue avec un objet qu’elle nous a présenté. Elle avait retrouvé ce flacon en forme d’étrier, très abîmé, avec une étiquette sur laquelle était inscrit « Hermès numéro 1 ». Impossible de savoir ce qui était dedanspuisqu’il était fendu. Il s’avère que ce flacon était offert aux clientes du premier magasin Hermès hors de la France, à New York, en 1929. Cette forme était parfaite pour Galop. Une équipe a travaillé à son développement et nous a expliqué au bout de plusieurs semaines qu’il serait trop coûteux à produire car elle nécessite treize pièces, toutes polies et assemblées à la main. Sa contenance est de cinquante millilitres, ce qui n’est pas du tout ce qui se fait sur le marché en ce moment. Malgré tout, Pierre-Alexis n’a pas souhaité déroger à l’esthétique et à la qualité propre à la maison et a eu l’idée d’en faire un flacon remplissable que l’on ne trouve que dans nos boutiques. Dans le passé, il m’est arrivé de faire des parfums et d’être déçue en voyant le produit final. Je sais que je n’aurai jamais ce problème ici.

Justin Morin           Est-ce que la parfumerie est un domaine où l’innovation est importante ?

Christine Nagel           Énormément ! La nature est merveilleuse mais la synthèse l’est également. J’utilise rarement le mot « synthétique » car il sonne de manière péjorative, mais pourtant il induit une notion de recherche, donc de qualité. Pour moi, nature et synthèse sont indissociables. Dans l’inconscient collectif, tout ce qui est naturel est beau, et ce qui ne l’est pas est moins attractif. Mais c’est une vision très subjective. Prenons l’exemple des essences naturelles : les fourchettes de prix sont très larges. Certaines oranges peuvent coûter une dizaine d’euros le kilo, là où certaines tubéreuses peuvent en valoir plus de dix mille. C’est la même chose pour la synthèse. Sans elles, nous n’aurions pas les mêmes veloutés. Je dis souvent quec’est comparable au travail d’un créateur de mode. S’il ne devait utiliser que de la soie, du lin sauvage ou du coton, il n’aurait pas le rendu qu’il obtient aujourd’hui en y injectant des fils de kevlar ou de teflon. Il ne faut pas également oublier que si la nature est généreuse, elle garde aussi des secrets. Certaines fleurs sont ce que l’on peut appeler « muettes » : il existe certaines variétés, comme le lilas ou la glycine, dont on ne peut pas extraire l’odeur. Dès qu’on essaye de le faire, elle s’oxyde et s’abime. Il faut donc procéder par assemblage. Au-delà de cette recherche de synthèse, beaucoup d’entreprises travaillent sur quelque chose qui me fascine et que je trouve très important, à savoir la bio-technologie. On peut notamment obtenir des molécules odorantes par le travail des enzymes, c’est un processus totalement différent et donc un nouveau territoire à explorer. C’est également une manière de protéger la nature et ses ressources. 

Justin Morin           Vous aimez accompagner vos créations ?

Christine Nagel            Oui ! Cela peut paraître surprenant, mais j’adore les usines, le milieu industriel. Quand j’ai fini un parfum, j’aime réunir autour de moi toutes les personnes qui vont être impliquées dans sa production, que ce soit celles qui achètent les matières premières, celles qui font les analyses de stabilité ou encore celles qui fabriquent. J’aime leur expliquer l’histoire du parfum, ses différentes composantes. J’ai eu une grande discussionavec le cuisinier Alain Passard qui m’expliquait qu’il envoyait ses élèves cultiver des légumes pendant deux mois dans la Sartre, car pour bien cuisiner, il faut respecter ses matières premières. Je trouve ça très juste. Chaque parfum que je pense est une création intellectuelle, mais s’il vit, c’est grâce à une équipe de personnes. Peut-être ai-je un parcours et une manière de procéder inhabituels. Mais je crois que cela correspond très bien à la philosophie de la maison car Hermès a une façon atypique de travailler : le simple fait de faire confiance aux gens, c’est très atypique, pour ne pas dire exceptionnel.